« L’analyse historique… a pour but de rechercher l’origine de l’aliénation du monde moderne, de sa double retraite fuyant la Terre pour l’univers et le monde pour le Moi, afin d’arriver à comprendre la nature de la société telle qu’elle avait évolué et se présentait au moment de succomber à l’avènement d’une époque nouvelle et encore inconnue », Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne (1961), Prologue
1Qu’est-ce que concevoir pour l’être humain ? C’est « chercher ce qui n’existe pas et pourtant le trouver » disait déjà Plaute le Jeune, repris par Quatremère de Quincy au XVIIIe siècle, puis par Jean-Louis Le Moigne, deux siècles plus tard (Le Moigne 1990 :169). C’est « réaliser une chose dont on ne sait pas tout » ajoute Armand Hatchuel. La dynamique de conception oblige à une description ou à une catégorisation précaire, partagée et révisable des activités, souligne-t-il, en observant que l’une des transformations majeures de l’entreprise au XXe siècle réside dans « l’expansion des activités de conception » (Hatchuel 1999 :195-197).
2Parler de conception, c’est donc porter la focale sur un processus de pensée, une dynamique intellectuelle qui relie l’humain à son environnement, via les objets et/ou processus qu’il produit dans le cadre du projet qu’il initie. Car concevoir, c’est projeter, c’est anticiper sur ce que l’on ne sait pas, ou pas encore, c’est réduire l’inconnu du résultat quand il prend forme dans l’agir. Ainsi, explique Herbert A. Simon :
« Intrinsèquement, la conception est un processus computationnel… Cela induit une sorte de calcul des implications des hypothèses initiales et de leurs combinaisons. Un Dieu omniscient n’a pas besoin de concevoir : le résultat est connu avant le début du processus » (Simon 2019 :16).
3Le processus est anthropologique ; il relève des aptitudes fondamentales de l’être humain ; il fonde tant l’aptitude à parler et à produire un récit, la « lexis », que l’aptitude à agir, la « praxis ». C’est pourquoi il existe sans nul doute une universalité de la conception : les outils changent, les résultats diffèrent, mais le processus et sa logique perdurent. Dans tous les cas, l’acte conceptuel ne se limite pas au récit, à l’objet, à l’outil, à la machine ; il comprend aussi le bâti, le mode d’exploitation, l’organisation, l’environnement, les manières de vivre en société, les manières d’être au monde. Il s’agit d’une mise en système, conditionnée par les modalités de pensée et d’être-au-monde qui le génèrent et les environnements naturels et techniques qui le contiennent et le bordent.
4Comment dès lors historiciser le processus de conception ? La question pourra paraître saugrenue à qui limite le travail de l’historien aux archives de papier. Car le processus conceptuel laisse peu de traces écrites, et, comme Guillaume Huitorel l’analyse bien dans son article, il se laisse rarement percevoir, tant il s’efface devant le projet qui le concrétise, le produit auquel il conduit. Voilà pourquoi il nous a semblé intéressant de l’aborder en termes de « pratiques historiques de conception ». Tel est donc l’objet de ce dossier : appréhender l’acte conceptuel au travers de la manière dont il est pratiqué pour en comprendre les permanences et détecter ce qui change ou ce qui émerge, du côté des artefacts physiques (gabarit, modules...) ; des artefacts intellectuels (Artes inveniendi, théâtres de machines, typologies, tableaux et listes, cahier des charges) ; des artefacts cognitifs enfin (algorithme, IA, machine learning...).
- 1 « L'histoire ne s'édifiera pas par le labeur encyclopédique de quelques omniscients (…) mais par l' (...)
5Autour de ces dynamiques fondatrices autant qu’évanescentes, l’horizon de réflexion de ce dossier est résolument la longue durée et la mise en perspective passé/présent. Nous pensons en effet qu’il est indispensable à l’archéologue, l’historien ou l’anthropologue de confronter ses observations et analyses aux expériences des chercheurs et praticiens, artisans, designers, chercheurs en sciences de gestion, en sciences de l’ingénieur (SI), en sciences de l’information et de la communication (SIC). Comme le préconisait déjà Lucien Febvre en son temps1, l’échange d’expériences entre chercheurs décryptant le passé et chercheurs et praticiens de la conception dans le temps présent, est indispensable pour défricher et faire prospérer ce qui devrait être un champ historiographique majeur.
- 2 Nous empruntons la distinction formelle entre « concept » et « connaissance » à la théorie C-K (Hat (...)
6Pour établir le dialogue, il incombe à l’historien de mettre à disposition des vignettes historiques ou des grilles de lecture donnant à voir l’objectivation du processus ou mettant en perspective la manière dont il se modifie, comment l’espace de conception contribue à réviser l’espace des connaissances (Hatchuel, Weil 2008 ; Agogué et al. 2013)2, que ce soit en les remodelant, en les élargissant, voire en les renouvelant, parfois intégralement (voir l’article de Pascal Le Masson et Benoît Weil dans ce dossier). Celle que nous avons proposée aux contributeurs de ce dossier, pour qu’ils la mettent à l’épreuve et l’enrichissent, repose sur le modèle des régimes de pensée opératoire, RPO, encore appelés régimes de technicité (Garçon 2012, 2015). L’hypothèse à tester était celle d’une structuration de l’acte conceptuel autour de quatre grands « moments » : artisanal, technicien, esthétique et numérique :
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- 3 Tous les termes désignant des professions sont placés au neutre, sachant que l’ensemble des métiers (...)
Moment 1 (artisanal). Ce moment de structuration s’inscrit préférentiellement dans le régime de la pratique, régime de technicité structuré par l’oralité. Dans ce cadre, le processus de conception n’est pas isolé du processus de fabrication de l’objet qui préexiste dans l’imagination du concepteur ; le processus de conception n’est pas objectivé ; et s’il est possiblement normé, il n’est pas réifié ; il n’y a pas non plus objectivation de l’espace de connaissance qui lui est lié. Cet espace de connaissance constitue le patrimoine de la communauté professionnelle qui l’utilise et le transmet en des formes et des normes qui lui sont propres. Quant aux acteurs, ce sont les communautés de métiers, les praticiens professionnels, charpentiers, maçons, tisseurs, agriculteurs, pêcheurs, etc., et tous ceux qu’on appelle avec facilité les « artisans »3.
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Moment 2 (technicien). Ce moment de structuration s’inscrit préférentiellement dans le régime de la technique, régime de technicité structuré par l’écrit. Dans ce cadre, le processus intellectuel spécifique à la conception est objectivé dans des écrits dédiés, tels, au début de l’époque moderne en Europe, les « Artes inveniendi », les « arts d’inventer », et les théâtres de machines (Ravier 2013). Cette objectivation s’accompagne en corollaire de l’objectivation de l’espace de connaissance lié, au moyen de livres de recettes, traités techniques, etc. Cette objectivation est prise en charge par des professionnels dédiés, ingénieurs bien souvent, mais aussi possiblement scribes, savants, religieux, selon l’état des sociétés. Cela concerne beaucoup d’époques : antiquité, époque médiévale, époque moderne, monde industriel, et de nombreuses sociétés : Égypte ancienne, monde maya, Chine, etc. C’est le mode conceptuel dominant des premières révolutions industrielles. Ainsi, les ponts suspendus métalliques ont marqué le génie civil dans les années 1830 parce qu’ils étaient entièrement conçus par le calcul avant d’être construits, un temps de conception parfois plus long que le temps de la construction (Garçon 2004 :168-175). Ainsi encore, dans l’industrie ferroviaire, l’invention des bureaux d’étude par J-F. Cail et Cie à la fin des années 1840, a permis le passage de la production de machines différenciées (unicum) au montage de machines assemblées à partir de pièces interchangeables, un mouvement qui a débouché dans les années 1880, au développement de la « conception réglée » (Le Masson Weil 2010).
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Moment 3 (esthétique). Ce moment de structuration est susceptible de s’inscrire dans le régime de la technique, ou dans le régime technologique (voir définition infra, moment 4). Il correspond à l’objectivation de la valeur esthétique des « objets » à concevoir. Ainsi encore, dans le second XXe siècle, l’émergence du « design », c’est-à-dire, dans l’acception française, de la conception esthétique des objets produits en série, la prise en compte dans l’être commercial de « l’objet » conçu (pris ici au sens large) de sa valeur « de vie », esthétique ou sentimentale, et sa mise en scène dans un récit adéquat, un « storytelling ». Mais déjà, à la fin du XIXe siècle, l’Art nouveau en avait été un remarquable précurseur, avec la volonté de produire en série des objets, architecturaux, meubles et objets du quotidien, dont l’utilité et donc la valeur d’usage, était autant esthétique que fonctionnelle.
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- 4 On pense ici, par exemple, au parcours de l’avion de combat « Rafale », particulièrement révélateur (...)
- 5 À l’inverse, sur les fondements conceptuels des centrales nucléaires, autres machines complexes, vo (...)
Moment 4 (numérique). Ce moment de structuration s’inscrit dans le régime technologique, régime de technicité caractérisé par la mise au point d’un nouveau support d’inscription des connaissances, le support numérique (Bachimont 2010). L’accélération de l’innovation technologique (et non plus seulement technique) dans les premières décennies du XXIe siècle a confronté les industriels à des situations de « double inconnu » : inconnu technologique + inconnu de marché (Kokshagina 2014). La réponse a été une objectivation nouvelle au sein du processus conceptuel, avec la mise à jour : i) de la dissociation entre l’espace de conception (C) et l’espace de connaissance (K) ; ii) du pouvoir expansif du processus de conception et de sa capacité à élargir l’espace de connaissance, voire à le disrupter ; iii) du caractère collégial de la conception (crowdsourcing, open innovation, collèges de l’inconnu, Legardeur 2009 ; Agogué 2012 ; Le Masson, Weil 2020). La mise au point de produits à forte capacité « générique », c’est-à-dire donnant à l’utilisateur les moyens de concevoir l’usage du produit qui lui est proposé, s’est avéré un outil majeur pour l’industrie. Ainsi, le développement actuel des « jumeaux numériques » qui repose sur l’internet des objets (Usines 4.0, « villes intelligentes ») : il s’agit, au-delà des objets, d’imaginer leur incorporation dans un système de production, de mobilité, ou d’action, les conditions d’utilisation en concevant la relation humain-machine, la relation machine-machine, et leur évolution, et donc les langages et interfaces adéquats. Prévoir dès l’origine non seulement l’intégralité des cycles de vie des éléments du système, mais aussi leurs possibilités d’évolution, en pensant celles-ci sur la base de technologies non existantes au moment de la conception4, appréhender une part d’inconnu fortement dilatée, pour ainsi dire infinie : dans ces conditions, l’objet devient une sorte de porte-greffe sur lequel peuvent être ajoutées une multitude de « briques » augmentant considérablement ses possibilités, son cycle de vie, etc. L’acte conceptuel s’en trouve profondément renouvelé5.
- 6 Pourquoi parler de « moment » et non de « paradigmes », comme le suggèrent Marianne Chouteau, Joëll (...)
7C’est volontairement que nous avons choisi de parler de « moments » et non de « stades », de « périodes »6. Cela nous permet en effet de mettre à distance deux habitudes de pensée historiographiques, à savoir : i) lier un processus à une période ou à un territoire donné, et donc penser de manière « évolutionniste » les formes et modes qui en résultent ; ii) faire de l’irréversibilité du passage d’un type de processus à un autre, un postulat. A contrario de cette « philosophie spontanée de l’historien », l'analyse doit s’attacher, selon nous : i) à identifier les caractéristiques du processus de conception propres à chaque phase de développement des technicités (« moments » réunissant à la fois le processus et ses acteurs) ; ii) à les contextualiser et iii), à envisager la possibilité d’un feuilletage de temporalités entre les processus, et donc entre les « moments ».
8L’hypothèse est forte, par exemple, de l’existence de relations (interactions, allers-retours, etc.), entre le moment 1 et le moment 2, et cela quelle que soit l’époque et la société concernées. Cela vaut aussi en partie pour le moment 3. En ce qui concerne le moment 4, son émergence implique certes le déploiement des TIC, des technologies numériques. Mais la question demeure des interactions entre les formes anthropologiques et historiques du processus de conception, telles qu’elles se sont structurées lors des moments 1, 2 et possiblement 3. Cela renvoie à des questions cruciales. Par exemple, le régime technologique qui structure actuellement la technicité humaine éteint-il, partiellement ou totalement, la structuration des processus de conception propres au moment 1 ? Et si tel est le cas, doit-on conclure au remaniement anthropologique des processus de conception, voire à une réification des imaginaires ? Que devient alors le « moment 3 » ? A-t-il un rôle à jouer dans l’organisation des espaces de connaissance liés à la pratique et aux savoir-faire, tels qu’il s’effectue actuellement dans le « moment 4 », pour éviter cette réification ? Quel rôle peuvent jouer, en ce sens, les sciences de l’ingénieur, les sciences du Design et les sciences de l’information-communication ? Comment concevoir des formes de démocratie technologique (Lequin, Lamard 2014 ; Lageat, Lafon 2017 ; Didier, Lequin, Leuba 2017) dans le contexte de « triple inconnu » : inconnu technologique, inconnu de marché, inconnu environnement/société, qui est devenu le nôtre ? La mise en place de « collèges de l’inconnu » incluant l’usager/citoyen est-elle une réponse ?
- 7 « Technicien » (en référence au régime de la technique) et non « ingénieral » : les designers, a pr (...)
- 8 Notion également utilisée par J. Piaget, rappelle J.-H. Barthélémy dans son « Glossaire Simondon », (...)
9Les contributions qui constituent ce dossier, toutes écrites par nos auteurs après avoir reçu cette grille d’interprétation, permettent à la fois de conforter le modèle proposé, de l’affiner et de l’étoffer. Première observation : trois des quatre moments conceptuels, l’artisanal (M1), le technicien (M2) et le numérique (M4) sont attestés et contextualisés. Éric Rieth, dans son article, analyse l’émergence du moment 2, le moment « technicien »7, dans l’architecture navale européenne de l’époque moderne. Pascal Le Masson et Benoît Weil rappellent, dans leur article consacré aux « ressorts d’une souveraineté conceptive - penser, enseigner et organiser la conception collective », comment les écoles techniques allemandes au XIXe siècle, puis le Bauhaus au XXe siècle ont mis au point et enseigné des langages de conception permettant la réutilisation systémique des savoirs dans un esprit d’innovation et de création. Marianne Chouteau, Joëlle Forest, Céline Nguyen, dans leur étude des pratiques de conception au prisme de la culture technique, analysent en quoi ce même moment 2 est passé de la conception par tâtonnements à la conception réglée, puis au design thinking, une conception réglée non plus par la fonction mais par les usages. Anne-Françoise Garçon enfin, montre dans son article comment le développement du numérique, et sa généralisation à la fois comme support d’inscription des connaissances (Bachimont 2010), mais aussi comme interface entre l’humain et son environnement (Simon 2004), a induit un retour conceptuel sur l’objet ; sa compréhension nouvelle en tant qu’« artefact » a permis de l’appréhender comme médiateur cognitif et, dans un monde où règle l’artefact cognitif, d’industrialiser non plus l’objet, non plus l’usage, mais l’ensemble Humain/Machine/Environnement. Quant au moment « esthétique » (M3), on le trouve incorporé au M2, dans le programme du Bauhaus par exemple, qui se donnait pour but de « libérer et renforcer l’imagination et la capacité créative » (p. Le Masson, B. Weil), mais aussi au M4, lorsque le processus conceptuel s’est élargi de la fonction à l’usage (M. Chouteau, J. Forest et C. Nguyen) ; et l’on voit le designer le mettre en œuvre, quand il s’agit d’éloigner la conception de son environnement commercial (A. Behar). Dans son analyse du processus conceptuel, Marx Wartofsky en fait l’une des composantes des « artefacts tertiaires », qu’il définit ainsi : « les artefacts tertiaires (…) sont abstraits de leur fonction de représentation directe et constituent un domaine dans lequel une construction libre, dans l'imagination, de règles et d'opérations alternatives, est possible » et qui se rapprochent de l’espace de conception, tel qu’il est envisagé dans la conception innovante (A.-F. Garçon). Déjà G. Simondon en avait envisagé le fonctionnement, dans son analyse du lien entre pensée technique et pensée esthétique, avec le concept de transduction8 :
« L’intention esthétique permet l’établissement d’une continuité transductive rattachant les modes entre eux (…) Ainsi l’intention esthétique, ne crée pas, ou tout au moins, ne devrait pas créer un domaine spécialité : celui de l’art (…) en fait l’art n’éternise pas, mais rend transductif, donnant à une réalité localisée et accomplie le pouvoir de passer à d’autres lieux et à d’autres moments. Il ne rend pas éternel, mais il donne le pouvoir de renaître et de se réaccomplir… » (Simondon 2012 :274-275).
- 9 Il est erroné de minimiser la place du graphisme dans les sociétés reposant sur l’oralité. La redéc (...)
10Seconde observation : si l’on se place à l’échelle de la très longue durée, on observe la présence constante du « moment artisanal » (M1). Il structure le savoir-faire des bâtisseurs en Mésopotamie du néolithique (E. Baudouin), en Anatolie de l’époque antique et byzantine (A. Lamesa), tout comme celui des agriculteurs du monde antique, ou encore des charpentiers de marine, toutes époques confondues (E. Rieth, G. Munerotto) jusqu’aux chantiers vénitiens qui aujourd’hui encore construisent des gondoles de manière traditionnelle (Pastor). Actuellement, on le retrouve au fondement de la pratique des métallurgistes (F. Duffaut) ; c’est sur lui que repose une des démarches les plus contemporaines du design, le design d’ethnofiction (A. Behar). Et c’est autour de lui, à défaut d’être à son propos, que s’est effectuée la conceptualisation contemporaine de l’artefact en tant que médiateur cognitif (A.-F. Garçon). Tous les auteurs concernés confirment le lien entre M1 et oralité. Néanmoins, c’est la manière particulière selon laquelle gestes, images et mots s’organisent qui structure l’acte conceptuel « artisanal ». Soit en filigrane, soit directement, tous s’accordent sur l’importance donnée au geste, normé par la routine et souvent accompagné d’un récit. Côté image, on comprend en complément le rôle joué par l’analyse des paysages (A. Lamesa), par l’esquisse et le dessin9, par le gabarit, qui en est la matérialisation et constitue un outil de standardisation (E. Baudouin, G. Munerotto, S. Pastor). Côté récit, Anaïs Lamesa montre, dans son article sur les monuments rupestres, qu’il existe bien un acte conceptuel effectué en pleine conscience, incluant le possible inachèvement de la structure projetée, et revêtu d’un caractère religieux. Enfin, les archéologues se rejoignent sur un autre point : tous notent la capacité à concevoir la nouveauté, à l’incorporer dans l’acte conceptuel de type M1. Une capacité dont Emmanuel Baudouin analyse finement les traces dans son étude de l’architecture néolithique en Mésopotamie, dont Guillaume Huitorel montre combien elle a été déniée pour les agriculteurs de l’Antiquité, dont Armand Behar, archéologue du savoir à sa manière, analyse les fondements et le possible fonctionnement dans les pratiques liées au design d’ethnofiction.
- 10 Voir le glossaire établi par G. Munerotto, en annexe de son article et de celui de Saverio Pastor.
- 11 De la même manière que les tisserandes d’Amérique latine, celles des montagnes berbères, ou encore (...)
11Dans cette même optique, un autre apport de ce dossier réside dans ce qu’il donne à voir du passage du moment 1 « artisanal » au moment 2 « technicien », et la transformation qui en résulte de la relation images/geste/mots. C’est ce que permet l’association des articles d’Éric Rieth, de Gianfanco Munerotto et de Saverio Pastor. Dans son article, S. Pastor donne à voir la conception de la gondole traditionnelle : son dispositif, ses gestes, ses mots, ses raisons, son évolution aussi. On y retrouve à la fois, dans les tracés des « cantiers » et les courbes des « sesti »10, cette « pensée-signe-et-style » caractéristique, selon Alfred Gell, de la pensée artéfactuelle dans le régime de la pratique (voir l’article d’A.-F. Garçon). Mais on y voit aussi à l’œuvre, dans la mise en place du « cantier », et la construction de la gondole à partir du maître couple et du bordage premier, une pensée géométrique implicite11. Gianfranco Munerotto expose, dans son article, cette pensée géométrique. Et c’est bien la mise en écrit de cette pensée géométrique que capte Éric Rieth dans son analyse de deux ouvrages de Fernando Oliveira, l’Ars nautica, rédigé en latin et publié en 1570 et le Livro da fabrica das naos, rédigé en portugais et publié dans la décennie qui va suivre.
- 12 Il en ira de même des ingénieurs des Mines en France dans le premier XIXe siècle, qui vont s’imprég (...)
12Il est important, croyons-nous, d’insister sur ce fait : le savoir savant en cours de constitution s’appuie, du propre aveu de F. Oliveira, sur le patrimoine créatif des maîtres de marine et des maîtres charpentiers, savoir-faire et pensée géométrique, en le « traduisant » de deux manières, sous forme de « recettes », d’une part ; en le mathématisant d’autre part, soit par l’arithmétique, soit par la géométrie12. Mais, explique E. Rieth, F. Oliveira va au-delà par ses dessins : il « fixe » la pensée géométrique implicite des maîtres charpentiers, par une stricte représentation technique, en soi innovante à son époque ; mais il va au-delà dans l’innovation, par « sa recherche d’une pensée graphique à échelle réduite dans un contexte de représentation à échelle de grandeur d’exécution sous forme de gabarits ». Ainsi, la différence entre M1, conception « artisanale » et M2 « conception technicienne » ne tient pas à ce que celle-ci use du dessin et celle-là, non. Qui, au détour d’une visite de chantier ou d’atelier, n’a pas vu une esquisse dessinée à même le sol ? Elle réside dans la différence de pratique graphique, et la maîtrise croissante du dessin coté et des mises à l’échelle. François Duffaut, dans son article « Quelques réflexions sur la conception en métallurgie », montre que la pensée conceptuelle en ce domaine connaît une évolution identique, avec le changement qu’apporte au XXe siècle, le développement de la métallurgie de précision. Le texte de F. Duffaut, qui s’apparente par certains aspects à un retour d’expérience, nous rappelle que, lors du moment 2, la conception se vit aussi à travers un acteur et son positionnement. Et cet acteur apparaît (à tort ou à raison) comme une clé de voûte de la conception, capable d’échanger et ou de se confronter aux différents acteurs du processus en cours.
13Ultime observation : des constantes se dégagent à la lecture de ce dossier, qui pourraient constituer des permanences à partir desquelles le processus conceptuel s’organise, autour desquelles il s’architecture, toutes époques et périodes confondues. On aurait là, en somme, les fondements anthropologiques du processus conceptuel. Quatre constantes émergent en ce sens :
14Nous pensions au départ de ce travail que la rencontre entre « conception » et « inconnu » caractérisait le moment 4, du fait des contraintes contradictoires imposées aux industriels par le développement technologique : accélération de l’obsolescence d’une part, inconnu des usages à venir dans le moyen terme, temps incompressible du processus conception/fabrication d’autre part. Mais c’était confondre le fait et son objectivation. Certes, le moment numérique a conduit à la formalisation des outils de conception pour le « travail dans l’inconnu » dans le cadre industriel, puis sociétal (p. Le Masson, B. Weil). Mais chacun des auteurs, dans l’espace spatio-temporel qu’il étudie, l’observe : concevoir, par définition, c’est aller au-delà du connu. L’espace de conception, qui peut être assimilé jusqu’à un certain point à l’artefact tertiaire de M. Wartofsky, entre art, jeu, imaginaire et expérience de pensée, est l’outil développé par l’être humain pour affronter l’inconnu, engendré par son activité, sa mobilité, sa capacité à élargir son espace vital et à le peupler, les rencontres et les réponses environnementales que cela induit. D’où le rôle de pivot joué par le moment 3, esthétique, par exemple dans la formation des designers (A. Behar ; P. Le Masson, B. Weil), mais aussi dans la « pensée-signe-et-style » caractéristique du moment 1, et que cherche à comprendre l’archéologie cognitive (A. Lamesa).
15C’est l’un des grands enseignements de l’article de Pascal Le Masson et Benoît Weil. Ils montrent comment l’ingénieur allemand et professeur, Ferdinand Redtchenbaker, à la recherche d’une méthode de conception des machines, qui soit transmissible par l’enseignement en même temps qu’efficace, se détourne à la fois de l’« empirisme pur » et de la rationalité scientifique propre au modèle polytechnicien, pour fonder, autour de la roue hydraulique, un langage de conception, constitué à la fois d’une approche mathématique, les « équations d’effets », d’une modélisation des types de machines existantes (où il structure l’espace des connaissances disponibles), et d’une méthode originale, la « méthode des rapports », de fait un modèle génératif, qu’il structure progressivement au moyen d’un dialogue fictif (espace de conception) entre le concepteur et le client. Efficace, ce langage de conception est puissamment structuré. D’autant plus structuré que F. Redtchenbaker recherchait une double efficacité, technique et pédagogique.
16Cette mise au point d’un nouveau langage de conception vient d’un changement de perspective et de la volonté de se placer à l’échelle du manque global. Il débouche sur une nouvelle mise en ordre des savoirs, de nouvelles formes d’acquisition et de transmission. Diffère-t-il toutefois dans sa nature profonde des langages de conception propres au moment artisanal ? Rien n’est moins sûr, si l’on compare avec ce que nous en apprennent les articles d’Emmanuel Baudouin et Anaïs Lamesa sur les bâtisseurs des mondes anciens, de Gianfranco Munerotto et Saverio Pastor sur la conception des bateaux vénitiens : les concepteurs, on l’a vu, disposent d’un espace de connaissance approprié, à la fois empirique et mathématique, et élabore l’espace de conception dédié en dialoguant d’une part avec les éléments-maîtres : client, commanditaire, maître d’ouvrage d’une part, environnement : géologie, vents et courants, matériaux disponibles, et d’autre part, avec l’équipe de travail. La formalisation, plus ténue en apparence du fait qu’elle n’est pas supportée par l’écrit, repose comme nous l’avons déjà observé sur une mobilisation de la mise en gestes/images/mots, en grande partie structurée et transmise par le graphisme et la carte mentale incorporée dans le symbolisme technique (désormais qualifiés de « technolectes »). À l’inverse, l’irruption de nouveaux acteurs, l’émergence de nouvelles techniques (E. Baudouin, A. Lamesa, S. Pastor) fragilise la dynamique C-K. En réponse, de nouveaux langages apparaissent (Bauhaus dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres : P. Le Masson, B. Weil ; conceptualisation de l’artefact à la fin du XXe siècle : A.-F. Garçon) ; et quand cette régénération ne se fait pas ou quand elle échoue, le risque est grand d’une involution de la lignée technique correspondante (A. Lamesa, S. Pastor), ou de sa réification dans une patrimonialisation pseudo-mémorielle, ce qui revient au même.
17Il est devenu habituel d’appréhender la question patrimoniale dans son lien culturel aux temps anciens. Ainsi conçu, le patrimoine est, au mieux un substitut à l’histoire, au pire une réification du passé, que l’on fixe et que l’on fige en des formes édifiantes autant qu’enjolivées, et presque toujours monumentales. Il est fort à parier que peu de nos ancêtres se reconnaîtraient dans ces cartes postales mémorielles que le public est appelé à apprécier : anciens châteaux, anciennes usines, anciennes églises, anciens villages, anciennes fermes, anciens ateliers, etc., et dans lesquels eux-mêmes ont vécu, et bien souvent souffert plus qu’ils ne s’y sont réjouis. Ce patrimoine-là tend à devenir l’habitacle intangible de notre relation fantasmée au passé, dans laquelle on injecte, en fonction de l’air du temps, ici un zeste d’art contemporain, là un peu d’art des jardins, et de plus en plus souvent quelque exposition « responsable » ou « responsabilisante ».
18Ce n’est pas cette conception du patrimoine dont il est question ici. Considérer le patrimoine sous l’angle de la créativité, et donc renouer avec la compréhension du patrimoine comme ressource et non comme témoignage, comme trace d’un passé révolu ; considérer cette ressource patrimoniale dans son dynamisme, son apport à la créativité, comprendre en quoi elle est nécessaire à l’expansion des espaces de conception et de connaissance, y compris à grande échelle, c’est ce que théorisent Pascal Le Masson et Benoît Weil dans leur article ; c’est aussi, sous un autre angle, ce que propose Armand Béhar, autour du design d’ethnofiction. Ainsi entendu, patrimoine se compose de l’ensemble des savoir-faire, pratiques et récits (incluant la culture technique) dont une entreprise, mais aussi un corps (ou une communauté) de métiers, héritent, avec lequel ils travaillent, à partir duquel ils progressent et s’adaptent. Pour le comprendre, ajoutons deux vignettes historiques à ce dossier :
- 13 Higuchi, Kiyoshi. Coal mining technology of Japan. Historical improvement and international contrib (...)
19Vignette 1. En 2003, la ville d’Akabira, située dans l’île d’Hokkaido au Japon, recevait le 6e Congrès international d’Histoire des Mines (IMHC). Akabira et toute sa région étaient frappées de plein fouet par la fermeture des mines de charbon qui avaient assuré sa prospérité un siècle durant. Et Roger Burt, qui dirigeait alors l’IHMC, avait donné le ton en plaçant les travaux du Congrès entre patrimonialisation et soutenabilité. Dans une présentation particulièrement intéressante, Kiyoshi Higuchi, de l’Université d’Hokkaido, expliqua comment les ingénieurs des mines de charbon, mis à pied comme le reste du personnel, avaient réagi et étaient parvenus à rebondir. Après avoir fait un bilan de compétences global sur la technologie minière au Japon, ils ont comparé le résultat aux technologies en vigueur à l’international. Et ils en sont venus à la conclusion que leur point fort, en quoi ils se démarquaient à l’international, était leur capacité à conjuguer haute productivité et sécurité minière. Ils ont donc traduit cette compétence en modèle, et l’ont proposé avec succès aux pays dont ils avaient repéré les mauvais résultats en la matière13. On parlera avec raison de résilience, mais le mot, s’il désigne le processus, ne l’analyse pas. En l’occurrence, il a consisté en un bilan de compétences, puis après analyse comparative, en la constitution d’un référentiel de compétences élargi à l’international à partir d’un patrimoine technique initial.
- 14 Avec les débuts en France, et tout particulièrement à Saint-Étienne, de la fonte au coke.
20Vignette 2. Dans la première décennie du XIXe siècle, un ingénieur des Mines, Antoine Beaunier, ouvrait, avec l’accord du gouvernement, la première école civile des Mines à Saint-Étienne. Le concept était inédit : il s’agissait de donner aux futurs entrepreneurs, ingénieurs et maître-mineurs, une même culture minière et métallurgique, alors que celle-ci était en plein renouvellement14. Or, que donne à voir le cours de métallurgie qui était dispensé dans les années 1830 ? Aucune mise en avant de l’innovation : tous les procédés y étaient enseignés, des plus traditionnels aux plus récents, sans que l’un soit présenté comme étant plus innovant que l’autre. Les ingénieurs-professeurs, formés à l’École des Mines de Paris, disposaient pour ce faire de l’incroyable « base de connaissances » (nous empruntons le terme à l’article de Pascal Le Masson et Benoît Weil) constitués par la mise en récit des savoir-faire des maîtres-fondeurs effectués par les élèves-ingénieurs des Mines, tant en France qu’à l’international. Par contre, ces pratiques métallurgiques étaient enseignées en usant des normes scientifiques. En d’autres termes, d’un côté les professeurs procuraient aux élèves mineurs de l’École de Saint-Étienne une bibliothèque de situations qui les rendaient capable d’affronter tous les cas de figure (Garçon 2008), mais de l’autre côté, cette bibliothèque de situations était « régénérée » par le langage scientifique, ce qui permettait aux élèves d’en comprendre le fonctionnement hors contexte initial et donc de les adapter en tout ou partie à d’autres contextes ou besoins, sans toutefois s’écarter de la pratique des maîtres-fondeurs avec lesquels ils travaillaient.
21Ces deux vignettes donnent à voir ce qu’est le « patrimoine de création » défini par Pascal Le Masson et Benoît Weil dans leur article : un patrimoine technique disponible que l’on respecte, et dans lequel on puise pour concevoir de nouvelles approches, et in fine, l’élargir en l’inscrivant dans de nouvelles formes, règles ou langages, qui étendent ou régénèrent son potentiel créatif. Ce processus d’expansion ou de régénération des savoir-faire est tout-à-fait distinct du processus de transmission. Néanmoins, il est indispensable à leur pérennité (on parlerait aujourd’hui de soutenabilité culturelle).
22Mais le « flop » ? interrogent Marianne Chouteau, Joëlle Forest et Céline Nguyen. Confrontant les deux concepts de « conception » et de « culture technique », elles rappellent avec raison que nombre de projets échouent, faute de rencontrer l’usager. On pourrait ajouter, à la lecture de l’article de Guillaume Huitorel, que nombre d’interprétations historiques se sont fourvoyées, faute de comprendre la culture technique des temps envisagés. Nous les rejoignons dans la définition qu’elles proposent de la culture technique « constituée d’un ensemble de connaissances et savoir-faire techniques, gestuels, manipulatoires, symboliques (organisés en différents niveaux) sur l’objet considéré ». Dans la continuité des travaux de Jocelyn de Noblet, Philippe Roqueplo, Bruno Jacomy et Yves Deforge, les auteures montrent que la « culture technique du temps présent » s’articule autour de trois points de vue : fonctionnel (niveau 1), usage (niveau 2), politique, philosophique, éthique (niveau 3), et, analysant les liens entre cette culture technique et les pratiques de conception, elles mettent à jour une situation de « silotage », avec une conception réglée focalisée sur le niveau 1 ; un design thinking focalisé sur le niveau 2 ; les pratiques contemporaines d’innovation responsable et d’éco-conception, focalisée sur le niveau 3. La conclusion est sans appel : « jusqu’à présent, aucune pratique de conception de notre connaissance n’incorpore les trois niveaux ».
23Plaidant pour une « culture technique agissante et réflexive », les auteurs proposent l’approche PSI, « Penser le Sens de l’Innovation », dont elles soulignent qu’il s’agit aussi d’une philosophie de l’action. Dans l’esprit du compagnonnage, (manière de rajeunir le moment artisanal, ce moment premier où la conception globale du monde structurait le fait technique), cette approche incite le concepteur « à proposer des artefacts qui tiennent compte du sens de ce dernier pour la société et qui lui permettent aussi de questionner les valeurs auxquelles notre société tient ». Élaboration d’une culture technique commune fondée sur le partage de valeurs sociétales (et non plus seulement une culture technique partagée entre gens de métiers) : c’est là une réponse à la question que nous posions dans notre projet initial : Comment concevoir des formes de démocratie technologique dans le contexte de « triple inconnu » : inconnu technologique, inconnu de marché, inconnu environnement/société, qui est devenu le nôtre ?
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