Imke Plinta, vous êtes la commissaire de l’exposition « Déjà vu. Le design dans notre quotidien » qui a été présentée au Musée d’Art Moderne et Contemporain de Saint-Étienne Métropole (MAMC+) du 1^er février 2021 au 22 août 2021. À travers cette exposition, ce sont des objets de notre quotidien qui sont mis en avant. La table en Formica, le plat Tupperware, etc. dans un musée d’art ? Est-ce bien leur place ?

En effet, il peut sembler bizarre au premier abord de voir des objets aussi communs dans un musée d’art moderne et contemporain, mais tout diffère ensuite... quand on entre dans l'exposition et qu'on découvre ces objets dans leur contexte. Le MAMC+ dispose d’une des collections de design, et surtout d’Arts ménagers, les plus importantes de France. C'est remarquable. Ces objets de design sont autant des œuvres d’art que des traces de l'histoire. Ils racontent tout le développement de la société et ont donc évidemment leur place dans un musée. Il faut toujours se poser la question de la légitimité : qui définit ce qui est digne ou n’est pas digne d’être exposé ?

Vue de l’exposition Déjà-vu. Le design dans notre quotidien au Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole, jusqu’au 22 août 2021. Crédit photo : Aurélien Mole / MAMC+

Ensuite, il y a des objets avec lesquels on a grandi, mais on ne sait pas quand ils ont été conçus ou que ce sont des témoins d’une époque. Qui pense aujourd’hui, alors que le Tupperware est toujours présent et que chacun a en tête les démonstrations festives à la maison, que les produits de cette marque remontent aux années 1940 ? Dans l’exposition, ces plats Tupperware sont disposés dans une cuisine des années 1990, 50 ans après leur création. Pourtant ils n’ont pas perdu leur actualité.

Nos sociétés contemporaines ont produit un nombre conséquent d’objets. Andrea Branzi, dans son ouvrage intitulé « Nouvelles de la métropole froide. Design et seconde modernité », compare le monde du XIX^e siècle où une famille possédait entre 150 et 200 objets et celui des années 1990 où, un siècle plus tard, une famille possède entre 2 500 et 3 000 objets. Comment avez-vous opéré le choix des objets présentés dans l’exposition au sein de cette multitude ?

C’est une bonne question, que je me suis posée également au début. Pour évoquer les différentes étapes de ma réflexion, prenons appui sur la chronologie. J’ai d’abord fonctionné par coups de cœur pour choisir plus de 500 objets. J’ai analysé comment je pouvais les combiner. Ensuite, j’ai consacré un temps important à l’étude de fonds spécifiques (Mortier et Savinel & Rozé), tout en m’immergeant dans le fonds photographique du musée. Choisir, éliminer des objets n’était pas du tout simple. Tout était tellement intéressant mais à un moment il faut trancher ! Il fallait que je me concentre sur le concept de l'exposition « déjà vu » et surtout que cela s’inscrive dans une histoire à tisser en lien avec le territoire.

Finalement je me rends compte que j‘ai travaillé comme je le fais dans tous mes projets liés à l’espace urbain, dans l’enseignement et dans les projets de développement : je me suis laissée guider par le contexte du territoire, du lieu et j'ai laissé faire. Deux idées fortes se sont dégagées, à la fois l’idée du déjà-vu, du quotidien de chacun et le contexte territorial et historique local. En effet, durant cette recherche, j’ai passé pas mal de temps dans la bibliothèque du musée au sein de laquelle j’étais très bien assistée. J’ai pris contact avec beaucoup d'acteurs du terrain, j'ai visité les autres musées et échangé avec leurs directeurs... Ceci m’a beaucoup aidée à comprendre les enjeux du territoire, les liens à faire. Une idée de départ était de raconter d’où vient le rôle du design dans ce territoire. J’essaie ainsi d’expliquer comment se développe le design en France et je le raconte grâce et à travers ce territoire spécifique. C’est surement aussi pour cela que le design s’est développé ici plus qu'ailleurs. C'est pour cela que le parcours de l’exposition commence par le territoire.

En définitive, mon choix n’est pas forcément tombé sur des objets qu’on voit beaucoup dans les expos de design. Par exemple, les meubles de Wogenscky, qui viennent du foyer Clairevivre à Saint-Étienne, mais aussi des objets du fonds Mortier ou du fonds Savinel & Rozé, sont des éléments forts de l'exposition peu ou pas mis en avant habituellement. J’ai cherché à trouver un équilibre entre l'intéressant « exceptionnel » et l'hypersimple connu.

Ce que l’on nomme « design » reste souvent mal défini et mal identifié par le grand public. Plusieurs courants, interprétations des formes à promouvoir pour le quotidien, traversent le XX^e siècle. Une confrontation bien souvent entre la forme et l’utile est perceptible dans l’histoire du design au point de pousser dans les années 1950 un groupe de designers à promouvoir un mouvement des « Formes utiles ». Comment le design a réussi à faire évoluer notre quotidien ? Pouvez-vous nous présenter un exemple ?

Je suis tout à fait d’accord avec le propos selon lequel le design est souvent mal identifié par le public. Bien souvent il est même relégué à une discipline qui fait du dessin de belles formes, ou bien à une certaine esthétique. C'est très voire trop réducteur. Oui « Design » vient bien de dessiner... mais si on s'attarde un peu sur ce concept et que l'on regarde par exemple le mot italien pour « design » : « Progettazione » (action de faire un projet) ou en allemand, « Gestaltung » ... le mot prend alors tout son sens, celui du projet. Aussi, ce sens et la responsabilité de lui donner du sens, c’est justement le rôle de notre positionnement.

Formes utiles, dont j’expose toute la collection des catalogues conservés dans la bibliothèque du musée, constituait vraiment une première expérimentation, un premier courant qui présentait du design au grand public français. Même si dans les années 50, en France, on ne parlait pas encore de design, ces publications ont permis et permettent encore aujourd’hui de se rendre compte du développement des objets du quotidien pendant ces décennies. Formes Utiles a pu être ainsi un témoin. On peut s'appuyer sur ces catalogues pour retracer une histoire des formes... une histoire qui aujourd’hui devient de plus en plus vague et semble quasiment éphémère.

L’exemple du design ou de la création va du grand au petit... Aussi, dès le début de l’exposition, j'aborde l’habitat en général. Ensuite, on peut évoquer la cuisine, la cuisine de Frankfurt par exemple, qui parle de l’« Existenz-minimum », de l’espace minimum nécessaire pour vivre dignement. Mais on ne parle pas seulement dans cette cuisine de l'espace réduit. Sont évoquées également, à travers elle, l’ergonomie, l’efficacité de l’usage de l’espace, qui vont également provoquer la modification de beaucoup des outils en cuisine. En France, Charlotte Perriand reprend les principes de la cuisine de Frankfurt et conçoit celle de l’unité d’habitation par exemple. Ceci exerce une grande influence dans nos espaces du quotidien, car la femme n’est plus isolée. Grâce à l’ouverture qui est proposée dans la nouvelle cuisine, elle peut être connectée avec les autres. En tant que femme, je tiens à insister sur ce point : à l’époque, on le voyait ainsi.

Dans l’exposition est également visible la « cuisine système 20 » de Bulthaup. Elle inspirera ensuite d'autres développements jusqu’à la cuisine modulable, nomade, qui devient le centre de la vie à la maison. C’est le résultat d’un travail de recherche commandé par Gerd Bulthaup à Otl Aicher. Ces deux personnages ont réalisé une cinquantaine de voyages de recherche pour étudier l’anthropologie de la cuisine, les rites et formes de cultures. Donc, dans les années 1980, la cuisine « centre de la maison » correspond à l'époque. C’est une cuisine modulable qui peut se marier avec n’importe quel style et être installée comme elle apparaît dans le musée en ligne pour gagner de la place et disposer d'une plus grande liberté spatiale.

Les objets de nos vies quotidiennes du XX^e siècle ont connu une forte évolution technique avec le développement de la mécanisation, de la motorisation, l’arrivée de nouveaux matériaux… Comment ces changements influencent les formes des objets et parfois limitent les transformations ?

Sur cette question, je voudrais évoquer deux objets et tout d’abord la machine à coudre. Elle se développe grâce à l'évolution du design et de la technique, passant d’un objet stable, fixe, installé sur une table, à un objet nomade qui peut être déplacé, notamment à partir de son électrification. Je ne présente que trois machines à coudre dans l’exposition, mais ce nombre est déjà suffisant pour faire ressortir l’ingéniosité qui est derrière ces projets de design également. Ces objets montrent parfaitement que le designer ne doit pas seulement s’occuper de la forme, mais surtout de la fonctionnalité et connaître de nombreux détails. La machine à coudre de Nizzoli a même gagné l’oscar du Design italien, le compasso d’oro.

Le deuxième objet est le fer à repasser. J'en présente plusieurs pour montrer une évolution des formes, des matériaux.

On peut voir de grandes différences de forme et je dois dire que ceci est un des objets avec la plus grande obsolescence programmée ! Les premiers fers électriques (laissons à part les fers chauffés au charbon) ont encore un certain poids (en acier) et des câbles textiles, ensuite le plastique s’impose de plus en plus. Les câbles aussi et il faut se poser la question de la qualité et de la durabilité. Il y a eu des progrès, si on pense à la diffusion du vapeur, le réglage des températures, ou bien au premier fer à repasser pour le voyage. Mais si on regarde la qualité et les tendances des fers d’aujourd’hui, on se demande à quel prix ?

C’est également une période et un espace (la maison) où les usagers sont de plus en plus diversifiés. Femmes, hommes et enfants sont acteurs, manipulateurs et utilisateurs de ces objets du quotidien et non plus seulement les femmes. De même, la forme de la famille et les pratiques de l’espace intime de la maison ont beaucoup évolué. Ces changements sociaux et culturels ont-ils influencé le design de nos objets ?

Oui, bien sûr. Dans les années 1970, on a introduit le design industriel dans les écoles françaises des Beaux-Arts, d’abord en tant qu'esthétique industrielle, puis comme design industriel. Plusieurs catégories émergent dans le design. Le designer va créer en fonction des analyses du marché, des tendances, etc. Les couleurs jouent également un rôle absolument fondamental. Les choix évoluent du plus neutre au plus ciblé (enfant, femme, homme). En effet, il y a souvent une multiplication des objets avec, par exemple, les rasoirs pour hommes et pour femmes, différenciés par leur couleur et leur forme. Cela dépend aussi du pays et de sa culture spécifique. Comme Allemande, je dois dire que, par exemple, Braun a toujours développé des outils beaucoup plus sobres et neutres en cuisine qu’ailleurs... Ils sont devenus des grands classiques. Disons que cette « révolution » est bien une évolution. Nous disposons d’encore plus d'objets alors que nous pourrions nous tourner vers des objets neutres...

Vue de l’exposition Déjà-vu. Le design dans notre quotidien au Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole, jusqu’au 22 août 2021. Crédit photo : Aurélien Mole / MAMC+ 

Reflets de nos vies, de nos cultures, de nos mœurs, bref de nos sociétés, ces objets sont bien plus que de la matière inanimée. Imke, c’est donc un vrai défi de donner à voir tous ces enjeux en une exposition. Quel a été votre positionnement expographique et scénographique ? Comment exposer notre quotidien au musée et donner à voir ce « Temps des objets » (Leymonerie 2016) ?

C’est un vrai défi. Depuis le début, mon objectif a consisté à montrer ces objets dans leur modalité la plus naturelle possible. Il était hors de question de positionner des meubles sur des socles. Cela constitue déjà un premier défi, car il faut aussi briser les habitudes de la mise en valeur… qui est souvent vue et résolue par le recours à un socle. Il a aussi fallu trouver des solutions pour construire des mises à distance car les objets exposés doivent être protégés pour être conservés. Cet aspect a grandement influencé la scénographie dont les éléments ont d’ailleurs été développés sur place avec Nicolas, le responsable des ateliers techniques du musée. Il a bien compris que je voulais désacraliser le design. Mutuellement, nous avons développé une approche rompant avec le sacro-saint socle. Il est certain que j’aurais bien aimé aller plus loin et proposer une exposition où l’on aurait pu toucher ou mettre en marche. En définitive, la plupart des objets des arts ménagers se trouve tout même en vitrine… pour une question de conservation. Il faudrait beaucoup plus de multimédia ou trouver d’autres solutions... Mais la visite va incontestablement donner envie de rentrer à la maison et d’inspecter sa propre cuisine pour découvrir ce qui est à disposition... C'est ainsi que le message va passer et que l'exposition aura son effet sur le visiteur. Pourtant, mon but n'est pas de tout montrer... J’entends d’abord stimuler et provoquer des questions ou des réactions…

Le contexte et la culture d’un pays peuvent mieux valoriser les objets et aider à faire comprendre la raison d’être de ces objets. Finalement, le véritable enjeu consiste à faire transparaître les coulisses, montrer ces liaisons, qui sont souvent très logiques… d’autres moins. La raison de ceci peut se résumer à une perfection des formes plus que des fonctionnalités.

Selon vous, la crise sanitaire de la Covid-19, en nous confinant dans nos intérieurs remplis d’objets, a-t-elle eu une influence sur le regard que l’on porte sur ces objets « retrouvés » ?

J’espère d’une certaine manière…

Je m’explique… Ce qui me préoccupe, c'est surtout la société de consommation actuelle et la place de plus en plus prépondérante des objets. Avec le confinement, que j’ai vécu d’une manière beaucoup plus stricte ici en Italie qu’en France (tout le monde était enfermé), certains ont sûrement retrouvé des objets non utilisés depuis un certain temps... mais beaucoup d'autres s’en sont procuré de nouveaux, profitant des facilités offertes par les achats en ligne. Je ne suis pas du tout sûre que cette crise a ralenti les envies ou les rythmes d’achat. Bien au contraire, beaucoup plus d'objets sont sans doute réunis dans les foyers… achetés pendant et le temps du confinement. D’un autre côté et heureusement, une tendance vers une prise de conscience se manifeste comme la volonté d’acheter localement pour soutenir le commerce de proximité, les artisans ou des productions faites en France mais aussi de faire soi-même, comme cela s’est produit pour le pain par exemple… Dans ce contexte, l’ancienne cocotte revient pour devenir à nouveau un protagoniste de la cuisine. Cet objet, souvent jugé trop lourd ou dépassé, apparait néanmoins comme le meilleur ustensile pour faire cuire son pain à la maison… La cocotte en fonte de la grand-mère retrouve sa place dans les cuisines modernes.

Vue de l’exposition Déjà-vu. Le design dans notre quotidien au Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole, jusqu’au 22 août 2021. Crédit photo : Aurélien Mole / MAMC+ 

Une autre exposition à la Cité du design est centrée sur les « flops » du design. Y-a-t-il selon vous des flops dans ces objets du quotidien que vous présentez ? Et d’ailleurs, comment qualifier ces objets de flops ou de succès ?

Ah oui, j’y serais bien allée… mais comme la mienne, elle attend encore son ouverture...

Une chose est certaine, l’histoire du design ménager est jalonnée de nombreux flops. Souvent, cela dépend d’un point de vue personnel ou de la diversité des positionnements comme des attitudes représentés par le designer. Un exemple très concret est présent dans mon exposition. Dans un cas, j’ai été particulièrement déçue devant l’objet, une fois dans l’espace : la bibliothèque Charlotte des frères Bouroullec, designers que j’estime beaucoup par ailleurs. Une fois l’objet déballé, si l’idée et sa réinterprétation sont stimulantes - actualiser un principe d’étagère pour la replacer plus dans l’esprit du temps avec de nouvelles matières - c'est un objet problématique... Quand on manipule cette étagère, des interrogations apparaissent sur le choix des matériaux. L’installation de cet objet a suscité la discussion, y compris lors de la première visite destinée aux médiateurs. Si l'objet n'est pas parfait, il interroge malgré tout et permet d’avancer avec des alternatives, de nouvelles idées, etc. Je me rends compte que ces flops stimulent la réflexion.