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Autour de Tanger-Med : infrastructures mondialisées et territoires marginalisés

Distorsions économiques et spatiales dans le Nord du Maroc. Quels mondes en présence et quelle intégration possible ? Le cas de Fahs Anjra

Economic and territorial distorsions in Northern Morocco. What worlds are present and what possible integration? The case of Fahs-Anjra
Sirine Al Hachimi, Omar Belkheiri et Yolande Benarrosh

Résumés

La région Tanger-Tétouan-Al Hoceima se caractérise par une dynamique industrielle accélérée ces dernières années et par une rare effervescence économique et urbaine. Les espoirs fondés sur cette dynamique sont nombreux et les chiffres de la production et des exportations, publiés régulièrement, en ce qui concerne l’automobile en particulier, sonnent comme autant de promesses de lendemains qui chantent. Mais pour qui ? Nous caractérisons dans un premier temps les différences socioéconomiques entre les provinces de la région, en soulignant comment le pôle tangérois, dans un rayon ne dépassant pas 30 km autour de la ville, draine l’essentiel du dynamisme actuel. Dans un second temps, la focale est plus rapprochée, plus qualitative et s’intéresse aux dualismes intra-territoriaux suscités par les choix économiques et urbains en cours, avec le cas de Fahs Anjra. Cette province, créée pour accueillir et gérer un projet industriel homogène, qui abrite notamment l’usine Renault, Tanger Automotive City, et le Port Tanger-Med, est à la fois la plus riche et la plus pauvre de la région, selon qu’on se place du point de vue des bilans économiques standard ou de celui des habitants des communes et des douars qui la composent. Ici c’est un mode de vie agropastoral qui est menacé par l’installation des complexes industrialo-portuaires, sans qu’une alternative convaincante ne se dessine. Nous nous penchons enfin sur un autre cas au sein de la province de Fahs Anjra : la « ville nouvelle » de Chrafate, programmée de longue date, où il était prévu en particulier de loger les personnels des usines des alentours. Mais alors qu’on a exproprié les habitants des douars qui composaient son territoire, cette « ville nouvelle » n’est toujours pas sortie de terre.

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Texte intégral

Introduction

1La région Tanger-Tétouan-Al Hoceima se caractérise par une dynamique industrielle accélérée ces dernières années et par une rare effervescence économique et urbaine. Les espoirs fondés sur cette dynamique sont nombreux et les chiffres de la production et des exportations, publiés régulièrement, en ce qui concerne l’automobile en particulier, sonnent comme autant de promesses de lendemains qui chantent. Cette dynamique est enclenchée au tournant des années 1990-2000, avec la politique de diversification de l’économie nationale, qui se concrétise par la création de nouveaux secteurs d’activité industrielle (dits émergents), inscrits dans une logique de production mondialisée, comme c’est le cas pour l’automobile, l’aéronautique, l’électronique et le câblage.

2Elle se traduit, pour la région qui nous intéresse, par la localisation en son sein de pôles territoriaux porteurs de ces secteurs émergents (notamment l’automobile, voituriers et fournisseurs) et par la mise en œuvre d’une logique industrielle tournée vers l’exportation. C’est là un processus décisionnel de politique macro-économique, qui laisse peu de marge aux collectivités territoriales et qui signe la reconfiguration du territoire sur laquelle se penche la présente contribution.

3Cette effervescence régionale cache d’énormes distorsions territoriales entre les provinces d’une part (l’intégration de l’ancienne province d’Al Hoceima dans la région Tanger-Tétouan en 2015 ayant rendu ce contraste encore plus profond) ; d’autre part au sein même de la ville de Tanger qui a absorbé administrativement au début du xxie siècle une périphérie connaissant d’importantes difficultés socio-économiques ; enfin au sein des territoires ruraux, à l’exemple de la province de Fahs Anjra, qui a accueilli des complexes industriels multinationaux, ce qui engendre des tensions entre des logiques territoriales extraverties et d’autres très localisées, et entre des temporalités tout aussi opposées.

4À partir de ce constat d’ensemble, nous proposons une contribution en deux temps. Nous caractériserons tout d’abord les différences socioéconomiques entre les provinces de la région, entre les pôles urbains de Tanger et Tétouan, ce dernier étant toujours moins bien loti que son voisin. Nous verrons comment le pôle tangérois, dans un rayon ne dépassant pas 20 à 30 km autour de la ville, draine l’essentiel de ce dynamisme. La marginalisation du Rif n’en sera que plus flagrante, donnant à comprendre une bonne part des tensions politiques récentes (hirak d’Al Hoceima, fin 2016 et 2017). Dans un second temps, la focale se fera plus rapprochée et plus qualitative. Nous présenterons le cas d’école qui nous paraît le plus flagrant de ces déséquilibres puisqu’il touche la province de Fahs Anjra, que l’on peut considérer comme étant la plus « riche » et la plus pauvre de la région, selon que l’on se place du point de vue des bilans économiques standards ou de celui des habitants des communes et des douars qui la composent. Ici, c’est un mode de vie traditionnel agropastoral qui est dûment menacé sans qu’une alternative convaincante ne semble se dessiner, ce qui renvoie au problème classique soulevé par l’industrialisation des territoires ruraux, qui va souvent de pair avec une marginalisation des populations.

5Ainsi, complémentairement aux bilans chiffrés que nous produisons pour rendre compte du développement effectif de la région – en nous penchant en particulier sur l’industrie qui nourrit tant d’espoirs et dont les grands chantiers ont métamorphosé certains territoires –, notre contribution pose une double question, sur fond de crise sanitaire qui en a aiguisé la problématique. Quelle sera la pérennité du schéma de développement qui a été privilégié dans la région ? Autrement dit, quel sera l’avenir de choix économiques essentiellement tournés vers l’industrie d’exportation, qui demeurent par conséquent fortement dépendants de retournements de la situation mondiale et, partant, de retournements de stratégies des entreprises multinationales ? Parallèlement, quel(s) sens revêt ce type de « schéma » pour les travailleurs qui en bénéficient en termes d’emplois, de sources de revenus et de modes de vie d’une part ; pour de larges pans de populations locales qu’il laisse de côté, voire qu’il expulse, d’autre part ?

La région Tanger-Tétouan-Al Hoceima, une dynamique socioéconomique concentrée autour de Tanger

6La région Tanger-Tétouan-Al Hoceima (TTA) est l’une des douze régions du Maroc instituées par le découpage territorial de 2015. Elle est constituée de l’ancienne région Tanger-Tétouan et de la province d’Al Hoceima, qui faisait partie de l’ancienne région de Taza-Al Hoceima-Taounate.

  • 1 Les dénominations de préfecture et province dépendent, respectivement, de leur dominante urbaine (p (...)
  • 2 Bulletin officiel no 6340 du 05/03/2015, cité dans HCP, 2020a.

7Située au nord-ouest du Maroc et à 14 km de l’Espagne, la région occupe un emplacement stratégique au sud du détroit de Gibraltar, au carrefour des échanges maritimes internationaux parmi les plus fréquentés au monde. Elle est limitée à l’ouest par l’océan Atlantique, au sud-ouest par la région Rabat-Salé-Kénitra, au sud-est par la région Fès-Meknès et à l’est par la région de l’Oriental. La région compte, selon le dernier découpage administratif, deux préfectures – Tanger-Asilah et M’diq-Fnideq – et six provinces1 : Al Hoceima, Chefchaouen, Fahs Anjra, Larache, Ouezzane et Tétouan. 146 communes sont réparties sur l’ensemble du territoire de la région, avec une nette prédominance de communes rurales : 88 % contre 85 pour la moyenne nationale2.

Boom industriel et fortes disparités intra-régionales

Troisième région économique et deuxième pôle industriel du Maroc…

  • 3 Pour reprendre l’expression que J. Le Tellier (2006) emprunte lui-même à G. Maurer (1999) afin de s (...)
  • 4 1 dirham (DH) = environ 0,095 euros (13/12/2022).

8Après des décennies de quasi abandon du « Maroc du Nord »3 par le pouvoir central et la stagnation qui en a résulté, il a été réinvesti dès l’intronisation de l’actuel monarque en 1999, pour tourner la page d’une histoire et de relations tourmentées avec les autorités centrales, et pour (re)mettre à profit sa position géographique et stratégique à proximité de l’Europe. C’est ainsi que la réalisation de grands projets, largement anticipés mais soudainement visibles pour tout un chacun à partir des années 2007-2010, ont propulsé en un temps record l’actuelle région TTA au rang de second pôle industriel du pays – à la troisième place au plan économique –, avec un PIB de 119 630 millions de dirhams4 en 2018 (HCP, 2020d), soit 10,8 % de la richesse nationale, juste derrière les régions de Casablanca-Settat (32,3 %) et de Rabat-Salé-Kénitra (15,6 %).

  • 5 0 % d’impôt pendant les cinq premières années et 8,75 % les vingt années suivantes (15 % depuis 202 (...)

9Grâce à sa position géographique à proximité de l’Europe, à ses infrastructures de base et aux avantages fiscaux et financiers qu’elle offre5, la région ne cesse d’attirer les investisseurs nationaux et internationaux. Ainsi, l’industrie de transformation y a généré un PIB de 28 448 millions de DH en 2018, ce qui correspond à 16,4 % du PIB national dans ce secteur et qui la place au second rang après la région de Casablanca-Settat, laquelle se taille la part du lion au niveau national avec une contribution de 55,3 % au PIB industriel (HCP, 2021b). La région TTA est également au second rang en ce qui concerne l’investissement, les exportations et l’effectif total des employés (HCP, 2020c, 2021a, 2021b).

10Mais on doit souligner la très forte extraversion de sa production industrielle qui est exportée à 90% en 2017, tandis que la région de Casablanca, historiquement bien davantage tournée vers le marché national, exporte la même année 29 % de sa production industrielle (calcul des auteurs, sur la base des chiffres HCP 2021b).

11Voilà qui n’est probablement pas étranger aux fortes disparités territoriales que l’on expose ci-dessous, car les choix réalisés (multinationales, zone franche, tout export vers l’Europe et le monde) expliquent sans doute la forte concentration de l’activité économique (industrielle notamment) et des infrastructures servant ces choix, Tanger-Med au premier chef. L’autre face de cette effervescence est celle d’un arrière-pays demeuré longtemps dans un état de quasi abandon, avec un rattrapage bien tardif et difficile, comme on le verra à travers l’exemple de Fahs Anjra (voir seconde partie).

… mais des disparités territoriales flagrantes

12La dynamique industrielle de la région cache cependant d’énormes distorsions territoriales (entre provinces). La Figure 1 montre clairement la concentration de l’activité industrielle dans le rayon Tanger-Fahs Anjra.

Sources : HCP 2020a ; APDN 2010 & 2011 ; MCINET (s.d.).

Cartographie des auteur.e.s reprise par Fl. Troin • CITERES 2022.

Tanger-Tétouan : une distorsion historique qui s’accentue

  • 6 Sans compter la nouvelle zone Mohammed vi Tanger Tech (prévue sur 2 000 ha au sud de Tanger). Ce pr (...)

1380 % de la superficie des infrastructures industrielles de la région appartiennent au rayon Tanger-Asilah-Fahs Anjra, soit une concentration impressionnante6. Aux zones industrielles les plus anciennes de la région, situées dans ce rayon, s’ajoute depuis 2011 la nouvelle plateforme Tanger Automotive City (TAC) lancée dans le cadre de la Grande plateforme industrielle (GPI) de Tanger-Med créée en 2009.

  • 7 Créé dans le cadre de la convention de la Grande plateforme industrielle Tanger-Med entre l’État et (...)

14Quant à la province de Tétouan, si elle a pu bénéficier de sa proximité avec Tanger-Med, grâce auquel Tétouan Park a été créé en 2013 pour démarrer en 20167, elle souffre toujours d’une inégalité historique avec Tanger, qui semble encore s’accentuer du fait des bouleversements récents qui servent presque exclusivement cette dernière (Belkheiri, Benarrosh, 2015, 2019).

Figure 2. Comparaison des infrastructures et des zones industrielles construites autour de Tanger et de Tétouan.

Figure 2. Comparaison des infrastructures et des zones industrielles construites autour de Tanger et de Tétouan.

Cartographie : Fl. Troin • CITERES 2022, d’après carte des auteurs.

Fin de l’économie informelle ? Le cas de M’diq-Fnideq 

  • 8 Il s’agit des décès causés par des bousculades au niveau des frontières. On mentionne à titre d’exe (...)
  • 9 Bien avant la crise sociale générée par la fermeture des frontières, la TMSA avait annoncé le lance (...)

La préfecture de M’diq-Fnideq ne disposait jusqu’à peu d’aucune structure industrielle propre. Sa position géographique – frontalière avec Ceuta – en faisait le point d’entrée d’un commerce de biens de consommation non taxés, transportés à pied par des milliers de marocains et surtout de marocaines (phénomène des « femmes mulets » [Houdaifa, 2015]), autorisés par les autorités de Ceuta à travailler dans l’enclave du fait des liens historiques la liant aux villes de Fnideq et de Tétouan (Lara Fuentes, 2016 ; Goeury, 2020). La préfecture était ainsi dynamisée, principalement par une économie informelle basée sur la contrebande, estimée à 6-8 milliards de dirhams par le DG de l’administration des douanes (Médias24, 11/2019). Selon la même source, « un emploi dans la contrebande tue dix emplois dans l’économie formelle ». D’autres sources parlent d’un flux de marchandises de 15 à 20 milliards par an (Médias24, 09/2021). Par conséquent, et suite aux nombreux drames survenus aux frontières8, une mission d’information parlementaire a été mandatée, qui a conduit le Maroc à prendre en octobre 2019 la décision unilatérale de fermer le poste frontière de Tarajal ii donnant accès à Ceuta (H24Info, 2019). La récente pandémie a fait le reste, qui a abouti à une fermeture totale des frontières depuis mars 2020. C’est dans ce contexte que le Maroc a prévu la création d’une zone d’activité économique (ZAE) à Fnideq9 afin de créer de nouveaux emplois dans l’économie formelle pour juguler la contrebande, ce qui devrait être efficace si l’on en croit les déclarations de l’Administration des douanes. Cette ZAE était supposée devenir opérationnelle à l’été 2021, mais ses travaux sont toujours en cours (Fig. 3) (40 % de la construction d’après Medi1TV 2021). En février 2022 toutefois (Fig. 4), elle a accueilli les premiers commerçants, une cinquantaine sélectionnée par appel à manifestation d’intérêt lancé en juin 2021 (Le 360, 2022).

Figure 3. La zone de Fnideq encore en travaux en juillet 2021.

Figure 3. La zone de Fnideq encore en travaux en juillet 2021.

Cliché : S. Al Hachimi, juillet 2021.

Figure 4. La ZAE de Fnideq, février 2022

Figure 4. La ZAE de Fnideq, février 2022

Cliché : Le360.ma, février 2022.

Al Hoceima, Larache, Chefchaouen, Ouezzane : des provinces laissées pour compte ?

15On note une présence très timide de zones industrielles dans les provinces d’Al Hoceima et de Larache, ne dépassant pas les 50 ha, et l’absence totale de ce type d’infrastructures – dédiées à l’accueil d’entreprises et se caractérisant par une localisation et un ensemble d’équipements et de services attractifs – dans les provinces de Chefchaouen et de Ouezzane (Fig. 1).

16La marginalisation dont souffrent ces territoires est considérée parmi les causes déclenchantes du mouvement du Rif [hirak] en 2016, après la mort tragique, à Al Hoceima, du vendeur de poissons Mohcine Fikri, broyé par une benne à ordures après avoir protesté contre la saisie de sa marchandise par les autorités. Suite à ce drame, les manifestations du hirak mettaient en avant, tout à la fois, des revendications d’ordre politique, social et économique. Étaient réclamées la levée du « blocus économique » dont souffrent leurs territoires, la structuration du secteur de la pêche, et la mise en place d’unités industrielles de transformation du poisson afin d’absorber le chômage galopant des jeunes (TelQuel, 2017).

17Si l’implantation de zones industrielles est prévue dans les territoires déshérités de la région, leur construction se fait toujours attendre. Sont prévues à très court terme pourtant (horizon 2022-2023) : la zone industrielle de Fnideq qui aura comme activités principales le textile et l’agro-alimentaire, la ZAE Ksar Bjir à Larache, dédiée à l’industrie non polluante et au commerce, la ZI Aïn Rami à Chefchaouen et, finalement, une zone d’activités (d’industrie et d’artisanat) à Ouezzane (L’Économiste, 2021 ; Médias24, 2021 ; Aujourd’hui le Maroc, 2020). La question demeure cependant de savoir si les populations locales seront préparées à occuper les emplois qui seront créés. Le cas de Fahs Anjra (seconde partie) justifie une certaine inquiétude.

18La marginalisation ici décrite ne se lit pas seulement à travers le nombre et la superficie des zones industrielles. Des indicateurs économiques plus révélateurs, tels que le nombre d’établissements, les exportations, la production et les investissements, mettent davantage encore en évidence l’ampleur des déséquilibres territoriaux au sein de la région (Fig. 5), liés à la concentration de l’activité industrielle dans le rayon Tanger-Fahs Anjra, qui concentre 90 % de la production industrielle de la région, 96,2 % de l’exportation, 81,5 % de l’effectif employé et 45,1 % des unités industrielles (la disparité au niveau du nombre d’établissements est moins flagrante puisque l’on a affaire à de grandes entreprises).

Figure 5. Grandeurs économiques relatives aux unités industrielles de la région, 2016.

Figure 5. Grandeurs économiques relatives aux unités industrielles de la région, 2016.

Source : Calcul des auteurs d’après HCP, 2020c.
Graphique : Fl. Troin • CITERES 2022.

Dynamiques démographiques et réalités sociales contrastées

19Les dynamiques et les polarités industrielle et sectorielle que nous venons de décrire ont des effets certains sur la démographie de la région, qui s’étend sur une superficie de 17 262 km2, représentant 2,43 % du territoire national (HCP, 2018). Elle compte plus de 3,55 millions d’habitants d’après le recensement général de la population et de l’habitat de 2014 (HCP, 2017), ce qui représente 10,5 % de la population totale du Maroc, soit une densité de 206 habitants au km2. Cette population se répartit comme suit (Tableau 1).

Tableau 1. Répartition de la population des les provinces et préfectures de la région, 2014.

% de la population totale

Tanger-Asilah

30

Tétouan

15

Larache

14

Chefchaouen

13

Al Hoceima

11

Ouezzane

9

M’diq-Fnideq

6

Fahs Anjra

2

Source : RGPH 2014, Direction régionale du HCP.

Urbain-Rural : forte poussée démographique d’un côté, stagnation voire régression de l’autre

20L’attractivité de la région est attestée par un accroissement global continu de sa population, qui ne s’est pas démenti au long des dix années qui séparent les deux derniers recensements : + 15,9 % entre 2004 et 2014, soit une progression qui reste sensiblement plus forte que celle constatée au niveau national (13,2 %) (HCP, 2018). Et, si l’on compte la province d’Al Hoceima qui fait partie de la région depuis 2015, la croissance de la population de l’actuelle région TTA est de 24,1 %, bien supérieure donc aux 15,9 % ici mentionnés suivant les chiffres des deux derniers recensements de 2004 et 2014.

21On constate pourtant de grands déséquilibres de cette croissance démographique : les territoires à dominante urbaine – à savoir les deux préfectures de Tanger-Asilah et de M’diq-Fnideq – sont très actives, avec des taux d’accroissement respectifs de 35,4 et 49,1 %. Par contre, les provinces d’Ouezzane et d’Al Hoceima connaissent plutôt une émigration de leurs populations, en particulier des jeunes, enregistrant respectivement des taux de - 1,3 % et - 1 %. Selon les projections du CERED (2017), la population de ces deux provinces aurait encore décru en 2022.

22L’accroissement de la population, qui a touché en particulier les préfectures urbaines, a fait passer le taux d’urbanisation de la région à 59,9 % en 2014, contre 54,5 % en 2004. Ce taux, relativement inférieur à celui de la moyenne nationale (60,4 %) (HCP, 2020a) témoigne cependant d’une urbanisation importante et rapide de cette région au regard de son caractère rural encore dominant il y a peu. Elle reflète également, on s’en doute, des différences notables entre les provinces et les préfectures : les préfectures de Tanger-Asilah et M’diq-Fnideq sont les plus urbanisées avec des taux d’urbanisation de 94,3 % chacune. En revanche, la province de Fahs Anjra reste à forte dominante rurale, si l’on s’en tient au sens administratif (HCP, 2019).

Quelles retombées sur l’emploi ?

23Avec la croissance démographique enregistrée dans la région, l’année 2014 enregistre 63,4 % de la population en âge de travailler, contre 59,2 % dix ans plus tôt.

Figure 6. Répartition de la population selon les groupes d’âges dans la région TTA.

Figure 6. Répartition de la population selon les groupes d’âges dans la région TTA.

Sources : RGPH, 2004 & 2014, cités dans BIT, 2017.
Graphique : Fl. Troin • CITERES 2022.

24Ce dividende démographique, censé représenter une chance économique à saisir, place toutefois la région face au défi de la création d’emplois, qui demeure insuffisante malgré un rythme d’accroissement annuel (1,6 %), deux fois plus élevé que celui de la moyenne nationale (0,7 %). Et se pose simultanément le problème de la capacité de la région à répondre aux besoins des entreprises en facteur travail (Belkheiri, Benarrosh, 2015, 2019). En effet, la population locale n’est pas, loin s’en faut, la première bénéficiaire du boom industriel et des créations d’emplois qui l’ont accompagné dans la région. Les DRH des entreprises industrielles de la zone franche de Tanger déclarent que près de 70 % de leurs ouvrières et ouvriers et proviennent de l’extérieur de la région (ibid.). Des raisons de comportement et autres lifeskills sont évoquées, tandis que d’autres facteurs, objectifs, peuvent être mis en avant, comme la pénurie de compétences (Al Hachimi, 2021) et, plus globalement, le faible niveau de qualification de la population locale (seulement 27,2 % a un niveau secondaire, ce qui est inférieur à la moyenne nationale [30,4 %]) (RGPH, 2014) ; ou encore, pour ceux qui auraient les compétences requises, l’impossibilité de vivre avec le SMIG à Tanger (Benarrosh, 2019a). Nous allons voir, avec le cas de Fahs Anjra, que d’autres paramètres seraient encore à mettre au compte de cette réticence des employeurs à recruter la main-d’œuvre locale.

Fahs Anjra ou la création d’une province sur mesure… économique

25Outre les disparités inter-territoriales de la région TTA en matière socio-économique (voir première partie), on assiste également à de forts dualismes intra-territoriaux, provoqués ou accentués par la mise en œuvre des grands projets. Le cas d’école de Fahs Anjra est intéressant à cet égard pour observer et analyser les articulations du global et du local, en prenant en compte les choix nationaux.

  • 10 Bulletin officiel no 5040 du 19/09/2002. Décret-loi no 2-02-644 du 2 rejeb 1423 (10/09/2002) portan (...)

26La création de cette province en 2003 répond à une double logique liée au territoire. D’une part, la saturation de la zone franche de Tanger a poussé les autorités à trouver le foncier nécessaire à l’aménagement de nouvelles zones d’accueil des entreprises dans la proximité immédiate de Tanger et pour rester proche du site du port de Tanger-Med. D’autre part, pour accueillir et gérer les grands complexes industriels, une zone spéciale de développement de 550 km2 est créée en 2002 par décret royal, sous l’égide d’une nouvelle structure, la holding Tanger-Med Special Agency (TMSA) à laquelle sont conférées toutes compétences et autorité sur la zone spéciale10. La gestion de l’activité et du développement de la zone industrialo-portuaire et de ses zones franches d’exportation relève donc également de son autorité. Mais, en amont de ces activités, TMSA eut entre autres missions celle de trouver les terrains nécessaires à l’édification du port et des nouvelles zones franches, via des expropriations – processus complexe et aux enjeux multiples en raison de la diversité des statuts des terres : collectives, privées… –, la destruction de douars et de villas.

27Toutefois, à leur création, la TMSA et la zone spéciale de développement se trouvent localisées sur quatre communes relevant de deux territoires administratifs différents : Ksar Sghir et Melloussa – qui faisaient partie de la province de Fahs-Bni Makada (ancien découpage) – et Ksar El Majaz et Taghramt – qui faisaient partie de la province de Tétouan (ancien découpage). Il convenait de corriger cette organisation, afin de faciliter la tâche de TMSA et pour assurer la cohérence nécessaire entre la gouvernance économique du projet du complexe industrialo-portuaire et la gouvernance administrative de la même zone. La recomposition territoriale à l’origine de Fahs Anjra était notamment destinée à assurer cette cohérence.

  • 11 Allusion à une récente émission sur la plaine Saint-Denis, dans laquelle P. Estèbe mentionnait que (...)

Figure 7. Fahs Anjra et TMSA : un territoire rural « corrigé » pour un projet industriel homogène11 mais « hors sol ».

Figure 7. Fahs Anjra et TMSA : un territoire rural « corrigé » pour un projet industriel homogène11 mais « hors sol ».

Cartographie : Fl. Troin • CITERES 2022, d’après carte des auteurs.

  • 12 Depuis lors est intervenue la réforme de régionalisation en 2015 et Fahs Anjra relève entièrement d (...)
  • 13 Si les taux de pauvreté (- 2,6 %) et de vulnérabilité (9,6 %) de la région TTA sont inférieurs à ce (...)

28Fahs Anjra résulte ainsi du regroupement de l’ensemble des communes rurales de l’ex-province de Fahs-Bni Makada qui disparaît de ce fait (Al Bahraouiyine, Ksar Sghir et Melloussa) et de quatre communes rurales qui relevaient de la province de Tétouan et dont celle-ci doit se séparer (Anjra, Jouamaa, Ksar El Majaz et Taghramt)12 (Fig. 8). La nouvelle province, qui demeure essentiellement rurale, s’étend alors sur 754 km2 (incluant donc les 550 km2 de TMSA) et abrite une façade maritime sur la Méditerranée de 30 km de long. Elle compte 76 447 habitants en 2014, soit la province la moins peuplée de la région (2,1 %) (Tab. 1) et la plus pauvre13 (Fig. 9).

Figure 8. Les communes de la province de Fahs Anjra.

Figure 8. Les communes de la province de Fahs Anjra.

Cartographie : Fl. Troin • CITERES 2022, d’après carte des auteurs.

Figure 9. Taux de pauvreté dans la région Tanger-Tétouan-Al Hoceima, en 2014.

Figure 9. Taux de pauvreté dans la région Tanger-Tétouan-Al Hoceima, en 2014.

Source : MEFRA, 2020.
Cartographie : Fl. Troin • CITERES 2022, d’après carte des auteurs.

Une population demeurée pauvre dans un territoire devenu « riche »

29Il faut souligner les bouleversements importants, pour ce territoire et pour sa population, qui ont accompagné la création de la nouvelle province, ce qui nous replace immédiatement face à la question des distorsions territoriales. On peut même parler de « choc intra-territorial ». La province a accueilli en effet depuis sa création, et en un temps record, Tanger-Med (2007), Renault (2012), Tanger Automotive City (2013) et la ville nouvelle de Chrafate (2009) censée loger en particulier le personnel des nouvelles usines. On va voir que si le terrain a été viabilisé par la holding Al Omrane, seuls quelques lotissements et deux villas-témoin existent à ce jour, bien que des annonces de mars 2022 donnent à penser que le projet redémarre, sans doute avec d’autres objectifs (Map Express, 2022) (Fig.  10 en infra).

  • 14 Il n’existe pas de statistiques officielles autour de ces expropriations et destructions. Différent (...)
  • 15 Nous n’avons pas directement suivi les mobilisations des familles expropriées, qui se sont succédée (...)

30Outre le « choc des cultures » entre ces complexes industriels et une population dont le mode de vie est aux antipodes, il y eut de nombreuses expropriations et destructions de douars14, ainsi que la disparition d’activités économiques traditionnelles des habitants, qui n’avaient plus accès ni au littoral autour de Tanger-Med (pêche traditionnelle), ni (à l’intérieur) au domaine forestier qu’ils exploitaient, ou encore à certains terrains anciennement cultivés par eux. Ce réaménagement-bouleversement de l’espace a été diligenté par TMSA sans que les autorités locales aient à redire, étant donné la stricte centralité-verticalité des décisions relatives à ces « grands projets » et, plus généralement au Maroc, en matière de politiques publiques, en l’occurrence la politique urbaine, qui ne connaît pas de concertation préalable avec les acteurs locaux. Certaines élites locales nouvellement promues auraient par ailleurs tiré profit de cette situation, en connivence avec TMSA, alors que les populations restaient livrées à elles-mêmes15.

Quel accompagnement social et professionnel des populations locales ? Absence d’anticipation et retards cumulés.

31La Fondation Tanger-Med pour le développement humain a été créée en 2007 (seulement) pour « accompagner » les populations locales, alors que des expropriations avaient déjà eu lieu, autour de l’emplacement de Tanger-Med et que d’autres étaient déjà planifiées depuis quelques années. Sa création devait pallier le manque de proximité de TMSA avec la vie locale. Bien qu’elle fût dotée d’un budget conséquent, l’action de cette fondation a été très ténue et ponctuelle dans un premier temps, en matière de reconversions professionnelles des habitants, alors qu’elle en était chargée dans le but de rapprocher, autant que faire se pouvait, les compétences locales des nombreux emplois qui devaient être créés sur le territoire. Un premier programme d’envergure avait été envisagé dans ce sens puis abandonné au profit de cours du soir pour adultes (arabe, français, mathématiques) (Planel, 2011). Des programmes de formation professionnelle, à destination des jeunes en particulier, ont ensuite été financés par l’Initiative nationale pour le développement humain (INDH) et délégués à l’Office chargé de la formation professionnelle (OFPPT). Dans ce cadre, la Fondation a financé la coordination des formations ainsi que le transport des jeunes depuis leurs communes et douars respectifs, jusqu’aux locaux de formation à Tanger. Par ailleurs, un certain nombre d’associations se chargent depuis quelques années de former des jeunes de Fahs Anjra vivant sur le littoral ou dans l’arrière-pays, jusque-là encore très enclavé, à des métiers accessibles et en relation avec leur environnement (pêche, agrotourisme, métiers de la restauration, confection).

32Actuellement, la Fondation se charge surtout de l’amélioration du cadre de vie des habitants via le co-financement de construction et de rénovation d’infrastructures de base (écoles, centres de soins, etc.). Les besoins sont criants à tous les niveaux et un rapport de l’Agence pour la promotion et le développement du Nord (APDN) en dresse un état des lieux très exhaustif, établi cependant très tardivement (publié en 2017, soit 15 ans après les débuts des bouleversements ici décrits). Cet état des lieux était accompagné d’une programmation de travaux dont la réalisation devait s’échelonner entre 2016 et 2021. Des réalisations ont en effet commencé à voir le jour, notamment pour accélérer le désenclavement à l’intérieur de la zone. Si des voies de communication existent depuis environ une décennie entre les grandes villes (Tanger et Tétouan) et les communes de Fahs Anjra, d’autres voies relient à présent les communes entre elles, mais elles sont encore inexistantes entre les douars au sein de chaque commune (quelques routes et pistes en fonction des configurations et de la topographie).

33La population rurale pâtit particulièrement de l’absence totale d’anticipation en ce qui concerne les retombées sur ses outils de travail et ses sources de revenus, ayant l’un et l’autre des effets déterminants sur son mode de vie rural. À l’inverse, les grands projets ont été, quant à eux, bien anticipés et ont été réalisés à une vitesse éclair une fois lancés. D’autres problèmes, souvent interdépendants, résultent des retards de la mise en route des projets d’accompagnement des populations, de la difficulté à coordonner tous les intervenants – locaux, nationaux et internationaux (ONG, AFD par exemple) – et à mettre en cohérence les budgets, de différentes provenances, liés à ces projets. Enfin, facteur sans doute le plus grave, la très rare prise en compte des caractéristiques de la population Jbala, de son ancrage territorial, de son mode de vie, de sa situation économique, sociale et culturelle. Il résulte de cette absence d’anticipation et de ce peu d’intérêt à la réalité que vit le pays jbala, le plaquage de solutions non contextualisées et, en conséquence, le temps excessif apporté à la mise en œuvre des solutions envisagées. Ce qu’illustre l’exemple suivant.

Un exemple intéressant d’accompagnement… mais souffrant de toutes ces difficultés…

  • 16 Le circuit désormais courant au Maroc et dans d’autres pays en développement se présente ainsi : de (...)

34Le seul projet, à notre connaissance, à avoir adopté une démarche globale dans l’accompagnement d’habitants de la zone vers une formation ou une reconversion professionnelle, a été mené suivant un montage devenu classique dans ce qu’il est convenu d’appeler « l’aide au développement » via « la coopération décentralisée »16. Il y a à l’origine une réponse à un appel d’offre de l’AFD par une ONG sise à Marseille et spécialisée dans les pays du Maghreb (Touiza Solidarité [TS]). Cette ONG (cofinancée par la région PACA), s’est appuyée sur une ONG tangéroise (le Centre méditerranéen de recherche et développement : CMRD) pour formuler un projet dit PACE (Projet d’appui à la création d’entreprises pour les populations défavorisées de la province de Fahs Anjra), et décliner une démarche d’approche spécifique des populations visées. Initialement, il s’agissait d’accompagner la population expropriée de 5 douars (260 familles soit 850 personnes) situés dans les deux communes de Jouamaa et Melloussa, touchées au premier chef par les projets de la ville nouvelle de Chrafate (lancée en 2009), du complexe industriel TAC (Tanger Automotive City) et de l’usine Renault.

  • 17 Entretien Y. Benarrosh avec un représentant d’Al Omrane en 2018 (sous couvert d’anonymat). Les inve (...)

35Le projet devait consister, après un travail d’approche des populations concernées, à sélectionner puis à encadrer et guider quelques 120 individus vers l’auto-emploi (notamment des activités génératrices de revenus [AGR]), 60 vers l’insertion salariée et 80 devaient suivre des cours d’alphabétisation. Étaient visés en particulier les jeunes et les femmes, considérés comme les plus vulnérables. L’un des partenaires institutionnels marocains le plus impliqué à l’origine était Al Omrane, holding chargée de la viabilisation et de la construction de la ville nouvelle... et des expropriations. L’objectif était de favoriser la création d’AGR surtout, et de coopératives, ainsi que l’insertion salariée répondant aux nouveaux métiers et besoins qui seraient générés par cette ville verte, censée désengorger Tanger et loger les futurs employés des entreprises multinationales. Mais, en dehors des expropriations qui ont été rapides, tout a été extrêmement retardé, à commencer par la construction même de la ville, programmée pour être une ville durable et pour accueillir notamment le personnel des usines de construction automobile. Si le projet semble redémarrer depuis peu, ce sera vraisemblablement selon d’autres objectifs que celui prévu initialement de loger les personnels des usines. En effet, celles-ci se sont entre-temps organisées avec leurs camionnettes de ramassage – qui tournent d’autant mieux que de nombreuses rocades ont été créées entre temps –, et elles ne semblent plus intéressées. Aussi n’ont-elles pas répondu aux diverses sollicitations de la holding leur demandant, ces dernières années, quels étaient leurs « besoins » en termes de logement pour leur personnel. De même, les promoteurs immobiliers privés se font toujours attendre malgré la totale viabilisation de la zone ; certains d’entre eux, initialement intéressés, se seraient même désengagés17.

36Il s’en est ensuivi un décalage du projet d’accompagnement des habitants, dans le temps et dans l’espace. Prévu à l’origine pour les deux communes impactées par Chrafate, il s’est étendu à six communes de toute la province de Fahs Anjra, à la demande de son gouverneur, car d’autres populations de la province, appartenant à des douars reculés, ont été marginalisées par ces bouleversements. Cette extension s’explique d’autant mieux que le retard enregistré a rendu difficile l’accès à la majeure partie des familles expropriées de longue date autour de Chrafate, qui se sont dispersées. Voilà qui a fait que l’engagement d’Al Omrane soit problématique, car l’enjeu n’était plus le même pour la holding, le projet devant servir d’autres populations que celles dont elle était « responsable ». Ces retards se sont aggravés, car interdépendants : Al Omrane a tardé à verser la participation financière qui lui incombait, à hauteur de 10 % du financement accordé par l’AFD, sous condition toutefois de cette participation. Enfin, il a été difficile de trouver une structure locale habilitée à gérer les fonds du projet dédiés au financement des AGR.

  • 18 65 bénéficiaires de prêts entre 1 000 et 3 000 euros (certains individus regroupant leurs prêts au (...)
  • 19 Il s’agit de Anjra, Jouamaa, Ksar El Majaz, Taghramt, Ksar Sghir et Melloussa, qui totalisaient une (...)
  • 20 La question de l’évaluation est intéressante. Les deux rapports ont des tonalités bien différentes. (...)

37C’est ainsi que le projet d’accompagnement de première intention confié à l’ONG marseillaise Touiza Solidarité à l’AFD en 2014 et prévoyant un rendu en 2016, n’a pu démarrer que fin 2016-début 2017, soit l’année où le rapport final devait être remis à l’AFD. Les rapports ont donc été achevés en juillet 2019 (Collombon, 2019 ; Mannaoui, Heyde, 2019), ce qui signale une action très contrainte dans le temps, alors même que, précisément, les réalités du terrain montraient à quel point prendre le temps – et beaucoup de temps ! – est indispensable pour aborder ces réalités complexes et pour aider les personnes à faire face à tant de bouleversements. Enfin, si les réalisations sont encourageantes18 bien que touchant peu de monde au regard de la population globale des six communes finalement concernées par cette action19 (et même au regard des 260 familles expropriées – 850 personnes – des deux communes initialement visées), leur suivi et leur consolidation sont cependant des plus incertains, alors qu’ils sont indispensables tant les créations d’entreprises sont fragiles dans ce contexte complexe. En effet, une fois le projet terminé, il s’est avéré difficile, voire impossible, de s’appuyer sur des partenaires institutionnels locaux pour assurer un tel suivi, et les rapports indiquent par ailleurs que les partenaires publics qui s’étaient engagés dans un premier temps par écrit, n’ont plus donné suite, en partie également… à cause du retard ! (Collombon, 2019, p. 22 ; Mannaoui, Heyde, 2019, p. 22)20. Un autre type de difficulté, relatif à la participation de l’INDH, ressort de l’exemple suivant :

« Les coopératives qui avaient déjà reçu un accord de l’INDH pour leur financement sous forme d’une subvention de 70 % du montant ont pu compléter leur dossier en sollicitant un prêt d’honneur pour les 30 % qui correspondaient à l’apport des coopérateurs qu’en général ils n’avaient pas été capables de réunir. Or, en cours de projet, l’INDH a confirmé ne pas être en mesure d’apporter la subvention pour laquelle elle s’était engagée car elle-même n’avait pas reçu la dotation de la part de l’État. Certaines coopératives ont été contraintes d’abandonner leur projet. D’autres ont dû le revoir à la baisse voire le modifier profondément » (Collombon, 2019, p. 21-22).

  • 21 Sur cette question du « social », voir Bono, 2010 et Bono et al., 2010.

38On retrouve ici la marque des « politiques sociales » marocaines. Si la politique de l’emploi est centralisée, notamment depuis la création de l’ANAPEC (Belkheiri, Benarrosh, 2015, 2019), les interventions relevant du « social » sont de fait déléguées au monde associatif, ce qui va peut-être changer, c’est à espérer, avec les leçons de la pandémie : faible implication des acteurs locaux, grande centralisation des décisions et du contrôle, qui se conjuguent souvent, suivant un paradoxe apparent, avec un « retrait » des autorités centrales et la délégation des questions « sociales » au tissu associatif et aux ONG locales, nationales, internationales21.

… pendant ce temps et à l’avenir ?

  • 22 Un représentant d’Al Omrane, holding chargée de la viabilisation et de la promotion du site, a pu n (...)

39Pendant ce temps, la ville nouvelle de Chrafate n’est toujours pas vraiment sortie de terre alors qu’elle devait l’être déjà en même temps que l’usine Renault qui fonctionne depuis 2012. Les raisons en sont obscures et les langues officielles restent évasives à ce sujet, mais les habitants, expropriés et indemnisés, sont une des composantes qui en ont durablement retardé sa construction par plusieurs manifestations et blocages22. Leur frustration est en effet à la mesure des chocs déjà reçus : brutaux, successifs et d’une extraordinaire rapidité. La fulgurance temporelle est du reste une dimension centrale de la transformation et de la transition de la région, et doit l’être également dans l’observation et la compréhension de tout phénomène actuel la concernant. L’amertume et l’opposition de la population à la construction et sa méfiance envers les « solutions d’auto-emploi » proposées, ont été d’autant plus fortes qu’une infime partie a trouvé des emplois dans les usines et complexes existants, tandis qu’elle a pu observer les milliers de migrants de l’intérieur du pays arriver dans les « caravanes de recrutement » de l’ANAPEC pour Renault et ses équipementiers. La population rurale de la province, certes très peu scolarisée mais qui aurait peut-être pu être formée à des emplois peu qualifiés dans ces usines, n’aurait par ailleurs pas les mêmes « comportements au travail » que les migrants venus du centre et du sud du pays pour occuper des emplois postés, sur les chaînes de câblage par exemple. C’est le leitmotiv qui court sur toutes les lèvres des DRH et une des dimensions intéressantes à comprendre de plus près. S’il s’agit là sans doute d’une stratégie classique consistant à préférer une main-d’œuvre d’autant moins en mesure de structurer d’éventuelles revendications qu’elle vient de loin et en ordre dispersé, l’hypothèse de la dimension politique et symbolique de cette résistance des usines à former et embaucher des membres de la population locale, sur ce qui fut son propre territoire, n’est cependant pas à négliger selon nous, bien que la question de la qualification initiale des futurs recrutés ne puisse être passée sous silence. Les nombreuses remarques entendues à l’occasion d’entretiens avec des responsables d’Al Omrane et du Port, sur les tensions existantes avec « les gens du coin » et sur « les actes de sabotage », confortent cette hypothèse tout en la délayant dans un argumentaire qui se veut objectif et rationnel.

Figure 10.1. La ville nouvelle de Chrafate sort-elle de terre ?

Figure 10.1. La ville nouvelle de Chrafate sort-elle de terre ?

Figure 10.2. La ville nouvelle de Chrafate sort-elle de terre ?

Figure 10.2. La ville nouvelle de Chrafate sort-elle de terre ?

Clichés : Y. Benarrosh, 2022.

40Les difficultés et limites de ce type de projet « d’accompagnement des habitants », jettent une lumière crue sur les nombreux enjeux, non pris en compte et non anticipés, soulevés par la transition à marche forcée d’un territoire rural vers un territoire industriel.

  • 23 Les exemples du tourisme et de la production de produits traditionnels, bio ou beldi (pains, fromag (...)

41Qu’en sera-t-il alors des projets de développement de cette province qui, d’après le rapport très argumenté et déjà cité de l’APDN (2017), ont pour impératif de « maintenir » la population de Fahs Anjra sur place (il était temps de le prévoir…), « pour un développement durable et soutenable », en l’aidant à s’ouvrir à ce monde nouveau, à en tirer parti et à y trouver sa place tout en exploitant et en améliorant ses savoir-faire23 ? Le dualisme est tel, illustré par la « représentation » suivante (Fig. 11) extraite de ce même rapport, que l’on peut douter de l’avènement d’une véritable intégration, et d’un happy end « gagnant-gagnant », entre les mondes ici en contact, ou plutôt en présence (voir également Tozy, 2019).

Figure 11. Positionnement de la province Fahs Anjra : vers des vocations ancrées dans le territoire d’appartenance.

Figure 11. Positionnement de la province Fahs Anjra : vers des vocations ancrées dans le territoire d’appartenance.

Source : APDN 2017, p. 38.
Schéma repris par Fl. Troin • CITERES 2022.

  • 24 Il est très difficile de donner des chiffres, qui varient bien sûr en fonction des surfaces, mais a (...)

42On sait d’une part que nombre de familles expropriées sont parties avec leurs indemnisations24 après avoir refusé les parcelles constructibles qui leur étaient proposées car, selon leurs témoignages, ce genre de solution ne pouvait avoir de sens pour elles. Construire sur 80 à 100 m2 avec la possibilité de monter deux étages et de prévoir un garage pouvant abriter une activité professionnelle dans le cadre d’une éventuelle reconversion, revenait en effet à lâcher la proie pour l’ombre. Il fallait déjà renoncer à une source de revenu liée à une façon de vivre – difficile mais bien réelle – puisqu’il leur fallait renoncer à de petits cheptels, des terres vivrières (autosubsistance et vente de produits fermiers et laitiers à Tanger par les femmes jbala), ou encore à la pêche traditionnelle. Mais, par ailleurs, ils n’étaient pas assurés d’une véritable reconversion ni de débouchés professionnels, et n’avaient aucune prise sur le nouveau monde et les nouveaux modes de pensée qui émergeaient face à eux.

43Toutefois, on assiste plutôt pour le moment au résultat contraire aux intentions déclarées du rapport de l’APDN, de « maintenir » sur place les populations de Fahs Anjra. On observe en effet des migrations vers « les quartiers à problèmes » de Tanger, ainsi que vers de nouvelles poches de quartiers informels en périphérie de El Aouama et Mghogha, ou encore vers Fnideq et la périphérie de Tétouan, ce qui est confirmé par les données démographiques présentées en première partie de ce texte.

Conclusion

44En nous penchant sur les forts déséquilibres territoriaux de la région TTA, nous avons attiré l’attention sur les retombées de son développement spectaculaire sur les populations les plus vulnérables.

45On a vu que bon nombre d’habitants de la région ne peuvent accéder aux emplois offerts en raison de leurs qualifications insuffisantes et dont la formation n’a pas été anticipée pour qu’ils puissent occuper les emplois peu qualifiés, créés en nombre chez les équipementiers de l’industrie automobile notamment. Mais on sait par ailleurs que les ouvrières et ouvriers ayant migré à Tanger depuis différents villages et villes du centre et du sud du pays pour se faire embaucher dans les usines (confection et câblage notamment), n’en retirent pas les satisfactions et ouvertures attendues en termes de salaire et d’horizon de vie. Les enquêtes que l’on a menées et qui se poursuivent, attestent toutes d’un désenchantement, dû à l’absence de reconnaissance symbolique et matérielle de leur travail ; sans même parler des conditions du travail posté et en équipe 3/8, très mal supportées par les ouvrières en particulier... Ainsi, même au niveau de « l’aristocratie ouvrière », privilégiée par le seul fait qu’elle a un revenu régulier, l’horizon semble bouché et l’avenir comme « piégé » : coût de la vie largement supérieur aux salaires et aux dépenses incompressibles (qui comprennent le plus souvent des transferts de fonds aux familles nécessiteuses) ; impossibilité de renoncer à ces emplois et de trouver à s’occuper ailleurs (la ville de Tanger n’offre pas les mêmes possibilités que la mégalopole casablancaise, riche de quartiers si diversifiés dans lesquels on peut tisser différents réseaux susceptibles de compléter ses revenus ou de changer d’emploi [Bouasria, 2019]) ; impossibilité tout autant de rentrer chez elles où l’avenir est encore plus incertain et l’ennui immense.

46Nous soulevons ce faisant des questions concernant les choix économiques opérés par le pays, en particulier ceux qui favorisent l’industrie d’exportation, certes créatrice d’emplois mais dont l’avenir, qui n’est pas entre les mains du Maroc, pourrait se « retourner ». Par ailleurs, à court ou moyen terme, on voit mal comment les multinationales, attirées essentiellement par les coûts avantageux de main-d’œuvre, pourraient offrir des évolutions de carrière, donc de salaires, « soutenables », pour elles comme pour leurs employés ? D’où leur intérêt à embaucher une main-d’œuvre qui, ayant peu d’ancrages, d’appuis ou de leviers locaux – qu’ils soient familiaux, amicaux, fonciers, associatifs ou politiques –, a tout aussi peu de marge de choix de vie et d’emploi et, pour le moment du moins, de force revendicative potentielle

  • 25 Ce qui était vrai surtout avant la pandémie, qui a certainement fragilisé nombre de ces auto-entrep (...)

47Les « auto-entrepreneurs informels » tangérois que nous avons interviewés mettent en lumière cette situation. Habitant les quartiers populaires de la ville, ils ne veulent pas du travail en usine (de la même façon que les DRH ne veulent pas d’eux comme on l’a mentionné), quand bien même nombre d’entre eux pourraient y accéder si l’on s’en tient à leurs qualifications (beaucoup ont un métier en mains, souvent appris sur le tas). Les raisons en sont simples, de leur point de vue, qui n’est pas celui des DRH : les différents travaux qu’ils peuvent effectuer grâce à une insertion locale de très longue date qui a rendu possible la constitution de réseaux, leur permettent de naviguer entre différentes occupations informelles et d’en retirer de quoi subvenir aux besoins d’une famille et au paiement d’un loyer, à Tanger intra-muros25 : ce qu’en aucun cas le SMIG offert aux ouvrières et aux ouvriers ne permettrait (pour ces enquêtes, voir Benarrosh, 2019a, 2019b).

48C’est donc à la fois l’avenir d’une région, de ses territoires et de leurs habitants que l’on est appelé à scruter et à interroger pour quelques décennies encore.

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Tozy M., 2019, « Passer d’un mode de vie à un métier. “La grande transformation” chez les éleveurs de l’Oriental (Maroc). Entretien avec Y. Benarrosh », p. 179-198, in Benarrosh Y. (dir.), Le travail mondialisé au Maghreb. Approches interdisciplinaires, Rabat/Marseille/Casablanca, CJB/IRD Éditions/La Croisée des chemins.

Articles de journaux et/ou de sites web

Aujourd’hui le Maroc, 27/10/2020 : « 90 millions DH pour une zone d’activités artisanales et industrielles à Ouezzane », par N. Faissal. https://aujourdhui.ma/societe/90-millions-dh-pour-une-zone-dactivites-artisanales-et-industrielles-a-ouezzane

El Faro de Ceuta, 06/10/2019  : “Emotiva despedida a Youssef, el joven que se ganaba la vida porteando”, par C. Echarri. https://elfarodeceuta.es/despedida-youssef-joven-porteador/

H24Info, 12/03/2019 : « Fermeture de Tarajal II : le gouvernement de Sebta demande des explications au Maroc », par F. Rhoul. https://www.h24info.ma/maroc/fermeture-du-poste-frontalier-de-sebta-le-gouvernement-local-demande-des-explications-au-maroc/

L’Économiste, 14/03/2021 : « Fnideq : une zone indsutrielle en gestation », par A. Abjiou. https://www.leconomiste.com/flash-infos/fnideq-une-zone-industrielle-en-gestation

Le Monde, 29/08/2017 : « Maroc : deux “femmes-mulets” meurent piétinées à la frontière avec Ceuta », par Le Monde avec AFP. https://www.lemonde.fr/afrique/article/2017/08/29/maroc-deux-femmes-mulets-meurent-pietinees-a-la-frontiere-avec-ceuta_5177949_3212.html

Le Monde, 16/01/2018 : « Deux “femmes-mulets” meurent dans une bousculade entre Ceuta et le Maroc », par Le Monde avec AFP. https://www.lemonde.fr/afrique/article/2018/01/16/deux-femmes-mulets-meurent-dans-une-bousculade-entre-ceuta-et-le-maroc_5242377_3212.html

Le 360, 12/02/2022 : « Lancement de la nouvelle zone d’activités économiques de Fnideq : 53 commerçants bénéficiaires », par S. Kadry. https://fr.le360.ma/economie/lancement-de-la-nouvelle-zone-dactivites-economiques-de-fnideq-53-commercants-beneficiaires-254796#lightbox-0

Map Express, 08/03/2022 : « Mme El Mansouri s’enquiert de l’état d’avancement du projet de la ville nouvelle de Chrafate ». http://www.mapexpress.ma/actualite/societe-et-regions/mme-el-mansouri-senquiert-letat-davancement-du-projet-ville-nouvelle-chrafate/

Médias24, 30/09/2019 : « Cité Mohammed VI Tanger Tech : la première tranche prête pour le démarreg », par S. Nhaili. https://medias24.com/2019/09/30/cite-mohammed-vi-tanger-tech-la-premiere-tranche-prete-pour-le-demarrage/

Médias24, 27/11/2019 : « À Bab Sebta, la lutte contre la contrebande prend une nouvelle tournure », par B. Mousjid. https://www.medias24.com/2019/11/27/a-bab-sebta-la-lutte-contre-la-contrebande-prend-une-nouvelle-tournure/

Médias24, 25/02/2020 : « Une zone “franche” marocaine pour abriter les commerçants de Fnideq et de Sebta », par S. Nhaili. https://www.medias24.com/2020/02/25/une-zone-franche-marocaine-pour-abriter-les-commercants-de-fnideq-et-de-sebta/

Médias24, 23/07/2021 : « Larache : 87 MDH pour une zone d’activités économiques à Ksar Bjir ». https://www.medias24.com/2021/07/23/larache-87-mdh-pour-une-zone-dactivites-economiques-a-ksar-bjir/

Médias24, 16/09/2021 : « Fin de la contrebande au nord : création d’entreprises et de quelques milliers d’emplois », par H. Gharbaoui. https://medias24.com/2021/09/16/fin-de-la-contrebande-au-nord-creation-dune-dizaine-dacteurs-et-de-quelques-milliers-demplois/

TelQuel, 28/05/2017 : « Que revendiquent les militants du Hirak d’Al Hoceima ? », par la Rédaction. https://telquel.ma/2017/05/28/revendiquent-les-militants-du-hirak-dal-hoceima_1548373?fbrefresh=2

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Notes

1 Les dénominations de préfecture et province dépendent, respectivement, de leur dominante urbaine (préfectures) ou rurale (provinces).

2 Bulletin officiel no 6340 du 05/03/2015, cité dans HCP, 2020a.

3 Pour reprendre l’expression que J. Le Tellier (2006) emprunte lui-même à G. Maurer (1999) afin de signaler l’histoire, voire la « personnalité » spécifiques de cette partie du pays.

4 1 dirham (DH) = environ 0,095 euros (13/12/2022).

5 0 % d’impôt pendant les cinq premières années et 8,75 % les vingt années suivantes (15 % depuis 2020), l’exonération totale des frais douaniers, le guichet unique, les avantages liés au statut de zone franche et les nombreuses subventions de l’État (aide à la formation, subventions financières des projets) (TangerMedzones.com).

6 Sans compter la nouvelle zone Mohammed vi Tanger Tech (prévue sur 2 000 ha au sud de Tanger). Ce projet, élaboré dès 2016 en partenariat public-privé entre la Chine (groupe CCCC/CRBC) et le Maroc (région de Tanger et Bank of Africa), devrait englober une zone industrielle de 500 ha, une zone dédiée au secteur des services (700 ha) et une autre tranche dédiée à l’immobilier (800 ha). Les travaux ont commencé fin 2019 (Médias24, 09/2019).

7 Créé dans le cadre de la convention de la Grande plateforme industrielle Tanger-Med entre l’État et la Tanger Méditerranée Special Agency (TMSA), Tétouan Park.

8 Il s’agit des décès causés par des bousculades au niveau des frontières. On mentionne à titre d’exemple le décès de quatre femmes piétinées en août 2017 et en janvier 2018 (Le Monde, 2017, 2018) et d’un jeune homme de 20 ans en octobre 2019 ( El Faro de Ceuta, 2019).

9 Bien avant la crise sociale générée par la fermeture des frontières, la TMSA avait annoncé le lancement d’une zone commerciale à Fnideq en 2010. Cette zone figurait dans les rapports de la monographie de la région depuis 2018 : « Développée sur une assiette foncière de 140 ha, cette zone d’activité a pour vocation de développer des activités de commerce de gros et de détail en s’appuyant sur les importants flux de marchandises générés par la montée en puissance du port Tanger-Med et de sa zone franche logistique » (HCP, 2018). Cependant, nous n’avons trouvé aucune donnée concrète sur cette zone, et nous supposons que ce projet a été remplacé par l’actuelle ZAE de Fnideq. Nous penchons vers cette hypothèse dans la mesure où le concept ZAE est largement plus adapté à la volonté d’inclure les anciennes activités de contrebande dans le circuit formel tout en assurant une souplesse au niveau du paiement des droits de douane à travers la création de grands entrepôts (avec régime suspensif du paiement de droits douaniers) (Medias24, 2020).

10 Bulletin officiel no 5040 du 19/09/2002. Décret-loi no 2-02-644 du 2 rejeb 1423 (10/09/2002) portant création de la zone spéciale de développement Tanger-Med.

11 Allusion à une récente émission sur la plaine Saint-Denis, dans laquelle P. Estèbe mentionnait que les implantations diverses de ces deux dernières décennies se sont faites par à coup, indépendamment les unes des autres, donc en l’absence d’un projet homogène. Par conséquent, selon lui, « ça ne fait pas territoire ». P. Estèbe insiste parallèlement sur la disjonction totale entre les emplois créés et la population locale, les entreprises étant souvent arrivées avec leurs salariés vivant en vase clos sur le mode des campus. On retrouve cette disjonction et le phénomène de vase clos avec le cas très différent de Fahs Anjra, ce qui amène à considérer qu’un projet homogène n’est pas nécessairement appelé à « faire territoire ». Émission « L’incohérente plaine Saint-Denis », France Culture, Les enjeux territoriaux, 02/06/2022 : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-enjeux-territoriaux/l-incoherente-plaine-saint-denis-9950070

12 Depuis lors est intervenue la réforme de régionalisation en 2015 et Fahs Anjra relève entièrement de la wilaya de Tanger-Asilah.

13 Si les taux de pauvreté (- 2,6 %) et de vulnérabilité (9,6 %) de la région TTA sont inférieurs à ceux des moyennes nationales (respectivement 4,8 % et 12,5 % en 2014), ils cachent eux aussi de très forts écarts intra-régionaux. La province de Fahs Anjra est la plus touchée par la pauvreté avec un taux de 5,5 %.

14 Il n’existe pas de statistiques officielles autour de ces expropriations et destructions. Différents travaux en font mention à différentes périodes du processus ici décrit (Le Tellier, 2006 ; Planel, 2011 ; Plateau, 2014), de rapports (cf. infra à propos du programme d’accompagnement suite aux expropriation dues à la création de la ville nouvelle de Chrafate) et, bien entendu, nombre de témoignages d’habitants et d’associations (le Bureau central de la ligue pour la protection du consommateur publie le 13/03/2011 un état des lieux des « dégâts causés par Tanger-Med depuis le début de son installation » et mentionne plus de 270 familles expropriées, 3 douars concernés dans la zone de Ksar El Majaz : Dalia, Haouma, Oued Rmel. Enfin, il semble que d’autres expropriations aient eu lieu autour de Melloussa lors de l’extension de l’usine Renault.

15 Nous n’avons pas directement suivi les mobilisations des familles expropriées, qui se sont succédées jusqu’à il y a peu, sinon par de nombreuses sources d’informations, notamment journalistiques et associatives. Mais aussi d’après des entretiens avec certains responsables d’Al Omrane sous couvert d’anonymat (cf. infra à propos de Chrafate). Nous renvoyons à l’article déjà ancien de S. Planel (2011) sur la région Nord, qui propose une analyse fort intéressante de ces mobilisations, comme des connivences que nous évoquons et de la nouvelle gouvernance qui se cherche au Maroc, entre tradition et modernité, niveaux central et local. Voir également, à propos du « retrait-redéploiement » de l’État : Hibou, 1998 ; et, plus généralement sur la gouvernance marocaine, Hibou, Tozy, 2020.

16 Le circuit désormais courant au Maroc et dans d’autres pays en développement se présente ainsi : des associations occidentales spécialisées « dans le développement » montent des réseaux avec des consultants ou associations de travail social (marocaines en l’occurrence). Les premières répondent aux appels à projets européens ou américains et les seconds mettent en œuvre les projets acceptés. Ces projets sont les mêmes, quel que soit le pays : on voit ainsi les mêmes dispositifs et leurs catégories cognitives mis en œuvre de l’Amérique latine au Maroc (sur cette question, voir Ben Moussa, Bisbis, 2019 ; dans ce cas néanmoins, on observe une bonne implication commune des deux ONG marseillaise et tangéroise, pour éviter autant que faire se peut cet écueil et adapter les formules).

17 Entretien Y. Benarrosh avec un représentant d’Al Omrane en 2018 (sous couvert d’anonymat). Les investisseurs privés seront peut-être encouragés par la récente relance du projet.

18 65 bénéficiaires de prêts entre 1 000 et 3 000 euros (certains individus regroupant leurs prêts au sein des 7 coopératives créées). Exemple de créations réalisées : élevages de bovins ou caprins, vaches laitières, poules pondeuses, poulets beldi, deux coopératives de tourisme solidaire (chez l’habitant), une coopérative d’apiculture, un petit restaurant, un papèterie, une entreprise de construction. On compte bien sûr, et les auteurs des rapports insistent dessus, sur l’effet d’entraînement de ces initiatives et de leurs résultats. La dotation prévue pour financer ces AGR était de 180 000 euros (150 000 utilisés) sur un budget global d’environ 850 000 euros, la moitié cependant étant affectée à l’ONG marseillaise.

19 Il s’agit de Anjra, Jouamaa, Ksar El Majaz, Taghramt, Ksar Sghir et Melloussa, qui totalisaient une population de 67 982 personnes au recensement de 2014.

20 La question de l’évaluation est intéressante. Les deux rapports ont des tonalités bien différentes. L’évaluation finale et « externe », très complète et professionnelle, escamote cependant la complexité des relations et enjeux locaux : son rapport a été rédigé après une seule semaine de visite sur le terrain en toute fin de projet ; tandis que le rapport dit de « capitalisation », moins exhaustif car il n’a pas le même objectif, a été mené par un consultant en développement, ayant suivi très régulièrement le projet sur le terrain, en y effectuant des missions trimestrielles pendant trois ans.

21 Sur cette question du « social », voir Bono, 2010 et Bono et al., 2010.

22 Un représentant d’Al Omrane, holding chargée de la viabilisation et de la promotion du site, a pu nous confier sous couvert d’anonymat – mais ce genre d’information « circule » bien à Tanger – qu’un certain nombre d’hommes parmi les habitants expropriés avaient été embauchés pour les premiers travaux de terrassement, les moins qualifiés, mais qu’ils ont ensuite été remerciés lorsqu’il s’est agi de travaux plus spécialisés, ce qui aurait constitué une des causes de « sabotage » (entretien de novembre 2017, enquête Y. Benarrosh dans le cadre d’une délégation CNRS, sept. 2017-sept. 2018 : « Le Maroc dans la mondialisation économique et politique. D’une politique de l’emploi prise en charge par l’État à des politiques sociales déléguées aux individus, via “la société civile”. Contradiction ou paradoxe apparent ? Projet d’ethno-monographie de la reconversion d’une province du Nord »).

23 Les exemples du tourisme et de la production de produits traditionnels, bio ou beldi (pains, fromages) sont beaucoup mentionnés, qui s’adresseraient à une clientèle demandeuse et aisée (cadres des entreprises, classes moyennes-supérieures des grandes villes, etc.). Cependant, les entreprises de la zone demandent des labellisations pour tout achat de nourriture pour les cantines et le respect de cahiers des charges très contraignants : on imagine la longueur du processus, à supposer qu’il soit possible, pour les agriculteurs de Fahs Anjra qui se reconvertiraient dans le bio ou le beldi.

24 Il est très difficile de donner des chiffres, qui varient bien sûr en fonction des surfaces, mais aussi d’un interlocuteur à l’autre (institutionnel et anonyme !). On sait par ailleurs que certaines familles, qui ne voulaient entendre parler ni d’expropriation, ni d’indemnisation et qui sont allées devant les tribunaux, ont simplement été déboutées de tout droit par ces derniers car leur terres (collectives) n’étaient pas titrées : « On n’avait pas de papiers ». Le statut des terres au Maroc, et celui encore plus spécifique dans le Nord du pays, est encore un aspect important de cette situation qu’il convenait d’anticiper si l’objectif était vraiment de maintenir sur place les populations.

25 Ce qui était vrai surtout avant la pandémie, qui a certainement fragilisé nombre de ces auto-entrepreneurs informels, en particulier ceux qui tiraient des revenus du tourisme.

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Table des illustrations

Crédits Sources : HCP 2020a ; APDN 2010 & 2011 ; MCINET (s.d.).
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Titre Figure 2. Comparaison des infrastructures et des zones industrielles construites autour de Tanger et de Tétouan.
Crédits Cartographie : Fl. Troin • CITERES 2022, d’après carte des auteurs.
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Titre Figure 3. La zone de Fnideq encore en travaux en juillet 2021.
Crédits Cliché : S. Al Hachimi, juillet 2021.
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Titre Figure 4. La ZAE de Fnideq, février 2022
Crédits Cliché : Le360.ma, février 2022.
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Titre Figure 5. Grandeurs économiques relatives aux unités industrielles de la région, 2016.
Crédits Source : Calcul des auteurs d’après HCP, 2020c.Graphique : Fl. Troin • CITERES 2022.
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Titre Figure 6. Répartition de la population selon les groupes d’âges dans la région TTA.
Crédits Sources : RGPH, 2004 & 2014, cités dans BIT, 2017.Graphique : Fl. Troin • CITERES 2022.
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Titre Figure 7. Fahs Anjra et TMSA : un territoire rural « corrigé » pour un projet industriel homogène11 mais « hors sol ».
Crédits Cartographie : Fl. Troin • CITERES 2022, d’après carte des auteurs.
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Titre Figure 8. Les communes de la province de Fahs Anjra.
Crédits Cartographie : Fl. Troin • CITERES 2022, d’après carte des auteurs.
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Titre Figure 9. Taux de pauvreté dans la région Tanger-Tétouan-Al Hoceima, en 2014.
Crédits Source : MEFRA, 2020.Cartographie : Fl. Troin • CITERES 2022, d’après carte des auteurs.
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Titre Figure 10.1. La ville nouvelle de Chrafate sort-elle de terre ?
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Titre Figure 10.2. La ville nouvelle de Chrafate sort-elle de terre ?
Crédits Clichés : Y. Benarrosh, 2022.
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Titre Figure 11. Positionnement de la province Fahs Anjra : vers des vocations ancrées dans le territoire d’appartenance.
Crédits Source : APDN 2017, p. 38.Schéma repris par Fl. Troin • CITERES 2022.
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Pour citer cet article

Référence électronique

Sirine Al Hachimi, Omar Belkheiri et Yolande Benarrosh, « Distorsions économiques et spatiales dans le Nord du Maroc. Quels mondes en présence et quelle intégration possible ? Le cas de Fahs Anjra »Les Cahiers d’EMAM [En ligne], 34 | 2022, mis en ligne le 22 décembre 2022, consulté le 27 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/emam/4788 ; DOI : https://doi.org/10.4000/emam.4788

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Auteurs

Sirine Al Hachimi

Docteure en économie-gestion, ENCG, Université Abdelmalek Essâadi, Tanger
sirine970@gmail.com

Omar Belkheiri

Professeur d’économie, ENCG, Université Abdelmalek Essâadi, Tanger
omar.belkheiri@gmail.com

Yolande Benarrosh

Professeure émérite de sociologie, Aix-Marseille Université & UMR Mesopolhis
ybenarrosh@gmail.com

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