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Palmyre ou les usages du patrimoine

Les villes romaines victimes des guerres perses dans l’œuvre de Procope de Césarée

Les campagnes militaires de 540 à 543 de notre ère
The Roman cities victims of the Persian Wars in the Works of Procopius of Ceaserea
Sylvain Janniard

Résumés

Au cours des siècles d’affrontement entre Empires romain et sassanide (IIIe-VIIe siècles), les villes de l’Orient romain ont été des enjeux militaires importants. Les sièges sont donc récurrents au cours de cette période et la majeure partie d’entre eux est documentée par de multiples récits, souvent transmis par des historiens contemporains des faits. La contribution porte sur les récits composés en grec au milieu du VIe siècle par Procope de Césarée et relatifs aux dévastations urbaines en Syrie romaine lors des campagnes menées par le souverain sassanide Khosrau entre 540 et 543. Les récits que Procope laisse des destructions opérées par les Sassanides légitiment en premier lieu son autorité en tant qu’auteur. Ces narrations contribuent aussi à accentuer les traits principaux que Procope souhaite prêter aux Sassanides et à celui qui les mène, Khosrau. Elles concourent enfin à l’établissement des motifs moraux et politiques qui, selon lui, rendent compte de l’inégale résistance des cités d’Orient devant la marche destructrice des armées perses. Procope en tire une leçon générale sur la nécessaire unité des populations face à la menace extérieure et derrière les mandements de leur souverain. Son récit lui offre en dernier lieu l’occasion d’affirmer sa foi chrétienne.

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Texte intégral

à la mémoire de Dariusz Brodka (1969-2024)

  • 1 Pour le contexte historique et militaire des guerres romano-perses dans l’Antiquité tardive, voir, (...)
  • 2 Il est présent sur les théâtres d’opération en Orient en 541-542, dans la suite militaire du magist (...)
  • 3 Sur Procope, se reporter à Cameron, 1985 (ch. 1) ; Börm, 2015, p. 323-326 ; Whately, 2016 (ch. 1), (...)

1Au cours des longs siècles d’affrontement entre Empires romain et sassanide (IIIe-VIIe siècles), les villes de Syrie, de Mésopotamie, de Cappadoce et du Caucase ont été des enjeux de première importance. Lieux de concentration des moyens de l’action militaire, leur possession était nécessaire au contrôle du territoire dans le cadre de guerres qui impliquaient la saisie de gages économiques et comprenaient fréquemment des opérations de conquête ou de reconquête1. Les sièges ont donc été récurrents en Orient au cours de l’Antiquité tardive. La majeure partie d’entre eux est documentée par de multiples récits, transmis par des historiens romains contemporains des faits et, parfois, comme dans les cas d’Ammien Marcellin au IVe siècle ou de Procope de Césarée au VIe siècle, participants des évènements qu’ils rapportent. L’intérêt de ces narrations, qui présentent de nombreuses constantes, ne peut être limité à l’étude de leurs procédés stylistiques ni à l’analyse de leur valeur informative pour l’histoire politique et militaire de la période. Elles prennent aussi place dans une construction raisonnée par les auteurs romains d’une figure déformée de l’adversaire perse et dans l’instruction par les mêmes de multiples procès en responsabilité. La contribution porte plus spécifiquement sur les récits composés en grec au milieu du VIe siècle par Procope de Césarée relatifs aux dévastations urbaines en Syrie romaine survenues à l’occasion des campagnes d’ampleur menées par le souverain sassanide Khosrau entre 540 et 543. Né à Césarée de Palestine dans une famille de notables, Procope est particulièrement sensible au sort des cités de Syrie et de leurs communautés et consacre dans ses Histoires des guerres de Justinien de longs et informés développements aux sièges menés en Orient par les Sassanides dans la première moitié du VIe siècle2. Son œuvre d’historien est au service de réflexions plus générales sur la situation et le devenir de l’Empire romain sous Justinien. Elle constitue un observatoire privilégié des procédés et des intentions à l’œuvre dans l’élaboration des récits de guerre par les élites romaines de l’Antiquité tardive. La contribution montrera que si Procope est soucieux de restituer les faits dont il est le contemporain et, en particulier, l’importance des destructions matérielles opérées alors par les armées perses (Première partie), il tire surtout un parti politique (Troisième partie) et idéologique (Deuxième et quatrième parties) des sièges qu’il s’est attaché à rapporter3.

Les Perses, prédateurs suprêmes des villes romaines

  • 4 Une position développée encore plus crûment dans son Histoire secrète, XVIII, 22-23 et XXIII, 6-7. (...)
  • 5 Fonctionnaire de la préfecture du prétoire d’Orient sous Justinien, l’auteur affirme qu’à l’issue d (...)

2Dans les Histoires des guerres de Justinien de Procope, les déprédations dont se rendent coupables les armées sassanides sur les villes romaines de Syrie au cours des invasions de 540 et 542, rapportées au livre II de l’ouvrage, appellent le recours constant à l’hyperbole. Selon Procope, le projet de Khosrau ne consiste en rien moins qu’en la destruction de tous les Syriens et les Ciliciens [Histoires, II, 6, 21]4. En préambule à l’achèvement de ce sinistre et sanglant objectif final, sont ainsi décrites des troupes perses à peine entrées en Euphratèse romaine au printemps 540 réduisant tous les survivants de la prise de Soura en esclavage, rasant la ville jusqu’au sol. Selon Procope, les 12 000 malheureux, pourtant rachetés, finissent par périr de désespoir [Histoires, II, 5, 26-33]. Plus avant dans l’invasion, Bérée est aussi détruite par le feu [Histoires, II, 7, 10-11]. C’est toutefois le sac d’Antioche, perle de l’Orient romain, qui provoque l’effroi et la stupéfaction les plus vifs. La population demeurée dans la cité y est montrée passée par les armes ou asservie sans considération d’âge ni de sexe [Histoires, II, 8, 34 et 9, 14], les bâtiments livrés au pillage, à commencer par l’église cathédrale ; là encore, les Perses mettent le feu aux décombres [Histoires, II, 9, 14-18]. Procope n’est pas le seul que bouleverse le sort de la métropole syrienne. Son contemporain Jean le Lydien s’horrifie également du massacre survenu lors de la prise de la ville ainsi que du pillage systématique de ses œuvres d’art [Jean le Lydien, III, 54]5. De moins grande ampleur, la campagne de 542 apporte tout de même son lot de dévastations : Callinicum d’Euphratèse est rasée, sa population qui n’a pas fui asservie [Histoires, II, 21, 30-32].

  • 6 Sur l’inscription de Procope dans la tradition classique du genre historiographique, voir Cameron, (...)
  • 7 Voir aussi Procope, Histoires, I, 7, 29-32, avec le commentaire de G. Greatrex, 2022a, p. 113-114 e (...)
  • 8 Sur l’attachement des auteurs du VIe siècle au passé romain, voir Moore, 2018 ; sur l’effet de l’in (...)
  • 9 L’assistance au spectacle est aussi présentée par Procope comme une parodie des prérogatives du pri (...)

3L’amplification des dommages opérés par l’adversaire sassanide sur les villes romaines relève d’une constante du genre historique6. Lorsqu’il rend compte de la prise d’Antioche en 253, l’historien Zosime, écrivant au début du VIe siècle, précise que l’ensemble des bâtiments, tant publics que privés, a été alors détruit [Zosime, I, 27, 2]. Le motif de l’anéantissement urbain d’Antioche offre même au rhéteur Libanios en 362 l’occasion d’une coquetterie face à l’empereur Julien, l’orateur priant le prince d’excuser la modestie de la parure monumentale de la ville, conséquence encore sensible des ravages de l’incendie du siècle précédent [Libanios, XV, 16]. La Chronique du Pseudo-Zacharie s’étend sur le massacre, trois jours et trois nuits durant, de la population d’Amida, prise par les Perses en 503, massacre suivi du pillage systématique des richesses et des embellissements urbains [Pseudo-Zacharie, VII, 27-30]7. Il s’agit pour les auteurs ayant recours à l’hyperbole de provoquer chez leurs lecteurs de vives émotions, de l’effroi à la compassion, et de placer les dévastations commises par les armées sassanides au degré le plus élevé de l’échelle des calamités pouvant frapper les villes. L’écho d’un tel procédé devait être largement assuré parmi les populations lettrées des provinces orientales de l’empire tardif désormais susceptibles, comme nous l’avons rappelé, de faire l’expérience des épreuves infligées à Soura, Bérée, Antioche et Callinicum en 540 et 542. L’emploi du grossissement pour rapporter les ravages des armées perses en campagne devient toutefois plus fréquent chez les auteurs du VIe siècle. La pratique peut refléter la récurrence et la brutalité des opérations de guerre alors menées par les Sassanides dont les objectifs en campagne paraissent avoir été d’anéantir l’éventuelle résistance des populations civiles romaines par la terreur et de priver les armées impériales des points d’appui urbains nécessaire à leur action militaire. Toutefois, l’insistance des auteurs orientaux à amplifier les dommages infligés aux cités de l’empire me semble plutôt tendre à présenter les Perses en adversaires animés de l’intention inexpiable d’abolir les spécificités culturelles, et particulièrement historiques, des communautés urbaines romaines8. Les récits des ravages opérées par les armées sassanides peuvent être cependant aussi, pour Procope, le prétexte pour réaffirmer la supériorité romaine en matière de civilisation. Khosrau s’émerveille ainsi de la beauté des sanctuaires de Daphné, à proximité d’Antioche, puis se réjouit d’assister à Apamée aux courses de l’hippodrome [Histoires, II, 11, 4-6, 31-35]9. In fine, en témoignage de son incomparable succès en Syrie mais également par attrait pour les modes de vie que cultivaient les cités de l’Orient romain, le souverain sassanide ordonne en Asoristan perse la construction d’une ville calquée sur le plan d’Antioche. Il y fait allotir les populations déportées des villes syriennes, en leur octroyant des privilèges financiers et juridiques [Histoires, II, 14, 1-3] :

  • 10 Voir Greatrex, 2022a, p. 458, 503-505. Le projet de Khosrau est aussi rapporté, entre autre, dans l (...)

« Khosrau fit construire une ville en Assyrie à une journée de route de Ctésiphon, il la nomma Antioche de Khosrau et y installa tous les prisonniers d’Antioche, leur aménagea des bains, un hippodrome et leur donna la jouissance d’autres installations de luxe. Car il amenait avec lui les conducteurs de char et les spécialistes des arts à la fois d’Antioche et des autres cités romaines. Ces gens d’Antioche, il les entretenait continûment sur les fonds publics bien mieux qu’il convient à des prisonniers, et il décida de les faire nommer “sujets royaux”, si bien qu’ils ne dépendaient d’aucun des dignitaires, seulement du roi. »10 [trad. J. Auberger]

Khosrau, un contre-modèle absolu du pouvoir princier

4Les hommages paradoxaux qu’entre deux dévastations, Khosrau semble rendre à la culture des cités romaines n’atténuent pas la dureté du portrait que laisse de lui Procope. Dans le récit que ce dernier livre des campagnes de la seconde guerre persique du règne de Justinien, le souverain sassanide est dépeint en figure monstrueuse, affecté d’un ensemble de défauts moraux qui auraient dû le rendre impropre à exercer le moindre pouvoir. Si, à l’exposé des instructions données par Khosrau aux différentes étapes des campagnes qu’il mène personnellement, le lecteur n’était pas déjà convaincu de l’abomination que représente le souverain perse, Procope l’amène directement à cette conclusion en une analyse sans appel de ses caractéristiques morales. Après avoir ordonné le massacre des habitants d’Antioche, Khosrau convoque les négociateurs du pouvoir romain, présents dans son camp, pour qu’ils assistent à la scène et l’écoutent pérorer. Procope lui prête alors un discours dans lequel il se défausse de la responsabilité du monstrueux forfait en cours d’exécution, accusant pêle-mêle la résistance des Antiochéens et la cruauté de ses propres officiers [Histoires, II, 8, 30-9, 7]. L’auteur dresse ensuite un réquisitoire des plus sévères qui synthétise l’appétence de Khosrau pour le mensonge, le parjure et l’hypocrisie :

« Car il était l’homme le plus habile à dire le faux, cacher le vrai et faire porter le blâme de ses méfaits à ceux qu’il avait lésés. De plus il était prêt à donner son accord à tout et à appuyer son accord par un serment, mais plus disposé encore à oublier ce à quoi il venait juste d’acquiescer sous serment et, pour de l’argent, il était prompt à abaisser son âme vers toutes sortes de souillures, naturellement très doué pour feindre une vertueuse expression et écarter par des excuses la responsabilité de ses actes. » || Histoires, II, 9, 8 [trad. J. Auberger]

  • 11 Sur la figure de Khosrau dans les Histoires des guerres de Justinien, voir Cameron, 1985, p. 163-16 (...)

5Procope semble avoir pensé la présentation des campagnes sassanides de la seconde guerre persique comme une illustration filée des manquements politiques et moraux de Khosrau, érigé en contre-modèle de pouvoir. Il expose initialement l’entrée en guerre des Sassanides comme une rupture unilatérale de la « Paix éternelle », conclue en 532 entre les deux empires orientaux [Histoires, II, 1, 1-15, 10, 10-18 et 11, 27 ; Histoire secrète, XVIII, 29]11. La suite des opérations n’est pour lui qu’une litanie de paroles rompues et d’impostures : Soura et Bérée tombent bien que Khosrau ait promis de les épargner contre rançon [Histoires, II, 5, 8-33 et 7] ; le même fait en 542 sacquer Callinicum alors qu’il négocie avec Justinien les conditions financières du retrait de ses armées hors du territoire romain [Histoires, II, 21, 30-32], circonstances qu’ont connues également les sièges d’Apamée et de Chalcis en 540 [Histoires, II, 11, 14-38 et 12, 1-2]. Avant même d’avoir achevé le récit des campagnes de 540 à 543, Procope rappelle que Khosrau n’a pas respecté la trêve établie en 545 pour y mettre un terme [Histoires, II, 28, 15-17].

  • 12 Sur cette représentation au VIe siècle, voir Cameron 1985, p. 247-248, 252 ; Kaldellis, 2004, p. 16 (...)

6Cette constance dans la déloyauté peut être redoublée d’autres vices, telles la cupidité ou la cruauté. Le moteur des campagnes de la seconde guerre persique semble ainsi avoir été, pour Procope, l’appât du gain manifesté par le souverain sassanide sous la forme de l’extorsion ou du pillage [e.g. Histoires, II, 5, 28 et 10, 19-24]. S’étant fait ouvrir Apamée, il augmente inconsidérément les exigences financières initialement mises à l’évacuation sans pillage de la ville [Histoires, II, 11, 24]. Plus tard, lors des opérations de 542, il fait mettre à la torture l’évêque de Sergiopolis qui s’était montré incapable de lui livrer la rançon fixée pour le rachat des prisonniers faits à Soura [Histoires, II, 20, 2-4]. Hypocrite, cynique, colérique et inaccessible à la raison [Histoires, II, 6, 20], Khosrau figure, selon les critères fixés par la pensée politique grecque, l’exact opposé du souverain modèle dont les sujets attendent maîtrise de lui-même, justice et bienveillance12.

Les sièges, l’occasion d’une leçon politique

  • 13 Sur les difficultés financières de Justinien à verser régulièrement leurs soldes aux unités des lim (...)

7En historien pragmatique, Procope veut offrir à son lecteur des éléments d’explication aux événements rapportés, à plus forte raison lorsqu’il doit rendre compte de désastres aussi attentatoires à la puissance affirmée de l’Empire que les sacs de ses plus belles cités en Orient (Brodka, 2022b, p. 32-33). Son récit des campagnes de Khosrau ne masque donc pas les carences des autorités centrales et locales et, sans exonérer les Perses de leur entière responsabilité dans les malheurs du temps, montre que l’ampleur des destructions doit aussi en partie à l’état des défenses en Orient à l’orée de la décennie 540. Nombre de murailles urbaines ne sont plus en effet en état de soutenir un siège, faute d’entretien, ainsi de Callinicum en 542, abandonnée par sa garnison et ses élites civiques alors que des travaux massifs de réfection de l’enceinte entamés bien trop tard, rapporte Procope, n’ont pu aboutir [Histoires, II, 21, 30-31]. Le défaut d’équipement affecte également l’armée impériale que le général Bélisaire doit refournir à la hâte en préliminaire à la campagne qu’il souhaite mener en 541 [Histoires, II, 16, 2]. Absence aux conséquences plus grandes encore pour Procope, la solde dont le versement retardé pousse une majorité des troupes romaines de Bérée à rejoindre les colonnes de Khosrau [Histoires, II, 7, 37]13. Toutefois, l’insuffisante préparation des défenseurs du fait d’une longue période de paix en Orient ou des difficultés financières de l’État ne constitue pas pour Procope l’origine principale des captures répétées des cités syriennes en 540 et 542. Celle-ci serait plutôt à rechercher, selon lui, dans l’attitude des acteurs militaires et civils impliqués dans les différents sièges qu’il rapporte et dont l’analyse lui offre l’occasion de réflexions critiques sur les dissensions civiques comme sur l’adhésion locale à des objectifs généraux fixés par le pouvoir central.

8L’exemple le plus abouti du schéma explicatif qu’il avance auprès de ses lecteurs est fourni par son récit du siège d’Antioche en juin 540. Avant même l’investissement de la ville par les armées de Khosrau, les pouvoirs locaux y sont présentés comme incapables de déterminer une ligne de conduite claire tout à la fois sur des aspects aussi importants que la consolidation des murailles ou les négociations avec le souverains sassanide [Histoires, II, 6, 9-16]. Alors que l’un des chefs d’état-major des armées, Germanos, cousin de l’empereur, quitte la cité suivi de l’évêque et d’une partie de la population [Histoires, II, 7, 17-18 et 8, 2], la ville reçoit enfin le renfort d’une garnison impériale, laquelle cependant ne parvient pas à s’entendre avec les citoyens décidés à défendre Antioche. Privée de ses autorités naturelles, la population assiégée semble avoir perdu ses capacités de jugement et agir de façon inconséquente : Khosrau, rapporte Procope, est ainsi violemment brocardé depuis les remparts et ses émissaires violentés, rendant toute issue négociée impossible [Histoires, II, 8, 6]. Une même désorientation explique l’incapacité des défenseurs de la ville désemparés, à empêcher l’armée sassanide de s’approcher de l’enceinte et à répondre militairement à ses assauts. C’est l’effondrement d’un chemin de ronde édifié à la hâte qui aurait alors précipité l’envahissement d’Antioche, à l’issue d’une panique générale des défenseurs. Une même absence de constance, de conduite et, conséquemment, de discernement pratique affecte les combattants de Soura [Histoires, II, 5, 8-27], de Bérée ou de Petra en Lazique en 541 [Histoires, II, 17, 16-27], ferments de la capture de ces villes.

9En contrepoint à ces exemples de discordes civiques, vecteurs d’inconséquences délétères pour la sauvegarde des villes qui en seraient affectées, Procope propose des récits de siège victorieux pour l’Empire du fait de l’unanimité des défenseurs. Le paradigme en est fourni par la longue narration des faits survenus à Edesse en 543 [Histoires, II, 26-27, voir Greatrex, 2022a, p. 604-622, Brodka, 2013]. Ici, les négociateurs de la cité repoussent les conditions inacceptables réclamées par Khosrau pour épargner la ville, y compris la livraison de leur garnison ou celle de l’ensemble de leurs richesses et font trainer les discussions lorsqu’ils perçoivent l’affaiblissement de la combativité perse. Des enfants aux vieillards, toute la population d’Edesse aurait ainsi concouru à sa propre défense, parfois même avec des succès supérieurs à ceux de la troupe [Histoires, II, 26, 5-11]. Une attitude analogue caractérise selon Procope les défenseurs de Dara en Mésopotamie en 540 [Histoires, II, 13, 16-28] ou de Sergiopolis en 542 [Histoires, II, 20, 11-15]. Aussi aucune des trois cités ne se livre-t-elle aux Sassanides.

  • 14 Plus généralement, sur le goût pour « l’ordre » dans l’œuvre de Procope, voir Cameron, 1985, p. 242 (...)

10Le soutien que les habitants apportent ici à leur garnison et, plus généralement, à l’autorité impériale est présenté par Procope comme une leçon politique, en opposition, explicite, aux situations connues par les cités qui, faute, d’après lui, d’un consensus interne sur l’attitude à adopter face aux Perses et de constance dans l’obéissance à l’injonction justinienne de résistance, ont été prises par Khosrau depuis 54014.

Les désastres qui frappent les cités romaines manifestent la réalisation d’un plan divin

  • 15 Des considérations identiques sont émises par Procope quant à l’origine de la peste qui frappa l’em (...)
  • 16 Sur l’expression par Procope de ses convictions chrétiennes dans les Histoires, voir Cameron, 1985, (...)

11Au nombre des explications qui rendent compte du saccage des cités romaines, Procope fait entrer, en dernière instance, la réalisation d’un plan divin, manifesté par la suite de déroutes subies par les défenseurs de l’Empire, que l’auteur souhaite à la fois révéler et brièvement commenter. Le récit du sac d’Antioche, en particulier, est suivi dans le texte des Histoires par de rares considérations de Procope sur le caractère impénétrable de la Providence divine qui élève un monstre tel que Khosrau et permet la destruction d’une splendeur telle qu’Antioche [Histoires, II, 9, 13 et 10, 4-5]. La ruine de la ville, annoncée par des prodiges [Histoires, II, 10, 1-3], s’inscrit dans une longue suite de désastres – tempête, tremblement de terre – entamée dès le règne d’Anastase. Elle achève ainsi l’accomplissement d’un fatum chrétien, privé de motifs humainement accessibles [Histoires, II, 14, 5-7]15. Une telle lecture causale manifeste de la part de Procope une adhésion incontestable au christianisme16.

  • 17 Au contraire de Ménandre le Protecteur, Histoires, fr. 6.1.36-40, Théophane le Confesseur, Chroniqu (...)
  • 18 Voir Cameron, 1985, p. 116-117 ; Borsch, 2023, p. 221-226.

12Si l’interprétation proposée par l’historien de Césarée est fort classique dans l’historiographie chrétienne de l’Antiquité tardive comme dans l’hagiographie, le récit livré dans les Histoires présente néanmoins une spécificité notable. L’auteur n’attribue pas en effet les malheurs survenus aux cités romaines à la punition divine d’une impiété caractérisée, mais les interprète comme l’effet d’une raison divine, qui échapperait à la compréhension des hommes17. À l’inverse, il souligne le sort favorable des cités qui, bénéficiaires d’un appui divin, moral ou matériel et, surtout, soudées dans la croyance en l’efficience de la protection accordée par Dieu, ont pu résister aux Perses – Dara, Sergiopolis, Edesse [Histoires, II, 13, 22-24 ; 20, 9-15 ; 26-27] – ou être épargnées – Apamée [Histoires, II, 11, 14-20]18.

Conclusion

  • 19 Sur l’inscription de l’œuvre de Procope dans une tradition classique d’écriture de l’histoire, voir (...)

13Loin d’être gratuites, les longues narrations consacrées par Procope aux dévastations commises par les Perses occupent une place centrale dans l’économie de ses Histoires des guerres de Justinien. Elles légitiment en premier lieu son autorité en tant qu’auteur en mesure d’apporter aux lecteurs un récit documenté et quantifié. Inscrit dans une tradition littéraire consacrée de dénonciations des méfaits attribuables aux adversaires orientaux de l’Empire, ce récit se révèle in fine susceptible de provoquer l’émotion attendue devant les malheurs endurés par les villes romaines19.

14En second lieu, ces narrations contribuent à accentuer les traits principaux que Procope souhaite prêter aux Sassanides et, tout d’abord, à celui qui les mène, Khosrau, véritable précipité des tares caractéristiques du tyran dans la pensée grecque classique. Elles concourent enfin à l’établissement des motifs moraux et politiques qui, selon lui, rendent compte de l’inégale résistance des cités d’Orient devant la marche destructrice des armées perses. Procope en tire une leçon générale sur la nécessaire unité des populations face à la menace extérieure et derrière les mandements de leur souverain. Son récit lui offre en dernier lieu l’occasion d’affirmer sans conteste sa foi chrétienne.

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Bibliographie

• Sources

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Notes

1 Pour le contexte historique et militaire des guerres romano-perses dans l’Antiquité tardive, voir, dans une bibliographie pléthorique : Dodgeon, Lieu, 1991 ; Blockley, 1992 ; Greatrex, Lieu, 2002 ; Greatrex, 2005 ; 2007 ; Börm, 2016, et, plus spécifiquement sur la campagne de 540, Börm, 2006 ; Heather, 2018 (ch. 8).

2 Il est présent sur les théâtres d’opération en Orient en 541-542, dans la suite militaire du magister militum Bélisaire.

3 Sur Procope, se reporter à Cameron, 1985 (ch. 1) ; Börm, 2015, p. 323-326 ; Whately, 2016 (ch. 1), Greatrex, 2022b ; et sur ses Histoires, Cameron, 1985 (ch. 8) ; Rance, 2022 ; Brodka, 2022b, p. 15-61, Greatrex, 2022a, Introduction.

4 Une position développée encore plus crûment dans son Histoire secrète, XVIII, 22-23 et XXIII, 6-7. Pour l’étude des représentations dans l’œuvre de Procope des souffrances des civils, voir Fan Chiang 2018.

5 Fonctionnaire de la préfecture du prétoire d’Orient sous Justinien, l’auteur affirme qu’à l’issue de la campagne de Khosrau ne restait plus un seul contribuable en Syrie.

6 Sur l’inscription de Procope dans la tradition classique du genre historiographique, voir Cameron, 1985 (ch. 3) ; Kaldellis, 2004, p. 26-29 ; Kaldellis, 2022, p. 339-348 ; sur les procédés d’amplification dans le récit par Procope des guerres romano-perses, voir Vasconcelos Baptista, 2018.

7 Voir aussi Procope, Histoires, I, 7, 29-32, avec le commentaire de G. Greatrex, 2022a, p. 113-114 et, plus généralement, sur les récits transmis du siège de la ville, Débié, 2003 et Greatrex, 2010.

8 Sur l’attachement des auteurs du VIe siècle au passé romain, voir Moore, 2018 ; sur l’effet de l’invasion de 540 sur la représentation des Perses dans l’œuvre de Procope, voir Börm, 2007, p. 261.

9 L’assistance au spectacle est aussi présentée par Procope comme une parodie des prérogatives du prince romain ; sur les épisodes de Daphné et d’Apamée comme artifices supplémentaires pour délégitimer Khosrau dans l’œuvre de Procope, voir Pazdernik, 2022, p. 151-158.

10 Voir Greatrex, 2022a, p. 458, 503-505. Le projet de Khosrau est aussi rapporté, entre autre, dans la Chronique de Tabari (V, 898 et 959-960).

11 Sur la figure de Khosrau dans les Histoires des guerres de Justinien, voir Cameron, 1985, p. 163-164 ; Brodka, 1998 ; Kaldellis, 2004, p. 120-123 ; Börm, 2007, p. 251-252. L’historiographie moderne tend à lire en creux, dans ce portrait à forte charge, une dénonciation des formes tyranniques du pouvoir de Justinien, contra Börm, 2015, p. 328-329, Greatrex, 2022a, e.g. p. 454-455, dont je partage les vues.

12 Sur cette représentation au VIe siècle, voir Cameron 1985, p. 247-248, 252 ; Kaldellis, 2004, p. 160-161 ; Bell, 2013, p. 272-275 et 287-288 ; Börm, 2015, p. 308-309 et 336-337 ; Karantabias, 2018, p. 56-65, et, e.g. Procope, Histoires des guerres de Justinien, II, 26, 32, V, 1, 26-27.

13 Sur les difficultés financières de Justinien à verser régulièrement leurs soldes aux unités des limites, voir Procope, Histoire secrète, XXIV, 12-13.

14 Plus généralement, sur le goût pour « l’ordre » dans l’œuvre de Procope, voir Cameron, 1985, p. 242-243, et sur son « mépris de classe », voir Thesz, 2018, p. 81-85 ; Roberto, 2022, p. 63-364. Pour les élites urbaines de l’Orient romain tardif, dont Procope est un figure représentative, le consensus civique est à la fois une valeur centrale et un impératif pratique.

15 Des considérations identiques sont émises par Procope quant à l’origine de la peste qui frappa l’empire dès 542 [Histoires, II, 22, 1-2], l’ascension au pouvoir de Théodora [Histoire secrète, X, 9-10], l’échec des campagnes de Bélisaire en Italie entre 544 et 549 [Histoire, VII, 13, 15-19, Histoire secrète, IV, 44-45].

16 Sur l’expression par Procope de ses convictions chrétiennes dans les Histoires, voir Cameron, 1985, ch. 7, p. 236-237 ; Whitby, 2007, p. 79-87 ; Brodka, 2022a, p. 197-200 et 202-205 ; 2022b, ch. 6, 1-2 ; Stickler, 2022, contra Kaldellis, 2004, ch. 5, part. p. 204-213, 216-221.

17 Au contraire de Ménandre le Protecteur, Histoires, fr. 6.1.36-40, Théophane le Confesseur, Chronique, A.M. 6018, 6019, 6021, la Vie de Syméon le Jeune, 57, ou, plus généralement, de Justinien, Nouvelles, 77. Même choix en revanche de la part de Procope dans les explications à apporter au déclenchement de la peste en 542.

18 Voir Cameron, 1985, p. 116-117 ; Borsch, 2023, p. 221-226.

19 Sur l’inscription de l’œuvre de Procope dans une tradition classique d’écriture de l’histoire, voir Cameron, 1985 (ch. 2) ; Rance, 2022, p. 108-113 ; Brodka, 2022b, p. 16-21 ; Greatrex, 2022a, p. 8-13.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Sylvain Janniard, « Les villes romaines victimes des guerres perses dans l’œuvre de Procope de Césarée »Les Cahiers d’EMAM [En ligne], 36 | 2025, mis en ligne le 08 janvier 2025, consulté le 11 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/emam/5744 ; DOI : https://doi.org/10.4000/131ka

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