1La polygamie n’est pas légale dans l’Afrique sous domination romaine et ne se manifeste pas (sauf sous une forme négative, nous le verrons) dans l’épigraphie latine. Le plus important ouvrage qui ait été consacré au peuplement et aux mouvements de population dans l’Afrique romaine, mais aussi plus généralement à sa démographie, celui de J.-M. Lassère, ne la prend pratiquement pas en compte. Est-ce à dire qu’elle n’existait pas ? Divers témoignages permettent d’affirmer le contraire, du moins en ce qui concerne le monde tribal et surtout les marges de l’Afrique romaine.
2St. Gsell (V, p. 45-46) a depuis longtemps groupé une grande partie de ces témoignages. Nous en rappellerons un certain nombre. Ils concernent le monde libyque avant la romanisation ou en dehors de celle-ci. Chaque Nasamon* (riverain de la Grande Syrte) avait un grand nombre de femmes (Hérodote, IV, 172, au Ve siècle avant notre ère). Les chefs surtout, et en particulier les rois, en possédaient beaucoup : c’était un signe de puissance et de richesse. Massinissa* eut 44 (Eutrope, IV, 11) ou 54 (Valère-Maxime, V, 2, ext. 4) fils – on ne prenait pas la peine de décompter les filles. Selon Salluste, contemporain de César, à propos de Jugurtha* (LXXX, 6) : « Chez les Numides et les Maures [...] chacun a le plus grand nombre d’épouses (uxores) que le lui permettent ses ressources : les uns, dix, d’autres davantage, et les rois plus encore ». Mais parfois un mode de vie fruste, comme celui que Strabon (XVII, 3, 19) attribue aux Gétules* et aux Garamantes* de l’intérieur des terres, n’empêchait pas les hommes d’avoir de nombreuses femmes et de nombreux enfants (ibid.), ce qui constituait peut-être comme une compensation et assurait en tout cas la perpétuation de la communauté. L’observation pourrait remonter à Posidonius (début du Ier s. av. J.-C.), car on la retrouve dans Méla (I, 42). Ensuite, il faut franchir plusieurs siècles pour recueillir de nouveaux témoignages littéraires. Le poète Claudien (Gild. 441-443), vers 400 de notre ère, évoque les « mille mariages » (conubia mille) et les nombreux enfants des Maures* partisans de Gildon*, à une époque ou « Maure » désigne tout habitant de l’Afrique du Nord vivant dans un cadre tribal, y compris à l’intérieur de l’Afrique romaine où Gildon était parfaitement inséré. Au début de l’époque byzantine enfin, comme le patrice Solomon* menaçait des chefs de tribu africains de tuer leurs fils qu’il détenait en otages, il s’entendit répondre, à en croire Procope (B. V. II, 11, 13) : « À vous, qui ne devez avoir qu’une femme, de vous inquiéter pour vos fils, car nous qui, selon l’occasion, cohabitons avec une cinquantaine de femmes, nous ne manquerons jamais de fils dans notre descendance ».
3Au-delà des témoignages littéraires qui peuvent comporter une grande part de subjectivité, on tiendra compte d’une formule récurrente dans les diplômes militaires gravés sur tablette de bronze qui étaient décernés aux soldats au terme de leur service : le conubium (mariage selon le droit romain) est accordé à leur épouse actuelle, ou le sera à leur future épouse s’ils sont encore célibataires, mais avec la restriction suivante : dumtaxat singuli singulas : « pourvu que chacun d’entre eux n’en ait qu’une », ce qui suppose que ce n’était pas toujours le cas. Rappelons qu’un grand nombre de ces diplômes ont été mis au jour en Maurétanie Tingitane, et notamment à Banasa*.
4Il nous semble donc que le silence presque total de l’épigraphie, notamment funéraire, sur la polygamie reflète la diffusion du droit romain qui ne la reconnaissait pas, mais ne signifie pas sa disparition dans l’Afrique romaine. Elle a dû subsister marginalement et discrètement dans les campagnes et plus ouvertement au sein des tribus. Les études concernant la démographie de l’Afrique antique, qui ne peuvent rester sur le plan juridique, ne sauraient la tenir pour un facteur négligeable, alors même que son importance relative reste, sans doute à jamais, incertaine !