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Les brulûres de la guerre

Trente ans après. Suivi de Auto-entretien. Paris, 1er septembre 1986

Laurent Roth

Résumés

Les Yeux brûlés (1986) : film de commande ? film de propagande ? film de guerre ? film d’amour ? Cet ensemble présente un commentaire du tournage des Yeux brûlés écrit trente ans après par Laurent Roth ainsi qu’un auto-entretien réalisé par son auteur pour accompagner la sortie des Yeux brûlés en 1986.

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Texte intégral

Trente ans après1

  • 1 [NDLR] Ce texte a été écrit en mai 2015 par Laurent Roth en vue de l’édition DVD du film (2017, She (...)

1En juillet 1985, jeune appelé, je commence à écrire le scénario des Yeux brûlés dans le cadre d’un concours pour les 40 ans de la création du Service Cinématographique des Armées. Tout au long de mon écriture jusqu’en mars 86, Paris se réveille douloureusement chaque matin : Marks & Spencer, Galeries Lafayette, Printemps Haussmann, Galerie du Claridge, Gibert Jeune, Fnac Sport, Point Show ne sont pas des noms de grands magasins, mais des dates d’attentats : le bonheur des dames tourne au malheur des larmes, et je me dis que la guerre a changé de théâtre d’opération.

2Je décide de tourner le film à Roissy parce que la guerre, c’est là que ça se passe désormais. Les CRS que l’on voit passer dans les plans des Yeux brûlés ne sont pas des figurants, ils sont bien réels, même s’ils ont accepté de passer plusieurs fois devant la caméra pour les besoins du tournage. Lorsque je termine le film, c’est l’attentat des Quatre Temps à la Défense, puis celui de la rue de Rennes devant le magasin Tati. Nous sommes en septembre 1986, et le mot « Hezbollah » vient mettre un point final à l’hédonisme triomphant des années quatre-vingt. Nous avons perdu notre innocence, mais nous ne sommes pas encore « tous Charlie ».

3De tout cela nous parlons avec Mireille que je rencontre en janvier 1986 pour lui proposer de faire ce film avec moi. Je l’ai vue irradier Boy Meets Girl [1984], j’ai vu le film juste avant de partir au service militaire — tout comme le héros du film, Alex —, c’est le film de ma génération, comme Les 400 coups [1959] ou À bout de souffle [1960] a pu l’être pour ceux qui ont eu vingt ans au seuil des années soixante. Un film où les jeunes sont déjà vieux, portent des « rides d’enfance », disent être déjà des anciens combattants alors qu’ils n’ont presque rien vécu.

4Mireille Perrier actrice est née dans le noir et blanc du deuil de la vie : celui de Boy Meets Girl, celui d’Elle a passé tant heures sous les sunlights [1985]. J’aime la rime de son visage avec la guerre filmée en noir et blanc, je lui propose de tout voir, nous visionnons des kilomètres de bandes, 14-18, l’Indochine… Je lui parle de cette guerre, l’Indochine, des combattants perdus d’Indochine qu’elle allait rencontrer, je lui disais que nous étions en 1840, qu’elle était Georges Sand et moi Musset, et que nous allions filmer les grognards de la Grande Armée.

5Avec trente ans de recul, je le pense vraiment : nous avons rencontré des géants. Les anciens d’Indochine sont les derniers héros de l’histoire de France et ils le sont d’autant plus que leur guerre est maudite. Grâce à André Lebon qui me servait de cicérone dans le labyrinthe tonkinois des anciens de l’Indo, je les rencontrais un par un, plusieurs fois. Face à Coutard ou Schoendoerffer, leur force, leur violence contenue, comment faire ?

6Les déplacer à Roissy était la première bonne idée — plutôt que de les filmer au fort d’Ivry, comme cela m’était demandé — ; les mettre entre les pattes et battements de cils de Mireille, en était une autre — plutôt que de faire les entretiens moi-même, comme cela m’était aussi suggéré — ; mais comment présager de l’issue de ce combat, des egos et des sexes ? Il fallait armer Mireille. Pour ce faire, nous avons visionné patiemment le film Shoah [1985], et relu ses dialogues, qui venaient d’être publiés chez Fayard.

Deux CRS, silhouettes sur le tournage des Yeux brûlés.

Crédit : Patrice George, Ecpad.

7Ces hommes étaient de granit, il fallait les sortir d’un état de pétrification, nous ne voulions pas d’un film d’anciens combattants, nous voulions comprendre les raisons de leur engagement et de leur silence, aussi. La méthode Lanzmann consistait à doucement insister et déplacer : insister sur les questions, les reposer plusieurs fois, différemment ; déplacer le discours construit, en partant sur des émotions, non dites. Nous avions fait une liste d’états du corps : la faim, la soif, le désir, le plaisir, la peur, la fatigue, la colère. J’avais dit à Mireille de revenir à cette liste dès qu’elle perdait pied. Pour le reste, elle s’est jetée à l’eau, avec « le courage de sa peur », comme elle me l’a dit la veille du tournage. Le courage de Mireille : toujours là — intact.

8Le glissement attendu s’est opéré dans les récits : plus que de récits de campagne et de réflexes de pros de l’image, il s’agit du plaisir du combat, de la beauté de la guerre. Le même plaisir, la même beauté, qui se dégageait des dizaines d’heures de visionnage dans les casemates du fort d’Ivry, où j’avais un accès illimité aux documents. Je voulais que les témoignages soient à la hauteur du choc esthétique que j’avais reçu, où chaque cliché, chaque plan est comme « joué » avec la mort. Au fond, j’ai traité les archives de l’armée française comme du found footage, une sorte de matière orgiaque qui raconte une « passion », une ivresse, une transe, celle des opérateurs de guerre de tous les temps.

9Je continue à penser que cette passion est masculine, et qu’elle ne se partage pas avec les femmes : réaffirmer frontalement la différence sexuelle est peut-être un des mérites des Yeux brûlés, c’est peut être ce qui lui permet de parvenir jusqu’à nous. Dans les quelques projections très rares du film qui se sont espacées depuis trente ans, j’ai pu constater combien le public féminin était bouleversé par le film, combien la lutte de Mireille pour se faire sa place dans le sérail des combattants faisait écho en lui.

10« Nous filmions une femme nue » dit Pierre Schoendoerffer en parlant de la guerre. Qu’une jeune femme, une comédienne, s’intéresse à cette transe, reste scandaleux. Les Yeux brûlés racontent une scène primitive, un tabou embarrassant, dont ni l’Armée qui a produit le film, ni moi-même qui l’ai réalisé, n’avons le fin mot.

11Laurent Roth, mai 2015.

12

Vidéo Les Yeux brûlés

Trente ans après, Laurent Roth commente le tournage des Yeux brûlés (bonus du DVD Les Yeux brûlés, édition Shellac).

Crédits : Laurent Roth

Trente ans après, Laurent Roth commente le tournage des Yeux brûlés (bonus du DVD Les Yeux brûlés, édition Shellac).

Auto-entretien. Paris, 1er septembre 19862

Les Yeux brûlés, film de commande ?

13.

14Il est de plus en plus rare, au cinéma, qu'à l'argent donné corresponde un visage. Les prétendus droits de l'auteur, les soupçons de malpropreté qui pèsent sur l'argent du spectacle, nous ont appris à nous défier du rapport de commande dans les rapports de production. Pourtant ce qui demeure, c'est la demande. Il faudrait commencer chaque film en montrant le tunnel du métro et en disant : « Voyez, la commande c’est là. Le trou, c'est la commande. » La demande reste béante, mais la question demeure.

15C'est la présence d'un visage dans la commande des Yeux brûlés qui m'a permis de pousser le film là où il est arrivé. Avec de l'argent anonyme, on fait du mauvais cinéma. Il faut au moins la carrure d'un Christian Bourgois à la Présidence de l'Avance pour voir des films qui se maintiennent. Si l'argent oblige, d'où qu'il vienne, il libère et accomplit s'il est donné par quelqu'un. Avec le Capitaine de Vaisseau Guérout, il y a eu retournement d'une situation de commandement militaire en un mouvement de commande cinématographique. Ça m'a intéressé de voir comment l'image pouvait intégrer cette notion, en faisant moi-même un film dans des conditions idéologiques analogues à celles qu'avaient connues ceux que j'allais interviewer. J'ai eu quelqu'un en face de moi qui a tenu le pari. Il y a eu ce rapport de peur et désir qui permet encore de faire des films aujourd'hui. Mais en même temps, le don, du temps et de l'argent, n'a été véritable que parce que le visage s'est tenu lumineusement extérieur à l’œuvre en train de se faire. L'exercice souverain de sa liberté n'est possible qu'à partir de ce quelqu'un qui investit la commande. Pour moi, il n'y a pas le cinéma d'auteur d'un côté, et le cinéma de commande de l'autre, puisqu'on est auteur que si l'on est autorisé. C'est l'histoire de Rousseau allant présenter le manuscrit de ses Confessions sur le maître-autel de Notre-Dame... Le commandement est la question ultime de l'œuvre d'art, parce qu'il met la parole à l'origine de la vision, le « Tu ne feras pas d'image » à la source de la représentation. Cela seul fait vivre le cinéma.

Les Yeux brûlés, film de propagande ?

16De nombreux éléments étaient réunis pour faire des Yeux brûlés un film de propagande. Passons sur le contexte de production. En ce qui concerne le montage des archives, elles ont été arrachées à leur contexte historique, ce qui est toujours le commencement de la trahison. C'est la guerre à un niveau primaire et végétal qui m'a intéressé, avec ses nœuds, ses rejetons, ses différents anneaux de croissance. Le film se développe de façon organique, et les images de la guerre reviennent régulièrement décrivant les visages d'une seule et même histoire. En gros, c'est l'arbre 14-18 qui donne son assise au film, et ce sont les boutures de la guerre d'Indochine qui l'aident à se propager jusqu'à nous.

17Mon intention est de rendre compte de la permanence d'un spectacle en l'orchestrant, et par là-même montrer que la guerre obéit d'abord à une mise en scène. Il y a avant tout une terrible disette de signifiance dans l'image de guerre qui oblige à recréer un espace-temps dynamique, c'est-à-dire totalement mystificateur. C'est le fondement de la propagande : montrer la guerre comme énergie, mouvement, propagation inéluctable, alors qu'elle n'est qu'une attente et une soif rentrée, une perpétuelle disponibilité des hommes et des machines. La guerre commence dans la capacité à attendre en vain. Si j'ai dynamisé le spectacle, c'est pour mieux retomber sur des moments de terrible absence, où les êtres n'existent plus à partir d'eux-mêmes.

18Là où Les Yeux brûlés dévie de la trajectoire traditionnellement assignée à un film de propagande, c'est qu'il se refuse à assumer un principe de non-contradiction. Le contexte dans lequel ont été tournées les interviews — le hall d'attente de Roissy — et le point de vue de Mireille — son attaque objective — donnent au film son angle de prise de vue. Pour ce film, il me fallait un angle pour prendre quelque chose de déjà cadré. C'est cela qui porte la contradiction : penser rond quelque chose de carré. Il y a le spectacle de la guerre, et puis tout ce qui rend ce spectacle possible et qui met son efficacité à distance. Je voulais parcourir l'idée de la guerre par le cercle de ses extrêmes pour en faire une vraie idée, une idée présente et scindée, ouverte, c'est-à-dire finalement communicable.

Les Yeux brûlés, film de guerre ?

19Dans le film, masculin et féminin s'affrontent, font un couple homicide. Ici intervient le visage de Mireille, sa pâleur essentielle, qui signifie tout le féminin : une vraie personne, qui se manifeste par son retrait. L'affirmation féminine procède de ce silence, qui est puissance d'interrompre à tout moment. L'affirmation masculine, celle du guerrier en particulier, est au contraire puissance aveugle du récit, enchaînement des événements du monde. Et Mireille, par sa candeur, attire le récit comme pour le réfléchir. Elle retourne la lumière en un trait de feu.

20Une interview n'a de valeur que si elle met l'interviewé, soit disant détenteur de son savoir, face à une liberté imprévisible, un autrui. Chaque question est alors « question », torture, et parfois mise à mort. Elle interrompt le récit, démonte sa prétention à faire une histoire. Les mobiles des actes apparaissent et l'on parle enfin avec quelqu'un. La gêne (le délice) que l'on ressent à écouter les interviews des Yeux brûlés vient de cela : une femme sort de soi pour parvenir à rendre intelligible cet éternel récit masculin qu'est la guerre. Elle se fait violence et cela se voit. Mais en même temps l'interviewé se fait violence pour accéder à sa sollicitude. La mise à mort a d'abord lieu sur soi-même, elle retourne l'envie de tuer l'autre en une nécessité de parole.

21Je pense à Marc Flament, beau comme l'astre à son déclin, qui dans le film, à travers le récit de l'agonie du sergent-chef Sentenac, accomplit parfaitement le sacrifice du pouvoir que l'image lui a donné à ce moment là, en nous le donnant à exercer à notre tour. Ce mouvement met en valeur un aspect fondamental de l'activité de reporter : sa nature profondément déceptive. Il n'y a pas de vrai témoignage qui aille sans une perte de soi-même. La vie de photographe de guerre est faite d'une déception répétée, d'une traque ivre de sa solitude et qui se perd dans l'appel des forêts.

22Cette fascination pour ce qui met la quête en échec est obscurément exprimée dans le film : 1'invisibilité même de ce qui est regardé (l'ennemi, le feu) semble être l'article de foi du reporter de guerre. Il se nourrit de l'invisibilité comme de son Dieu, il en fait sa justification, son talent quand il en manque. Le reporter de guerre est le prototype de notre postmodernité cinématographique : dans ses clichés il dépose les signes d'absence que l'on retrouve, magnifiés, dans un courant qui va d'Antonioni à Wenders. Les images surexposées de l'archive renvoient à l'impossible travail de deuil qui fait la loi de notre temps.

Les Yeux brûlés, film d'amour ?

23Une démarche d'amour dans Les Yeux brûlés, oui, sans doute, qui s'oriente à partir du deuil de la vie. Le visage de Mireille nous interpelle parce qu'il est encadré par le cercueil de l'archive, en noir et blanc. Mais le visage humain nous interpelle au-delà de la guerre. Il tourne le dos à la guerre, à l'image comme guerre ; la paix d'un visage déborde de part et d'autre le cadre de l'image, retourne le regard que l'on pose sur lui avec la caméra. C'est cela, maintenant, qu'il faut chercher. Dans le film Mireille apprend la vérité, et visiblement elle en meurt. Mais c'est peut-être que la vérité se joue hors du film. L'absolu que révèle la guerre demande à ce qu'on meurt pour lui. Tant s'en faut que la guerre soit le lieu où il faille le chercher. Comme le dit Mireille, au combat « il n'y a que de la fumée ». Et dans la nuée, il n'y a rien. Aucun Dieu ne s'y cache.

24Après tant de ruines, il est temps de se mettre au cinéma en couleurs.

Le brigadier-chef Laurent Roth présente les armes avec sa section lors de la prise de fonction du capitaine de vaisseau Max Guérout, nouveau directeur de l’ECPA – Août 1985

Crédit : Ecpad.

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Notes

1 [NDLR] Ce texte a été écrit en mai 2015 par Laurent Roth en vue de l’édition DVD du film (2017, Shellac Sud).

2 [NDLR] Cet auto-entretien a été réalisé par Laurent Roth pour accompagner la sortie des Yeux brûlés en1986.

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Table des illustrations

Légende Deux CRS, silhouettes sur le tournage des Yeux brûlés.
Crédits Crédit : Patrice George, Ecpad.
URL http://journals.openedition.org/entrelacs/docannexe/image/6147/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 330k
Légende Le brigadier-chef Laurent Roth présente les armes avec sa section lors de la prise de fonction du capitaine de vaisseau Max Guérout, nouveau directeur de l’ECPA – Août 1985
Crédits Crédit : Ecpad.
URL http://journals.openedition.org/entrelacs/docannexe/image/6147/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 1,0M
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Pour citer cet article

Référence électronique

Laurent Roth, « Trente ans après. Suivi de Auto-entretien. Paris, 1er septembre 1986 »Entrelacs [En ligne], 18 | 2021, mis en ligne le 14 décembre 2021, consulté le 16 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/entrelacs/6147 ; DOI : https://doi.org/10.4000/entrelacs.6147

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Auteur

Laurent Roth

Après des études de philosophie, Laurent Roth profite de son service militaire en 1986 au sein de l'établissement cinématographique et photographique des armées pour réaliser Les Yeux brûlés – un film qui est sorti en salles en 2015, après sa sélection au festival de Cannes, dans la section Cannes Classics. Suivront de nombreux courts et moyens métrages primés dans de grands festivals que La Huit a réunit dans un coffret paru en 2019. Depuis les années 2000, parallèlement à une activité d’écriture pour l’opéra et le théâtre, Laurent Roth poursuit son exploration des passerelles entre fiction et documentaire par une série de « fantaisies documentaires », selon ses termes, où il interprète son propre personnage comme dans Une maison de famille (2004), J'ai quitté l'Aquitaine (2005) ou L’Emmuré de Paris (2021), son premier long métrage actuellement en post-production. Laurent Roth est également scénariste et a collaboré à l'écriture des films de Jean-Daniel Pollet, Vincent Dieutre, Dominique Cabrera ou encore Stéphane Batut. Comme critique de cinéma, il a notamment travaillé aux Cahiers du cinéma et pour France culture. Il a publié une centaine d’articles et d’essais, ainsi que deux livres consacrés à Abbas Kiarostami et à Chris Marker. Enfin, Laurent Roth a également été pendant plusieurs années producteur au sein de la société Inthemood et directeur artistique de festivals (Festival International du documentaire « Fictions du réel » à Marseille, Ciné-citoyen à Paris).

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