• 1 Semi-métal argenté découvert par Clemens Winkler dans l'argyrodite (Ag4GeS4, 2 Ag2S). Les propriété (...)
• 2 La mine de Saint-Salvy-de-la-Balme a produit 350.000t de zinc et 400t de germanium entre 1975 et 19 (...)
• 3 Citons sans être exhaustif : « Dans un livre percutant qui mélange grande synthèse et interviews, N (...)
• 4 https://www.systext.org/publications-apres-mine.
• 5 Ce gisement, situé sur la commune de Couflens, a été découvert au début des années 1960 par les pro (...)

2Prenons l’exemple de l’exploitation de Saint-Salvy, dans le Tarn. Qui se souvient, qui même sait que cette mine de zinc, fut entre 1975 et 1993, l’une des plus importantes exploitations de germanium au monde1 ? Mais voilà, à cette époque, les usages de ce métal restaient confidentiels. Et comme elle était exploitée dans un environnement géologique complexe, la mine a été abandonnée en 1993, sans espoir de retour. Trente ans plus tard, les usages du germanium dans l’industrie des semi-conducteurs et dans l’industrie optique ne cessent d’augmenter2. L’histoire de Saint-Salvy s’inscrit dans un « moment » européen de verdissement économique. Ainsi a débuté le temps de « l’après-mine ». À défaut d’avoir engagé une réflexion sur la convergence des activités minières et énergétiques, tant les situations nationales originelles semblaient éloignées les unes des autres (Beltran 1998), l’Europe a opté pour un avenir “vert”, en laissant à d’autres, en Chine, en Inde, en Australie, au Canada, en Amérique latine, ou sur le continent africain, le soin de fabriquer ou de répondre aux besoins d’approvisionnement de l’industrie manufacturière. Le débat en cours sur la désindustrialisation et les conditions d’une possible ré-industrialisation, l’écho médiatique de l’ouvrage que vient de publier sur ce sujet, Nicolas Dufourcq, directeur général de BPI France, (Dufourcq 2022) montrent que cela apparaît aujourd’hui au mieux comme un aveuglement, au pire comme un déni de réalité3. Mais, quelle que soit la prise de conscience, en France du moins, le temps, pour la mine, demeure toujours celui de la mise en sécurité, quelquefois celui de la patrimonialisation, très rarement celui de la dépollution4. Et cela alors que les ressources ne sont pas pleinement épuisées, comme en atteste l’étude récente de certains gîtes de fluorine et les tensions récentes autour de l’ancienne mine de scheelite, à Salau, dans les Pyrénées ariégeoises5. Mieux, elles sont désormais très convoitées, car le recyclage ne suffit pas à répondre aux besoins gigantesques de l’industrie informatique. Exploiter le sol et le sous-sol continue d’être indispensable. Mais la vraie question demeure : comment rendre l’activité minière viable économiquement et désirable humainement ?

• 6 La ville est inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO, en raison de sa tradition minière.

3Car la mine est indispensable. Les activités extractives ont été l’un des piliers de l’activité des sociétés humaines, en leur procurant les substances minérales, les matériaux, les combustibles essentiels à leur développement. De nombreux travaux d’archéologues et d’historiens attestent de leur ancienneté, plusieurs millénaires parfois (Christmann 2016). Mais l'exploitation de ces richesses s’est toujours payée au prix fort. Des temps les plus reculés jusqu’à nos jours, les espaces miniers ont été et demeurent des espaces de travail dangereux, marqués par le travail forcé, la main d’œuvre enfantine, les accidents. Ces espaces de technicité (Tomczyk, Brun, Petit 2020) qu’il a fallu apprendre à organiser et à gérer physiquement, techniquement et humainement, sont aussi des espaces de scientificité. Ainsi la géologie a appris de la mine, autant que la mine a gagné à son développement (Grandchamp 2005 ; Beaumont 2010). Il en va de même de la gestion, en tant que pratique et en tant que science (Peaucelle 2002, Adanhounme 2015 ; Bertilorenzi, Garçon 2016, Garçon 2017), et des sciences de l’ingénieur, venues pour une large part non de l’École polytechnique en France, mais bien des Bergakademies des monts métallifères : Miskolc en Hongrie fondée en 1762, Schemnitz -l’actuelle Banska Štiavnica en Slovaquie6- fondée entre 1762 et 1770, Freiberg en Saxe, fondée en 1765 (Kuruc et Kurucova 2018 ; Morel 2015). En France, la première école d’ingénieurs civils n’est pas l’École Centrale comme on le lit souvent, mais bien l’École des mineurs de Saint-Étienne, fondée en 1816 sous l’égide du Corps des mines (Garçon 2004). Aujourd’hui, les recherches se multiplient pour faire se conjuguer exploitation minière et soutenabilité environnementale à l’échelle du monde (Lavkulich 1991 ; Giurco, Cooper 2012 ; Brunat, Gasquet, Rossi 2014 ; Dialga 2017 ; Bonincontro 2022 ; Cyprien 2023 ; Lapeyronie 2023, etc.).

• 7 Nous reprenons ici l’intitulé du séminaire pluridisciplinaire “Temp-Tech. Les temporalités des tech (...)

4Pourquoi parler de temporalités des techniques7 ? A l’instar d’un système dynamique, chacun des grands domaines structurant les sociétés humaines : politique, économique, technique, social, religieux, culturel…, constitue autant de variables d’état. Ils évoluent à des vitesses différentes, donc dans des temporalités différentes ; ils interfèrent les uns avec les autres, engendrant au sein du milieu sociétal une dynamique tantôt positive, tantôt négative, tantôt nulle. À un moment donné, certains domaines seront des accélérateurs ou des catalyseurs à certains moments, là où les autres seront des ralentisseurs, voire des générateurs de blocages, et inversement, dans un moment autre, nouveau ou différent. Cela vaut pour les techniques, comme pour l’économie, le politique, le religieux, le social, le culturel : elles peuvent accélérer certains domaines, par exemple l’économie ; être freinées par d’autres, par exemple, le social, le religieux, le culturel, et réciproquement. Cela peut se faire en toute conscience, mais c’est rare. Le plus souvent, l’évolution d’un domaine est accélérée, ou ralentie, du seul fait que les autres domaines n’évoluent pas à la même vitesse. Postuler de facto une synchronie est fallacieux. Ce pourquoi, toute histoire des techniques, et en général toute science historique qui étudie les évolutions dans un espace ou une période donnée, en négligeant d’analyser le différentiel de temporalité entre le domaine précisément étudié et les domaines impactés ou impactant, la dynamique, les formes de co-activité que ce différentiel de temporalité implique, les interférences subies ou provoquées, manque en partie son objet.

• 8 Voir à ce propos le compte-rendu fait par Marcel Gillet en 1969 de l’ouvrage à ce jour inégalé de P (...)
• 9 « Les mines de charbon du Donbass, nerf de la guerre », Le Monde, 03/06/2022, https://www.lemonde.f (...)

6Une crise financière, la fin d’un cycle économique, une crise sanitaire peuvent ralentir ou même détruire un secteur minéro-métallurgique dynamique. C’est ce qui advint, en France, lors de la grande crise financière du milieu du XIX^e siècle8, puis cinquante ans plus tard, lors de la fin du cycle ferroviaire. Quant à l’impact d’une crise sanitaire, tout près de nous, la crise du COVID a accéléré brutalement la fermeture de la dernière cokerie lorraine, à Sérémange, au printemps 2020. Le contexte politique ou militaire peut également être un facteur de crise (Beltran et al. 2020). La Première Guerre mondiale en fournit un exemple frappant. Le conflit poussa en effet les mines du Centre de la France à exploiter intensivement leurs chantiers. Le surmenage des hommes et du matériel, qui en résulta, eut pour effet de provoquer une crise technique dans l’après-guerre (Rojas 2010). Et chacun sait aujourd’hui le sort que connaît le secteur minéro-métallurgique en Ukraine et la succession de contraintes à laquelle se heurte l’extraction de la houille : à la mobilisation, qui prive les exploitations d’une partie de leur personnel, s’ajoute la menace d’être frappé par des projectiles qui pourraient toucher des organes vitaux de l’exploitation et/ou empêcher la remontée à la surface des postes en travail au fond9.

• 10 Archives Nationales, F14 1174 et 1175, Sarre, mines métalliques et autres.
• 11 C’est-à-dire chargé de la mise en place et de l’entretien des pompes hydrauliques.
• 12 Ainsi les ouvriers du Huelgoat-Poullaouen en Bretagne que l’on retrouve embauchés aux mines de Carm (...)

9Il est néanmoins une différence avec la mine de l’ère industrielle : la fin de l’exploitation y était envisagée. En Sarre, par exemple, tout contrat d’exploitation du sous-sol passé avec les propriétaires des lieux, généralement des seigneurs laïcs ou ecclésiastiques, prenait la forme d’un bail emphytéotique, et comportait des clauses très précises concernant la remise en état du terrain à la fin de l’exploitation10. Le « reverdissement » des lieux était une obligation. Quant aux « mineurs », s’il s’agissait de main d’œuvre hautement qualifiée, maître mineur, maître charpentier, chef « pompier »11, ils quittaient le lieu de l’exploitation promise à la fermeture et partaient proposer leurs compétences sur d’autres exploitations, quitte à parcourir des centaines de kilomètres12. C’est pourquoi, d’ailleurs, dans ces sites pré-industriels, il n’y avait pas à proprement parler de « villes minières ». Les mineurs qualifiés, prompts à se déplacer, vivaient chez l’habitant. Le développement des grands sites miniers industriels a eu pour effet la structuration de relations nouvelles au temps et au territoire. La mine du XIX^e siècle, que ce soit les grands sites charbonniers et les grands sites minéro-métallurgiques (mines de fer, de zinc), fixe la main d’œuvre ; une main d’œuvre abondante qu’elle acculture et qu’elle façonne totalement à sa main, hommes, femmes et enfants. Et cela pour extraire le plus de minerai ou de charbon possible, dans un temps qu’on espère indéfini…

• 13 Question posée dans EMERY, Frederick Edmund, TRIST, Eric, et PRÉVEL, Jean. La trame causale de l'en (...)

10Le monde souterrain impose des flux de personnels, de matériaux entrants et sortants, qui doivent circuler dans un environnement contraint, exigu. Dans cet univers complexe, les dangers sont partout (inondations, éboulements, incendies, explosions…) (Simonin 1982 ; Le Roux 2014). De l’accident aux grandes catastrophes, le défaut de sécurité est susceptible d’engendrer des crises, remettant en cause l’efficacité des choix techniques retenus. Par exemple, la catastrophe de Courrières a modifié, en 1906, l’appréhension des ingénieurs d’État en matière d’inflammabilité des poussières, préparant une amélioration des conditions d’aérage et de mise en œuvre des secours (Escudier 2006). Un siècle plus tôt, le Corps des mines justifiait de son existence, fortement menacée, par la nécessité qu’il y avait à réguler au plan national l’anarchie dans laquelle étaient tombées les exploitations minières (Thépot 1988). A contrario, le respect strict des hiérarchies, un commandement qui n’est pas très éloigné de celui qui prévaut sur le terrain de manœuvre ou le champ de bataille, peut provoquer rejet et tumulte au sein d’un monde ouvrier confronté à la dureté de la tâche et du cadre de travail. Une crise de la main-d'œuvre peut être jugulée par la formation ou par une nouvelle organisation. Mais la main-d'œuvre peut elle-même répondre à la dégradation de l’environnement par une limitation volontaire de la productivité du travail ou par un refus d’accepter une organisation du travail pesante (Joël 1982). C’est d’ailleurs ce que soulignent Eric Trist et Fred Emery dans l’approche socio-technique qu’ils développent dans les années 1950 à partir de l’exemple des houillères britanniques (Emery, Trist 1960). Devant des procédures et des pratiques qui ne sont plus reconnues comme pertinentes, comment envisager la résilience ou dépasser l’ordre industriel établi13 ?

• 14 On ne saurait trop recommander la lecture de l’ouvrage d’Olivier Schwartz, Le monde privé des ouvri (...)
• 15 Ainsi, Stocamine, filiale des Mines de Potasse d’Alsace qui avait fait de l’ancienne mine potasse d (...)

13L’après-mine industrielle, enfin, est loin de constituer un retour au calme. Les autorités locales en charge de l’après-mine se trouvent face à une crise multidimensionnelle touchant à la fois l’environnement, l’économie, mais aussi plus globalement l’attractivité et l’image des anciens territoires miniers (Gribet 1973). En France par exemple, les années 1980 et la désindustrialisation ont été une période durant laquelle les populations et les responsables politiques se sont engagés dans une politique de « table rase ». Le but était d’éliminer les traces et la mémoire d’une activité désormais synonyme de chômage et de dévalorisation sociale14. Le moment patrimonial arrive à la fin des années 1990, avec l’émergence d’acteurs s’engageant pour la sauvegarde et la valorisation de cet héritage minier et apportant ainsi des réponses, même partielles, à la crise mémorielle, pour ne pas dire identitaire. Plus prosaïquement, la gestion des sites et notamment du sous-sol demeure d’actualité car les méthodes d’exploitation passées ont profondément bouleversé l’environnement, créant des paysages souterrains instables qui nécessitent d’être surveillés (Passaqui 2010). Les tentatives pour donner une nouvelle vie économique à ces lieux se sont souvent soldées par des échecs amplifiant le sentiment de rejet15.

• 16 Que l’on songe à l’impression profonde que fait, après chaque mi-temps, la reprise par le public du (...)

14Qu’elle soit fermée ou qu’elle soit en exploitation, la mine interroge. D’un côté, elle fascine, de par des installations de surface toujours impressionnantes, qu’il s’agisse de structures ou des stigmates laissés par les travaux anciens (végétation, remaniements de terrains, etc.), de par le lien direct qu’elle entretient avec le monde souterrain et les forces telluriques. Il suffit pour s’en convaincre de voir le succès des multiples « musées de la mine », grands ou petits, et, en particulier, combien impressionnantes sont les visites de galeries minières, comme à La Machine, dans la Nièvre, anciennes ou recomposées, auprès du public. Les terroirs qui ont connu par le passé une ou plusieurs exploitations minières, le vivent néanmoins presque toujours comme une fierté, et plus encore bien souvent, un marqueur identitaire. On est, ou on a été « de la mine », ou « de la fosse », autant que, et parfois plus que l’on est d’un pays, d’une région16. La Mission Bassin Minier du Nord – Pas-de-Calais travaille en positif à la requalification économique et culturelle de ce territoire, désormais patrimoine mondial de l’humanité, en prenant appui sur son histoire minière (Caron, Perdrigeat, Essono 2020).