Thèse : références bibliographiques
Véronique MISSERI, L’unité active de convergence pour reconfigurer les relations entre l’ingénierie, la recherche et la société en France. Les cas de l’INSA de Lyon et de l’UTC à Compiègne. Thèse de doctorat mention sciences économiques, science de gestion et sociologie des techniques, Université de Technologie de Compiègne, soutenue le 8 octobre 2021, deux volumes (744 p.).

Directeurs de thèse
Thomas FROEHLICHER, professeur des universités, Rennes School of Business
Michaël VINCENTE, maître de conférences, université de technologie de Compiègne

Jury :
Anne Françoise GARÇON, professeur des universités émérite, université Paris1 Panthéon-Sorbonne
Emmanuelle LECLERCQ, professeur des universités, université de Reims Champagne-Ardenne – URCA, rapporteur
Yann MOULIER-BOUTANG, professeur des universités émérite, université de technologie de Compiègne, président
Géraldine SCHMIDT, professeur des universités, Sorbonne Business School, Institut d’administration des entreprises (IAE), rapporteur

Monsieur le président, mesdames les membres du jury,

Pour commencer, j’évoquerai les origines de ce projet. Après un rappel de la problématique, je décrirai le cadrage théorique et les hypothèses, dont le défi a consisté à s’inscrire dans une démarche interdisciplinaire et à faire dialoguer des positions qui pourraient apparaître comme antagonistes. Il nous a fallu, enfin, poser la méthode et les limites de cette étude. Puis j’aborderai rapidement les monographies pour me concentrer sur les résultats et les apports de ce travail à la connaissance des processus organisationnels et les perspectives pour conforter ce travail ou pour en prolonger la réflexion.

Les origines du projet

1Ce projet s’est construit au cours de mon parcours professionnel, évoluant au sein de diverses organisations de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche (ESR) sur des projets de recherche & développement et d’innovation.

2Dès 2012, à mon retour à l’UTC, j’ai nourri le projet de m’engager dans la recherche pour poser un regard distancié et mieux appréhender ces organisations. Impliquée au côté du directeur de l’UTC dans une démarche qui consistait à impulser une dynamique d’innovation pour stimuler un écosystème territorial à partir de l’établissement, nous avons réalisé des échanges avec un ensemble de pôles académiques français et étrangers. Au cours de ces rencontres, notamment avec Thomas Froehlicher en Belgique, est né le projet de développer un travail de recherche. Cette réflexion s’est précisée au cours de la thèse au sein du laboratoire COSTECH, espace privilégié pour une recherche interdisciplinaire en sciences humaines et sociales au sein même d’une école d’ingénieur. De nombreuses lectures en sociologie, histoire des sciences et des techniques, histoire des universités et école d’ingénieurs, science de gestion, épistémologie, philosophie de la technique, économie, ont contribué à enrichir ce travail. L’expérience et la pratique des formations d’ingénieurs dans différents contextes et selon différentes modalités m’ont également permis de mesurer l’importance qu’il y avait à penser conjointement la théorie et la pratique du terrain.

La problématique et le contexte français de l’ESR

3Il s’agissait au départ de tenter de comprendre et d’appréhender sous l’angle de la convergence de champs organisationnels différents, comment l’émergence et la trajectoire d’organisations dans le champ de l’ESR, dédiées à l’ingénierie et à la recherche, pourraient impulser à la fois les changements institutionnels nécessaires face aux évolutions sociotechniques et générer une dynamique d’innovation au niveau territorial.

4Des tensions générées par ces écarts ont, périodiquement, remis en cause, au cours de notre histoire, la légitimité d’institutions existantes, à la fois sur la formation à l’ingénierie, sur la recherche et les avancées techniques et en particulier sur le lien qu’elles pourraient entretenir avec les organisations productives (publiques et privées).

5D’un positionnement transversaliste sur le rapport science-innovation-société, développé par T. Shinn et P. Ragouet (Shinn et Ragouet 2005), nous avons construit le cadre théorique à partir de la théorie néo-institutionnelle et notamment les concepts de champ organisationnel, de travail institutionnel, d’isomorphisme ou encore d’entrepreneur institutionnel (Huault 2009) (Di Maggio 1988) (Powell et Di Maggio 1983) (Lawrence, Subbady et Leca 2009), tout en y associant à l’aune d’une vision plus constructiviste et moins déterministe, la proposition de C. Musselin et E. Friedberg (Friedberg & Musselin, 1993) de relier ce courant à l’école de Crozier, « l’acteur stratégique » (Crozier et Friedberg 1977).

6L’exploration puis l’articulation de différents concepts, les unités actives de Perroux (Perroux 1975), (Cariou, Dufeu et Leconte 2007) notamment, ou les institutions intermédiaires de Sainsaulieu (Sainsaulieu 2001) ou encore les proto-institutions (Lawrence, Hardly et Phillips 2002) et dans un autre registre la convergence (Miège et Vinck 2012), prise au sens d’un construit social ni univoque ni déterministe, ont permis de caractériser les organisations. Pour saisir la complexité des interactions de ces organisations avec leur environnement, nous avons distingué deux aspects : d’une part l’environnement constitué par le champ organisationnel de l’ESR - avec la notion de configuration au sens de C. Musselin qui montre l’interdépendance de ces organisations avec la tutelle (Musselin 2001) -, le système disciplinaire auquel nous avons ajouté la commission des titres. D’autre part, l’environnement local par l’approche de la quadruple hélice (Carayannis et Campbell 2009 et 2010) et les dynamiques d’innovations territoriales qui intègrent les dimensions liées à la gouvernance régionale, à la stratégie de l’ESR, aux entreprises, et aux citoyens ou initiatives citoyennes.

7Lorsque l’on étudie des organisations qui ont pour vocation la formation d’ingénieur et la recherche, il est indispensable de replacer ces organisations dans le contexte français de l’ESR. La longue marche des universités, de C. Musselin, l’histoire de l’université de Vincennes (Soulié 2012 : 19), les monographies d’écoles d’ingénieurs comme celle proposé par A-F. Garçon pour l’École des mines de Saint-Étienne (Garçon 2004), et d’autres très différentes comme celle du Groupe Cesi réalisée par R. Lick (Lick 1996), les publications de T. Shinn (Daviet, Shinn 1981), d’A. Grelon (Grelon 1988), de F. Birck (Birck 2014 : 182), (Fréchet-Laot, 9 juillet 1998), le travail de mémoire, et la publication de R. Boirel (Boirel 1983) concernant l’INSA et celui concernant l’UTBM de P. Lamard et Y Lequin, (Lamard, Lequin 2005)…, m’ont permis de cerner la dynamique d’évolution du champ. D’autres publications concernant les formations techniques IUT et BTS, ont complété ce travail, avec les travaux de Pierre Benoist (Benoist 2004), d’Emmanuelle Leclercq (Leclercq 2018), de Sophie Orange (Orange 2013) et je m’arrêterai là même si la liste est encore longue. L’approche sociohistorique s’est imposée comme une composante de la démarche de recherche pour saisir les dynamiques d’évolutions organisationnelles dans le cadre des politiques publiques de l’ESR, et les pratiques de formation à l’ingénierie, leur rapport à la science et à la technique.

Les hypothèses de travail

8Ce qui amène notre première hypothèse : « ces organisations seraient des Unités Actives (UA) agissant dans le cadre des politiques publiques pour transformer leur environnement et introduire de nouvelles pratiques répondant à de nouvelles normes sociales et professionnelles ». Ces UA nous apparaissaient singulières par leur mission. D’où notre seconde hypothèse : « Elles portent un “travail institutionnel” qui serait la convergence (C) des activités de recherche et d’ingénierie, amenant une nouvelle configuration relationnelle, nous les avons nommées des UAC. Cette convergence reste à caractériser sur sa nature et la dimension du changement visée par la convergence, sa finalité ». Ces UAC créent des cadres d’actions pour faire converger normes et pratiques de différents champs organisationnels, ceux de la configuration académique et ceux de la dynamique socioéconomique liée à l’innovation. Troisième hypothèse : elles incarneraient l’un des prémices de changement structurels de la société accompagnant l’intégration dans l’ESR d’un nouveau référentiel global au sens de Muller (Muller 2015 [1990]) et la transformation des dynamiques territoriales dans leur rapport à la science et à la technique. Cette troisième hypothèse pose la question de la légitimité institutionnelle de ces UAC ; ce qui nous amène à la dernière hypothèse : « ces UAC développeraient leur trajectoire entre un processus d’innovation organisationnelle, et la recherche d’une nouvelle légitimité institutionnelle pour s’intégrer au champ de l’ESR comme une Institution intermédiaire ».

Sur la méthode et les limites

9Le cadre de la problématique et les hypothèses se sont précisés au cours du travail de terrain. Ils ont de manière récursive contraint l’élaboration du dispositif méthodologique autant qu’ils ont été instruits et précisés par ce dispositif. La combinaison de l’approche comparative et de l’approche sociohistorique a conduit à prendre en compte une temporalité des évènements, de l’histoire des idées, de la trajectoire des acteurs, les positions de pouvoir occupées, mais aussi l’évolution de leur environnement tant académique que territorial, tout en restant dans une approche mésosociologique. Nous avons conscience que deux cas constituent une limite à la portée générale de ce travail, compensée en partie par le choix méthodologique d’une granularité des informations permettant d’entrer dans une compréhension fine des processus de décisions et des pratiques de ces organisations.

10Le choix de passer par les archives de chacun des établissements et en particulier par des instances formelles comme le Conseil d’administration nous permettait un parallèle sur les questions et les défis soulevés par ces nouvelles structures face au cadre institutionnel et d’appréhender les stratégies d’influence, les demandes d’exceptions ou encore les contournements des acteurs face à un cadre qui ne leur est pas adapté. Ces analyses alimentent la modélisation des processus organisationnels.

11Les témoignages recueillis ont à la fois complété et induit de nouvelles recherches dans les procès-verbaux, ou d’autres archives internes et externes à l’établissement (articles de presses, etc.) pour croiser la mémoire et les faits consignés. L’étude proposée n’a pas pour objet d’être exhaustive sur l’ensemble des activités des deux organisations. Elle s’est attachée, par une méthode inductive et récursive entre données empiriques, concepts théoriques et modélisation, à cerner les activités qui caractérisent la convergence visée par ces organisations et qui les différencient.

12Le choix des terrains s’est réalisé à partir d’une grille de critères et d’une première exploration par la bibliographie et des entretiens exploratoires. La question plus pragmatique de l’accessibilité des informations a contribué au choix de l’INSA de Lyon et de l’UTC à Compiègne.

13Je vous propose de passer aux monographies, puis de focaliser la suite de cet exposé sur la modélisation des processus organisationnels.

Les monographies

14L’INSA comme l’UTC incarnent à leur émergence un positionnement d’entre deux « institutionnel », ni université classique, ni grandes écoles, ni centre de recherche chargés de faire converger formation à l’ingénierie et recherche.

15Ces deux organisations émergent à des périodes charnières de notre histoire nationale. Pour l’INSA, nous sommes en 1957, à la veille de la V^e république et dans un contexte où se forge une nouvelle industrie plus technologique, avec un contexte démographique qui défie les capacités d’engagement de l’enseignement supérieur. Pour l’industrie, il ne s’agit plus de reconstruction, mais de compétitivité internationale. Le manque structurel de profils techniques qualifiés dans les différents secteurs d’activité, pour des emplois de techniciens et d’ingénieurs, fondent les préoccupations sur lesquelles se rejoignent des réformistes de toute origine (industriels, intellectuels et académiques, hauts fonctionnaires et grands corps d’État). C’est aussi une jeunesse et une nouvelle vague d’influence américaine qui rejette une société jugée conservatrice, figée dans des compromis institutionnels qui ne reflètent pas les aspirations de la société. Selon ces modernistes, il faut tout changer : méthodes, structures, place des femmes dans la société, management des entreprises et cadre institutionnel. La formation élitiste d’ingénieurs de petites promotions ne dépassant pas les 50 pour les plus grandes, ne peut répondre aux défis chiffrés présentés au colloque de Caen de 1956. Le projet de Polytechnicum, devenu ensuite projet d’INSA formant 1000 ingénieurs et techniciens par an, émerge pour répondre au présent et poursuivre une ambition d’avenir. L’élargissement de la base sociale du recrutement change radicalement le mode de sélection. En cela, l’INSA inscrit la marque d’un contre-modèle qui refonde la nature même des critères de sélection pour la formation des élites à vocation technique.

17Aujourd’hui, ces modalités, comme la formation post-Bac présente dans une centaine d’écoles, soit près de la moitié des écoles habilitées par la Commission des titres, la sélection plutôt que le concours, ou la pénétration des SHS dans les écoles d’ingénieurs, se sont inscrites dans les pratiques institutionnelles.

18La technologie a largement pénétré le domaine universitaire au-delà des IUT, mobilisée à Bac+ 5 et +8. Ce qui paraissait une bravade en 1972 (avec l’UTC) est aujourd’hui une évidence ; banalisée, reprise par l’INSA, cette dimension technologique n’est toutefois pas explicitée ou interprétée dans sa dimension épistémologique. Polysémique, elle est souvent attachée aux techniques avancées (par traduction de l’anglais).

19J’ai développé dans ces monographies différents points qui me semblaient caractériser à différents moments de leur développement, le travail institutionnel de ces UAC soit sur la formation, sur la recherche ou sur l’innovation, entrainant de nouvelles fonctions et des changements dans l’administration de ces organisations.

20En définitive, on constate que :

• L’INSA est un projet d’UAC à dominante sociale intégrant la technique ;

• L’UTC un projet d’UAC à dominante technologique intégrant la dimension sociale.

Analyses et résultats

21La méthode comparative a permis de rassembler 26 points de comparaison. Ceux relevant de la sociogenèse ont notamment permis d’identifier les trois dimensions constitutives de la convergence d’une dimension métaphysique, la dimension du « faire » et la dimension du milieu que nous qualifions de facilitateur par différence avec les milieux innovateurs.

22Prenons l’exemple de la dimension métaphysique au sens de la projection d’un nouvel « être ingénieur ». C’est-à-dire que les réformateurs qui confortent l’émergence de ces UAC apportent une projection d’avenir nécessitant de nouveaux profils d’ingénierie qui constitueront selon eux les vecteurs de transformation de la société pour un avenir souhaitable plutôt que subi.

23Prenons l’un des points de comparaison sur cette dimension pour illustrer notre propos.

24Le tableau comparatif intégré dans la thèse montre à la fois la différence entre les deux organisations dans leur identité organisationnelle, mais aussi une similarité des processus dans les deux organisations.

• Pour l’INSA, c’est un renouveau des relations socioprofessionnelles et une massification de la formation d’ingénieurs pour des profils qui restent dans la technique. Ce dernier point implique de puiser dans l’ensemble des couches sociales, notamment modestes, peu présentes à la fin des années 50 au sein des écoles d’ingénieurs. Cela implique de changer le mode de recrutement et rattraper un capital social qui soit compatible avec la position de l’ingénieur dans la société. Le renouveau des relations socioprofessionnelles accompagne le management dans les entreprises, avec un mode de relation plus décontracté, le travail en équipe avec un ingénieur, exposé à la recherche, intégrant la technique, en capacité de dialoguer avec toutes les composantes de l’entreprise.

• Pour l’UTC, l’ambition métaphysique alliée à celle de devenir un centre de technologie est façonnée en collaboration avec de grandes entreprises françaises ou infrastructures stratégiques. Le CEA, Elf, EDF, Saint-Gobain financent à l’UTC les premiers contrats de recherche, délèguent des cadres, accueillent les étudiants en stages, etc., et contribuent à esquisser un nouvel « être ingénieur » fondant un nouveau rapport entre connaissance et action, entre ingénierie et recherche… intégrant la dimension sociale.

25D’autres points de comparaison ont apporté les éléments nécessaires à la modélisation des processus, notamment de la 1^re phase d’émergence de l’organisation et d’exploration des possibles, que nous allons aborder maintenant.

26Un réseau de « modernistes » composé de personnalités issues de milieux différents mais qui partagent à la fois des constats sur le présent, l’impossibilité de résoudre les problèmes dans le cadre institutionnel existant et une projection d’avenir, c’est ce que nous avons nommé : convergence intellectuelle. Mais cette convergence des idées ne suffit pas. Elle devra s’incarner dans une organisation nécessairement atypique par rapport aux organisations existantes. C’est la dimension du « faire ». Il s’agit par exemple de trouver un entrepreneur institutionnel pour mener à bien le projet en tenant compte des résistances et des difficultés qu’il devra affronter, une personnalité qui partage les idées sur lesquelles se construit l’organisation.

27Ces projets d’UAC ont pour objet de changer l’ordre des choses à l’échelle nationale. Mais là encore, ces deux dimensions ne suffisent pas. Le lieu d’implantation, l’intelligence territoriale pour accueillir cette structure hors normes, les facilitations offertes par les réseaux locaux vont contribuer à créer un milieu facilitateur. Pour l’INSA comme pour l’UTC, le milieu par la gouvernance locale, par les entreprises, accompagne le développement de l’organisation. Les uns proposent le terrain pour la construction des premiers bâtiments ; les autres pallient le retard de l’administration de tutelle, sur le déblocage des crédits, le retard d’affectation des postes. C’est donc un milieu facilitateur, une mobilisation des acteurs locaux qui convergent avec une ambition nationale pour créer la structure.

28Dans cette 1^re phase, un 2^e processus révèle la fragilité de l’organisation.

29Dans ce processus, des visions différentes au niveau national vont venir contrecarrer l’évolution et le développement de la structure pour amener une crise organisationnelle critique. Le phénomène d’isomorphisme coercitif impacte la trajectoire de l’établissement. Les injonctions de la tutelle sont de plus en plus prégnantes. Elle tente de confisquer le nouveau bâtiment dans le cas de l’INSA pour l’allouer au projet d’IUT, dans le cas de l’UTC pour l’affecter à la bibliothèque nationale.

30Et dans ce cadre, plusieurs scénarios sont possibles : l’UAC disparait ou du moins son projet initial disparait avec une réallocation des ressources. Lorsque l’UAC résiste face à tout ou partie de ces injonctions, elle continue sa trajectoire. L’UAC maintient les principales innovations institutionnelles, forgeant une saga propre à l’organisation, s’appuyant sur son réseau d’influence encore actif et sur son intégration dans la dynamique territoriale. Passer l’onde de choc, une forme de normalisation de la structure se dessine.

31Le passage de ce cap s’appuie donc sur deux processus :

• le premier combine l’isomorphisme normatif et l’isomorphisme mimétique pour se fondre dans le champ de l’ESR. C’est le résultat à la fois de la volonté des acteurs internes à la recherche d’une légitimité professionnelle et de la pression de la configuration académique ;

• le second est construit par la dynamique d’innovation conduite par des acteurs internes à l’organisation, emmenée par des entrepreneurs à la fois de science et institutionnels en interaction avec le milieu socioéconomique. Ce processus s’appuie sur l’émergence de la saga de l’UAC qui a pour objet de maintenir le cap du travail institutionnel qui n’est pas achevé et lui permet d’affirmer son identité, sa différence en lien avec le progrès et la modernité.

32Dans la 2^e phase, il s’agit pour l’UAC de contribuer à transformer le cadre institutionnel de l’ESR, c’est le 3^e processus qui se dessine.

33Une fois sa période de fragilité passée, certaines des innovations de l’UAC vont entamer un processus d’institutionnalisation. On peut citer pour l’INSA la sélection post-bac, ou les SHS dans les écoles d’ingénieurs, pour l’UTC, les stages longs d’un semestre. Dans les années 90, ces pratiques vont diffuser largement et, pour ces exemples, s’intégrer au cadre des pratiques, des écoles d’ingénieurs, voire plus largement dans l’ESR. La configuration s’approprie ces innovations, tout en les modifiant, car elles vont passer au filtre des compromis négociés avec d’autres acteurs. Ce qui aboutit au cadrage structurel de nouvelles fonctions dans l’ESR. Un peu différent des pratiques d’origine, ce cadre impose à l’UAC de s’adapter pour se conformer à la nouvelle norme. D’autre part, certaines innovations restent des pratiques de l’organisation et s’installent localement, tolérées au niveau national, voire reconnues comme une spécificité culturelle et territoriale. Ces pratiques sont intégrées au sein de l’environnement local qui peut y apporter son concours, contribuant à la différenciation des pôles d’ESR. Ces singularités distinctives sont attachées à l’identité organisationnelle et à la différenciation de ces UAC devenues pleinement à cette période des institutions intermédiaires (Sainsaulieu 2001). Par leur intermédiarité, ces organisations s’adaptent aux évolutions institutionnelles, les influencent au sens d’un processus continu dans le cadre du paradigme installé.

34Cet avènement paradigmatique constitue à la fois un aboutissement du travail institutionnel de l’organisation, rejoint par l’adaptation continue des autres institutions et une forme d’interrogation identitaire.

35Nous allons passer maintenant au dernier processus identifié dans le cadre de ce travail, lié à une forme de résilience de la capacité créatrice d’alternative institutionnelle.

36Dans cette dernière phase, l’avènement paradigmatique donne à ces institutions intermédiaires une légitimité mais amène également une reconfiguration du champ et une nouvelle hiérarchisation qui montre à la fois :

• la capacité d’adaptation des autres structures ;

• leurs capacités à infléchir les modalités de ces nouvelles pratiques ;

• la persistance des modèles culturels.

37Dans ce dernier processus, on peut envisager plusieurs scénarios. L’un d’entre eux est que l’UAC, devenue institution intermédiaire, continue son adaptation, génère des innovations locales à l’instar des autres organisations. Le second scénario vise la capacité à restaurer une dynamique de proposition alternative sur la base de son histoire (sa saga), de la culture organisationnelle de l’établissement. Le poids de ces établissements a rendu indispensable le renforcement, au fil du développement, des structures gestionnaires et entraîner une forme de bureaucratisation. Les possibilités d’initiatives, dans le cas d’une institution intermédiaire, résident dans les agencements que la périphérie de l’organisation est en mesure d’établir avec son environnement socioéconomique, lui conférant une marge d’initiatives et l’expérimentation de pratiques alternatives par des ajustements synoptiques.

38Toutefois, si ces espaces participent à la dynamique d’innovation territoriale, ils ne suffisent pas à relancer la capacité créatrice d’alternative institutionnelle, en vue d’une nouvelle évolution paradigmatique. Car retrouver le chemin de l’UAC seconde génération est conditionné, selon nos observations, à l’ambition et l’ouverture du « corps système » de l’organisation sur un écosystème d’innovation globale, lié à une nouvelle convergence qui a vocation à transformer le référentiel global de la société, à entrainer une transformation du social plus radicale et à refonder l’écosystème relationnel. C’est à partir de la saga de l’organisation, sur la dimension portée par l’organisation lors de la 1^re convergence, que peut se révéler cette capacité de résilience d’un processus d’UAC.

Au-delà du processus organisationnel

39Plusieurs points sont à souligner, en particulier concernant la nature de la convergence, le rôle des UAC dans l’évolution du cadre institutionnel de l’enseignement supérieur et de la recherche en ingénierie, le développement de la technologie portée par l’UTC à la différence des sciences appliquées portées par l’INSA de Lyon.

40La convergence serait du point de vue organisationnel :

• un processus instituant créateur d’alternative légitimant l’avènement d’un nouveau paradigme social. Ce qui porte une nouvelle approche du jeu institutionnel ;

• un processus qui maille la science, la technique, l’innovation et la société dans une logique convergente qui implique pour sa réalisation une cohésion entre les trois dimensions : le symbolique (métaphysique), le faire et le milieu.

41L’UAC renouvellerait l’approche organisationnelle :

• par l’application du concept d’UA à une organisation publique ;

• avec un espace stratégique dédié à l’alternative institutionnelle.

42La dimension historique constituante de la saga, vecteur d’identité mais aussi instrument de travail institutionnel, dynamique nécessaire au maintien de la culture organisationnelle.

Sciences appliquées versus technologie

43La pratique de la recherche technologique intégrée dans le projet UTC est liée à l’initiative et à la culture du « faire » (Lallemant 2015) qui a émergé aux États-Unis quelques années auparavant. Elle s’inscrit dans un partage avec la société, une collaboration large mêlant utilisateurs, scientifiques et technologues et fonde un renouveau des théories de la connaissance et de l’innovation. La culture du « faire », à l’image de la contreculture américaine incorporée à la création de l’UTC, pose les bases d’un projet de « recherche technologique », une anticipation, a contrario des sciences appliquées à l’INSA et de la dimension pratique de la technique érigée par J. Capelle. Dans le cas de l’INSA, les sciences appliquées se réfèrent au démarrage de l’organisation, à un modèle linéaire de l’innovation et comblent un entre-deux institutionnel légitimant le travail de recherche avec des entreprises et le maillage avec les laboratoires des universités axés sur la « science fondamentale ». L’INSA poursuit en 1957 une démarche déjà installée dans certains pôles scientifiques en province, tout en y associant un travail institutionnel de reconnaissance au niveau national de ces recherches liées à l’ingénierie, ce qui adviendra en 1975 avec la création des Sciences pour l’ingénieur (SPI).

44Dans le prolongement de ces arguments, de nouvelles pistes de travail sont envisageables. L’étude de la sociogenèse d’autres établissements en province, avec un exemple contrefactuel, conforterait le modèle. D’autres champs organisationnels convergents sur des questions environnementales à la fois d’ordre technologique, sociale, économique, pourraient permettre d’identifier l’émergence d’UAC et montrer une alternative possible de transformation de notre cadre d’action en réponse aux enjeux d’aujourd’hui ; ces hypothèses restent à explorer.

Pour conclure

45Cette étude recouvre l’ambition d’apporter une nouvelle lecture du rôle des organisations de formations d’ingénieurs et de recherche dans les évolutions structurelles du champ organisationnel et des compromis institutionnels. Entre stratégie des acteurs et isomorphisme, les établissements étudiés ont porté des innovations organisationnelles qui ont transformé le champ de l’ingénierie en France, tant au niveau de la formation que dans le champ des entreprises, de l’industrie et des services. La volonté prescriptive d’apporter une nouvelle lecture de ce type d’organisation liée à la transformation institutionnelle porte l’ambition de porter le regard sur les enjeux, les défis de nouvelles convergences sociotechniques à venir.

46Pour finir, les monographies montrent la contribution de ces établissements à des pratiques institutionnelles dans le cadre d’un paradigme aujourd’hui installé. Hors regroupements et réseaux, l’INSA de Lyon et l’UTC sont parmi les 6 établissements ayant les promotions d’ingénieurs les plus importantes. Ils semblent représentatifs de la dynamique des formations et de la recherche en lien avec l’ingénierie confrontée à de nouveaux défis sociaux et technologiques sous-jacents à un changement paradigmatique.