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Autour de Tanger-Med : infrastructures mondialisées et territoires marginalisés

[FOCALE] Tanger et la métropolisation : un basculement vers l’Atlantique ?

Tangier and metropolisation : a switch toward Atlantic coast?
Jean-François Troin

Texte intégral

  • 1 Ce ministère a été sous la coupe de T. Hajira, membre influent de l’Istiqlal de 2002 à 2007 et de 2 (...)

1Une ville nouvelle à mi-chemin entre Tanger et Tétouan, au lieu-dit Cruce Bianco, a été lancée officiellement par le roi Mohammed vi en janvier 2009. Dénommée Chrafate, couvrant 770 ha, elle est prévue pour accueillir 150 000 habitants dans 30 000 logements et sort peu à peu de terre. Elle fait partie du Programme de villes nouvelles de 2004 (Ballout, 2017) pour lequel le Département de l’Aménagement du territoire et de l’urbanisme de l’époque1 a assez subitement privilégié ces pôles urbains annexes, relais de croissance à proximité des grandes villes et réservoirs de logements pour des populations précaires.

2Dans le cas de Chrafate, le Département a souhaité accompagner par une politique de logements une dynamique d’industrialisation particulièrement forte dans le Tangérois : 16 000 emplois actuels pour Tanger Automotive City (TAC Renault-Maroc), plus de 15 000 pour la Tanger Méditerranée Special Agency (TMSA, hub logistique du port de Tanger-Med) et 100 000 emplois « supposés » à l’horizon 2027 pour Tanger Tech, le plus gros projet chinois de « ville intelligente » en Afrique, implanté à Aïn Dalia dont le lancement a été plusieurs fois retardé.

3Avant l’année 2000, lors des débats sur le Schéma national d’aménagement du territoire et ses retombées (renforcement des métropoles, travail sur les villes moyennes, etc.), l’idée du bi-pôle Tanger-Tétouan émergeait, associant deux cités que pourtant tout oppose – une ville maritime et affairiste face à une ville terrienne et conservatrice – pour atteindre le rang de métropole et renforcer la péninsule tingitane en son entier dans son rôle de porte d’Afrique et de tête de pont vers l’Europe (Troin, 2002).

4Las, Tanger a très vite accédé toute seule à ce statut métropolitain, s’appuyant sur le port de Tanger-Med et sa croissance quasi exponentielle, la zone industrielle de Melloussa, les grands aménagements touristiques de sa baie et, cerise sur le gâteau, l’arrivée en son sein du TGV Al-Boraq. De ce fait, l’alliance Tanger-Tétouan qui ouvrait la péninsule vers la zone rifaine semble quelque peu contrariée dans les programmes d’aménagement territorial et c’est une ouverture vers le Sud, un « corridor atlantique étiré » qui pourrait bien se mettre en place. On assisterait ainsi à un agrandissement de la « conurbation littorale » (Troin, 1987), étendue classiquement d’El Jadida à Kénitra, en direction cette fois du Nord, c’est-à-dire englobant Larache (131 000 habitants estimés en 2020), Ksar el-Kebir (115 000 habitants) et Tanger (1,2 million d’habitants), gommant ainsi peu à peu cet espace intermédiaire sans grande ville que représentaient le Gharb et les pays du Loukkos.

5Une nouvelle organisation urbaine et territoriale se mettrait ainsi en place : Kénitra (près de 500 000 habitants) qui était l’ultime relais de la conurbation avant le grand vide urbain de 200 km la séparant de la ville du détroit de Gibraltar, devrait connaître un certain renouveau. Celui-ci s’annonce déjà avec l’usine automobile PSA Peugeot-Citroën, installée depuis 2019 avec plusieurs dizaines d’entreprises sous-traitantes dans une des plus grandes zones franches du littoral, l’Atlantic Free Zone (AFZ) et le projet portuaire Kénitra-Atlantique. Reliée à Tanger par TGV (50 minutes seulement), elle pourrait se tourner de plus en plus vers le Nord, devenant un satellite éloigné de Tanger.

6Le TGV Al-Boraq n’est pas, bien évidemment, le vecteur majeur de la reconfiguration du chapelet de villes en expansion le long de l’Atlantique et la cause d’un renforcement de la littoralisation de l’espace marocain. On sait depuis longtemps que ce type de transport ferroviaire, uniquement réservé aux voyageurs, ne détermine pas une métropolisation mais qu’il l’accompagne seulement en accroissant la mobilité des hommes, la densité des flux et en créant un nouvel espace-temps. Il a de plus été constaté, notamment en France, qu’il favorisait des villes intermédiaires quand elles disposaient d’une gare sur la ligne grande vitesse (LGV) sans pour cela être l’unique moteur de leur développement. Larache, où a été prévue dans l’avenir une future gare (une emprise lui a d’ores et déjà été réservée), pourrait ainsi bénéficier de cet atout qui consoliderait sa croissance déjà très rapide. Ce serait un jalon urbain de plus sur l’axe Tanger-Kénitra.

7Entré en service en 2018, le TGV Al-Boraq parcourt l’axe Tanger-Kénitra sur une LGV longue de 200 km, permettant une vitesse maximale de 320 km/h, puis poursuit sa route vers Casablanca sur la ligne traditionnelle améliorée sur 130 km à la vitesse maximale de 160 km/h en desservant au passage un unique arrêt, Rabat-Agdal, avant d’atteindre son terminus Casa-Voyageurs, ce dernier tronçon étant parcouru en 80 minutes.

8Ces gains de temps spectaculaires (2 h 10 de Tanger à Casablanca, là où il fallait auparavant entre 4 h 45 et 6 h) autorisent à imaginer un fonctionnement en binôme des deux métropoles de Tanger et Casablanca, voire en trinôme si on y inclut Rabat, du fait de la rapidité des voyages et de la fréquence des dessertes (14 allers-retours quotidiens). Pour les habitants des trois métropoles, les démarches administratives, les déplacements médicaux, la fréquentation des centres universitaires, l’accès au marché du travail, les migrations de loisir seraient, en effet, facilités.

  • 2 En septembre 2022, un trajet en seconde classe Rabat-Agdal-Tanger-Ville coûte 189 DH (plein tarif) (...)

9Pourquoi ne pas envisager également de nouvelles formes de coopération dans le domaine touristique, aussi bien domestique qu’international ? Aller passer une journée à Tanger au bord de la Méditerranée en profitant des panoramas sur l’Atlantique et sur l’Espagne pourrait être pour les citadins de Casablanca, Kénitra et Rabat une forme de loisir, aisée, abordable2 et dépaysante. Inversement, les croisiéristes en escale à Tanger pourraient se voir proposer une escapade à Casablanca pour visiter la Grande mosquée Hassan ii ou les monuments et la médina de Rabat.

  • 3 Fin juin 2022, la presse relate que les études préliminaires du tronçon Rabat-Meknès par Khémisset (...)

10Ce type de mobilité brève était totalement inenvisageable avant l’entrée en service du TGV. Certes, tout n’est pas idyllique au sujet de ce nouveau corridor de vitesse inséré dans le littoral nord marocain. Comment ne pas redouter une spéculation immobilière accrue dans les grandes villes de la façade maritime, une exacerbation des disparités sociales entre espaces desservis et zones intermédiaires quelque peu oubliées ? Il faut noter également que les régions intérieures ne bénéficieront pas ou peu de cette dynamique, en particulier l’axe transversal Est-Ouest vers Meknès, Fès, Oujda3 et qu’elles devront attendre encore longtemps la future LGV dite « maghrébine », prévue en complément de l’axe Nord-Sud dans le Schéma directeur ONCF (2022), pour 2040.

11Enfin, il faut introduire un constat et un regret : il n’y a pas de correspondances par rail avec le nouveau port de Tanger-Med d’où partent les ferries vers l’Europe, alors qu’une ligne ferroviaire à voie unique a été construite vers ce port, utilisée seulement par les trains de fret transportant conteneurs et surtout voitures issues de l’usine Renault de Melloussa. L’ancienne gare, qui date de la période coloniale à Tanger, désaffectée et coupée du rail par l’aménagement d’une corniche balnéaire, était, quant à elle, située au pied des navires et permettait de traverser le détroit de Gibraltar sans voiture, en passant directement à pied du train au ferry. Cette intermodalité n’existe plus dans cette métropole d’un million d’habitants pour les connexions entre rail et bateaux (Troin, 2022). Une gare terminale existe bien à Tanger-Med mais elle est inutilisée et située à 3 km du point de départ des ferries ! Tanger-Med a été, c’est évident, conçu pour le routier (camions et voitures) et non pour le piéton voyageur (Charlier, Mareï, 2017).

12Au-delà de ces questions d’intermodalité et dans l’optique des équilibres régionaux à rechercher, une crainte se fait jour : l’axe ferroviaire grande vitesse Tanger-Casablanca ne vient-il pas conforter un basculement net de la zone tingitane vers l’Atlantique et retarder peut-être, une fois de plus, la concrétisation des espoirs de connexion avec l’espace rifain ?

Figure 1. Arrivée en gare de Tanger du TGV en provenance de Casablanca, un samedi d’octobre 2019.

Figure 1. Arrivée en gare de Tanger du TGV en provenance de Casablanca, un samedi d’octobre 2019.

Cliché : J.-F. Troin, 2019.

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Bibliographie

Ballout J.-M., 2017, « Un bilan intermédiaire du Programme de villes nouvelles au Maroc », Les Cahiers d’EMAM, no 29. https://journals.openedition.org/emam/1316

Charlier J., Mareï N., 2017, The dramatic growth of Tanger-Med and Morocco’s new port geography, Bruxelles, Royal Academy for Overseas Sciences, montage vidéo de 98 diapositives.

ONCF, 2022, Plan Rail Maroc 2040, Rabat.

Troin J.-F., 1987, « La conurbation littorale marocaine. Composantes actuelles et réalités futures », Maghreb-Machrek, no 118, p. 71-85.

Troin J.-F. (dir.), 2002, Maroc. Régions, pays, territoires, Paris/Casablanca, Maisonneuve & Larose/Tarik.

Troin J.-F., 2022, « Les quatre gares du TGV marocain Al Boraq. Regards d’un géographe français », Géotransports, no 16, p. 157-162. http://geotransports.fr/wp-content/uploads/2022/10/pp.157-162-Lieu-du-transport-Les-quatre-gares-du-TGV-marocain-Al-Boraq-Regards-dun-geographe-francais-J-F.Troin_.pdf

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Notes

1 Ce ministère a été sous la coupe de T. Hajira, membre influent de l’Istiqlal de 2002 à 2007 et de 2007 à 2012. Il y a privilégié une démarche axée sur les opportunités foncières et le relogement des bidonvillois.

2 En septembre 2022, un trajet en seconde classe Rabat-Agdal-Tanger-Ville coûte 189 DH (plein tarif) soit 19 € environ. Le SMIC horaire marocain étant à la même date – pour les salariés de l’industrie, du commerce et des professions libérales – de 14, 81 DH, soit 15 €, le prix d’un billet correspondrait à 1 h 16 de travail salarié.

3 Fin juin 2022, la presse relate que les études préliminaires du tronçon Rabat-Meknès par Khémisset ont été réalisées et que le lancement d’études plus approfondies, ainsi que le montage financier, suivront.

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Table des illustrations

Titre Figure 1. Arrivée en gare de Tanger du TGV en provenance de Casablanca, un samedi d’octobre 2019.
Crédits Cliché : J.-F. Troin, 2019.
URL http://journals.openedition.org/emam/docannexe/image/4317/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 481k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean-François Troin, « [FOCALE] Tanger et la métropolisation : un basculement vers l’Atlantique ? »Les Cahiers d’EMAM [En ligne], 34 | 2022, mis en ligne le 23 décembre 2022, consulté le 04 juin 2023. URL : http://journals.openedition.org/emam/4317 ; DOI : https://doi.org/10.4000/emam.4317

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Auteur

Jean-François Troin

Professeur émérite en géographie, Université de Tours
jf-troin@orange.fr

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Droits d’auteur

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Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0

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