1Au début des années 1980, le grand groupe industriel Creusot-Loire issu de la fusion, en 1970, de la Société des Forges et Ateliers du Creusot (SFAC) et de la Compagnie des Ateliers et Forges de la Loire (CAFL), est confronté à une dégradation rapide de sa situation financière qui s’accélère entre 1983 et 1984.
- 1 Académie François-Bourdon (AFB), Allocution du Président du Conseil d’administration à l’assemblée (...)
2Sans ressources financières pour mener un éventuel redressement, le président du Conseil d’administration demande au Tribunal de commerce de Paris, le 13 juin 1984, la mise en règlement judiciaire de l’entreprise1. L’histoire est connue (Beaud 2001 et 2003, Vuillermot 2009 et Kharaba 2017). Elle a été abordée, étudiée à de multiples reprises. Le mince espoir que porte encore la direction de l’entreprise, au printemps 1984, d’assurer la pérennité de Creusot-Loire, disparaît sans que pour autant un plan de sauvetage de l’intégralité des actifs industriels puisse être mené. Le démantèlement débouche sur des réductions d’effectifs, des fermetures de sites et la reprise des divisions et filiales de l’entreprise par plusieurs sociétés. Pour Le Creusot, c’est la fin de l’ensemble homogène, intégré, tel qu’il avait été conçu par les quatre générations de Schneider qui se sont succédé de 1837 à 1960. Malgré les transformations juridiques et les réformes entreprises en vue de modifier l’organisation du site industriel du Creusot, engagé dans une logique de décentralisation depuis les années 1960, les grands principes qui ont conditionné la réussite passée de l’entreprise n’avait jamais véritablement disparu :
- 2 Ville industrielle dont l’histoire est très fortement associée à celle du Creusot, dans la mesure o (...)
- 3 AFB, Creusot-Loire, Établissements du Creusot et de Montchanin, Avril 1971, Note d’information dest (...)
« Les établissements du Creusot et de Montchanin2 (près de 10 000 personnes) ont le grand avantage de constituer un ensemble intégré, traitant à la fois des industries sidérurgiques, des industries de transformation de l’acier et des constructions mécaniques3. »
3À l’échelle de l’entreprise, la même logique prévaut :
- 4 AFB, Journal Le Creusot, 3 septembre 1971.
« La grande majorité des produits sortant de nos ateliers mécaniques sont en acier. C’est un avantage que de produire soi-même le métal que l’on transforme ensuite en produits finis. La sidérurgie de Creusot-Loire est bien différente de la sidérurgie classique. Elle en est différente parce que nos produits sont en fait des matériaux aux caractéristiques garanties et souvent extrêmes, destinés en majeure partie à des industries en pleine expansion, comme l’automobile, et souvent de pointe, comme l’aérospatiale, le nucléaire, la pétrochimie, la cryogénie, l’océanographie, etc. Nous sommes, en tonnage, le premier producteur d’aciers spéciaux français et un des tout premiers producteurs européens puisque nous dépassons le million de tonnes4. »
4En 1973, la sidérurgie représente encore 2000 salariés au sein de Creusot-Loire. Quelques années plus tard, elle est confrontée à un déclin rapide et même à un véritable déclassement. Au moment de la fusion, l’aciérie du Creusot comptait encore parmi les plus importantes de France, avec une capacité de production de 400 000 tonnes par an, pour l’élaboration d’aciers fins au carbone et alliés. Elle disposait de deux sites de production, celui, historique, du Creusot avec deux fours à arcs de 15 tonnes, et, au Breuil, trois fours à arcs (deux de 100 tonnes et un de 60 tonnes). Si les constructions mécaniques/énergie constituent toujours une activité dynamique et même prospère, qui ne se contente pas de produire, mais reste engagé dans un important programme de recherche et développement dans le cadre de la politique des « produits nouveaux », la métallurgie est beaucoup plus mal en point.
5Sans même avoir à évoquer les déboires de la filiale américaine Phoenix Steel, la production d’acier au Creusot est une source constante d’inquiétudes. Les tentatives pour réduire le champ commercial, en abandonnant les activités les moins rentables, ne se sont pas soldées par un redressement des comptes. À la difficulté de faire face à la montée en puissance de la concurrence, notamment pour ce qui concerne les produits longs, s’ajoute, au début des années 1980, une conjoncture peu rassurante. Les entreprises françaises réduisent leurs investissements. La demande en biens d’équipements lourds est atone, pendant que les commandes extérieures, malgré les dévaluations du franc, ne parviennent pas à créer les conditions d’une compensation. Or, il s’agit historiquement des principaux marchés de Creusot-Loire.
6La situation de l’entreprise découle aussi de difficultés internes. Hors cession d’actifs, le chiffre d’affaires progresse de 3,5 % entre 1982 et 1983. Cela signifie en fait, qu’exprimé en monnaie constante, il recule significativement. Même si les efforts de recherches restent importants, les investissements productifs se font plus rares. Plus de la moitié de la production d’acier est encore destinée à l’élaboration de produits longs, activité structurellement déficitaire. Elle doit être arrêtée (Charnet 2005) en même temps que fermetures et désengagements se multiplient au sein de l’entreprise. Au Creusot même, plusieurs ateliers sont fermés, comme l’aciérie du Creusot en 1978, puis les trains à barres des laminoirs, au Breuil, au début de 1982.
7L’entreprise se défait aussi de certaines de ses activités mal en point. En 1983, elle cède les sites de l’Ondaine (Loire), Pamiers (Ariège) et Saint-Chély (Lozère) à Usinor. En parallèle, Creusot-Loire se désengage de la Compagnie Française des Aciers Spéciaux, en cédant ses parts, là encore à Usinor, pendant que Sacilor reprend la participation de l’entreprise dans Imphy SA (Charnet 2005). La métallurgie de Creusot-Loire est aussi confrontée à la dépréciation de certains actifs, en particulier dans Phoenix Steel. Le contraste est saisissant par rapport aux ambitions manifestées quelques années plus tôt, favorables à la modernisation de la sidérurgie creusotine.
8Au moment de l’effondrement de Creusot-Loire, après la cession d’une partie des activités à Usinor et Sacilor, la métallurgie ne représente plus que 10 % du chiffre d’affaires de l’entreprise.
9Les conséquences de cet effondrement sont importantes, notamment pour ce qui concerne l’articulation entre l’aciérie et la tôlerie.
- 5 Les brames sont des blocs d’acier de profil parallélépipédique, destinés à être passés aux laminoir (...)
- 6 Ce paragraphe ainsi que d’autres passages décrivant l’installation de la coulée sous pression sont (...)
10Deux procédés, la coulée continue et la coulée en lingotières, sont utilisés dans le monde pour la production de brames5 passées au laminoir pour obtenir des tôles6. La coulée continue est le moyen le plus utilisé. Elle est adaptée aux fortes productions répétitives, mais ne correspond plus aux caractéristiques de la métallurgie creusotine qui a fait le choix de l’emploi des lingotières.
Fig.1. Lingots en cours de refroidissement à l’aciérie du Breuil
Il existe deux modes pour couler l’acier liquide dans les lingotières, par le haut et, dans le cas de cette photographie, par le bas. Quatre lingots sont en cours de refroidissement, au premier plan. Au moment de la prise de cette photographie, en 2004, l’aciérie du Breuil utilisait conjointement les lingotières et la coulée sous pression.
Photo Jean-Philippe Passaqui, début 2004
11Mais cette solution n’est pas sans faiblesses. Elle génère des coûts et des étapes supplémentaires, car il faut passer les lingots en brames avant de les laminer pour obtenir des tôles. La possibilité de disposer d’une brame sans passer par l’étape lingot constitue un argument économique de poids, qui permet de réduire les coûts du passage au laminoir tout en améliorant la mise au mille, par une réduction des pertes (Brorie et al. 1994).
12C’est notamment pour se défaire de cette servitude que l’obtention des brames par un autre procédé, peu usité, celui de la coulée sous pression, est étudiée. Pour comprendre comment s’est opéré le choix en faveur de ce dispositif d’obtention des brames, nous étudierons tout d’abord comment la coulée sous pression est apparue, s’est répandue, tout en recherchant les causes des limites à son emploi. Nous regarderons ensuite pourquoi Creusot-Loire Industrie a fait le choix de la coulée sous pression, et dans quelle mesure son environnement humain et technique a favorisé la mise en œuvre de cet investissement, avant d’aborder un sujet original, celui de la mise au point d’un équipement industriel peu fréquent, avec l’articulation entre les partenaires locaux et un soutien technique international.
13Au début des années 1980, la nature et l’ampleur des investissements envisagés depuis quelques années au Creusot sont remises en cause. En effet, pour des raisons de coûts et au regard du niveau de production, l’abandon des lingotières pour le passage à la coulée continue avait commencé à être évoqué au Creusot dès les années 1960, à la fois pour répondre aux besoins en tôles mais aussi en produits longs. À cette époque, la SFAC disposait des moyens techniques et humains pour opérer la transformation de son gros outillage industriel, puisqu’elle proposait sous licence des équipements de conception soviétique, sous la forme de machines à coulée continue verticales. Un équipement de ce type a d’ailleurs construit au profit de l’usine italienne de Terni (Charnet 2005).
- 7 Usine érigée entre 1881-1883, pour la Société des Aciéries de France.
14Dans le même temps, la SFAC suivait avec attention les produits proposés par l’entreprise Amsted de l’autre côté de l’Atlantique. Celle-ci a déployé une technologie très différente : obtenir des brames par coulée sous pression. Dès la fin des années 1960, en collaboration avec Amsted, la SFAC propose d’ailleurs cette solution à des clients potentiels, de taille moyenne, comme l’usine d’Isbergues7. Équipements soviétiques, propositions américaines, ces deux orientations constituent un signal fort. Alors que l’entreprise est toujours à même de mener des programmes de recherches et développement ambitieux pour tout ce qui concerne sa division Énergie, pour d’autres équipements lourds, Creusot-Loire se porte acquéreur de licences et commercialise des équipements industriels conçus par des partenaires.
- 8 Entreprise fondée en 1902 sous le nom de American Steel foundries et renommée Amsted industries en (...)
15En définitive, avec la diminution considérable des tonnages d’acier produits au Creusot, la solution de la coulée continue, économiquement intéressante avec un niveau de production élevé, celui du début des années 1970, doit être abandonnée. Par contre, la coulée sous pression devient la solution la plus adaptée aux nouvelles caractéristiques de la métallurgie creusotine. Elle a été développée par Amsted industries8. Cette entreprise américaine en pleine croissance au cours des années 1960-1970 avait cherché à se rapprocher de Creusot-Loire afin de trouver un partenaire industriel qui soit capable, en Europe occidentale, d’assurer la mise en production de ses équipements destinés à différents industries lourdes, en particulier sidérurgiques, selon une démarche fréquemment suivie par les entreprises américaines.
16Le procédé d’Amsted a en fait été inventé par la Griffin Wheel Company, société américaine spécialisée dans la fabrication de roues pour les activités ferroviaires. Il permettait à Griffin de proposer des roues en acier de dimensions, épaisseurs et qualités constantes. L’entreprise en a profité pour disposer d’un véritable monopole sur son marché, après quelques années d’inquiétudes engendrées, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, par l’évolution du marché des constructions ferroviaires. Dans quel but Griffin a-t-elle mené les recherches devant conduire à ce nouveau procédé de coulée. Depuis les années 1930, les dimensions des convois ferroviaires augmentent considérablement, à la suite du remplacement de l’acier standard par de l’acier Corten (Passaqui 2022).
- 9 https://rpwrhs.org/w/index.php ?title =Griffin_Wheel_Company
17C’est aussi la période de généralisation des locomotives Diesel, plus lourdes et plus rapides que les anciennes machines à vapeur. Il faut donc modifier la composition des aciers des roues ferroviaires, mais aussi leurs conditions de production afin de réduire leur usure, les risques de rupture, d’où le dépôt, en 1952, d’un brevet garantissant l’obtention de roues en acier beaucoup plus résistantes9. C’est de cette démarche que naît le procédé de la coulée sous pression. Au cours des années suivantes, Griffin adapte la géographie de ses implantations industrielles et prend le contrôle du marché américain. Elle déploie ce procédé dans six de ses usines d’Amérique du Nord, en recourant à des conditions de production identiques. Avec la coulée sous pression, Griffin accompagne le remplacement des roues de chemins de fer sur le marché américain (Karow 1977). Mais c’est Amsted qui entreprend les démarches en vue du rapprochement vers la SFAC puis Creusot-Loire.
18En fait, Griffin est intégrée au sein d’Amsted rail10. Le procédé était, à l’origine, circonscrit à un périmètre productif limité. Mais à partir des années 1960, Amsted a cherché à étendre la gamme des produits qui pouvaient être obtenus par le biais de la coulée sous pression. La qualité des roues, la possibilité de se passer presque complètement d’usinage puisque le produit sortant du moule est propre, ont incité Amsted à trouver de nouvelles applications à la coulée sous pression. Les études menées en ce sens parviennent à des résultats encourageants, notamment pour la production des brames. Pour autant, les discussions entamées au cours des années 1960 avec la SFAC n’ont débouché sur aucune commande ferme, pour Le Creusot comme pour ses clients éventuels. Ailleurs, la coulée des brames sous pression est restée confidentielle. Seuls deux producteurs de tôles fortes11, d’une taille un peu supérieure à celle du Creusot, ont adopté ce procédé. Le premier et le plus ancien est Oregon Steel, implanté à Portland, aux États-Unis. Il retient le procédé de la coulée sous pression en 1969.
- 12 Ce site industriel existe toujours. L’entreprise a été racheté par ses salariés au début des années (...)
- 13 Cette raison sociale a été prise en 1964, mais la création de l’entreprise remonte à 1905, avec la (...)
19Cette société métallurgique dispose de quatre moules permettant d’obtenir des brames comprises entre 100 et 300 mm d’épaisseur associés à un four à arcs d’une capacité journalière de 80 tonnes. Oregon Steel présente des points communs avec la métallurgie du Creusot. Elle dispose d’une production de tôles variée, avec tout de même une spécialisation dans les tôles fortes. Fondée en 1948, Oregon steel a changé de dimension après avoir mené un très important programme d’investissements au moment du passage à la coulée sous pression avec, en parallèle, l’installation d’un laminoir12. En Europe, seule l’entreprise italienne Italsider13 a retenu la coulée des brames sous pression pour son site de Campi, près de Gênes, qui a fait l’objet d’importants investissements en 1985 (Cresta 1986). Dans ce cas, la coulée sous pression est associée à un parc de cinq moules capables d’obtenir des brames de 125 à 400 mm d’épaisseur, le tout situé dans le prolongement d’un four électrique d’une capacité de 125 tonnes. La création d’une installation de coulée sous pression a permis de réduire considérablement la proportion de lingots passés en brames, avant d’être laminés sous forme de tôles fortes. Le principal intérêt de cette solution technique réside dans le fait que l’étape initiale du laminage, marquée par le passage des lingots en brames, disparaît et, avec elle, la contrainte de disposer d’un laminoir dégrossisseur (Cresta 1986).
20La production d’acier à l’usine Campi représente deux à trois fois celle du Creusot. Mais les similitudes, au niveau de la production, dominée par la présence des tôles fortes obtenues à partir de brames passées au laminoir Quarto et les nuances d’acier utilisées, expliquent l’attention portée à ce site et au procédé qu’il vient de mettre en œuvre. Surtout, l’inspection des tôles de Campi confirme l’intérêt du procédé de la coulée sous pression quand il s’agit d’obtenir un métal de qualité irréprochable (Cresta 1986).
21Par conséquent, la récente mise en production de la coulée sous pression par Italsider constitue une base d’étude et de réflexion intéressante pour la métallurgie creusotine. Comme nous l’avons constaté, SFAC a été la première entreprise en Europe à s’intéresser au procédé, avant que, quelques années plus tard, il retienne à nouveau l’attention de Creusot-Loire. Dans la mesure où le retour sur investissement était espéré rapidement, tout semblait concourir, dès 1979-1980, à l’adoption rapide du procédé (Charnet 2005). Pour autant, l’assèchement accéléré de la trésorerie (Kharaba 2017) a reporté sine die cet investissement, avant même la disparition de Creusot-Loire.
- 14 Aujourd’hui intégrée dans Framatome, contrôlée par EDF.
22L’intérêt pour la coulée sous pression réapparaît dans un contexte particulier. 1984 n’a pas marqué la fin d’une aventure industrielle séculaire. La métallurgie du Creusot constitue un acteur indispensable à la réussite du programme d’équipements des centrales nucléaires. Elle est aussi porteuse d’une souveraineté industrielle qui ne peut être abandonnée du fait de son articulation avec des programmes militaires essentiels, dans le cas des blindages terrestres et maritimes. En 1985, quelques mois après la liquidation de Creusot-Loire et son démantèlement, la métallurgie creusotine, y compris la forge14 qui en sera séparée par la suite, est reprise par Usinor qui la réorganise et l’apporte à une filiale, Creusot-Loire Industrie (CLI). Renommée Industeel par la suite, CLI comprend la métallurgie du Creusot, ainsi que les sites de Chateauneuf et Saint-Chamond, dans la Loire. Les deux premières usines sont regroupées au sein de la Division Creusot-Marrel pendant que la dernière fait partie de la Division Mécanique Spécialisée (DMS). Pendant quelques années, l’aciérie du Creusot reste confrontée aux effets des sous-investissements dont elle a été victime au cours des dernières années de Creusot-Loire.
- 15 AFB, Creusot-Loire, Assemblée générale ordinaire du 20 juin 1984, rapport du Conseil d’administrati (...)
23Les efforts de recherche et développement sont loin d’être négligeables mais ils ont peu porté sur les tôles fortes. Du fait de la priorité donnée au nucléaire civil, notamment en raison du relèvement des exigences de sécurité pour les grosses pièces de forge, l’entreprise s’est engagée dans l’amélioration des conditions de forgeage des lingots creux pour obtenir des viroles, tout en orientant les travaux de son laboratoire métallurgique vers les questions de résistance à la corrosion et à la fatigue des aciers utilisés dans les centrales nucléaires15. Le site industriel du Creusot conserve sa réputation d’excellence dans le domaine de la production d’aciers fins et spéciaux. Elle garantit le maintien de débouchés non négligeables. La « marque » Le Creusot est porteuse d’une notoriété forte (Kharaba 2017) pendant que les usines disposent toujours d’un personnel - ingénieurs, techniciens et ouvriers - dont la compétence reste intacte.
- 16 AFB, 0009Z0171-02, « Creusot Loire Marrel, Vers la métallurgie de pointe avec un four poche », Le p (...)
24Après plusieurs années d’efforts marquées par la recherche de la compression des coûts, d’une amélioration de la productivité et d’une réorganisation des ateliers sanctionnée par une forte diminution des effectifs, plusieurs signes encourageants se manifestent, témoignages de la viabilité de l’aciérie et de la tôlerie du Creusot. Avec les espoirs d’expansion commerciale, la question des conditions de la coulée de l’acier est reprise, en prenant appui sur les études menées précédemment en faveur de la coulée sous pression. Mais si les équipements industriels envisagés au Creusot correspondent à ceux programmés quelques années plus tôt, l’aciérie s’inscrit dans un périmètre tout à fait différent. L’intérêt pour la coulée sous pression réapparaît dans un contexte d’optimisme prudent qui concerne l’ensemble de l’entreprise. Le projet d’investissement participe d’un effort engagé au niveau de l’ensemble de Creusot-Loire Industrie. Il précède de quelques mois une modernisation d’envergure de l’usine de Chateauneuf16, avec les débuts de l’affinage en poche.
25Plusieurs ingénieurs creusotins se rendent à l’usine Campi de Gênes pour étudier le fonctionnement de la coulée sous pression.
26En fait, dans la mesure où la mise en service de la coulée sous pression constitue une première au sein de la sidérurgie française, le soutien technique international est indispensable. Il prend deux formes principales. Par rapport à l’usine de Campi et outre la visite poussée de la coulée sous pression par les ingénieurs creusotins, y compris par l’un des deux co-auteurs de cet article, l’achat de brames permet d’établir des comparaisons avec les caractéristiques des produits obtenus au Creusot. Mais il s’agit d’abord d’un support de proximité. Oregon Steel constitue le modèle à suivre, par l’équilibre trouvé entre des brames de très bonne qualité, associées à un faible taux de rebuts et une productivité élevée. Le risque pris en adoptant la coulée sous pression semble limité et doit participer au redressement de la rentabilité de Creusot-Loire Industrie.
- 17 CLECIM est une entreprise née en 1982, au sein de Creusot-Loire, de la fusion entre CLESID et CESIM (...)
27Bien avant le déploiement de la coulée sous pression au Creusot, le procédé était déjà connu de ses aciéristes. Le choix du procédé est intervenu au terme d’un long processus d’études et de sélection. Les incertitudes autour du devenir de la production métallurgique creusotine puis la faillite de Creusot-Loire ont repoussé la prise de décision relative au financement du projet. Les premières prises de contact remontent au début de 1984 avec, successivement, deux missions techniques menées d’abord auprès d’Oregon Steel, puis de Nuova Italsider. Ces premières approches semblent conforter l’intérêt du procédé. L’année suivante, l’étude technique et économique est lancée. Elle aboutit deux ans plus tard à une série d’accords. Un contrat de licence est signé entre Amsted, inventeur et propriétaire du procédé et Creusot-Loire Industrie. Il est suivi par la commande des principaux équipements auprès de CLECIM17. Ce choix s’inscrit dans une démarche logique puisque CLI et CLECIM ont l’habitude de mener des collaborations. Avant 1984, CLECIM faisait partie de Creusot-Loire dont elle constituait la division dédiée à l’équipement des installations industrielles lourdes, notamment dans le domaine de la métallurgie, avec une spécialisation dans l’installation d’équipements de laminage. Ses équipes connaissent à la fois les lieux et les personnels. Les routines collaboratives n’ont pas disparu. Pendant que CLI s’assure de la fourniture et de la pose des principaux équipements, elle se rapproche d’Oregon Steel avec laquelle elle signe un contrat d’assistance technique.
28Les buts de l’investissement sont présentés au personnel au début de 1987, au moment même où l’entreprise signe un contrat de licence avec AMSTED qui lui garantit la possibilité d’utiliser le procédé de la CSP :
- 18 AFB, 0009Z170-05, Creusot-Loire industrie, Division Creusot-Marrel, Usine du Creusot, Flash informa (...)
« L’objectif d’une tôlerie est de produire des tôles, laminées, à partir de demi-produits livrés par une aciérie. Ce demi-produit, dans l’état actuel de la technique, peut être soit un lingot, soit une brame. Chacun sait qu’un lingot est obtenu en coulant du métal liquide en lingotière. Chacun pense qu’une brame est obtenue en coulant du métal liquide à travers une coulée continue. Or, un autre précédé permet d’obtenir également des brames. C’est le procédé de coulée sous pression18. »
29Si, entre les premières démarches et la construction des installations de la coulée sous pression, plus de trois années s’écoulent, la mise en service est rapide. Sans atteindre les objectifs initiaux, quelques certitudes viennent conforter la pertinence des investissements.
30Appliquer à l’aciérie du Creusot, le procédé de coulée sous pression présente plusieurs avantages. L’investissement initial est bien inférieur à celui d’une coulée continue, alors que les dimensions et la production de l’aciérie du Creusot en font un site certes remarquable par la qualité des aciers produits, mais qui n’a rien de commun avec les grandes usines européennes. Sa production reste à des niveaux modestes, aux environs de 100 000 tonnes par an. C’est moins que dans le cas des deux utilisateurs de la coulée des brames sous pression, sans que pour autant l’écart ne constitue une entrave à la rentabilité attendue de l’investissement.
31Pour une société qui fait de l’excellence de ses produits son principal argument de vente, les brames obtenues par la coulée sous pression présenteraient une qualité et une régularité supérieures à celles issues de la coulée continue ou en lingotières. Il s’agit donc de choisir une voie originale par rapport aux deux procédés qui, historiquement, ont été déployés pour produire des brames.
- 19 Ce paragraphe est en grande partie repris d’un texte intitulé : « Ce qu’il faut savoir sur la coulé (...)
32Techniquement, la coulée sous pression présente un intérêt décisif pour les productions faibles et très diversifiées grâce à son coût d’investissement modulable en fonction du niveau de la production et à sa flexibilité en formats et nuances coulables. À terme, l’ambition porte sur la presque conversion de l’obtention des brames par la coulée sous pression ; la conservation des lingotières devenant résiduaire, avec à peine 10 % de l’acier coulé19. Le taux de substitution est meilleur que dans le cas du choix de la coulée en continue, où il dépasserait à peine les deux tiers. Enfin, parmi les arguments industriels et commerciaux, la possibilité de s’engager plus fermement sur le marché des tôles très épaisses semble plus facile à conduire qu’avec la coulée continue. Il est prévu de disposer d’un moule pour obtenir des brames de 400 mm d’épaisseur, à l’instar de celui que possède l’usine de Campi.
33Mais les aspects financiers jouent toujours un rôle décisif. La reprise des investissements, le renouvellement de certains équipements sont menés alors que les moyens restent comptés. Le coût d’installation d’une coulée sous pression est précisément identifié. Il représente 150 millions de francs. Dans le cas du passage à la coulée continue, pour un coût d’exploitation similaire, l’investissement initial serait non seulement beaucoup plus élevé, mais aussi plus difficile à délimiter, avec un rapport allant entre 1 à 4 et 1 à 7 en faveur de la coulée sous pression.
34Les études économiques et financières, le retour d’expériences des premières productions de brames par la coulée sous pression militent en faveur de l’abandon presque complet de la coulée de l’acier en lingotières. La coulée sous pression correspond aux caractéristiques de la métallurgie creusotine, en particulier de la tôlerie, au sein de laquelle les tôles fortes en aciers spéciaux occupent une place de choix. Au terme des essais et des études menés auprès d’Italsider, la CSP s’avère non seulement intéressante par le coût nettement plus faible de l’investissement, par les épaisseurs de brames potentiellement obtenues, mais aussi, et c’est essentiel au regard des marchés vers lesquels est orientée la métallurgie du Creusot, par la qualité des brames. Celles testées au cours de la campagne d’essais qui précède la mise en route du nouvel équipement font apparaître des produits compacts, homogènes, autant d’arguments essentiels pour un producteur de tôles spéciales dont les produits sont souvent destinés à des environnants contraignants, comme les industries chimiques.
35Par ailleurs, le procédé apparaît beaucoup plus souple d’emploi que dans le cas de la coulée continue, pour ce qui concerne l’épaisseur et la longueur à donner aux brames, comme le constate une note rédigée en 1994 :
« Le procédé de coulée sous pression est bien adapté aux usines sidérurgiques de capacité moyenne, fabriquant par exemple des aciers spéciaux et aux programmes dimensionnels très variés… Le procédé est donc souple et bien adapté à un carnet commercial composé de commandes unitaires moyennes ou faibles avec des formats nombreux » (Bobrie 1994).
- 20 CPP en Anglais pour Controlled Pressure Pouring.
- 21 AFB, 0009Z0170-01, Creusot-Loire Industrie, Division Creusot-Marrel, Usine du Creusot, Flash inform (...)
36La première coulée d’une brame par la CSP20 survient dans le 8 juillet de 198821, après des années consacrées à des plans sociaux et à la compression des coûts. Au bout de quelques semaines, la production semble suffisamment maîtrisée pour passer à un stade industriel, avec la perspective, un an plus tard, que la coulée en lingots ne représente qu’une alternative très secondaire face à la montée en puissance de la coulée sous pression.
Fig.2. « La première brame coulée sous pression ». Première page d’une revue interne de Creusot-Loire Industrie, n° du 11 juillet 1988
L’intérêt des journaux internes de Creusot-Loire a déjà été abordé par Catherine Vuillermot (2009), à partir d’un corpus couvrant la période 1974-1984. Cet article permet de poursuivre l’étude de cette documentation pour la période suivante, celle du fractionnement de Creusot-Loire et du site du Creusot. La page reproduite présente la fin des travaux d’installation de la coulée sous pression à l’aciérie du Breuil, à proximité du Creusot, ainsi que les premiers pas du nouvel équipement. Les deux premières photos sont consacrées à l’ouverture du moule puis à la dépose de la brame.
Académie François-Bourdon, 0009Z0170-01
37Le procédé de la coulée sous pression présente les caractéristiques suivantes : la production d’acier s’effectue dans les mêmes conditions qu’avec la voie lingots, mais elle repose sur l’élaboration de brames à partir de moules. Le métal monte progressivement dans le moule, grâce à une pression d’air informatiquement contrôlée (fig.3).
Fig.3. Le processus de fonctionnement de la coulée sous pression des brames
Les premières étapes du processus correspondent à ceux d’une aciérie électrique classique. L’étape 6, la plus intéressante dans le cadre de cet article, présente le mode de chargement de l’acier liquide dans le moule de la coulée sous pression. Le chargement s’opère par le bas, l’air comprimé poussant l’acier liquide de la poche vers le moule. Au sommet du moule apparaît l’espace qui correspond à la masselotte, qui « a essentiellement pour fonction de constituer un réservoir d’acier liquide qui réalimente la brame pendant son retrait et son refroidissement… » (fascicule du brevet européen délivré le 2 juin 1993 au profit de Creusot-Loire Industrie et CLECIM, co-inventeurs : Michel Courbier et Robert Vatant).
Académie François-Bourdon, 0009Z0170-05
38Par rapport au transvasement de l’acier en lingotière, la coulée des brames sous pression s’appuie sur un contrôle précis du transfert de l’acier dans le moule, par l’ajustement de la pression d’air comprimé, mais aussi un meilleur contrôle de la vitesse de solidification (Brorie et Ali 1994).
39Dès lors que le métal remplit le moule et atteint le sommet de la masselotte, son tiroir est fermé. Le moule peut alors retrouver une position horizontale, pendant que le refroidissement du métal débute. La cuve d’acier liquide est alors conduite vers le moule suivant, pour renouveler le processus. Quand la brame est parvenue à l’état solide, le moule est ouvert (fig.4).
Fig.4. Ouverture d’un moule contenant une brame coulée sous pression
Ouverture du moule contenant une brame encore chaude, obtenue par coulée sous pression. La brame présente des dimensions d’épaissseur homogènes, à l’exclusion de la masselotte bien visible au sommet, dont le rôle a été présenté en fig.2.
Archives personnelles de Michel Courbier
40La brame est extraite par des tenailles pour être conduite au parachèvement (fig.4).
Fig.4. Prise au pont de la brame coulée sous pression
Il s’agit d’une des premières brames réalisées à l’aciérie du Creusot par la coulée sous pression. Cette photographie présente le moule ouvert et, au premier plan, la brame, encore rougeoyante avec sa masselote, extraite par un dispositif de tenailles associées à un pont-roulant. L’équipement porte la marque des deux entreprises ayant contribué à l’installation : Amsted, propriétaire de la licence d’utilisation et CLECIM, fournisseur et installateur de l’outillage
CLI/UC Info Creusot-Marrel, spécial inauguration « coulée sous pression », septembre 1988, Académie François-Bourdon, 0009Z0170-05
41Amputée de sa masselotte et de son pied, elle présente dès lors un profil homogène. La brame est ensuite découpée à chaud, pour donner un ensemble de brames filles qu’il faut encore ébavurer, identifier et marquer avant de les acheminer vers le laminoir.
Fig.5. Transport d’une brame vers son lieu de stockage et de refroidissement
Conduite et dépose d’une brame encore chaude vers la zone de dépose/stockage. La masselotte (partie gauche supérieure) et le pied (partie gauche inférieure) seront ensuite retirés. Cette brame est susceptible d’être découpée en plusieurs brames de plus petites dimensions, les brames filles, visibles à l’étape 10 de la figure 2.
CLI/UC Info Creusot-Marrel, spécial inauguration « coulée sous pression », septembre 1988, Académie François-Bourdon, 0009Z0170-05
42L’entrée en production de la coulée sous pression est suffisamment symbolique pour faire l’objet d’une campagne promotionnelle d’envergure au sein d’Usinor-Sacilor (fig.6).
- 22 AFB, 0009Z0170-01, Creusot-Loire Industrie, Division Creusot-Marrel, Usine du Creusot, Flash inform (...)
43Francis Mer, le PDG de l’entreprise, vient inaugurer le nouvel équipement le 23 septembre 198822. Dans son discours, il rappelle, à propos de la décision d’investissement :
- 23 Ibidem, Francis Mer fait sans doute référence à son rôle au sein de la Fédération française de l’ac (...)
« Ce projet était le premier projet important que j’avais eu le plaisir d’autoriser en tant que Président de la Sidérurgie…23 »
- 24 AFB, 0009Z0170-01, Creusot-Loire Industrie, Division Creusot-Marrel, Usine du Creusot, Situation de (...)
- 25 AFB, 0009Z0170-01, Creusot-Loire Industrie, Division Creusot-Marrel, Usine du Creusot, Flash inform (...)
44Le contexte commercial conforte toujours le bien-fondé de l’investissement et le timing dans la prise de décision. Au sein de la division Creusot-Marrel, au moment de la mise au point de la coulée sous pression, les usines du Creusot et de Chateauneuf enregistrent des prises de commandes importantes en provenance de la République Populaire de Chine24. À une situation commerciale plus florissante renvoie un autre aspect recherché avec la coulée sous pression : une plus grande capacité d’adaptation à l’évolution de la demande. L’aciérie du Creusot ne doit plus se contenter de proposer une gamme de produits métallurgiques dont elle possède la maîtrise. Il lui faut aussi répondre sur-le-champ aux mouvements des marchés sidérurgiques25.
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- 27 AFB, 0009Z0170-01, Creusot-Loire Industrie, Division Creusot-Marrel, Usine du Creusot, Flash inform (...)
45Pour autant, si le moment est propice et le procédé retenu sans doute le plus adapté aux conditions du marché, l’activité du nouvel équipement peine à se stabiliser. La CSP n’atteint pas les objectifs initiaux. Au cours des mois qui suivent l’inauguration, de nouveaux moules sont installées pour pouvoir couler des brames de différentes dimensions, afin d’accéder à la souplesse d’utilisation recherchée. Mais c’est bien la fiabilisation du procédé qui constitue une source d’inquiétudes. Elle s’avère complexe et fait se souvenir qu’une des missions d’études menées auprès d’Italsider avait dû être prolongée, dans l’attente de la remise en état de l’installation. Près d’un an après la mise en service, la phase de tâtonnements s’éternise26. En février-mars 1989, la production hebdomadaire de brames par la CSP s’élève à une dizaine seulement, bien loin des objectifs affichés27.
- 28 AFB, 0009Z0170-01, Creusot-Loire Industrie, Division Creusot-Marrel, Usine du Creusot, Flash inform (...)
- 29 Brevets déposés par Michel Courbier, co-auteur de cet article et deux ingénieurs de CLECIM, Robert (...)
46Un incident majeur se produit au cours des semaines suivantes. La coulée sous pression cesse de fonctionner pendant plusieurs mois28. À peine remise en activité, l’installation est confrontée à une fuite de métal qui provoque un nouvel arrêt et une reprise de la campagne d’essais en vue d’identifier l’origine du problème. La situation est d’autant plus paradoxale que CLI bénéficie au Creusot de la présence de CLECIM, l’entreprise qui avait assuré l’installation des équipements. Elle possède donc un partenaire qu’elle peut immédiatement solliciter en vue de surmonter les moments critiques. Ce n’est qu’à la fin de septembre 1989 que la production industrielle reprend dans des conditions de sécurité satisfaisantes, c’est-à-dire au moment où la coulée sous pression aurait dû atteindre un rythme normal de fonctionnement. Par ailleurs, des recherches sont menées en interne et en relation avec CLECIM pour améliorer le dispositif de la coulée sous pression. Il en découle le dépôt de plusieurs brevets29.
- 30 AFB, 0009Z0170-01, Creusot-Loire Industrie, Division Creusot-Marrel, Usine du Creusot, Flash inform (...)
47Malgré l’amélioration significative des conditions de production, celles-ci restent inférieures aux attentes30. Le bilan établi en 1994 laisse supposer que la CSP contribue à consolider les résultats économiques de la métallurgie creusotine :
- 31 Michel Courbier, 1988, op.cit.
« L’obtention de brames coulées à l’aciérie a permis d’améliorer significativement la compétitivité des tôles spéciales du Creusot. L’utilisation de brames a engendré une amélioration des conditions de production à l’Aciérie, au Laminage et au Parachèvement. À l’Aciérie, l’amélioration de la mise au mille (poids de métal à mettre en œuvre à l’entrée de la Tôlerie pour produire une tonne de tôle) entre la voie lingots et la voie brames conduit, à tonnage de tôles expédiées constant, à une réduction du besoin de métal à l’Aciérie. Par ailleurs, le coût de production d’une tonne de brames coulées sous pression est inférieur à celui d’une tonne de lingots. Au laminage, le gain de mise au mille et le format plus favorable des brames ont permis la suppression totale du double laminage des lingots en brames, puis des brames en tôles et la diminution du coût du chauffage et du laminage31. »
48Mais avant de parvenir à cette maîtrise technique et économique, périodes d’espoir et de déception se succèdent, parcours fréquent dans le cas d’un équipement unique en France et qui est resté une exception dans le paysage métallurgique international. En fait, malgré les difficultés rencontrées, le site du Creusot continue de bénéficier du legs du passé et de la complémentarité entre des entreprises désormais indépendantes, mais toujours présentes au Creusot, ce qui autorise une réaction rapide à toute identification d’un problème technique particulier.
49Les différents ateliers du Creusot profitent encore, au cours des années 1990, de l’excellence technique du personnel, ainsi que de la présence d’un écosystème qui réduit la part d’incertitudes face à des d’investissements originaux, nécessitant d’importants efforts de mise au point. Malgré les malheurs successifs de la fin des années 1970 et des années 1980, les ateliers creusotins peuvent s’apparenter à un des « derniers carrés » encore à peu près intacts de l’industrie française. Cela se traduit par la présence d’entreprises spécialisées qui assurent l’installation et le maintien en condition de production du gros outillage, de moyens de transport et de levage, etc. Il s’agit le plus souvent d’héritages des établissements Schneider et Cie qui participent à la préservation du savoir-faire local rappelé au cours du Comité d’établissement de Creusot-Loire Industrie, le 31 janvier 1990 :
- 32 AFB, 0009Z0170-01, Creusot-Loire Industrie, Division Creusot-Marrel, Usine du Creusot, Flash Inform (...)
« Coulée sous pression : une rencontre réunissant CLI et CLECIM a permis de mettre en place un plan d’action efficace pour la mise au point technique de la CSP. Depuis cette réunion, des progrès sensibles ont été réalisés. La qualité des brames s’améliore sensiblement32. »
- 33 AFB, 0009Z0170-01, Creusot-Loire Industrie, Division Creusot-Marrel, Usine du Creusot, Flash inform (...)
50Mais le répit reste de courte durée. Le processus de fiabilisation doit être constamment revu et consolidé. Il ne peut s’appuyer sur les seules compétences locales. Oregon steel, principal utilisateur de la coulée sous pression de brames et Amsted, l’inventeur du procédé, envoient leurs équipes au Creusot dans le courant de février 1990. Le directeur du site du Creusot de la division Creusot-Marrel note : « La réflexion permettant l’amélioration de l’installation reste très active33 ». Elle est d’autant plus nécessaire que, courant juin 1990, les brames obtenues par la coulée sous pression ne représentent que 15 % des tonnages passés à la tôlerie.
51Au cours des années suivantes, le procédé de la coulée sous pression n’est jamais en mesure d’atteindre les objectifs envisagés. En 1995, 40 % de la production de l’aciérie passe encore par les lingotières, même si l’objectif d’une production résiduaire de 10 % reste évoquée et envisagée pour l’année 1996 (Roux et al. 1996).
52En définitive, l’aventure de la coulée des brames sous pression ne couvre qu’une période brève dans l’histoire de la métallurgie française, mais il s’agit d’une expérience unique, originale, qui a correspondu à la volonté de faire émerger une solution technique intermédiaire par rapport aux modes de coulée existants, complémentaire des installations métallurgiques et adapté au niveau de la production.
53Comment expliquer le désinvestissement précoce vis-à-vis d’une installation récente ? L’évolution du périmètre d’Industeel apporte sans doute quelques éléments de réponse. Le Creusot fait partie d’un ensemble comprenant trois pôles industriels, avec toujours le site de Châteauneuf, dans la Loire, et aussi celui de Charleroi, en Wallonie. L’environnement économique auquel est confronté Industeel reste complexe, ce qui aboutit, au début des années 2000, à la mise en œuvre d’un important programme de restructuration. Au Creusot, la forge est cédée à France Essor, pendant que les autres activités sont séparées en deux entités juridiques, Creusot Métal, correspondant à l’aciérie, dont Industeel possède 75 % du capital et Industeel Creusot, avec notamment la tôlerie, cet ensemble restant une filiale à 100 % d’Industeel France.
- 34 Dans le domaine des tôles fortes spéciales, il s’agissait de créer un leader mondial. Véronique Lam (...)
- 35 Information relevée par un des deux auteurs, au moment d’une visite de l’aciérie et de la tôlerie a (...)
54En intégrant la Fabrique de fer de Charleroi (FaFer) au sein de Creusot-Loire Industrie en 1998, Usinor a provoqué le rapprochement de sites complémentaires dans leur production de tôles34, mais qui pouvaient aussi se soutenir en amont. C’est d’ailleurs ce qui s’est produit puisque la tôlerie du Creusot a été, à partir de ce rapprochement, approvisionnée pour partie par des brames de Charleroi35.
55Quelques années plus tard, le procédé de la coulée des brames sous pression qui est toujours resté confidentiel, voire anecdotique au niveau de la sidérurgie internationale, est abandonné par ses acteurs historiques, dans une logique de réduction de coûts et de simplification de la production. L’intégration qui vise à associer aciérie et laminoirs est parfois abandonnée au profit de relactions contractuelles. Par exemple, Oregon Steel, pourtant présentée comme une entreprise modèle pour ce qui concerne les résultats économiques de la coulée des brames sous pression, abandonne ce procédé en 2003 pour se contenter de laminer des brames qu’elle achète.
56Au Creusot, le même sort attend la coulée sous pression quelques années plus tard, en 2006, au moment où l’aciérie fait l’objet d’importants investissements. La reconstruction du four électrique, la modification des conditions d’affinage en poche, ont réduit fortement l’intérêt de conserver la coulée sous pression. Alors que l’équipement était en place et en activité lors d’une visite du site en 2004, il avait, par contre, été démantelé et déposé à l’extérieur des bâtiments lors d’une nouvelle visite, en décembre 2008.
57Depuis, le laminoir du Creusot est toujours approvisionné en lingots obtenus à la l’aciérie du Creusot, avec la logique du double laminage, d’abord des lingots en brames, puis des brames en tôles. Même si l’expérience a été brève, elle n’en a pas moins été enrichissante pour la métallurgie creusotine. La dimension psychologique est essentielle. Il s’agissait d’une des premières manifestations de la volonté de moderniser des équipements vieillissants, de démontrer l’excellence des équipes techniques de l’entreprise.
- 36 BOLLERY, Alain. « Le Creusot : Industeel va investir 52 millions d’euros, pour réaliser des coulées (...)
58La question de l’articulation entre la production de l’aciérie et les besoins de la tôlerie fait actuellement l’objet de nouvelles réflexions. Fin janvier 2023, le site Industeel du Creusot a présenté au ministre de l’Industrie un important programme d’investissements, à hauteur de 52 millions d’euros36. Dans un contexte porté par les questions de réindustrialisation, de souveraineté industrielle, l’aciérie et la tôlerie du Creusot restent des sites essentiels, indispensables, pour répondre à des commandés clés, toujours dans le domaine de la défense, mais aussi de l’énergie. En outre, avec une qualité et une variété d’aciers qui font toujours l’objet d’une reconnaissance internationale, la part de la production exportée reste élevée.
59Les problématiques qui caractérisent le site s’articule pleinement avec un certain nombre de débats qui animent les services de l’État et plus généralement l’ensemble de la société française. La question de la production et de la valorisation de l’acier ne s’inscrit plus seulement dans le cadre d’un arbitrage coûts-avantages abordé dans le cadre des courtes et moyennes durées. Les activités sidérurgiques figurent parmi les plus grandes émettrices de CO2. Dans sa forme la plus mise à l’index, celle de la filière fonte, Le Creusot n’a aucun rôle à jouer, puisque ses derniers hauts fourneaux ont été éteints au début de la Seconde Guerre mondiale. Par contre, dans un contexte d’explosion des coûts de l’énergie et de réflexion intense à propos des conditions de mise en œuvre de la transition énergétique, revoir la relation entre l’aciérie et la tôlerie, distante de plusieurs kilomètres et reliées par la voie ferrée, peut constituer une voie intéressante en vue de réduire le réchauffage des produits métallurgiques et, chemin faisant, de limiter drastiquement la consommation de gaz.
60La brève période d’activité de la coulée des brames sous pression au Creusot pourrait laisser supposer une forme de demi-échec pour l’entreprise. Pour autant, elle peut aussi être analysée comme une étape décisive dans la renaissance d’un site industriel stratégique, qui ne se contente plus de répéter les savoir-faire accumulés depuis des décennies, mais cherche à reprendre sa marche en avant, tout en tenant compte des conditions nouvelles provoquées par l’effondrement de Creusot-Loire. Bien que CLI puis Industeel soient successivement insérées dans de grands groupes industriels, ces sociétés fonctionnent davantage comme une grosse PME, voire une ETI. Elle n’est plus subordonnée à un certain nombre de dogmes qui caractérisait la période précédente, notamment dans le processus de sélection des équipements industriels. Plutôt que de faire appel à ses propres forces, que de concevoir soi-même les machines et le gros outillage, il semble préférable, malgré les coûts d’utilisation que cela engendre, de sélectionner, parmi le choix des possibles, la technologie qui correspond le mieux aux caractéristiques et aux besoins du moment de l’entreprise.
61La rupture avec le passé n’est d’ailleurs pas complète puisqu’au moment d’installer et de mettre en route les nouveaux équipements, Industeel dispose toujours du personnel de qualité qui compose ses bureaux d’études, tout en pouvant faire appel à CLECIM, son partenaire historique dans l’installation et la mise en production des équipements sidérurgiques. Même si l’expérience industrielle a été de courte durée, elle n’en a pas moins correspondu au besoin du moment, alors que la nécessité de reprendre les investissements devenait indispensable au sein d’une usine dont la pérennité était assurée, mais qui n’avait fait l’objet que d’améliorations de détail au cours des années précédentes. La coulée des brames sous pression a constitué une solution adaptée aux caractéristiques des petites et moyennes aciéries, périmètre dans lequel pouvait être inclus la métallurgie creusotine, à la suite de la fermeture de l’aciérie au Creusot au profit du seul maintien de celle du Breuil, et de l’abandon du laminage des produits longs (Bobrie 1994). Elle correspondait bien à la spécialisation de la production, notamment l’élaboration de tôles fortes en aciers spéciaux (Roux 1996).
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