1Le 18 octobre 1911, le quartier du Soleil, à Saint-Étienne, est secoué par l’alarme qui vient de retentir. Elle annonce une explosion souterraine d’une violence inédite depuis près d’une génération. Seuls les anciens ont immédiatement compris la signification de ce vacarme. Pour la première fois depuis la catastrophe du puits de la Manufacture, en 1891, un coup de grisou vient de dévaster un puits, celui des Flaches. Le traumatisme est d’autant plus grand que le bassin ligérien semblait enfin échapper à ces catastrophes qui avaient fait tant de victimes. Au début du XX^e siècle, le relais a été pris par les houillères du bassin du Nord et du Pas-de-Calais, avec notamment la catastrophe de Courrières, le 1^er mars 1906. Désormais, c’est là que les journalistes se tournent pour décrire les cortèges de victimes se comptant par dizaines, voire par centaines. Avec le funeste événement du puits des Flaches, Saint-Étienne se retrouve à nouveau au cœur de l’actualité, après deux décennies de répit. Se pose la question de comprendre pourquoi le bassin stéphanois, pendant longtemps à l’origine des plus importants drames miniers français, a été en mesure d’éloigner ou tout au moins d’espacer les catastrophes. Comment expliquer qu’après une succession d’explosions généralisées, celles-ci aient disparu pendant une aussi longue période ?

2Si les années 1891-1893 constituent un tournant, avec la conduite d’une véritable politique publique en vue de mettre un terme au massacre, c’est quelques années plus tôt qu’une prise de conscience commence à émerger, à la fois au sein du bassin stéphanois, mais aussi à l’échelle nationale. Devant la répétition des explosions de grisou et à la suite de la 2^nde catastrophe du puits Jabin, le 4 février 1877, l’État engage une réflexion d’envergure en s’appuyant sur un vivier dédié, celui du corps des Mines, qui regroupe les ingénieurs d’État issus des premières places de l’École polytechnique, puis de l’École des mines de Paris, tout en sollicitant la parole et l’expérience des exploitants de houillères. Ce partenariat s’inscrit dans le cadre de la « Commission d’étude des moyens propres à prévenir les explosions de grisou dans les Houillères » (Conus et Escudier 1997). Ces initiatives débouchent sur des préconisations qui conduisent à une évolution du champ règlementaire, voire législatif (Escudier 2012).

3Par contre, la transformation des houillères repose encore sur l’initiative privée. Directeurs et ingénieurs civils des mines sont loin d’être insensibles face à l’ampleur du désastre, mais les transformations qu’ils entendent engager sont limitées, étalées dans le temps, de façon à en absorber les conséquences économiques et commerciales. En effet, les explosions généralisées surviennent dans un contexte de pression sur les exploitations. À partir de 1886, après une dizaine d’années de léthargie, la demande en houille stéphanoise retrouve son dynamisme perdu. Le mouvement s’amplifie après 1889. Les exploitants sont incités à utiliser autant que possible leur capacité de production afin de profiter de la fermeté des prix. Faute de connaître la durée de cet épisode commercial stimulant, ils sont peu enclins à s’engager dans des investissements d’envergure. Se dessine alors un paradoxe : c’est dans un bassin houiller disposant de grandes et anciennes compagnies, avec à leur tête des ingénieurs reconnus, issus d’un solide dispositif de formation, l’École des mines de Saint-Étienne, censé répondre aux attentes des sociétés minières, que les plus grandes catastrophes se manifestent.

4Puisque les explosions redoublent de violence, le ministère des Travaux publics et le Conseil Général des Mines se décident à aborder la question avec une autre approche, qui ferait du corps des Mines non pas l’expert au service d’entreprises privées (Garçon 2016), dans les pas de ses pratiques originelles, mais bien celui qui conduit le changement, avec une fermeté, une autorité qu’on ne lui connaissait pas. Face à l’ampleur de la crise sociale et technique que subissent certaines des grandes exploitations houillères du Centre et du Midi de la France, si essentielles à la vie économique de la nation (Garçon 2016), une régulation publique s’organise en l’espace de quelques mois pour combattre sur-le-champ les mauvaises pratiques, tout en inscrivant son action dans la durée, par une réflexion sur la formation des acteurs du monde souterrain. Cet article insiste plus particulièrement sur la rapidité avec laquelle est mené l’effort de prévention, par le biais d’une logique impulsée par l’administration des Mines, avec le soutien des autorités préfectorales, puis, sur le tard, de la justice et des intérêts industriels privés.

Aux origines de la crise technique et managériale

Entre négligences et suffisance

5Au cours du XIX^e siècle, les drames ont été loin d’affecter l’ensemble du bassin ligérien avec la même intensité. Des spécificités géologiques ont pu expliquer les différences sensibles, mais il semble bien que certaines exploitations, par les pratiques, voire les croyances de leurs ingénieurs, rétifs aux « idées nouvelles » et garants d’un ordre technique dépassé, concentraient les menaces. La concession des mines de Beaubrun, curiosité juridique et administrative jusqu’en 1893, ainsi que les concessions de deux des plus grandes compagnies minières locales, les Houillères de Saint-Étienne et les Mines de la Loire, figurent parmi celles où les drames sont les plus nombreux. À l’opposé, les mines de Montrambert-La Béraudière, en plein développement, avec des équipements renouvelés (Rojas 2017) et, à leur tête, des dirigeants plus jeunes, présentent une dangerosité bien moindre. Vers 1890, si les explosions de grisou restent rares dans le bassin stéphanois, deux ou trois par an au maximum, elles prennent une tournure de plus en plus dramatique. Les relevés statistiques font ressortir une augmentation rapide du nombre de morts à partir des années 1880.

7Surtout, le gouverneur stéphanois fait preuve d’une grande liberté par rapport aux règlements des différentes exploitations et à la direction des mines qui l’emploie. Le procès qui suit la catastrophe du puits Châtelus l’illustre à plusieurs reprises. Il fait ressortir l’incapacité du sommet de la hiérarchie des mines à avoir une prise quelconque sur le suivi des chantiers souterrains. Dès lors que le directeur ou l’ingénieur principal d’une compagnie descend au fond, l’annonce de sa présence se répand de loin en loin dans les galeries et lorsqu’il chemine dans les différents quartiers, il sait très bien qu’il est en présence de ce qu’il attend des ouvriers et non de ce qu’ils font vraiment au quotidien, ce qui fait dire à l’ingénieur en chef des Mines Chosson :

• 2 « Tribunal correctionnel de Saint-Étienne, audience du 3 mars, les explosions de Beaubrun », Mémori (...)

« Ce sont les gouverneurs qui doivent faire la police intérieure de la mine2 ».

8Par ailleurs, la relation avec les maîtres-mineurs/gouverneurs manque de fermeté, y compris pour des aspects mettant en jeu l’intégrité physique des mineurs. Quand le procureur demande à Baretta, qui dirige les mines de Beaubrun, d’expliquer pourquoi les mineurs pouvaient aussi facilement et sans aucun contrôle se procurer des explosifs dans une mine grisouteuse, celui-ci se contente de répondre :

• 3 Ibidem.

« À Beaubrun, nous avons un règlement écrit sur la distribution de la poudre qui est le plus complet et le plus sévère du département… Les gouverneurs et les sous-gouverneurs violaient ce règlement, à mon insu3. »

9Son propos est d’ailleurs corroboré pendant le procès par un des gouverneurs de la mine de Beaubrun qui déclare :

• 4 Mémorial de la Loire et de la Haute-Loire, 9 mars 1888.

« Le règlement, on en prend ce qu’on veut4 ».

Fragilités managériales, obsolescence technique

11Les différentes catastrophes qui viennent jeter le désarroi dans le bassin de la Loire constituent un moment clé pour mettre en exergue les conséquences d’une organisation productive où les relais sont presque inexistants entre la tête de l’entreprise et les différentes catégories d’ouvriers. Certaines compagnies minières pêchent par manque de cadres et par la médiocrité de ces derniers. Dans le cas des ingénieurs, c’est d’abord leur âge et leur faible nombre qui constituent un problème, auquel s’ajoutent des absences répétées. Les directeurs et ingénieurs principaux qui conduisent les principales exploitations du bassin stéphanois sont, le plus souvent et fort logiquement, issus de l’École des mines de Saint-Étienne (Garçon 2004), ce qui constitue un gage de qualité.

13La même situation se reproduit au niveau de la concession de Beaubrun, où Baretta traverse les décennies, et aux Houillères de Saint-Étienne, avec Benjamin Villiers. Sa présence au sein de cette compagnie couvre toute la seconde moitié du XIX^e siècle. Il est recruté par la Compagnie des Mines de la Loire à sa sortie comme major de promotion de l’École des mines de Saint-Étienne, en 1850, avant de rejoindre les Houillères de Saint-Étienne pratiquement à la formation de celles-ci. La compagnie lui doit beaucoup car il en a assuré la direction technique au moment de revoir les méthodes d’exploitation. C’est aussi un personnage reconnu pour ses initiatives en vue d’améliorer la sécurité dans les travaux souterrains, comme en atteste la mise au point d’une lampe à fermeture électromagnétique, pour éloigner les risques d’inflammation du grisou dans les travaux souterrains. Villiers a toujours été l’homme d’une seule compagnie. D’ingénieur, il est devenu ingénieur principal en 1862, avant d’assurer la direction des Houillères de Saint-Étienne à partir de 1872. C’est un technicien remarquable, dont le savoir reste malgré tout borné à son parcours stéphanois. Il n’est plus apte qu’à la conduite de modifications partielles, correctives et ne peut entreprendre une mue générale comme celle qui est indispensable pour faire reculer les catastrophes.

14Aux échelons subalternes, les compétences des sous-gouverneurs et gouverneurs et plus généralement du personnel de surveillance et de contrôle, suscitent des craintes quant aux aptitudes à anticiper les menaces, à y faire face et à y répondre le cas échéant. Au cours des années 1880, ils manifestent une indépendance basée sur une confiance exagérée dans leurs aptitudes. En s’affranchissant des consignes édictées par leurs ingénieurs, mais aussi de la réglementation minière, leur action peut non seulement être inefficace, mais elle s’avère souvent dangereuse. La catastrophe peut découler des libertés prises par un gouverneur. Mensonges et inconscience sont régulièrement mentionnés par le personnel de l’État aux termes des visites et inspections des travaux souterrains.

15Les échanges de consignes entre les ingénieurs et leurs subordonnés s’effectuent dans des conditions dégradées. Certaines décisions des gouverneurs dépassent de beaucoup leur champ de compétences. Dans des exploitations pour lesquelles les travaux souterrains couvrent des dizaines de kilomètres, une mauvaise décision peut avoir des effets dévastateurs par les mécanismes de propagation des grandes explosions.

17Les enquêtes révèlent des superpositions de disfonctionnements qui en disent beaucoup des approximations et du degré d’acceptation des risques. Lors de la première explosion du puits Jabin, l’administration des Mines se lance dans une inspection minutieuse des lampes Mueseler, censée protéger les ouvriers contre les coups de grisou. Beaucoup ont été manipulées, modifiées ; certaines ont été privées de leur verre. L’un d’entre eux est d’ailleurs retrouvé posé dans le sabot d’un mineur. Certains ouvriers contournaient donc les dispositifs de sécurité, ce qui confirme un grave problème de surveillance.

18La seconde explosion au sein du même puits interroge par son ampleur car des quartiers non grisouteux sont balayés par le souffle. Ce drame illustre l’incapacité des dispositifs existants à repousser complètement la menace. Les portes Verpilleux, qui doivent s’abaisser au moment où une explosion se propage, sont en fait disloquées par sa violence. Les mesures pour évacuer le grisou des chantiers en cul-de-sac sont insuffisantes. Malgré les mises en garde qu’auraient dû constituer ces deux premiers drames d’envergure, la suite des événements renforce le sentiment d’inertie et de nonchalance qui règne au fond. Au puits Châtelus, bien que le grisou ait été signalé dans des chantiers mal aérés, l’abattage du charbon se fait à la poudre, sans que les gouverneurs et les ingénieurs de l’exploitation n’assurent le moindre suivi des tirs. Du côté de l’administration des Mines, les explosions confirment que le seul grisou n’est pas responsable de l’importance des dévastations. Des circonstances additionnelles jouent un rôle amplificateur. Au moment de la catastrophe, les galeries du puits Chatelus étaient très sèches et poussiéreuses.

• 11 AN, F14/8309, Rapport général de l’industrie minérale pendant l’année 1889, Saint-Étienne, le 28 fé (...)

« Si l’ouvrier n’était menacé de la mort que là où il y a du grisou, nous ne craindrions guère les catastrophes, mais les choses ne sont pas toujours ce qu’elles devraient être11. »

20Et pourtant, au cours des années qui suivent certaines explosions, les conditions d’exploitation sont loin de s’améliorer. Dans la concession de Beaubrun, les dissensions qui se font jour entre les co-participants à son exploitation entravent toute possibilité de disposer d’un programme ferme de transformation. Les retards s’accumulent dans l’amélioration des conditions d’aérage, dans le suivi du grisou et des volumes d’air entrant dans les travaux souterrains.

21Avant même la catastrophe du puits de la Manufacture, celle de Méons fournit un retour d’expériences sur lequel peut se constituer la nouvelle doctrine de l’administration locale des Mines dans son suivi des houillères. Contrairement aux imprudences et/ou errances constatées auparavant, de simples étincelles produites par les outils d’un mineur peuvent provoquer une explosion. De causes anecdotiques découlent des conséquences dramatiques. Les préconisations générales énoncées depuis plusieurs années, notamment à propos de l’organisation d’ensemble de l’aérage, ne sont pas perdues de vue car beaucoup reste à faire, tout comme n’est pas négligée la traque contre l’inconscience des différentes strates du personnel.

22Un effort de responsabilisation à tous les échelons doit être entrepris. Mais à l’ambition globale s’ajoutent des décisions plus limitées qui, associées, doivent réduire les menaces. Devant la défaillance des dispositifs de sûreté, ils doivent être doublées et tuilées, suivant un moyen d’actions adopté dans le reste de l’Europe (Farrenkopf 2007).

23Pour y parvenir, devant l’incapacité des entreprises minières à préserver l’intégrité physique des ouvriers et à mener l’exploitation ordonnée d’une ressource stratégique, la houille en l’occurrence, le corps des Mines conquiert des prérogatives étendues. Contrairement à une idée communément admise, cette administration ne constitue pas un ensemble monolithique, réceptacle de la seule tradition saint-simonienne. Pendant une grande partie du XIX^e siècle, nombre d’ingénieurs des Mines de premier plan, on pense à l’ingénieur en chef des mines de Rozière, ont véhiculé des idées libérales (Garçon 2012 et 2017), manifestant une propension évidente à diffuser la pensée de Jean-Baptiste Say. Mais, depuis les années 1860, et plus encore avec la multiplication des grandes catastrophes, si la liberté commerciale dans un cadre concurrentiel reste pleinement acceptée par le Corps, il se montre plus enclin à intervenir dans l’organisation des travaux souterrains, soucieux de dispenser un savoir expérimental et technique qu’il estime insuffisamment maîtrisé par certains ingénieurs civils des mines. Avant même la crise technique qui affecte le bassin stéphanois, la soumission des intérêts privés à la puissance publique a déjà été menée dans le bassin du Creusot-Blanzy, par Frédéric Delafond, ingénieur des Mines particulièrement prometteur.

24Face aux modifications de détail et à moindre coût dont les ingénieurs civils se satisfont souvent (Hatchuel 2006), l’administration des Mines privilégie une transformation globale et radicale du cadre productif. La science est appelée au secours de la technique. Une approche savante, où le calcul est omniprésent, doit s’imposer face aux héritages et aux approches empiriques. L’action du Corps des mines trouve à Saint-Étienne un terrain d’autant plus légitime pour s’épanouir que l’État et le gouvernement, à travers le Conseil Général des Mines et le ministre de l’Industrie, sont confrontés à la pression d’une opinion publique traumatisée par la répétition des drames. Chaque coup de grisou est scandé par l’arrivée sur place de correspondants de la presse populaire. Ils feuilletonnent pendant plusieurs jours sur les conditions de sauvetage, les causes supposées du drame, les polémiques et antagonismes qui se font jour, accompagnées de la description des funérailles.

25En parallèle, à un moment où la législation du travail accomplit quelques progrès, le Parlement se saisit de chacun des drames, ce qui suscite des débats enflammés. Entretenir une logique de laisser-faire, en acceptant que les compagnies minières soient-elles mêmes porteuses des solutions techniques, n’est plus acceptable. Elles ont pourtant été en mesure de le faire par le passé, quand, au cours des années 1850, elles ont été confrontées à plusieurs problématiques engendrées par les caractéristiques du bassin stéphanois et, par extension, des gisements houillers du pourtour du Massif central : des couches de charbon puissantes, irrégulières, à fort pendage, promptes à s’enflammer et à provoquer des incendies souterrains rendant inaccessibles les travaux miniers (Passaqui 2013).

26Par une politique méthodique de transformation des méthodes d’exploitation, toutes ces difficultés ont pu être repoussées, tout en permettant aux compagnies minières de déhouiller des couches situées à une plus grande profondeur. Mais les solutions du moment ont elles-mêmes créé les conditions de la crise technique ultérieure. Si les incendies souterrains, à défaut d’être éteints, ont pu être contenus, les explosions de grisou ont gagné en intensité, au point de devenir la principale cause des catastrophes. En n’étant plus circonscrites à un chantier, elles balaient toute la population ouvrière d’un quartier souterrain, voire d’un puits de mine. Quand des feux dévoraient la houille, la présence du grisou ne constituait qu’une menace secondaire, dans la mesure où la disposition des travaux, leur faible développement, ne débouchaient que sur des flambées ou des explosions localisées. Les victimes étaient peu nombreuses, car les flammes et le souffle qui les accompagne ne débordaient pas du chantier. Parmi les causes de la montée en puissance des explosions émerge la difficulté d’assurer un déhouillement intégral. À Saint-Étienne, certaines couches, de faible puissance ou cendreuses, ne sont pas exploitées. Leur abandon participe à la menace en maintenant des dégagements potentiels de grisou. Elles sont considérées comme de véritables « éponges à grisou ».

Des catastrophes de plus en plus répétées et violentes

28À partir des années 1870, les explosions affectent des kilomètres de galeries, au sein desquelles les survivants sont l’exception. Il suffit pour s’en convaincre d’établir une comparaison entre, d’une part, le nombre d’ouvriers présents au moment des principales catastrophes et, d’autre part, le recensement des victimes, mortes ou blessées. Avec la diffusion du feu et du souffle dans des travaux interconnectés, la plupart des ouvriers sont tués. Entre 1871 et la catastrophe du puits de la Manufacture, vingt ans plus tard, cinq explosions généralisées ont touché le bassin stéphanois, avec une recrudescence à la fin des années 1880.

29La première catastrophe du puits Jabin tue 70 des 92 ouvriers présents. Dans le même puits, le 4 février 1876, ce sont 186 ouvriers qui trouvent la mort sur les 211 recensés au fond. Au puits Châtelus 1, dans la concession de Beaubrun, l’explosion tue 79 des 95 ouvriers. Enfin, dernière catastrophe majeure avant celle du puits de la Manufacture, l’explosion aux puits Verpilleux et Saint-Louis, le 3 juillet 1889, tue 207 des 214 ouvriers. Ce dernier événement constitue un choc inattendu pour tous les protagonistes de l’industrie minière locale. Le puits Verpilleux était considéré comme une installation modèle, voire le site d’extraction le plus sûr de l’ensemble du bassin. L’ingénieur ordinaire des Mines remarquait d’ailleurs :

• 13 AN, F14 8309, Rapport général de l’industrie minérale pendant l’année 1889, Saint-Étienne, le 28 fé (...)

« C’est au puits Saint-Louis et au puits Verpilleux que nous envoyions généralement les touristes qui s’adressaient à nous pour visiter une mine et nous ne pensions pas les exposer au moindre danger13 ».

31Et pourtant, toute remise en cause est difficile à accepter pour les directeurs des mines stéphanoises. Les réussites passées leurs confèrent un crédit qui leur permet d’écarter leurs responsabilités possibles pour les reporter sur d’autres ou les attribuer à des défaillances, des imprudences individuelles, voire à des événements impossibles à prévoir… « inhérents aux dangers du monde souterrain ». Certains vont même jusqu’à incriminer le corps des Mines et ses exigences en termes d’aérage des galeries. La ventilation artificielle intensive des travaux souterrains, en faveur de laquelle le corps milite, aurait comme conséquence de brasser et diffuser le grisou, expliquant ainsi un peu facilement le pourquoi de l’ampleur des explosions et détournant les regards de la responsabilité éventuelle des compagnies.

33Les premières explosions généralisées ne perturbent pas sensiblement l’activité des exploitations. Si les coups de grisou débouchent sur un bilan humain catastrophique, ils bouleversent peu les travaux souterrains, se contenant de provoquer des éboulements vite relevés. La plupart du temps, la flamme et les gaz toxiques ne font que passer (Passaqui 2006).

34L’exploitation est certes désorganisée. La production peut refluer de plusieurs dizaines de milliers de tonnes le temps d’un exercice, mais ce sont d’abord les vides provoqués dans le personnel qui sont responsables de cette situation. Car si les travaux miniers sont sujets à des coups de grisou répétés, cela correspond aussi à une situation commerciale favorable. La poursuite de l’exploitation d’une couche particulière, surnommée la 8^e couche, est responsable d’une grande partie des drames, mais elle fournit un charbon de très grande qualité, qui s’écoule à des tarifs très rémunérateurs auprès des industriels.

35Il faut attendre la fin des années 1880 et des catastrophes comme celles des puits Verpilleux, Châtelus ou Pélissier, pour que la production de certaines compagnies, en particulier celles des Houillères de Saint-Étienne, soit affectée au-delà de quelques mois par la difficulté à remettre en état les travaux touchés. L’incendie s’installe après l’explosion, en consumant des massifs de charbon abandonnés. Jusque-là, la doctrine adoptée par les compagnies a consisté à réduire les risques, sans pour autant fournir les efforts nécessaires en vue de les supprimer. On peine à comprendre qu’une présence limitée du grisou puisse affecter l’ensemble de l’exploitation.

37Le problème principal vient du suivi des conditions d’aérage. Une forme d’incompréhension se manifeste à la tête des exploitations, doublée d’un laxisme aux effets délétères. Lors d’une inspection du puits Châtelus 2, l’ingénieur ordinaire Tauzin vérifie si la directive ministérielle du 3 avril 1891 relative à l’aérage dans les mines grisouteuses est respectée. Il déchante :

• 17 AN, F14/8310, Tauzin, Procès-verbal de visite de l’ingénieur des Mines, concession de Beaubrun, pui (...)

« Nous avons le regret de constater que rien n’a été fait jusqu’ici17 ».

38Et pourtant, à proximité, le puits Châtelus 1 avait été le théâtre d’une catastrophe en 1887.

39Car l’origine des explosions, même si elle fait encore l’objet de controverses, y compris entre membres du corps des Mines, finit par être isolée. Or la régulation technique qui doit permettre de repousser les causes de drames ne peut s’imposer spontanément, par une réflexion conduite au sein des exploitations, ni même, comme on le fait jusqu’en 1891, en proposant des conseils, la voie privilégiée pour envisager une évolution des conditions d’exploitation. Les solutions sont connues, mais leur adoption impose un effort supplémentaire de surveillance et de contraintes. À la police des mines établie en 1813 doivent s’ajouter des circulaires ministérielles, des arrêtés préfectoraux proposés par l’administration locale des Mines. Préconisations nationales et enjeux propres au bassin stéphanois se superposent en l’espace de quelques mois pour, en définitive, parvenir à bonnes fins.

41Revenons aux conséquences de l’explosion au puits de la Manufacture, en 1891, pour comprendre comment a été surmontée, dans un laps de temps assez court, la crise sociotechnique ? Quand la nouvelle de la catastrophe se répand, c’est une exploitation en plein désarroi, sans tête, que découvrent les autorités. Malade, âgé, Benjamin Villiers, directeur de la compagnie exploitante, les Houillères de Saint-Étienne, est incapable de tenir son rang. Villiers figure pourtant parmi les notabilités reconnues et célébrées dans le milieu minier stéphanois, Quant à son ingénieur principal, Jules Chansselle, il est absent depuis plusieurs jours. C’est donc un simple ingénieur divisionnaire, secondé par des gouverneurs, qui doit engager les travaux de sauvetage… et faire prendre des risques inconsidérés à un personnel dont le courage, en pareille circonstance, confine à une témérité potentiellement génératrice de suraccidents.

43La direction des Houillères de Saint-Étienne doit laisser l’initiative aux représentants locaux de l’administration des Mines qui prennent le contrôle des opérations, comme toujours en pareil cas. Il s’agit de sauver les mineurs éventuellement bloqués au fond, de mener l’enquête en faisant en sorte que les chantiers impliqués ne soient pas modifiés, mais aussi d’isoler, prélever les indices qui pourraient faciliter la compréhension des événements.

Imposer le discours du service des Mines au sein du bassin houiller le plus complexe de France

Quels ingénieurs pour quelles missions ?

45Si la réorganisation administrative de l’arrondissement minéralogique de Saint-Étienne constitue une réponse à une crise technique qui touche plus spécifiquement le bassin stéphanois, elle s’inscrit dans un mouvement plus global, en vue de davantage protéger les ouvriers. La catastrophe du puits de la Manufacture a offert au corps des Mines la possibilité de mener sa politique de réformes. Les mois qui précèdent constituent une sorte de pivot du point de vue de l’organisation administrative. Placés sous les ordres des ingénieurs d’État, les garde-mines étaient confrontés à des emplois du temps de plus en plus surchargés (Passaqui 2020). Ils doivent toujours faire face à une multitude de missions, mais leur importance accrue auprès des ingénieurs d’État est davantage reconnue en 1890. Ils bénéficient d’augmentations salariales pendant que le titre de garde-mines est remplacé par celui, plus valorisant, de contrôleurs des mines. La même année, les délégués-mineurs sont créés en vue d’éveiller l’attention des sociétés minières et de l’administration face à d’éventuels manquements à la sécurité. Leur utilité est encore anecdotique dans la mesure où ils ne disposent pas d’une vue d’ensemble de l’exploitation et se contentent de signaler des problèmes de détail, un bois à changer, un chantier très chaud, etc., mais l’institution existe et ne demande qu’à être utile.

47La situation du bassin de la Loire est paradoxale. Elle indigne. La mortalité dans les mines françaises reflue au cours de la seconde moitié du XIX^e siècle (Thépot 1998). Les décès associés aux explosions de grisou constituent la seule régression enregistrée et, sur ce point, ce sont les houillères de la Loire qui pèsent sur les statistiques. Pour la période 1884-1891, le bassin stéphanois représente à lui seul 74 % des morts du grisou enregistrés en France.

50Il a montré des aptitudes administratives et techniques remarquables, au point de retenir l’attention des établissements Schneider et Cie, du Creusot, qui le recrutent. Mis en disponibilité, Chosson devient un des acteurs les plus importants d’une entreprise en plein développement. En tant qu’ingénieur en chef des mines des établissements Schneider, il élabore et suit le programme de modernisation d’un certain nombre d’exploitations, houillères notamment. Quand Chosson sollicite son retour au sein du corps, il est toujours ingénieur ordinaire. Après quelques mois passés à Besançon, sa promotion au grade d’ingénieur en chef et sa connaissance des environnements miniers marqués par la présence du grisou lui permettent de prétendre à un poste prestigieux. C’est dans ces conditions qu’il est nommé à la tête de l’arrondissement minéralogique de Saint-Étienne.

52Mais pour le Conseil Général des Mines, c’est l’événement de trop, et ceci d’autant plus qu’il révèle des négligences évidentes dans la conduite du système d’aérage et dans la quasi-absence de suivi du grisou. Le CGM attend de ses agents une reprise en main du bassin stéphanois et obtient l’appui du ministère des Travaux publics pour l’engager.

55Sur quels critères se fonde le renouvellement du personnel du Corps des mines ? Ils sont rappelés quelques années plus tard par Florent Guillain, le directeur des Mines au ministère des Travaux publics :

• 30 AN, F 14/11410, Dossier Castelnau. État des services, Florent Guillain, Paris, le 24 mai 1896.

« Nous indiquâmes en même temps au ministre que parmi les ingénieurs en chef en service, M. de Castelnau était le plus propre à inspirer confiance à la population ouvrière et à imposer d’autorité aux exploitants les charges de travaux de sécurité devant lesquelles ils reculaient30. »

56Il s’agit de prendre en tenaille les conseils d’administration des compagnies minières par une pression de tous les instants et, en même temps, d’éteindre la défiance qui caractérise les relations entre entreprises et ouvriers. Mais la sérénité et l’apaisement ne peuvent être retrouvés qu’après une période de confrontation… Si vis pacem, para bellum.

L’élite du corps des Mines à l’assaut des positions établies au sein des entreprises privées

• 32 La Croix de l’Aveyron, 16 mai 1891, p. 2.

« Le gouvernement ne pouvait pas mieux choisir, en cette période de crise, pour mettre un homme de confiance à la tête du bassin houiller le plus important de France. Mais après avoir constaté qu’on a rendu justice au mérite, il nous est permis de regretter pour notre département l’heureuse influence d’un fonctionnaire de cette valeur32. »

60De Chosson à Castelnau, le chemin pour restaurer l’autorité et la respectabilité des fonctionnaires est pavé d’embuches. Comme nous l’avons signalé, deux journaux locaux, le Mémorial de la Loire et de l’Échos des mines et de la métallurgie, relaient avec gourmandise les attaques des compagnies minières. Le second journal est dirigé par Francis Laur, un ancien élève de l’École des mines de Saint-Étienne. Il mène par ailleurs une carrière politique qui le place en situation de disposer d’une audience nationale, surtout à partir du moment où il devient député de la Loire, en 1885. Ces événements constituent pour lui un moyen de donner un nouvel élan à son combat contre l’administration des Mines, dont il critique la formation et l’influence. Elle constituerait un ensemble incohérent, qui accorde trop de pouvoirs aux élèves-ingénieurs à peine sortis de l’École des mines de Paris et donc dépourvus d’expérience. Au contraire, les gardes-mines, personnels essentiels dans le suivi administratif et de terrain des exploitations minières, ne seraient pas reconnus à leur juste valeur. Francis Laur milite pour la disparition de la barrière entre les parcours professionnels des ingénieurs et des garde-mines qui limitent l’avancement de ces derniers. Son propos renvoie certes à l’évolution du métier de garde-mines, mais constitue aussi une prise de position en faveur de l’École des mines de Saint-Étienne dont est issue une proportion importante des gardes-mines (Garçon 2004). Il joue en faveur des intérêts stéphanois contre la toute-puissance centralisatrice parisienne.

61Par ailleurs et au-delà, c’est la formation des ingénieurs d’État qui est contestée. Il la considère comme trop généraliste, négligeant une véritable spécialisation minière, dans la continuité des programmes de l’École polytechnique. Laur est un polémiste de talent, qui utilise son propre journal pour diffuser des formules frappantes. Par exemple, pour mettre fin à l’inexpérience supposées des jeunes ingénieurs d’État, il note :

• 37 LAUR, Francis. Tous ingénieurs. Écho des mines et de la métallurgie, 20 mars 1887.

« Il faut ce qu’on appelle dans l’armée la présence à la caserne. Un jeune ingénieur sortant de l’école ne peut pas prendre un service quelconque, diriger, trancher, commander. Où a-t-il appris cela ? Il lui faut un apprentissage37. »

62Il va même plus loin dans un autre article consacré à sa conception d’une réforme des travaux publics :

• 38 LAUR, Francis. La réforme des travaux publics. Les gardes-mines, suite et fin. Écho des mines et de (...)

« Je sais bien qu’il serait un moyen plus pratique, et surtout plus démocratique d’arriver au résultat que je désire. Ce serait la suppression de l’aristocratie du Corps des Mines, c’est-à-dire pour tous les ingénieurs l’obligation d’avoir passé par les rangs avant d’entrer à l’École des mines, ce serait en un mot la suppression de l’École polytechnique…38 »

63Ce combat n’est pas isolé ; il est porté par des membres influents de l’industrie minière française, parmi lesquels émerge, par exemple, Henri Fayol, dont l’antagonisme avec l’inspecteur général des Mines Haton de la Goupillère est, à ce sujet, bien connu.

64Parfois, le dénigrement ne relève en rien de considérations techniques ou professionnelles. Au sein du corps des Mines, la rivalité entre Clément Curières de Castelnau, proche des milieux conservateurs, et André Pelletan, réformateur républicain, qui entend revoir l’organisation de Polytechnique, est connue et entretenue, notamment par Camille, le frère de Pelletan. Ce dernier, qui fut rédacteur en chef du titre de presse La Justice, est prompt à attaquer les frères Castelnau, Clément étant traité de favori des jésuites et Édouard, le général, de capucin botté. Mais c’est bien à Saint-Étienne même que se joue la crédibilité des agents de l’État.

« Restaurer la sécurité des houillères » : vue d’ensemble sur la réorganisation du service des Mines stéphanois

65Avant même l’affectation de Castelnau à la tête de l’arrondissement minéralogique de Saint-Étienne, l’administration des Mines avait déjà adopté quelques mesures transitoires ou partielles. Une approche administrative complète se met progressivement en place. Castelnau ne mène pas seul son combat. Une équipe solide est constituée autour de lui. Il est secondé par de jeunes ingénieurs ordinaires porteurs de l’avenir du Corps des Mines.

70Les spécificités juridiques qui accompagnent la mise en valeur du bassin stéphanois ont toujours fait de celui-ci un espace productif à part (Garçon 2004, Rojas 2010), avec un sentiment de toute puissance des élites industrielles. Les exploitants des houillères stéphanoises n’ont jamais considéré la confrontation avec l’administration locale des Mines comme une menace pour la profession des ingénieurs civils. Presque tous sortent de l’École des mines de Saint-Etienne, au sein de laquelle leurs professeurs étaient choisis parmi les membres du corps des Mines et ils ont toujours échappé à de lourdes sanctions judiciaires. Mais Castelnau et Tauzin sont d’une autre trempe que leurs prédécesseurs. Agir dans un climat de tensions extrêmes, face à l’absence de volonté de changement d’une compagnie minière, n’est pas pour effrayer Castelnau.

72Il exerce un suivi administratif plus rigoureux que ses prédécesseurs, en appuyant le contenu des procès-verbaux rédigés par les ingénieurs ordinaires et les contrôleurs des mines placés sous ses ordres. Il signale les imprudences, les formes d’impéritie. Le laisser-aller et l’à-peu-près qui caractérisaient les exploitations sont combattus. Rien ne semble pouvoir contrarier sa fermeté à l’encontre des directeurs de mines :

• 50 AN F14/8313, Concession de Villeboeuf, Puits Pélissier, Visite au puits Pélissier de M. le contrôle (...)

« Je rappelle aux exploitants qu’ils ont le devoir de veiller à l’exécution des règlements pour leur personnel. Dans une mine où le grisou a fait il y a moins de 4 ans de si épouvantables ravages, la surveillance doit être plus stricte et l’obéissance aux règlements plus complète encore s’il est possible que partout ailleurs50. »

73Ses remarques sont régulièrement accompagnées de menaces à l’encontre du maintien en activité de certains quartiers où se concentrent les manquements à la sécurité. Les compagnies minières récalcitrantes prennent le risque d’être confrontées à des procédures judiciaires humiliantes et de perdre l’accès à des travaux représentant une production annuelle de plusieurs dizaines de milliers de tonnes. À la catastrophe commerciale que cette menace fait peser s’ajouterait la nécessité de redéployer le personnel du fond, voire de l’indemniser en attendant la reprise des travaux.

74En parallèle à ces mouvements de personnel, au moment où les catastrophes se répètent, une réorganisation territoriale d’envergure est menée fin 1890-début 1891. Jusqu’à cette date, un des deux ingénieurs ordinaires assurait le suivi quasi-exclusif des mines de Rive-de-Gier, dont l’importance diminue au cours de la seconde moitié du XIX^e siècle. L’administration des Mines profite de la réduction d’activité au sein du bassin houiller de Rive-de-Gier et du glissement du centre de gravité de l’activité minière pour redécouper les sous-arrondissements minéralogiques de la Loire et privilégier le cœur du problème, c’est-à-dire Saint-Étienne. Aux sous-arrondissements de Saint-Étienne et de Rive-de-Gier succèdent deux sous-arrondissements dénommés Saint-Étienne est et ouest. Tauzin parti du premier, ce sont deux jeunes ingénieurs ordinaires qui prennent la relève, avec tout autant d’efficacité.

Les étapes du relèvement

Conseiller, surveiller… et punir

79Jusqu’à présent, les compagnies minières étaient parvenues, par leur influence auprès des notabilités stéphanoises, dont leurs directeurs et ingénieurs constituaient des membres influents, à orienter l’opinion publique locale de leur côté, au détriment d’une administration des Mines jugée tatillonne, inutile, et même dangereuse par ses préconisations en faveur d’une augmentation considérable des moyens d’aérage.

80Pour Castelnau et ses subordonnées, les informations qui se diffusent dans Saint-Étienne ne constituent que des éléments déclencheurs, amplificateurs, et non des causes profondes, structurelles. La mise à l’index d’un gouverneur reste un moyen pour détourner les regards d’aspects plus déterminants. C’est l’occasion de reprendre et d’amplifier la lutte contre les errances en termes d’aérage et de contrôle de la présence du grisou. La catastrophe offre la possibilité d’exposer à nouveau les causes profondes des maux qui affectent le bassin stéphanois et mettent à mal l’existence même de certains puits ou quartiers.

81En face, se dressent les intérêts des compagnies minières constituées en 1854, à la suite du démantèlement de la Compagnie des Mines de la Loire. Leurs exploitations, après avoir connu des transformations complètent au cours des années 1850-1860, n’ont, par la suite, fait l’objet que de modifications ponctuelles, correspondant au fonçage d’un puits ou à l’aménagement de nouveaux quartiers. L’effondrement des cours du charbon depuis la deuxième moitié des années 1870, des coûts d’exploitation souvent plus élevés que dans d’autres bassins plus récents, n’incitent pas à envisager une réorganisation d’envergure des travaux miniers.

82D’ailleurs, le bassin de la Loire est caractérisé par la grande permanence des personnels dirigeants ; les ingénieurs à la tête des exploitations au cours des années 1880 sont souvent ceux qui s’étaient distingués trente ans plus tôt. Ils ont donc été formés dans un environnement technique très différent, avec des travaux miniers dont les ramifications souterraines étaient beaucoup moins importantes. Ils tiennent à certaines routines, bien que l’expérience et la répétition des études permettent de leur faire supporter la responsabilité d’une partie au moins des catastrophes dont la violence ne cesse de s’accroître. En fait, la crise technique que subit le bassin de Saint-Étienne au cours des années 1880 et au début des années 1890 met en exergue un modèle économique et social éculé. L’impulsion donnée par les représentants locaux du corps des Mines, avec le soutien de l’administration centrale, est porteuse de nombreux enseignements.

83Certaines des pratiques historiques dont on s’est satisfait pendant longtemps, sont combattues de manière vigoureuse, pour encourager une nouvelle forme de régulation de l’ordre économique et technique. La pression exercée par l’administration des Mines permet à court et moyen termes d’enregistrer des progrès décisifs. Les visites répétées traquent non seulement la présence de grisou, mais c’est bien une amélioration globale des conditions d’exploitation qui est attendue.

84À la suite de Tauzin, Billy poursuit l’œuvre avec la même abnégation et la même volonté de ne pas laisser les exploitants miniers de Saint-Étienne se satisfaire d’un niveau de sécurité qui reste insuffisant. Les modifications du personnel au sein de l’arrondissement minéralogique de Saint-Étienne n’ont aucun effet sur la pression exercée à l’encontre des compagnies houillères, dans la mesure où Castelnau assure la continuité des discours et des actes. Alors que les conditions d’exploitations continuent de se dégrader au sein de la concession de Beaubrun, l’ingénieur de Billy, pourtant en poste depuis quelques semaines seulement, manifeste déjà une grande fermeté :

• 55 AN, F 14/8311, Procès-verbal de visite de l’ingénieur des Mines de Billy, visite des mines en 1892, (...)

« Nous insisterons tout particulièrement sur l’opportunité qu’il y aurait à augmenter le personnel technique de la Cie des mines de Beaubrun. Avec des travaux aussi étendus que ceux de la division de Montmartre, il est impossible à un seul ingénieur, quelle que soit d’ailleurs son activité et sa bonne volonté, de visiter chaque chantier aussi souvent que cela est absolument nécessaire pour la bonne direction des travaux. M. l’ingénieur des Mines Tauzin dans sa lettre du 24 février 1892, insistait sur la nécessité qu’il y avait à augmenter le personnel ingénieurs de la mine de Beaubrun. Nous adressons aux exploitants de cette mine les recommandations les plus formelles dans ce sens. L’état déplorable dans lequel nous avons trouvé plusieurs niveaux de la mine montre surabondamment le danger qu’il y a à laisser une si grande latitude, au point de vue de la direction des travaux, à un gouverneur qui n’a aucune habitude des mines grisouteuses. En terminant, nous rappelons aux exploitants que leur méthode d’exploitation actuelle ne convient pas aux travaux grisouteux, et nous les invitons à nous présenter dans le plus bref délai les modifications qu’ils comptent apporter à leurs méthodes d’exploitation55 ».

85Castelnau soutient l’action des contrôleurs des mines dans leurs visites répétées des travaux miniers, à la fois pour étudier les conditions d’aérage et constater la présence d’un grisou dont la présence échappe encore souvent aux exploitants. En 1891, année pendant laquelle se poursuit et s’achève la réorganisation administrative de l’arrondissement minéralogique de Saint-Étienne, outre les quelques visites opérées pendant l’été par l’inspecteur général des Mines, l’activité administrative et de terrain devient trépidante. Aux 49 visites souterraines menées par l’ingénieurs en chef, s’ajoutent 151 opérées par ses ingénieurs ordinaires et 409 par les contrôleurs des mines dans les bassins de Saint-Étienne et de Rive-de-Gier.

86Les effets de l’arrivée de Castelnau à Saint-Étienne sont immédiats. Au cours des mois qui suivent la catastrophe du puits de la Manufacture, il impose son autorité et soutient l’action de ses subordonnées. Les conclusions des incidents répétés relevés par les visites de terrains ne sont pas adressées aux seuls ingénieurs de chacune des compagnies. Elles remontent au sommet des entreprises concernées. Une visite du puits Montmartre N° 1 situé dans la concession de Beaubrun, rachetée et intégrée aux mines de la Loire quelques mois plus tôt, révèle une série de manquements graves. Malgré les désastres récents, les mêmes mécanismes que ceux à l’origine des grandes explosions continuent d’échapper à l’attention des différents échelons hiérarchiques :

• 56 AN, F14/8313, Concession de Beaubrun, puits Montmartre N° 1, visite de l’ingénieur des Mines, 13 dé (...)

« On néglige l’entretien des retours d’air, on cesse d’en entretenir avant que celui qui doit le remplacer soit établi, l’entretien des travaux eux-mêmes est peu soigné et on ne paraît se préoccuper que d’une chose : maintenir à tout prix la production ou au besoin même l’augmenter. Or, comme depuis que la société de la Loire a acquis Beaubrun, elle n’a pour ainsi dire pas fait de travaux préparatoires à Montmartre, on est de plus en plus gêné pour maintenir la production. Le prix de revient augmente par suite et il semble que ce soit une raison de plus aux yeux de la compagnie pour négliger l’entretien des travaux56. »

87En 1894, faisant suite au rapport rendu par le contrôleur des mines Soulages, après une inspection des travaux miniers dans la concession de Villeboeuf, qui a pourtant été lourdement endeuillée quelques années plus tôt, il note :

• 57 AN F14/8313, Note de l’ingénieur des Mines de Billy, Concession de Villeboeuf, Visite de mine de nu (...)

« Toutes ces constatations sont graves, car les défectuosités signalées par M. Soulages étaient de nature à rendre dangereuse la situation de la mine. Les exploitants devront veiller à en éviter le renouvellement, s’ils ne veulent pas s’exposer à voir l’administration intervenir d’une manière énergique57. »

88Devant la répétition de mise en garde, la rapidité du changement technique tranche avec les résistances de la période précédentes. Le renversement de l’opinion publique est spectaculaire. Francis Laur qui n’avait, au cours des années précédentes, cessé de critiquer l’insistance du Corps des mines à étendre l’aérage artificiel, reprend désormais le discours officiel :

• 58 Les houillères du bassin de la Loire en 1891, suite. Écho des mines et de la métallurgie, 2 octobre (...)

« Ce sera un progrès très considérable et qui aura les plus heureux effets, non seulement pour la sécurité des mineurs, mais aussi sur leur santé58. » Les résistances des compagnies minières ne parviennent pas à repousser les velléités des ingénieurs des Mines de réprimer l’inaction des dirigeants des compagnies minières. Les ingénieurs et les contrôleurs des mines recourent à des visites surprises, qui ont plusieurs finalités : être confortés dans l’idée de la vacance d’autorité, du manque de présence des ingénieurs principaux, des écarts entre les mesures de sécurité et leurs mises en application dans les quartiers, l’absence d’autorité des ingénieurs sur leurs gouverneurs. Habituellement, les visites sont prévues et s’effectuent sous la conduite des agents supérieurs des compagnies, mais quand elles sont inopinées, les compagnies se retrouvent prises en défaut, et ne peuvent pas camoufler ce qu’elles auraient à cacher, par des parcours sélectionnés ou préparés à l’avance, s’apparentant à des visites souterraines Potemkine. Ces pratiques inhabituelles accentuent encore les tensions entre les ingénieurs d’État et les entreprises minières dans la mesure où elles les considèrent comme des violations de propriétés privées. Elles ne connaissent pourtant aucun répit. Au suivi administratif s’ajoute un volet judiciaire qui place certains hauts responsables des compagnies minières stéphanoises au sein de la rubrique « faits divers ».

89En relation avec la question du grisou, l’administration des Mines focalise plus particulièrement son action sur d’évolution des conditions d’éclairage. La 1^re catastrophe du puits Jabin a démontré que les lampes de sûreté ne servaient à rien si les conditions d’emploi étaient modifiées de façon à altérer les protections qu’elles portent. Il existe pourtant, notamment avec la table électromagnétique Villiers, un dispositif sûr pour éviter les ouvertures en dehors de conditions très strictes. À un moment où les explosifs dits de sûreté se répandent, il est nécessaire d’abandonner l’emploi de la poudre, y compris dans les quartiers peu grisouteux. De ce point de vue, la réaction des compagnies minières à la suite de la catastrophe de Châtelus est plutôt conforme aux attentes des agents de l’État, avec des houillères qui, pour certaines, décident d’abandonner complètement l’emploi d’explosifs dans les quartiers en cours de déhouillement.

• 61 JANIN, Jules. Le grisou et les poussières de charbon. Revue des Deux Mondes, 3^e période, tome 43, 1 (...)

« On a trop accusé le grisou et on a mis à sa charge des malheurs dont il n’était point coupable ; si sa présence est nécessaire pour préparer les sinistres, il est toujours aidé par les poussières pour les accomplir. Ce sont elles qui le plus souvent les généralisent et les aggravent61. »

91Les moyens pour repousser le danger ne pouvant émerger des entreprises, c’est autour de l’articulation des impulsions centrale et locale que s’organise la prise en main des exploitations.

92Au moment où les catastrophes se multiplient, l’administration centrale des mines suscitent les initiatives qui doivent permettre d’assurer plus facilement le suivi, à l’échelon local, des exploitations minières. Les dernières catastrophes sont systématiquement accompagnées d’une évolution du cadre réglementaire. L’année 1890 est marquée par une série de mesures, puisque le rôle de conseil des ingénieurs des Mines s’est avéré insuffisamment efficace.

93Un arrêté préfectoral daté du 2 mai 1890 provoque deux évolutions sensibles, en interdisant le travail dans les chantiers grisouteux, mais aussi en imposant une séparation des travaux souterrains. À la terminologie souvent empruntée à l’artillerie qui s’épanouit au cours des années 1850-1860, succède, dans les années 1880-1890, un vocabulaire qui émane davantage de la marine, avec la nécessité d’isoler les différents quartiers en exploitation, pour éviter la diffusion du souffle des explosions, ce qui passe par la mise en place de compartiments, de cloisons étanches.

94Les préconisations rendues par les ingénieurs des Mines ont donc eu une suite administrative presque immédiate. Les mesures exigées sont d’autant plus faciles à définir qu’elles correspondent à celles adoptées dans le bassin de Blanzy quelques années plus tôt, dans des conditions géologiques et d’exploitation assez proches. La situation encourage l’administration des Mines à aller vers un degré de contrainte le plus élevé possible, pour tendre vers ce que certains ingénieurs civils nomment, avec une certaine dérision et un état d’exploitation qu’ils estiment inatteignables, « la perfection ».

96L’année suivante, dans les jours qui suivent la catastrophe du puits de la Manufacture, une circulaire ministérielle offrent aux ingénieurs des Mines la possibilité de demander aux compagnies minières d’étudier les conditions d’aérage dans les exploitations non grisouteuses. Pour les ingénieurs civils, la mesure semble inutile dans la mesure où elle concerne des chantiers au sein desquels les explosions ne sont pas possibles. Mais, du côté de l’État, il y a une volonté d’anticiper l’évolution les conditions d’exploitation. Les exploitants doivent se tenir prêts devant la possibilité de voir apparaître le grisou pour ne plus se placer dans une logique de réaction face à des événements. Les pressions exercées sont fortes et le vocabulaire utilisé par les ingénieurs d’État particulièrement âpre. Au terme d’une visite du puits Montmartre, au sein de la concession de Beaubrun, l’ingénieur ordinaire Tauzin note, dans son procès-verbal de visite :

• 63 AN F14/8310, Procès-verbal de visite de l’ingénieur des Mines Tauzin, Puits Montmartre N° 1, Visite (...)

« Nous ne cesserons donc, en ce qui nous concerne, de critiquer la conduite des ingénieurs des compagnies tant qu’ils ne traiteront pas les questions d’aérage comme de véritables problèmes de géométrie comportant une solution rationnelle dont on doit toujours dans la pratique se rapprocher le plus possible63. »

97Alors que les réformes des années 1850 avaient d’abord visées à lutter contre la présence des feux, les mesures prises au début des années 1890 sont presque exclusivement orientées vers la disparition des risques engendrés par la présence du grisou. Une visite des travaux souterrains de la concession de Villeboeuf par le contrôleur des mines Soulages révèle à nouveau plusieurs pratiques contraires aux règles élémentaires de bonne exploitation. En supplément des rappels et remontrances rédigés par l’ingénieur ordinaire des mines, Castelnau ajoute :

• 64 AN, F14/8313, Concession de Villeboeuf, visite de M. le contrôleur des mines Soulages en date du 15 (...)

« Je préviens les exploitants de Villeboeuf que si les mesures les plus énergiques ne sont pas prises et dans le plus bref délai pour assurer l’aérage du quartier sud-ouest, je proposerai à l’administration d’interdire l’exploitation de ce quartier64 ».

99Malgré tout, au fil des mois, les conditions d’aérage s’améliorent. Les systèmes de ventilation naturels ou mixtes qui pouvaient encore perdurer sont abandonnés au profit de la généralisation de ventilateurs puissants, type Rateau. La transformation est imposée avec vigueur. Castelnau et Tauzin suivent la mise en œuvre des arrêtés préfectoraux avec une présence constante. Leur doctrine se concentre sur une double approche, avec non seulement un renforcement des moyens d’aérage, mais aussi un suivi de ceux-ci dans la mesure où leur qualité est dépendante de facteurs naturels, météorologiques en particulier, que l’on commence à bien identifier. La catastrophe de Villeboeuf, par exemple, est survenue lors d’un épisode caniculaire doublé d’une absence de vent. Si les équipements nécessaires à la ventilation finissent par être renouvelés, le suivi humain laisse à désirer. Tauzin incite les exploitants à faire régulièrement des mesures des quantités d’air et des dosages de grisou.

La mise au pas de la Société anonyme des Houillères de Saint-Étienne

• 68 LAUR, Francis. La catastrophe au puits Châtelus 1, survenue le 1^er mars 1887, Écho des mines et de (...)
• 69 LEBRUN, en fait CHANSSELLE, Jules. Bulletin hebdomadaire sur les industries de la région. Mémorial (...)

« L’administration des Mines n’a pas plus brillé à Châtelus qu’elle n’a brillé, comme on a eu le courage de le dire en pleine séance de la Société des ingénieurs civils, à Chancelade…68 ». Il ajoute la formule choc suivante : « L’administration des Mines a voulu prendre la direction des opérations, et, avec son incompétence habituelle…69 »

102Lebrun et Chansselle ne constituent bien qu’une seule et même personne. Ce dernier est le beau-frère du secrétaire de rédaction. D’ailleurs, dans la nécrologie que le Mémorial de la Loire consacre à Chansselle, en 1903, l’ancien ingénieur stéphanois est qualifié de collaborateur dévoué qui publiait sous pseudonyme pendant que lui est attribué la paternité du Bulletin hebdomadaire « Les industries de la région », celui où avait été inséré le discours accusatoire.

• 72 Ibidem.

« Fidèle à ses habitudes, la compagnie (des Houillères de Saint-Étienne) fait dans cette lettre la leçon aux ingénieurs de l’État, leur apprenant en quoi consiste un bon aérage, etc… Nous croyons avoir montré que les anciens errements de la compagnie en matière d’aérage étaient vicieux et que la compagnie était mal venue à renverser les rôles, pensant enseigner alors qu’elle avait à apprendre72. »

105Il ajoute :

• 73 AN, F 14/8309, Rapport annuel de l’ingénieur des Mines de la Loire pour l’année 1891.
• 74 Ibidem.

« Malgré les catastrophes qui les ont touchées à plusieurs reprises, les Houillères de Saint-Étienne rechignent toujours devant le coût de certaines de ces préconisations, et en particulier pour les mesures quotidiennes par grisoumètres : cette compagnie qui est cependant trop malheureuse pour ne pas songer à devenir prudente n’a jamais été acquise à cette idée simple que l’étude de l’aérage d’une mine n’est sérieuse qu’à la condition d’être complète… La leçon portera-t-elle des fruits ? Nous avons peine à la croire73. » Les mêmes critiques se répètent au sein des procès-verbaux de visite : manque de mesures du grisou, mauvaise connaissance du réseau d’aérage, manque de ventilateurs, manque d’ingénieurs, surveillance inefficiente, manque de respects dans les consignes les plus élémentaires de sécurité, manque de séparations entre les différents quartiers : « tout est à faire ou à peu près74 ».

106Devant les résultats incomplets engrangés par le service des Mines, les principaux protagonistes des catastrophes sont confrontés à la justice. Le procès relatif à la catastrophe du puits Verpilleux, exploité par la société des Houillères de Saint-Étienne, se déroule durant l’été 1890. Villiers, le directeur et Chansselle, l’ingénieur principal, ainsi que deux ingénieurs subalternes des Houillères de Saint-Étienne, sont renvoyés devant le tribunal correctionnel pour homicides et blessures par imprudence. Mais faute de consensus à propos du rôle joué par l’aérage dans l’origine du sinistre, les inculpés ne reçoivent aucune condamnation. Le mois suivant, les mêmes motifs provoquent le renvoi devant la justice des dirigeants de la compagnie des mines de Roche-la-Molière et Firminy.

• 81 Idem. p. 43-44.

« … Le seul moyen vraiment efficace de se débarrasser du grisou est de le diluer dans une masse suffisante d’air frais pour qu’il devienne inoffensif, et de l’entraîner ainsi au dehors. La méthode est simple. En pratique d’assez grandes difficultés d’application, et l’art de savoir bien aérer une mine est souvent ignoré. Il ne suffit pas, en effet, d’installer un ventilateur capable de lancer dans la mine un grand volume d’air ; il faut encore savoir bien distribuer le courant, de manière que le balayage du grisou soit partout correctement effectué, il faut aussi obliger le gaz à se mélanger à l’air destiné à l’entraîner81. »

110La catastrophe du puits de la Manufacture est encore dans tous les esprits au moment où Rateau présente le fruit de ses recherches. Le fait que les comptes-rendus des séances soient publiés permet de comprendre que la confrontation des idées relatives à l’aérage ne se borne pas à quelques tribunes ou articles publiés dans des journaux populaires ou à la connotation politique marquée.

111Lors de sa présentation de 1892, Auguste Rateau se montre particulièrement critique vis-à-vis des courants de pensée qui dominent au sein des ingénieurs civils des mines stéphanois. Il établit lui aussi une comparaison avec les progrès enregistrés par Blanzy et tente de susciter une prise de conscience auprès des ingénieurs et directeurs des houillères locales :

• 82 Ibidem.

« … Pour les mines à grisou, il faut employer un aérage mécanique intensif, donnant le plus d’air possible, avec une forte différence de pression. C’est la conclusion à laquelle se rangent toutes les commissions du grisou et presque tous les ingénieurs. L’opinion contraire paraît assez répandue dans le bassin de Saint-Étienne... Certain auteur est même allé (il s’agit de Chansselle) jusqu’à traiter l’aérage “ intensif ” “ d’intempestif ”. Pour se mettre ainsi en désaccord ouvertement avec l’opinion admise par presque tout le monde, il faut, semble-t-il, pour une question aussi grave, avoir des arguments bien puissants qu’il serait intéressant de voir exposer de manière précise. Si l’on entend dire que l’aérage mécanique est une mauvaise chose, ou bien encore recommander l’une ou l’autre de ces opinions se trouve en avance contredite par les désastres de Saint-Étienne même, qui, malheureusement nombreux, se sont tous produits dans des mines à aérage naturel ou faible82. »

112À l’opposé, les mines de Montceau/Blanzy, frappées par une succession de catastrophe depuis le milieu du XIX^e siècle, avec en point d’orgue l’explosion généralisée du puits Cinq-Sous le 12 décembre 1867, mais aussi une dernière » réplique », en 1872, avec 40 morts, ont vu refluer les explosions de grisou depuis qu’elles ont investi dans des ventilateurs puissants. Les progrès ont été spectaculaires, rendant incompréhensible la défiance des ingénieurs stéphanois vis-à-vis de l’emploi d’un aérage énergique.

113Les débats qui prolongent l’intervention de Rateau démontrent à quel point deux camps aux idées irréconciliables s’affrontent et s’inscrivent dans un rapport au temps bien différent. À la suite des dernières expériences de Rateau, Castelnau tient les membres de la réunion informés des publications de Le Châtelier sur les dégagements de grisou, et des analogies qu’ils peuvent présenter avec la situation stéphanoise, pendant que l’ingénieur des Mines Coste étaie les propos de Rateau. Face à eux, Nan, qui dirige les mines de Villeboeuf, s’égare dans les différentes formes d’aérage, pendant que Chanselle s’appuie sur des études déjà anciennes menées à Firminy, ce qui fait dire à l’administration des Mines que :

• 83 Une petite révolution à Saint-Étienne. Écho des mines et de la métallurgie, 6 novembre 1892.

« Les ingénieurs de la Loire se fiant à leur vieille réputation, se désintéressent un peu trop des réformes qui s’accomplissent dans le Nord et tout près d’eux à Montceau-les-Mines83. »

118Aux critiques qu’il a pu adresser à Chosson s’est ajouté un comportement public déplacé envers Castelnau, qui est remonté jusqu’au ministre des Travaux publics. Chansselle s’était placé à la tête de la fronde contre l’administration des Mines, refusant de saluer Castelnau et se moquant de son action en public, notamment lors des dîners mondains. Se considérant intouchable du fait de l’appui de ses relations, il avait bénéficié de la mansuétude des tribunaux correctionnels de Saint-Étienne et de Lyon à son encontre. Avec l’appui du gouvernement et de l’administration centrale, Castelnau est parvenu à mettre un terme à cette situation privilégiée.

119L’annonce du départ de Chansselle secoue les notables stéphanois, comme le rapporte le Mémorial de la Loire :

• 90 « Ingénieurs », Mémorial de la Loire et de la Haute-Loire, 3 mars 1893. Il s’agit d’une mise en ret (...)

« M. Chansselle a joué un rôle important dans les mines de notre bassin et dans la société de l’industrie minérale ; sa retraite est un événement90 ».

120Par contraste, au même moment, la notation administrative de Castelnau est accompagnée de la mention suivante, portée par l’inspecteur général des Mines Laur :

• 91 AN, F 14/11410, dossier Castelnau, États de services de l’ingénieur en chef Curières de Castelnau, (...)

« M. de Castelnau est, à notre avis, un des plus solides ingénieurs en chef du corps des mines, par là nous voulons dire qu’au point de vue de l’instruction, de la rectitude du jugement, du calme et de la fermeté de caractère et du dévouement à son devoir, cet ingénieur en chef saura toujours faire face aux situations les plus difficiles91. »

121Le départ de Chansselle est le résultat d’un accord entre le président du Conseil d’administration des Houillères de Saint-Étienne et l’ingénieur en chef des Mines Castelnau. Après le temps de la confrontation vient celui de l’apaisement, de la coopération, avec la reprise d’un dialogue fructueux (Garçon 2004). La confrontation des ingénieurs civils des mines stéphanois avec les ingénieurs du Corps s’éteint car leur principal représentant a été éloigné. Chansselle parti, le renouvellement du sommet des hiérarchies se poursuit pour surmonter la crise générationnelle et les mécanismes de succession dépassés qu’elle a révélés.

122On ne se contente plus de solutions internes, pour placer à la tête des compagnies houillères des ingénieurs ayant fait l’intégralité de leur carrière dans le bassin stéphanois. C’est l’occasion d’assurer la promotion d’anciens élèves de l’École des mines de Saint-Étienne dont le parcours scientifique et technique a déjà retenu l’intérêt de la profession. Un cas est particulièrement significatif. À la tête des houillères de Montrambert et La Béraudière, Devillaine organise son départ. En 1893, son entreprise recrute Daniel Murgue dont le parcours présente plusieurs caractéristiques susceptibles d’entretenir la dynamique propre à cette entreprise. Murgue possède une parfaite connaissance des gisements présentant des couches puissantes, grisouteuses et disloquées. Il a fait une grande partie de sa carrière aux mines de Bessèges, dans le Gard. À sa connaissance des problématiques propres aux couches puissantes, il ajoute aussi une série de travaux sur l’inflammabilité des houilles. Au cours de ses années dans les Cévennes, il s’est familiarisé avec les houillères grisouteuses et est considéré comme un des plus grands spécialistes de la ventilation des mines. Ses travaux ont d’ailleurs exercé une influence évidente sur la perception de cette question par les agents du Corps des mines en poste à Saint-Étienne.

Inscrire le relèvement dans la durée : la question de la formation

126Interrogé sur les qualités qui doivent caractériser l’action d’un ingénieur civil des mines, le grand métallurgiste Pierre Chevenard, qui a suivi ses études à l’EMSE au début du XX^e siècle, en partie sous la direction de Tauzin, en propose la définition suivante :

• 96 Archives Départementales de la Nièvre (ADN), 95 J 195, Pierre CHEVENARD, L’École des mines de Saint (...)

« Quelles sont les aptitudes ? Une bonne santé, surtout si l’ingénieur se destine à la mine. Du sang froid, de la décision, l’art du commandement, le don de l’autorité, ce je ne sais quoi qui émane des entraîneurs d’hommes, le sens social. Plus que d’autres peut-être, la mine est industrie de main-d’œuvre. L’ingénieur a donc de nombreux ouvriers sous ses ordres, et il doit en obtenir le meilleur rendement, tout en les traitant avec bonté et tout en veillant à leur sécurité… Enfin une haute valeur morale. Songez aux responsabilités de l’ingénieur, à son rôle social. Partout et toujours il doit donner l’exemple du travail, du courage et dévouement. L’ingénieur, c’est le capitaine du navire96. »

127Cette définition est d’autant plus intéressante qu’elle laisse complètement de côté les aspects scientifiques et techniques du métier, sans doute parce qu’ils relèvent de l’évidence, mais aussi parce que la crise technique des années 1880 a démontré la nécessité d’amplifier la dimension managériale de l’ingénieur.

128Parmi les mesures importantes prises en vue d’associer l’École des mines de Saint-Étienne au relèvement des houillères locales, une instruction ministérielle prend un relief particulier. Rédigée en 1892 afin de soulager l’administration locale des Mines tout en renforçant la pression sur les exploitants, elle implique que les enseignants de l’École des mines participent, pendant la période estivale, à la surveillance des exploitations minières, par des visites des chantiers souterrains. Le personnel de l’École peut enfin être réquisitionné en cas de catastrophe minière pour seconder les ingénieurs du service des Mines.

129L’action de Castelnau en termes de formation déborde du cadre de l’École des Mines. Il suscite un élan inédit en faveur de la formation professionnelle des ouvriers. Malgré une présence de courte durée, son influence est donc durable. Devant la médiocrité des maîtres-mineurs locaux dont certains sont illettrés, pendant que d’autres ne doivent leur poste qu’à leur position familiale, plus rarement au mérite et à l’expérience, un dispositif de formation original est imaginé. Jusqu’à présent, même lorsque les gouverneurs sont recrutés parmi les mineurs expérimentés, le résultat est médiocre. Ces maîtres-mineurs sont à la peine face à la complexité du monde souterrain qui n’a cessé de croître depuis le milieu du XIX^e siècle.

130À l’extension considérable des travaux souterrains, en profondeur et en kilomètres de galeries, s’ajoutent une multiplication des machines et une augmentation considérable des flux. Pour que les hommes, le charbon, les remblais, l’eau et le matériel puissent circuler, il convient d’assurer un cadencement minutieux, qui repose un principe édicté quelques années plus tôt par l’inspecteur général des Mines Callon, qui fut lui aussi directeur de l’École des mines de Saint-Étienne : « Ordre et discipline ». Devant l’urgence de la situation, les ingénieurs d’État incitent les compagnies minières à étoffer la base de la pyramide des ingénieurs en recrutant d’anciens élèves de l’École des mines d’Alais/Alès. Par ailleurs, depuis ses origines, l’École des mines de Saint-Étienne joue un rôle non négligeable dans les dispositifs de formation existants sur place (d’Enfert 2016). Mais c’est l’échelon spécifique des gouverneurs qui doit en priorité être consolidé par la création d’une école dédiée. Elle constitue une réponse à l’intensification et à la complexification de l’activité minière. Paraphrasant les propos de Castelnau à propos de la raison d’être de cette école des gouverneurs, Francis Laur note, par comparaison avec les initiatives conduites dans le bassin du Cévennes et celui du Nord-Pas-de-Calais :

• 97 LAUR, Francis. Les houillères du bassin de la Loire en 1891, suite. Écho des mines et de la métallu (...)

« Le bassin de la Loire ne saurait rester en arrière, il lui manque une pépinière de bons gouverneurs, il faut la former97. »

131L’impulsion est publique dans la mesure où elle est conçue par l’ingénieur en chef des Mines, mais le financement reste privé. La fondation de l’École des gouverneurs ne peut donc être menée qu’avec l’accord et le soutien des compagnies minières. Ayant enfin pris conscience de l’intérêt de disposer d’interlocuteurs compétents dans les travaux du fond, le Comité des houillères de la Loire accepte de prendre en charge le sacrifice financier que lui soumet Castelnau. Une hiérarchie plus fournie et plus compétente doit constituer le socle du renouveau du bassin stéphanois, et plus généralement, de toutes les grandes entreprises minières françaises. Il est d’ailleurs étonnant que cette dimension, en faveur de laquelle avait longtemps milité Jules Callon, ait été oubliée au fil des décennies.

133Que recherchent les compagnies minières après avoir accepté le principe de ces cours pratiques ? Tout d’abord, elles entendent apporter aux futurs agents de la maîtrise, sous-gouverneurs et gouverneurs, un savoir duquel découlera un respect et une autorité auprès des ouvriers, afin que leurs décisions soient comprises et acceptées. Ils doivent prendre conscience de la portée de leurs actes, ne pas aller au-delà de leurs prérogatives, pour éviter de renouveler les situations dramatiques comme celle du puits de la Manufacture. Contrairement au choix d’Henri Fayol de proposer des cours du soir en supplément du travail quotidien, la logique adoptée par le Comité des houillères de la Loire est plus ambitieuse. Les ouvriers retenus seraient déchargés de toute tâche les après-midis, afin de suivre trois heures de cours, tout en conservant une rémunération correspondant à celle d’un ouvrier-piqueur. Le nombre d’ouvriers retenu au sein de chaque compagnie doit dépendre du niveau de sa production. Dans le cas de ce volet de formation, plus que d’une mise au pas des compagnies minières, c’est bien la qualité de l’échange entre la puissance publique et les acteurs privés qui est parvenue à asseoir la reconnaissance du nouveau dispositif de formation dans un temps assez court.

Conclusion

134À partir du milieu du XIX^e siècle, un processus de concentration s’est manifesté au sein de l’ensemble industriel réunissant les houillères et les établissements métallurgiques, et ceci malgré les réticences de Napoléon III à ce sujet. Conséquence de cette course à la grande dimension des établissements et des entreprises, les ingénieurs ont été accaparés par des tâches administratives, organisationnelles qui les ont conduits à se focaliser sur les activités managériales, au sein d’une élite industrielle aux effectifs très réduits. En grandissant, l’entreprise industrielle voit sa complexité démultipliée. Le constat est encore plus vrai à l’échelle des exploitations houillères. Or, la croissance de la production n’a pas été accompagnée d’une augmentation concomitante du nombre d’ingénieurs.

135À Saint-Étienne, cela s’est traduit par la raréfaction des ingénieurs dans les travaux du fond, accompagnée de leur perte d’influence. Les explosions généralisées ont constitué le révélateur de la crise sociotechnique qui s’est progressivement installée, pendant que les compagnies minières étaient surtout préoccupées par la dégradation des conditions d’écoulement de la houille. Les ingénieurs principaux ont perdu le contact avec leurs ouvriers et les chantiers souterrains. Ils ont consacré l’essentiel du temps dédié à l’innovation aux équipements de surface, comme les fours à coke et les ateliers à agglomérer, à la fois dans le but d’accroître la valeur marchande de leurs produits, mais aussi parce qu’il s’agit, contrairement aux méthodes d’exploitation, d’un domaine brevetable et donc potentiellement rémunérateur. Les exigences administratives et commerciales ont pris le pas sur les considérations techniques, scientifiques et de formation. Les effets des grandes explosions généralisées ont été mal appréhendés dans ce nouvel ordre des priorités.

136Chaque incendie souterrain des années 1840-1850 avait comme conséquence de provoquer la perte temporaire ou définitive de la ressource avant même qu’elle n’ait été extraite. Combattre les feux impliquait le recours à des moyens extrêmes, par leur pénibilité pour les ouvriers et par la nécessité d’interrompre l’exploitation, quand on n’avait d’autre solution que d’inonder les quartiers souterrains. Au moment où la commercialisation du charbon auprès des entreprises industrielles s’opère sur la base de contrats de longue durée, la désorganisation provoquée par ces incendies doit donc être surmontée et même anticipée, ce qui a été accompli avec succès au cours des années 1850-1860.

137Les explosions de grisou sont d’une nature bien différente. Leurs effets sont brefs et le relèvement rapide. Par ailleurs, autant la menace des incendies renvoie à des certitudes, autant les grandes explosions, par leur caractère isolé et aléatoire, semblent, au moins dans un premier temps, échapper à une quelconque logique. Dans ces conditions, puisque l’environnement industriel créé dans les années 1850-1860 est maîtrisé, il est difficile d’accepter toute modification majeure. Cela ne concerne pas que les questions de sécurité. À la même époque, les premiers pas de la mécanisation du fond sont rejetés par certains ingénieurs renommés, dans la mesure où ils pourraient engendrer la perte des routines organisationnelles acquises par les équipes d’ouvriers. Les houillères du Centre et du Midi de la France constituent, depuis le début des années 1860, un espace productif stable, d’où la difficulté à mettre en œuvre les changements préconisés par l’administration des Mines. On préfère les évolutions à petits pas, incrémentales, approche que les ingénieurs des Mines d’État souhaitent associer à des modifications plus profondes.

138Ingénieurs civils des mines, directeurs de mines se fondent sur des compétences déjà anciennes qui les rendent imperméables aux exigences des agents de l’État. Malgré tous les leviers disponibles pour consolider et renouveler les connaissances, revoir le panel des savoirs, accepter qu’ils viennent d’autrui, engendre un blocage qui conduit, par la violence des explosions de grisou, à une menace existentielle contre les exploitations minières. Pourtant, les investissements exigés représentent des coûts supplémentaires d’autant plus anecdotiques qu’ils surviennent dans un contexte d’augmentation des prix des charbons et de hausse de la production.

139Dans le même temps, la reconnaissance et l’ascension sociale que constitue pour les ingénieurs civils des mines le glissement des fonctions techniques vers celles d’administration, fait grandir un hiatus, créateur d’un rapport de force inédit. La crédibilité des agents de l’État est contestée, critiquée, ce qui a comme conséquence que l’institution dépositaire de l’expertise suprême face aux dangers les plus élevés, n’est plus écoutée. Elle est même vilipendée. Le discours qu’elle porte, susceptible de repousser les catastrophes, cesse d’être audible. Parmi les conséquences les plus évidentes se dessine le manque d’unité d’actions face au danger. Chaque entreprise minière agit en fonction d’intérêts propres, faisant fi de la menace globale qui pèse avec la diffusion du grisou. Par ailleurs, non seulement les moyens mis en œuvre pour éviter les catastrophes sont insuffisants et variables mais, faute d’échanges de qualité entre les ingénieurs d’État et les ingénieurs civils, quand une catastrophe survient, il n’existe pas de protocoles stricts qui permettraient d’intervenir avec efficacité.

140Entre les ingénieurs d’État, chargés de la surveillance et du contrôle des exploitations, les ingénieurs des houillères, les maîtres-mineurs et les différentes catégories d’ouvriers, plusieurs espaces cognitifs se sont formés qui ne parviennent pas à communiquer, échanger, rendant impossible le dialogue indispensable à la résolution des tensions et des risques qu’ils font peser sur le personnel au fond. Par ailleurs, dans les mines stéphanoises, la spécialisation ouvrière est plus forte que dans les autres bassins houillers. La plupart du temps, les brigades d’ouvriers assurent le suivi de l’ensemble de leur chantier : abattage, chargement, boisage et une partie du roulage.

141À Saint-Étienne, ce sont des activités nettement définies, ce qui débouche sur une déresponsabilisation et une dilution du sentiment de danger. Pour y mettre fin, la fonction de conseil dévolue aux agents de l’État, auparavant reconnus par la qualité de leur expertise, doit céder la place à un rôle de prescripteur du nouvel ordre technique qui, devant les résistances rencontrées, s’impose sous une forme non plus indicative mais bien coercitive. La fin du XIX^e siècle est marquée par une plus forte prise en compte des questions de sécurité, préfiguration d’une orientation encore plus poussée après la Première Guerre mondiale (Rojas 2020). Il en découle une dynamique de régulation éloignée de l’esprit qui avait caractérisé l’aménagement du bassin stéphanois depuis le début du XIX^e siècle (Garçon 2012 et 2017). Du rôle de conseil, on passe à une véritable reprise en main, voire à une prise de contrôle, par la réglementation, le suivi administratif et judiciaire, et par une pression qui se concentre sur les ingénieurs, mais aussi les directeurs et les administrateurs, jusqu’à atteindre leur réputation par des procès publics.

142Une des conditions du recul des grandes catastrophes consiste certes à obéir aux injonctions de la puissance publique mais aussi à réinjecter un haut degré de technicité jusqu’aux chantiers, en créant de nouveaux postes d’ingénieurs du fond. Le personnel de direction est incité à ne plus négliger la dimension technique du métier d’ingénieur, sans pour autant perdre de vue les besoins organisationnels, managériaux, des entreprises. Car il semble délicat de l’éloigner des activités gestionnaires. Elles sont indispensables à la bonne coordination de l’activité de l’entreprise, mais elles constituent aussi un moyen pour caractériser la progression d’un agent dans la hiérarchie d’une entreprise. Au fur et à mesure de ses évolutions de carrière, l’ingénieur civil des mines voit la proportion du temps consacré à la technique diminuer au profit des activités gestionnaires. C’est une forme de reconnaissance de ses mérites et de sa fidélité.

143Ainsi se dessine un paradoxe au sein de l’entreprise minière du Centre de la France. À la fin du XIX^e siècle, face à un environnement industriel plus diversifié, des compétences nouvelles doivent être intégrées dans l’entreprise. Pour ce qui concerne le monde des houillères, les premiers pas de l’air comprimé, de l’électricité, confirment le poids de la mécanique. Les jeunes ingénieurs en cours de formation découvrent les champs d’application infinis de ces nouvelles technologies.

144Deux temps se superposent. Aux améliorations immédiates des conditions productives doivent être associés des buts à plus long terme, adaptés au nouvel environnement sociotechnique. Pendant que les sources de confrontation disparaissent, à la suite de la mise au pas de la Compagnie des mines de la Loire, et plus encore de la Société des houillères de Saint-Étienne, un nouveau champ de crispation se dessine, cette fois au sein de l’École des mines de Saint-Étienne. L’initiative privée avait toujours déterminé les conditions d’exploitation. L’appui des grands corps d’État se manifestait par les enseignements donnés à l’École des Mines de Saint-Étienne. Les professeurs favorisaient aussi le placement des meilleurs éléments au sein des exploitations locales.

145Le porte-voix des ingénieurs civils des mines, Henri Fayol, souhaite que la formation prépare des ingénieurs-administrateurs. Le corps professoral de l’EMSE, quant à lui, relayant en cela les volontés de l’administration des Mines, milite davantage en faveur de professionnels possédant un solide bagage technique pour pouvoir se confronter à la complexité minière.

147Nous avons aussi constaté que, dans le domaine de l’aérage, la diffusion des ventilateurs Rateau, un autre acteur du service des Mines, est rapide et massive, non seulement à Saint-Étienne, mais aussi dans l’ensemble des exploitations houillères françaises.