- 1 Les services 3G ont été introduits en Côte d’Ivoire en mars 2012 et la 4G en 2016.
1À Abidjan, le développement de la 3G puis de la 4G1 [[[UNTRANSLATED text:text-input: , la mise sur le marché par les opérateurs téléphoniques d’offres adaptées aux pratiques et aux usages locaux (Chéneau-Loquay, 2012), l’accès à des smartphones bon marché proposant des applications de captations vidéos et des logiciels de montage ainsi que le succès de certains réseaux sociaux ont modifié l’écosystème du vidéoclip musical en multipliant les formes au sein desquelles la danse apparaît : « démo » centrée sur les « concepts » (attitude et/ou danse) associés au morceau, « défis » ou « challenges » en amont ou en aval de la sortie du vidéoclip au sein duquel les danseurs individuellement ou en groupe vont pouvoir dévoiler leur expertise corporelle, et « clip » officiel né de la collaboration entre un réalisateur, une chanteuse ou un chanteur et des danseuses ou des danseurs. Si cet élargissement de l’écosystème du vidéoclip a contribué à brouiller la frontière, déjà poreuse, entre ]]] danseurs·ses amateurs et danseurs·ses de métier, on constate également que la possibilité offerte par les réseaux sociaux de poster très régulièrement des vidéos de danse a modifié les dynamiques de visibilité des danseuses et des danseurs professionnel·le·s, et par la même bousculé certaines relations de pouvoir.
2Cet article propose d’explorer la manière dont les danseuses et les danseurs abidjanais·e·s exploitent les nouvelles technologies pour construire des carrières professionnelles singulières. En quoi la mise en ligne des danses sur les réseaux sociaux modifie-t-elle les pratiques professionnelles de ces artistes, leur représentation du travail et leurs aspirations ? Quels sont les rebonds d’opportunités qui peuvent exister entre les danses en ligne et hors ligne ? Est-ce que la notoriété acquise en ligne permet aux danseurs·ses de clips ou de concerts de sortir d’une marginalité soulignée par plusieurs auteurs (Braun, 2014 ; Djebbari, 2018) en permettant la création de nouvelles formes de coopération avec les chanteuses et les chanteurs ?
- 2 Cette étude en cours d’une durée totale de quatre mois a été menée dans le cadre du programme de r (...)
- 3 D’une durée moyenne d’une heure, ces entretiens non directifs, intégralement retranscrits, furent (...)
- 4 Ces danseuses et danseurs ont été rencontré·e·s suite à un travail préalable de recension des grou (...)
- 5 Sur le terrain, j’ai assisté au tournage de trois vidéoclips et de quatre « démos », vidéos exclus (...)
3L’analyse se fondera sur un corpus de données issues d’une enquête de terrain menée en 2021 (avril-juin) et 2022 (juin) dans différentes communes de la capitale économique ivoirienne (Cocody, Yopougon, Abobo principalement)2. Tout au long de ce travail ethnographique, je me suis attachée à suivre trois groupes de danses urbaines d’Abidjan ainsi que certaines figures de ce monde professionnel (chorégraphes, danseurs·ses réputé·e·s) dans différents contextes : répétition, création de chorégraphie de clips, tournage de vidéo de danses, show en boite de nuit, soirée de performance. Ces moments d’observations et de discussions informelles ont été complétés par des entretiens formels3 menés avec sept danseuses âgées de 20 à 35 ans et sept danseurs âgés de 20 à 40 ans4. À cette ethnographie classique fondée sur « la rigueur du qualitatif » (Olivier de Sardan, 2008) s’est articulée une « ethnographie en ligne » qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui. Cette veille sur les différents réseaux sociaux, que Nicolas Auray qualifie de « vigilance flottante » ou de « flânerie » (cité in Pasquier, 2017 : 11) est particulièrement utile pour rester au courant des projets et des réalisations des danseuses et des danseurs rencontré·e·s sur le terrain lorsqu’on n’y est plus mais aussi pour maintenir les liens et poursuivre les conversations via différentes messageries. Elle permet également de repérer certains invariants qui structurent les mises en scène de soi et plus largement « les stylisations de l’existence » (Fouquet, 2015) qui se déploient au sein de ces espaces virtuels. Ces récits numériques de soi constituent ainsi un espace d’observation des dynamiques de subjectivation, notamment les « subjectivations au travail […] du travail ou dues au travail » (Bourel, Hayem, 2019 : 17) sur lesquelles je reviendrai dans la suite de cet article. J’ai également constitué un corpus d’une vingtaine de clips de danse à partir des tournages auxquels j’ai pu assister et ceux qui ont été évoqués par les artistes lors des entretiens5. Dans certains cas, les vidéos ont été visionnées avec les danseur·se·s ; dans d’autres cas, j’ai assisté aux répétitions pré-tournage ; pour certaines enfin, j’ai pu observer les différents moments du montage réalisé soit par un réalisateur professionnel soit par eux-mêmes.
4Cette ethnographie « en ligne » a été complètement intégrée à l’ethnographie « hors ligne » afin de ne pas réifier l’espace électronique et prendre en compte l’encastrement des sociabilités entre ces deux espaces qui, dans le quotidien des acteurs, n’en forment qu’un (Berry, 2012 ; Pastinelli, 2011 ; Steil, 2021). Il s’agit ainsi de documenter « les modes et les processus sociaux et communautaires d’appropriation du numérique “par le bas” » (Akindès, Kouamé, 2019) en travaillant sur les pratiques et les usages que font les danseuses et les danseurs au quotidien d’internet et des réseaux sociaux. Ainsi, à travers différents types de données empiriques (extraits de discussions et d’entretiens, description ethnographique de pratiques, analyse de contenus de comptes Instagram, Facebook, TikTok), je documenterai dans cet article l’enchevêtrement des logiques de visibilités et de professionnalisation en montrant comment dextérité numérique et virtuosité corporelle s’articulent au sein de ces carrières de danseur·se·s connecté·e·s. Dans un premier temps, seront décrites les trajectoires de formation des danseuses et des danseurs urbains, la place des danses en ligne dans les apprentissages et l’autodidaxie relative qui caractérise ces parcours de formation informelle. Ensuite, seront évoquées les dynamiques d’individualisation dans lesquelles sont engagés ces jeunes artistes, les différentes « luttes pour la reconnaissance » (Honneth, 2002) qui les accompagnent et le rôle des vidéos de danse dans cette quête d’émancipation. Enfin, je montrerai comment iels utilisent les réseaux sociaux pour construire une notoriété « en ligne » basée sur la figure de « l’artiste entrepreneur » flexible et libre.
5Le monde artistique ivoirien, comme l’ensemble des autres segments de la société, a largement souffert de la crise militaro-politique qui, de 2002 à 2010, a entraîné insécurité et violations des droits de l’Homme en Côte d’Ivoire (Akindès, 2004 ; Banégas, Marshall-Fratanie, 2003). Dans un contexte violent et instable, peu propice au développement de la vie artistique, festivals et projets de création furent suspendus. Plusieurs danseur·se·s ont quitté le pays afin de fuir ce contexte de crise : certain·e·s sont partis en Europe tandis que d’autres se sont installé·e·s (provisoirement) dans des villes de la sous-région (Bamako, Ouagadougou et Dakar notamment). Signalons cependant que le mouvement du coupé-décalé, né au début des années 2000 à Paris au sein de la diaspora ivoirienne, s’est déployé à Abidjan durant cette période comme un « air de fête en temps de guerre » (Kohlhagen, 2005 : 94). Ce mouvement musical et dansé constitue, depuis lors, un élément primordial de la culture populaire ivoirienne (Kolé, 2021).
- 6 Cette certification professionnelle est délivrée sur concours par le centre de formation pédagogiq (...)
- 7 La généralisation de la bourse à l’ensemble des étudiant·e·s est une spécificité de l’INSAAC. Ce n (...)
6À partir de 2011, la Côte d’Ivoire s’est engagée dans une dynamique de pacification fondée sur un processus de réconciliation nationale impulsé d’en haut et sur la croissance économique, portée par un libéralisme d’État qui a permis au pays de retrouver sa place de « locomotive » de l’Afrique de l’Ouest tout en laissant à la marge de ce développement de nombreux ivoiriens (Akindès, 2017). Ce contexte éclaire la structuration actuelle du milieu de la danse abidjanais qui, comme les autres secteurs culturels, profite d’un contexte économique favorable pour se réinventer et (re)construire un tissu socio-professionnel stable. Ce « monde de l’art » (Becker, 1988) est particulièrement dynamique avec une offre de formation structurée et dispensée au sein de l’Institut national supérieur des arts et de l’action culturelle à travers une licence et un master en danse ainsi qu’un diplôme professionnel de professeurs d’éducations artistiques6. Composées exclusivement d’étudiant·e·s boursier·e·s7, les promotions en licence danse de l’INSAAC sont très actives, encadrées par des danseuses et des danseurs chorégraphes, eux-mêmes pour la plupart diplômé·e·s de l’institut. Au-delà de leur statut d’enseignant·e·s, ces danseur·se·s fonctionnaires développent des projets artistiques dans le cadre de leur propre compagnie. Plus récemment, iels se sont regroupé·e·s en collectif pour fonder la Fédération ivoirienne de danse FID-Accordanse qui organise un festival, des soirées de spectacles dans les différentes communes d’Abidjan, des sessions de formation et qui tente plus largement de réfléchir à la structuration du milieu ivoirien de la danse dans toutes ses singularités et composantes. En parallèle de ces initiatives solides, on relève également l’importance des actions entreprises par certain·e·s danseur·se·s ivoirien·e·s résidant en Europe qui s’attachent depuis Paris, Berlin ou Hambourg à créer des lieux, des festivals ou des studios à Abidjan. Enfin, à côté de ce monde de la danse scénique « traditionnelle » ou « contemporaine », se déploie le vaste milieu des danseuses et des danseurs urbain·e·s qui, s’il n’est pas complètement coupé de l’institutionnalisation décrite dans les lignes précédentes, repose sur une organisation propre qui est fortement articulée aux collaborations nouées avec les chanteuses et les chanteurs de musiques populaires et aux différentes modalités de présence des danses en ligne.
- 8 Lors de l’enquête, j’ai rencontré un seul danseur étudiant en Master danse à l’INSAAC et leader d’ (...)
7En effet, si l’INSAAC joue un rôle important dans la structuration d’une partie du milieu de la danse abidjanais, peu de danseur·se·s urbain·e·s l’ont fréquenté8. L’institut ne dispense d’ailleurs aucun enseignement en « danses urbaines », pratiques conçues comme relevant d’un apprentissage quasi « naturel ». Ainsi Sandy, danseuse abidjanaise d’une trentaine d’années, titulaire d’un master en droit des affaires et leader d’un groupe féminin de danses urbaines très actif fondé en 2012, indique à ce propos :
- 9 L’École des Sables est un centre de formation en danse de renommée internationale situé à Toubab D (...)
En réalité ici, il n’y a pas d’école de formation de danses urbaines, c’est sur le tas. À force de penser que tout le monde connaît la danse urbaine, si on ne la transmet pas à l’INSAAC, si on ne laisse pas les danseurs urbains se professionnaliser, on se limite aux contacts qu’on a avec des danseurs réputés et on se connecte à eux. Mais ça n’a pas le même poids devant un jury international que quelqu’un qui vient te dire qu’en matière de danse contemporaine, j’ai travaillé avec l’École des Sables9. (Sandy, 7 mai 2022, Cocody)
- 10 Ces deux émissions ont été fondées en 1985 et 1989. Elles sont produites et diffusées sur la Radio (...)
- 11 Terme désignant les bars en plein air.
- 12 Les accusations morales et la non-reconnaissance des savoirs propres aux danseur·se·s professionne (...)
Surnommé·e·s danseuses et danseurs « du dehors » par les étudiants de l’INSAAC – expression révélant un sentiment de supériorité de ces derniers sur les danseur·se·s urbain·e·s formé·e·s en marge d’un parcours académique – les artistes rencontrés ont des parcours de formation qui relèvent d’une autodidaxie relative. En effet, affirmer qu’iels ont été formé·e·s « sur le tas » recouvre en réalité un processus bien plus complexe qu’il n’y paraît à première vue. D’une part, ces danseuses et danseurs ont en commun des espaces de socialisation à la danse, notamment les deux émissions de télévision très populaires Variestoscope et Wozo vacances10 basées sur un concours de danses et de chants. D’autre part le quartier – notamment certaines places, rues et maquis11 – constitue un lieu important de socialisation et de transmission. Les quartiers populaires de Yopougon (et sa célèbre place CP1, haut lieu de pratique de danses populaires) ou d’Abodo sont réputés pour avoir donné naissance aux meilleur·e·s danseur·se·s urbain·e·s d’Abidjan qui, enfants déjà, passaient de nombreuses heures dans la rue à s’entraîner à la danse. Avoir « baigné » dans un milieu où la danse est omniprésente constitue dans les récits de soi de ces artistes un gage de compétences. Enfin, les danseuses et les danseurs insistent sur l’importance d’internet et de ses différentes plateformes comme ressources fondamentales pour se former à différentes techniques. Pour Estelle, dont les parents refusaient pour des « raisons morales »12 qu’elle participe à Wozo vacances, YouTube a constitué une alternative efficace lui permettant de se former, seule, dans l’intimité de sa chambre, échappant ainsi en partie à l’interdiction familiale.
Mes parents ne me permettaient pas de faire Wozo. Comme j’ai dit, ils étaient très stricts. Donc je danse quand ils sont pas là. Mon bureau il est là, ma musique elle est là, donc je danse, je danse, je danse. Quand il y avait une fête au quartier, je dansais bien. On savait que j’avais un truc. YouTube a tout fait pour moi ! Je regardais les tutos, je voulais apprendre ce style, je checkais les bases, je voulais apprendre la danse de salon, je checkais les bases, du coup quand tu me voyais, tu avais l’impression que je faisais genre l’INSAAC alors que non… (Estelle, 28 avril 2021, Cocody)
Enfin, signalons que les participations aux émissions télévisées ou les auto-formations via YouTube n’empêchent aucunement l’apprentissage des savoirs dansés au sein des pépinières artistiques de la capitale (certaines troupes de danses traditionnelles notamment) ou auprès d’aîné·e·s, des artistes à la carrière internationale menant un travail créatif tout autant que pédagogique à Abidjan. Les chorégraphes Georges Momboye, Massidi Adiatou ou Jenny Mezile sont ainsi fréquemment cité·e·s par les danseuses et les danseurs urbain·e·s comme étant leurs « mentors », révélant ainsi le caractère relatif de ces trajectoires d’apprentissage autodidacte. En accueillant ces jeunes danseuses et danseurs dans leur compagnie professionnelle, ces dernier·e·s ont en effet participé à des dynamiques de transmission efficace permettant à ces jeunes de découvrir certaines ficelles du métier en devenant interprètes de spectacles programmés ensuite dans des salles réputées à Abidjan ou à l’étranger.
8Les trajectoires d’apprentissage des danseur·se·s urbain·e·s abidjanais·e· sont ainsi jalonnées par des voies multiples de formation allant de la transmission par imprégnation et imitation hors ligne (fréquentation des lieux de danses populaires – place publique et « maquis ») et en ligne (consultation assidue de vidéos YouTube) en passant par l’apprentissage dans une troupe auprès d’un·e chorégraphe réputé·e de la capitale. Les dynamiques de professionnalisation dans lesquelles ces artistes sont engagés aujourd’hui les entraînent vers de nouveaux récits de légitimation. Cette autodidaxie relative, si elle est toujours revendiquée, est de plus en plus articulée à un discours mettant en avant l’importance de la formation et de l’entraînement corporel régulier de la danseuse et du danseur professionnel·le. Ces discours sur l’expertise chorégraphique s’inscrivent dans des logiques de légitimation de leurs savoir-faire et compétences qui sont mises au service d’une volonté de faire de la danse urbaine un espace autonome et non une activité subordonnée à la musique populaire.
- 13 « Danseurs-roukaskas-quel-avenir-pour-ces-accessoires-de-vedettes » paru le 28 mars 2022. En ligne (...)
9Les rares études ethnographiques consacrées au milieu des danseurs et danseuses « de concerts » ou de « clips » ont bien montré la place subalterne occupée par les danseur·se·s par rapport aux musicien·e·s, aux chanteuses ou aux chanteurs. Elina Djebbari montre ainsi qu’au Mali, la danse occupe fréquemment dans les vidéoclips un « rôle décoratif » et sert avant tout à mettre en valeur l’artiste chanteur·se (Djebbari, 2018 : 145). Les danseur·se·s disent d’ailleurs « danser derrière les artistes » pour évoquer leur prestation lors de concerts live ou lors de performances à la télévision. Au Burkina Faso, un article récent du quotidien Kulture Kibaré qualifie d’ailleurs les danseur·se·s urbain·e·s « d’accessoires des vedettes de la musique » et souligne leur dépendance vis-à-vis des artistes chanteuses et chanteurs13. Lesley Nicole Braun signale, quant à elle, qu’au sein des grands groupes de musique populaire de Kinshasa en République démocratique du Congo, les danseuses occupent le dernier échelon de la hiérarchie du groupe et sont les moins bien payés de l’orchestre, malgré le caractère essentiel de leur performance lors des concerts live (ainsi que des vidéos qui en sont faites) et dans les vidéoclips (Braun, 2014). Si une situation similaire structurait le milieu musical abidjanais il y a peu, motivant notamment les danseuses à devenir chanteuses afin de quitter une place où l’on ne « récolte que des miettes », aujourd’hui les relations de pouvoir entre chanteur·se et danseur·se semblent moins hiérarchiques. Plus exactement, les danseuses et les danseurs ont pris leur distance vis-à-vis des artistes chanteur·se·s en développant des espaces professionnels autonomes (troupes, agences, etc.). Cette émancipation est le fruit d’un processus de visibilité progressive que l’on peut relier à l’apparition de nouvelles pratiques comme les « roukasskass » mettant les danseurs sur le devant de la scène. Ces mouvements acrobatiques et virtuoses popularisés par DJ Arafat, enfant prodige de la scène musicale ivoirienne disparu prématurément en 2019 (Champy, 2021), ont en effet permis à certains danseurs comme « Bébé sans os » ou « Ordinateur » d’acquérir une notoriété et un nom dans le showbiz ivoirien sortant de l’anonymat des danseur·se·s de concert ou de clips. Cette visibilité voire cette « starisation » des danseur·se·s doit également être mise en relation avec la place cruciale qu’occupe désormais la danse au sein de l’industrie musicale qui repose largement sur une culture synesthésique globalisée (Bench, 2010 ; Bonde Korsgaard, 2017). « La dansabilité » (Djebbari, 2018) ou la « dansalité » (Kolé, 2022) du produit musical constitue en effet aujourd’hui un enjeu central en Côte d’Ivoire comme ailleurs. Ainsi, pour comprendre cette nouvelle reconnaissance des danseuses et des danseurs urbains, il est nécessaire de croiser les dynamiques globales de multiplication des vidéos de danse avec des phénomènes plus localisés comme la place centrale des « concepts » (comportements et/ou pas de danses qui accompagnent la chanson) et de la « flamboyance visuelle » (Steil, 2021 : 295) au sein de la musique populaire ivoirienne et plus particulièrement du coupé-décalé.
10Avant de décrire ces dynamiques, il convient de noter que l’arrivée de certains réseaux sociaux à Abidjan a certes entraîné une visibilité accrue des danseuses et des danseurs mais a également contribué à brouiller la frontière entre amateur·e et professionnel·le, une frontière déjà fragilisée par un contexte local au sein duquel la reconnaissance des savoirs spécifiques des danseur·se·s de métier est loin d’être évidente. Nombreux·ses sont les danseur·se·s urbain·e·s à se plaindre de cette situation évoquant notamment le tort fait par certain·e·s danseuses et danseurs amateurs·trices aux grilles de salaires informelles mises en place pour les tournages de vidéoclips. Ado, leader d’un groupe de danse urbaine, exprime ainsi sa colère lors d’un live Facebook :
Il y a des gens qui pensent qu’on se lève le matin et on devient danseur. Alors que c’est un métier qui demande beaucoup de temps, c’est un métier qui demande de la formation mais avec le développement des réseaux sociaux, les gens postent une vidéo et ils se disent danseurs. Nous qui sommes danseurs aujourd’hui, on en a marre. Tu as travaillé dur dans la vie et quand tu vois des choses qui se passent dans le milieu de la danse, ça énerve ! Nos petits frères qui entrent dans le milieu, ils sont pressés, ils veulent pas se former. Ils ont fait une vidéo qu’ils ont mise sur les réseaux sociaux, les gens ont kiffé, les commentaires… Tu penses que tu es trop danseur, que tu es trop arrivé ! Trop c’est trop, trop c’est trop !!! Ces danseurs, ils sont prêts à tout. Ils n’ont pas souffert, ils n’ont pas travaillé dur, ils savent pas ce qu’ils font… Ils font ça pour le fun. En faire une profession, c’est autre chose en fait ! On a eu des formations, on est passé par des gens qui nous ont encadrés, aujourd’hui encore, on regarde, on se laisse former. Alors qu’eux, ils font des vidéos sur Instagram, ils se mettent à danser, c’est même pas de la danse en fait ! La personne que je copie là, elle a reçu une formation, elle s’est donnée pour ça, elle s’est battue pour ça. Elle a travaillé pour ça… (Ado, 8 mars 2021, live Facebook).
Les réseaux sociaux peuvent ainsi constituer une menace pour les danseur·se·s professionnel·le·s en faisant émerger du jour au lendemain des jeunes ivoirien·ne·s ayant réussi à sortir du lot grâce à une vidéo devenue virale mettant en avant la prouesse gestuelle, l’originalité, l’audace ou encore l’humour du danseur ou de la danseuse filmé·e. Cependant, cette inventivité gestuelle qui circule sur les smartphones des jeunes abidjanais·e·s constitue également un réservoir d’inspiration précieux pour ces artistes de métier qui vont s’attacher, elles.eux aussi, à se démarquer du lot en participant aux nombreux « challenges » lancés par les chanteuses et chanteurs et dont la réussite permet une vaste diffusion de la musique populaire urbaine aujourd’hui à Abidjan. Ces « challenges » appelés également « défis », « jeux » ou « clashs » sont centrés sur le « concept » qui accompagne le « son » (« Chara dance », « Bobaraba 2.0 », « Kpaklo dance », « Rein » pour citer des challenges récents). C’est l’artiste chanteur ou chanteuse qui lance ce challenge sur les réseaux sociaux et promet parfois une récompense « cash » pouvant aller de 50 000 à 100 000 CFA (75 et 150 euros) pour les meilleurs danseuses et danseurs. Dans certains cas, le·la chanteur·se sollicite des danseurs et des danseurs professionnel·le·s (généralement celles et ceux qui ont participé au tournage du clip) pour faire la première vidéo de « démo » de la danse en amont de la sortie officielle du vidéoclip. Parfois, ce sont les danseur·se·s qui décident, elles.eux-mêmes, de réaliser ces démos lançant ainsi le challenge. Ces vidéos sont ensuite mises en circulation sur Facebook, Instagram, Tiktok ou sur Trace TV. Elles sont également compilées, largement commentées et peuvent être insérées dans des vidéoclips officiels.
11Dans ce contexte de concurrence accrue entre danseur·se·s amateurs et danseuses et danseur·se·s de métier, ces dernier·e·s s’attachent à se distinguer en réalisant des vidéos de danses de plus en plus virtuoses nécessitant de nombreuses heures d’entraînement. Ces vidéos, comme le développe Sandy, constituent des « cartes de visite numériques » pour les danseuses et danseurs urbain·e·s professionnel·le·s dans un contexte où la notoriété se calcule au nombre de vues :
La danse urbaine joue beaucoup sur le visuel, le digital, le numérique, le « m’as-tu vu » on va dire ! C’est à travers les clips vidéo que l’on sait que tu fais vraiment de la danse urbaine, c’est à travers tes démos, ta page Facebook… Tes réseaux sociaux bougent, on sait combien tu as de fans, combien tu as de likers, c’est à travers cela qu’on sait que, dans ta catégorie de danse urbaine, tu es en haut de la barre. (Sandy, 7 mai 2022, Cocody)
Ainsi, tourner et poster régulièrement des vidéos est un élément important pour construire et dynamiser sa carrière. C’est par le biais de ces vidéos fondées sur la création d’une chorégraphie collective ou individuelle réalisée pour magnifier un « son » tendance que les danseuses et danseurs vont construire leur notoriété. Et si ces vidéos ne rapportent rien sur le moment et obligent même parfois le danseur à investir (dans le salaire d’un vidéaste, l’achat de costumes, les déplacements des danseur·se·s, etc.), ce sont elles qui permettront in fine aux danseur·se·s de se faire repérer par un artiste comme l’explique Awa, danseuse freelance de 25 ans présente dans de nombreux vidéoclips mais également très active sur TikTok :
Entre nous, c’est quand tu fais une vidéo que tu reçois des contrats, ça c’est sûr ! Si tu es à la maison et que tu dors, tu peux pas ! Au fur et à mesure que tu fais une vidéo, les gens seront plusieurs à te regarder et les artistes vont dire : « ah cette fille-là elle danse bien ! Ce jeune-là, il danse bien ! Attends, je le contacte »… C’est là maintenant que tu as ton cachet. (Awa, 31 mai 2021, Abobo)
Un exemple tiré de mon ethnographie renforce cette idée. Il porte sur le travail de création et de tournage d’une vidéo réalisée par un groupe de danseurs réputé de la capitale. Ces derniers avaient auparavant participé en tant que figurants au vidéoclip d’un chanteur de coupé décalé regroupant un nombre très important d’artistes. Mal rémunérés pour ce travail qui n’avait pas uniquement consisté à reproduire une chorégraphie créée par le chorégraphe de l’artiste mais au sein duquel ils avaient proposé une figure acrobatique collective qui figurait en bonne place dans la version finale du clip, ils ont décidé de réaliser eux-mêmes une vidéo sur ce même « son » mais centrée exclusivement sur la danse et au sein de laquelle la figure créée pour le vidéoclip apparaîtrait. Dans ce contexte, plus qu’une reprise d’initiative des danseurs, la réalisation de cette vidéo révèle une volonté de se réapproprier le mouvement et d’endosser une posture d’auteurs plutôt que d’incarner celle de simples interprètes anonymes. Et si cette vidéo a permis au groupe d’accumuler des vues et donc d’accroître sa visibilité, elle lui a également permis d’être repéré par l’artiste de coupé-décalé qui délaissa « ses » propres danseurs pour ce groupe lors de plusieurs shows télévisés et d’un grand concert live. Cet exemple, qui n’est pas isolé, révèle les stratégies développées par les danseurs urbains abidjanais pour devenir eux-mêmes des créateurs de contenus vidéos et non uniquement des figurants au sein de vidéoclips mettant au centre l’artiste chanteur (Adou, Andrieu, 2022). Les danseuses et les danseurs développent ainsi un réseau professionnel élargi qui ne repose plus sur une relation d’exclusivité avec un·e seul·e artiste chanteur ou chanteuse. Iels créent ainsi des spectacles qui pourront être présentés lors de premières parties de concerts ou faire l’objet de vidéos exclusivement centrées sur la danse. Ils peuvent également danser « en live » à différentes occasions (émissions TV, caravanes publicitaires, etc.) sans accompagner une chanteuse ou un chanteur.
12Dans ce contexte, les danseurs et les danseuses deviennent eux-mêmes des créateur·rice·s de vidéos de danse et répètent très régulièrement pour accroître leur virtuosité. Iels développent des savoirs gestuels et scénographiques adaptés au format de l’écran du téléphone portable, travaillant les interactions avec un public numérique potentiel en mobilisant des mouvements qui leur permettent, par exemple, de s’approcher rapidement de l’écran puis de reculer pour créer des effets de surprise. Et ses nouveaux régimes de compétences ne s’arrêtent pas à la danse. Iels sont également expert·e·s pour repérer, parmi les rues, les places et les marchés d’Abidjan – gigantesque centre urbain de plus de 422 km2 regroupant plus de 5,5 millions d’habitants – le décor idéal pour un tournage. Le tout nouveau stade Ebimpé, situé aux marges de la commune d’Abobo, est souvent choisi comme élément de décor des vidéos tout comme les rues du Plateau, quartier des affaires d’Abidjan avec ses gratte-ciels, et qui a l’avantage d’être désert le dimanche comme me l’explique Awa :
- 14 Expression très employée dans le milieu de la danse urbaine pour signifier que l’ambiance est bonn (...)
Yopougon, il y a des endroits là-bas, Angré aussi et puis Plateau. Au Plateau, c’est dimanche, les rues sont désertes, tu exploites tout. Au chaud !!!14 Il y a des rues qui sont bien avec les couleurs, c’est parfait ! Il y a des rues aussi où les couleurs sont bizarres. Donc il faut prendre une bonne couleur qui peut frapper l’écran. En tout cas, si tu as une bonne couleur dans le fond avec en plus une bonne tenue, c’est bon ! (Awa, 31 mai 2021, Abobo)
13Les danseurs et les danseuses développent ainsi un regard cinématographique et repèrent vite le décor « qui peut frapper l’écran ». Ils savent également profiter d’un contrat dans un grand hôtel ou d’un tournage de clip dans un bar VIP pour faire leur propre vidéo profitant de cadres prestigieux. Ces vidéos bénéficieront de beaux décors mais seront également un moyen de dire « j’y étais ». Ce procédé est particulièrement utilisé par les danseur·se·s urbain·e·s lors de leurs tournées internationales où iels profitent de leurs séjours à Paris ou à Dubaï pour tourner dans des décors chics et exotiques. Dans ces vidéos, se mêlent des imaginaires locaux, mais également globalisés de la réussite et du succès qui circulent sur les réseaux sociaux à l’échelle de la ville, du continent et du monde.
14Signalons que si la plupart des danseuses et des danseurs font encore appel à des réalisateurs professionnels pour tourner leurs vidéos, certains réussissent à investir dans de bons téléphones mobiles ou même dans des caméras pour être complètement autonomes et pouvoir tourner quand iels le souhaitent et là où iels le désirent. On constate également que certain·e·s maîtrisent les logiciels de montage vidéo ainsi que les logiciels audio, et que d’autres – comme Gadoukou la Star, célèbre danseur urbain résidant entre la Côte d’Ivoire, la France et l’Allemagne – ouvrent à Abidjan des studios de tournage et de montage exclusivement réservés à la danse.
15Si les relations hiérarchiques entre chanteurs·ses et danseurs·ses urbain·e·s n’ont pas complètement disparu, la place de plus en plus importante des vidéos de danse au sein de l’industrie musicale ivoirienne et plus largement de la musique « afro » globalisée permet à certain·e·s danseuses et danseurs urbain·e·s abidjanais·e·s de s’autonomiser en créant leur propre espace professionnel. La constitution de compagnies ou d’entreprises culturelles dédiées à la danse urbaine renouvelle la nature des interactions professionnelles entre chanteurs·ses et danseurs·ses. Les signes de respect mutuel sont de plus en plus présents entre ces deux corps de métiers. Cependant, cette reconnaissance reste fragile et la construction d’une notoriété, voire d’une respectabilité, en ligne est un élément important dans le développement de ces carrières autonomes.
- 15 Zota a l’un des comptes Instagram les plus populaires de Côte d’Ivoire avec, au moment de l’écritu (...)
16Si les réseaux sociaux et le numérique ont permis de diversifier les formats vidéos au sein desquels les danseurs·ses apparaissent, augmentant ainsi leur visibilité, ils leur ont également offert la possibilité de construire eux-mêmes leur image en s’autonomisant progressivement de la figure de l’artiste chanteurs·ses comme nous venons de le voir. Fallone et Zota, les deux danseuses stars de l’artiste coupé-décalé Serge Beynaud, ont toutes deux largement investi les réseaux sociaux15 pour y développer des activités commerciales parallèles à la danse (de la publicité pour certaines marques notamment), promouvoir des démos qu’elles chorégraphient, participer à des challenges et plus largement construire leur célébrité et devenir de véritables « entrepreneuses de leur notoriété » (Beuscart, 2008). Cette « starisation en ligne » des danseuses et des danseurs pousse les plus jeunes à investir dans leur image sur les réseaux sociaux. Ainsi, Awa m’indique lorsque je lui demande comment elle souhaite dynamiser sa carrière :
Je veux plus mettre l’accent sur ma personne, pour dire que je suis danseuse chorégraphe. Ma page est là, Facebook est là, Instagram est là. Donc je veux faire des shooting photos avec un logo tout tout tout, balancer sur les réseaux et dire à tous ceux qui sont intéressés de me contacter. (Awa, 31 mai 2021, Abobo)
Estelle, autre jeune danseuse Abidjanaise qui développe également une carrière de modèle et d’actrice dans des séries à succès m’explique quant à elle:
Je me définis comme artiste car j’ai pas attendu d’avoir 30 ans pour comprendre comment le monde fonctionnait. Peut-être la pauvreté développe très vite des compétences ? Je savais où je voulais aller parce que j’avais déjà eu trop de critiques : « si tu deviens artiste, tu vas finir comme ça »… Donc je me suis dit : « qu’est-ce que je vais faire pour ne pas avoir des soucis de comment manger, comment vivre de mon art ? ». J’ai créé mon Facebook, je me suis dit : « il faut que tout le monde sache qui je suis ! ». Quand je faisais mon petit clip, je gardais mon argent un peu un peu et je faisais des shooting photo professionnels. Donc je gardais l’argent, je payais des photographes, des fois je mangeais même pas mais je me disais : « c’est pas grave, au moins ils vont voir ce que je peux faire ». […] Donc je postais des photos artistiques, je savais que ça allait marquer les gens. Quand tu te démarques comme ça, tu marques aussi. […] J’ai été repérée par le bouche à l’oreille : « ouh, la petite fille, elle est souple là ! ». J’ai commencé à faire des publicités. Dès que j’ai posté ma première photo, on m’a écrit sur FB Messenger, on m’écrit : « Bonjour, on cherche une danseuse souple et tu as un beau sourire… ». Donc là, j’ai signé mon premier contrat de pub. (Estelle, 28 avril 2021, Cocody)
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Ce discours entrepreneurial est assez fréquent dans le milieu des danseurs·ses urbain·e·s pour qui la danse « est un sérieux business » pour reprendre le thème d’un workshop animé en juin 2021 par Rhodes Karismatik, leader du groupe de danses urbaines du même nom. En parlant de « business sérieux », de « dur travail », Rhodes déjoue les stéréotypes encore largement présents à Abidjan qui assimilent celui ou celle qui ne fait « que » de la danse à un fainéant, un bandit ou une prostituée. Ce dernier n’hésite d’ailleurs pas à mettre en scène les différentes facettes de son métier au jour le jour sur son compte Instagram : assis dans un large fauteuil sur la terrasse d’un bar « lounge » de bord de mer où il endosse la posture de chorégraphe lors d’un tournage d’un clip, puis derrière une table, papier et stylo en main en tant que juré d’un concours de danses urbaines. Et si la danse est vue comme une entreprise sérieuse, le.la danseur·se est celui·celle qui, par ses entraînements réguliers, sa créativité, ses prouesses corporelles et son image, porte ce business et peut le développer. Parmi ces mises en scène de soi, le « bara » (travail en nouchi) constitue un leitmotiv. Ainsi, peut-on lire sur des posts Facebook de danseur·se·s accompagnant des vidéos de répétitions : « Toujours le bara, on bosse » ; « Seul le bara paye alors tout le monde au travail », « C’est en travaillant qu’on devient des chefs alors laisse histoire de “c’est la chance ” et abuse du travail ». À cette mise en exergue du travail s’ajoute également la mise en scène de la réussite : soit en postant des photos de soi en tournée à l’étranger (les villes les plus représentées sont Paris et Dubaï), soit en dévoilant les plus gros cachets des danseur·se·s comme le fait la page Facebook GLS-groupe chorégraphique Gadoukou la Star16 : « C’était au Maroc, j’ai reçu 5 millions de francs CFA de la part de mon boss Safarel Obiang comme cachet. Je suis propriétaire d’un terrain à Sikensi », « Mon plus gros cachet était de 1 million de francs CFA lors d’une tournée avec mon patron. J’ai transféré l’argent dans mon compte en banque ». Si la véracité de ces récits est remise en question par d’autres danseur·se·s, ils témoignent néanmoins d’une volonté de se défaire de l’image du·de la danseur·se· « bon·ne à rien », qui ne prend pas en main son existence. D’autres récits, reprenant les champs lexicaux du néo-libéralisme (l’auto-entreprise, la flexibilité, la liberté, etc.), mettent en avant la bonne gestion de sa carrière en insistant notamment sur la responsabilité de ces entrepreneur·se·s-danseur·se·s « créateurs·rices d’opportunités ». Et si, dans le langage courant, la métaphore végétale du « gombo17 » continue d’être utilisée par les danseur·se·s pour évoquer les « petits contrats » qu’iels multiplient pour pouvoir vivre de la danse, d’autres convoquent désormais le mot « opportunité » pour parler de leurs différentes sources de revenus. Tous ont en commun la volonté de refuser les « faux gombos » et de se faire rémunérer correctement pour le travail réalisé. Dans ce contexte, si la non-contractualisation reste de mise dans de nombreux secteurs, des grilles informelles existent et les danseuses et danseurs de métier tentent de les faire respecter18.
17Engagé.e.s dans un processus de visibilisation et de reconnaissance de leur savoir-faire, les danseur·se·s urbain·e·s abidjanais·e·s mobilisent les réseaux sociaux pour mettre en scène leur expertise professionnelle, construire leur notoriété, et promouvoir les différentes facettes de leur métier. Iels s’attachent ainsi à construire des cadres permettant une meilleure (re)connaissance de leurs activités de chorégraphes de clips, de concerts et/ou de mariages, de professeur·e·s particulier·e·s, d’acteurs·rices, de modèles, etc. Cette pluriactivité – centrale dans cette dynamique d’autonomisation – se déploie au fil des posts Facebook, des reels Instagram ou des trends Tiktok. Fortement articulées à des logiques d’individualisation, ces dynamiques de création d’un espace professionnel à soi trouvent dans les réseaux sociaux un cadre propice pour se déployer. Les danseur·se·s urbain·e·s s’y présentent avant tout comme des « auto- entrepreneur·se·s » capables, au même titre que d’autres chefs·ffes d’entreprise, de construire des carrières attractives en faisant de la danse un « métier » comme un autre.
- 19 En référence à la catégorie de « musiciens ordinaires » proposée par Marc Perrenoud (2007).
18Tout au long de cet article, j’ai tenté de montrer comment le numérique et les réseaux sociaux jouaient un rôle important dans les dynamiques de professionnalisation dans lesquelles sont engagés aujourd’hui les danseuses et des danseurs urbain·e·s abidjanais·e·s. Si dans certains milieux artistiques, la « révolution numérique » n’a pas bouleversé les pratiques professionnelles (Bataille, Perrenoud, 2021), ce n’est pas le cas pour le monde de la danse urbaine ivoirienne. Pour ces danseur·se·s, l’accès aux ressources numériques a à la fois modifié les pratiques de danse, permis une nouvelle visibilité et transformé les subjectivités professionnelles. Cependant, si les danses en ligne ont ouvert de nombreuses perspectives et dessiné de nouvelles postures subjectives, c’est surtout en termes de rebond de visibilité qu’elles ont permis aux danseur·se·s décrit·e·s dans cet article de multiplier les occasions pour réellement « vivre » de la danse. Il existe en effet une interrelation constante entre danse « en ligne » et « hors ligne » à Abidjan et, à ce titre, internet ne constitue « qu’un espace de plus » (Pype, 2021 : 81) où les danseuses et les danseurs peuvent exercer leur créativité et bâtir une notoriété indispensable à leur carrière. Les plateformes et les réseaux sociaux ont notamment permis aux danseur·se·s urbain·e·s abidjanais·e·s de gagner en visibilité tout en bénéficiant d’un répertoire élargi de sources d’inspiration via YouTube notamment (allant des concerts de Beyoncé aux vidéos de b-boys indiens). Cependant, ces pratiques de danses en ligne n’ont pas supprimé les pratiques de danse en live lors des concerts ou des shows des chanteurs ou chanteuses en play-back. C’est en effet cette « économie de services – y compris sociaux – fondée sur la rémunération des performances événementielles » (Olivier, 2017 : 297) qui permet aux « danseur·se·s ordinaires19 » abidjanais·es de vivre de la danse. Cette économie de service semble même avoir pris une place plus importante avec le développement des pratiques de danses en ligne. Ainsi, les chanteurs et les chanteuses abidjanais·e·s n’hésitent pas aujourd’hui à faire appel à un chorégraphe pour réaliser l’ensemble de la scénographie de leur concert live. Ici, le gain de visibilité que la danse procure à la musique via les pratiques « en ligne » a une répercussion sur le format des concerts et leur nouvelle spectacularisation. Autre exemple d’articulation entre pratiques de danses « en ligne » et « hors ligne », les pratiques de danse lors des fêtes familiales sont de plus en plus « encadrées » par des danseurs ou des danseuses professionnel·le·s. Ces danses sociales, qui auparavant se distinguaient des pratiques spectacularisées nécessitant des répétitions hors contexte, deviennent aujourd’hui de plus en plus « mises en scène ». Dans ce contexte, les danseuses et les danseurs urbain·e·s professionnel·le·s proposent leur expertise pour créer des chorégraphies de mariage originales. Ces chorégraphies seront ensuite filmées – par les invité·e·s présent·e·s mais également par un·e caméraman professionnel·lle sollicité·e par la famille pour l’occasion – puis rediffusées sur les réseaux sociaux révélant tout autant le professionnalisme du chorégraphe que le caractère fastueux du mariage. Ces différents exemples révèlent l’articulation complexe entre danses « en ligne » et « hors ligne », les rebonds de visibilités et d’opportunités qui peuvent exister d’un espace à l’autre. Car au final, si les dynamiques de professionnalisation décrites dans cet article débordent du cadre numérique, le gain de visibilité offert par ces vidéos de danses participe largement à une reconnaissance professionnelle fraîchement acquise.
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