1Jean-Baptiste Fressoz publie en janvier 2024, Sans transition., un ouvrage adapté de son mémoire d’habilitation à diriger des recherches. Celui-ci propose une perspective matérielle sur l’histoire mondiale de l’énergie, avec pour objectif central d’expliquer l’accumulation des sources d’énergie. Ce projet très ambitieux n’est pas qu’une démarche de synthèse : Fressoz propose « une nouvelle histoire de l’énergie », en rupture avec les approches « phasistes » qui ont dominé la discipline jusqu’ici. Il se positionne également dans les débats sur l’avenir de l’énergie, en exposant toute la complexité sociotechnique d’une décarbonation de l’économie mondiale.
2L’introduction et les chapitres 1 et 2 présentent la démarche du livre et font la généalogie de ce que J.-B. Fressoz appelle « phasisme matériel » : les références à un nouvel âge défini par une matière. Les chapitres 3 à 8 sont le cœur de la démonstration : à l’aide de centaines d’exemples issus de toutes les régions du monde, ils exposent les symbioses matérielles qui se nouent entre énergies au fil des siècles. Les chapitres 9 à 12 et la conclusion font la généalogie de la notion de « transition énergétique », et critiquent son application au réchauffement climatique.
3J.-B. Fressoz part du constat maintenant consensuel qu’il n’y a pas eu de transition énergétique par le passé. Il observe que les historiens de l’énergie ont cherché à construire des « fresques transitionnistes », éludant certaines évolutions majeures du système énergétique mondial parce qu’elles ne correspondent pas au récit de transitions successives.
4Pour comprendre l’origine de cette tendance à découper l’histoire en phases correspondant à des matières, il s’intéresse à la naissance des expressions en « âge de » : « l’âge de la vapeur », « l’âge de l’acier », « l’âge du charbon », « l’âge électrique », etc. Elles émergent à la fin du XIXe siècle, dans les discours publicitaires de certaines industries désireuses d’associer leur production au sens de l’histoire. En réaction, les spécialistes — ingénieurs, économistes, statisticiens, forestiers — ont montré à de nombreuses reprises que les matières ne sont jamais obsolètes. Elles trouvent toujours d’autres débouchés, dans le secteur énergétique ou non.
5Malgré ces démentis réguliers, ces expressions ont perduré et gagné en légitimité intellectuelle avec l’apport de plusieurs disciplines scientifiques. À partir de 1830, des préhistoriens théorisent les âges de pierre, de bronze et de fer, ce qui donne un appui scientifique aux discours des industries de l’acier. Dans les années 1970, des prospectivistes commencent à produire des histoires quantitatives de l’énergie, avec des graphiques de production d’énergie en parts relatives plutôt qu’en volumes absolus, ce qui donne une expression visuelle à l’idée de phases. L’histoire de l’énergie serait ainsi « née de la prospective » (p. 26), et hérite de certains de ses biais.
6Pour construire sa « nouvelle histoire de l’énergie », J.-B. Fressoz s’écarte de l’héritage phasiste. Il redéfinit ainsi son objet de recherche de deux manières.
- 1 En particulier son livre Quoi de neuf ? Du rôle des techniques dans l’histoire globale, Le Seuil, 2 (...)
7Premièrement, il passe d’une histoire de l’innovation à une histoire des techniques. L’histoire de l’énergie a été très focalisée sur l’innovation, notamment sous l’influence des transition studies. Celles-ci entretiennent la confusion entre émergence de nouvelles techniques et obsolescence d’autres techniques et matières. Suivant D. Edgerton1, J.-B. Fressoz rappelle que peu d’innovations connaissent une généralisation rapide et linéaire, et que peu de techniques en remplacent d’autres.
- 2 Le pétrole nécessiterait moins d’ouvriers, ce qui diminuerait les risques de grève. De la même mani (...)
8Cette connaissance de l’histoire des techniques l’amène à nuancer voire à réfuter certaines explications « politiques » de l’histoire des énergies. Il montre ainsi comment l’Anthropocène contre l’histoire (Andreas Malm) et Carbon democracy (Timothy Mitchell) reposent sur une connaissance trop partielle des techniques et des matières en usage à l’époque. Mitchell explique l’essor du pétrole par sa fluidité, qui aurait accru le pouvoir des capitalistes en augmentant l’intensité capitalistique de la production d’énergie et en diminuant les ruptures de charge2. Mais il compare les techniques pétrolières du XXe siècle avec les techniques charbonnières du XIXe. Or, dès les années 1930, la production du charbon est très largement mécanisée. Il est pulvérisé pour circuler dans des tuyaux, et alimente des centrales électriques situées à la sortie des mines pour produire un vecteur énergétique bien plus fluide que le pétrole.
9Deuxièmement, J.-B. Fressoz enrichit son histoire des techniques d’une histoire matérielle. Il explique que, par des conventions de statistique économique, des matières peuvent ne plus être comptées dans la production énergétique, même si elles sont incorporées dans les dispositifs qui servent à extraire, transformer et acheminer l’énergie. Ainsi, il met bout à bout de très nombreuses sources statistiques pour reconstituer les chaînes de production de l’énergie. Il montre ainsi que seule une analyse de la circulation des matières permet de décrire avec précision le métabolisme social d’une époque, qui est l’objet de la « transition ».
10Ces deux déplacements du regard historique font la spécificité de cet ouvrage : il décrit surtout des machines, des infrastructures et des flux de matières, plutôt que des acteurs, des représentations ou des discours. Beaucoup de travaux en sciences sociales ont plutôt eu tendance à décortiquer comment sont cadrés les enjeux énergétiques par différents acteurs. Mais J.-B. Fressoz raisonne avec les mêmes sources statistiques que les économistes et ingénieurs, dans une perspective réaliste et quantitativiste. À ce titre, on pourrait autant ranger cet ouvrage dans un rayon d’économie écologique que d’histoire de l’énergie.
11J.-B. Fressoz sait produire des récits engageants et accessibles tout en restant rigoureux scientifiquement. Ce talent narratif l’amène néanmoins parfois à ne pas formuler explicitement certains des arguments centraux du livre. J’essaye de les résumer ci-dessous.
12Les énergies ne se sont pas substituées parce que leur production dépend d’autres énergies et matières. Selon ses expressions, ces matières sont en « symbiose », ou « encastrées ». Ces mots sont choisis pour signaler que les dépendances sont rarement unidirectionnelles. Par exemple, d’un côté, certains usages du pétrole ont permis une forte hausse de la productivité des forêts, et de l’autre, le charbon de bois est très utilisé pour fabriquer les tubes en acier des pipelines.
13De ce fait, l’augmentation de l’usage d’une énergie, loin d’être en concurrence avec les autres, va stimuler la demande pour d’autres matières et énergies. L’arrivée de nouvelles matières sur les marchés a les mêmes effets. Si le livre est principalement consacré au bois, au charbon, au pétrole et au nucléaire, ce constat tient également pour les autres énergies et secteurs économiques. De fait, J.-B. Fressoz inclut dans son récit de nombreuses matières non-énergétiques : acier, brique, ciment, béton, plastique, bois d’œuvre, etc.
14Il arrive que certaines matières se « désencastrent », mais cela aboutit à la formation de nouvelles symbioses. Ainsi, le charbon et le bois sont moins dépendants aujourd’hui qu’au milieu du XXe siècle. En effet, les mines à ciel ouvert se généralisent à partir de cette période, et elles ne nécessitent pas de galeries soutenues par des étais de bois. Toutefois, la production de bois continue d’augmenter, en trouvant des débouchés plus lucratifs dans la papeterie, tandis que la production de charbon est devenue plus dépendante du pétrole utilisé par les machines d’excavation.
15Ainsi, la difficulté de la « transition énergétique » réside moins dans le rythme de développement des énergies renouvelables que dans le fait de désencastrer la production de matières des énergies fossiles. J.-B. Fressoz rappelle que l’intensité carbone de l’acier stagne depuis 2000, celle du ciment et du plastique ont augmenté, et que les procédés de substitution sont embryonnaires.
16Ce défi paraît d’autant plus gigantesque que les matières deviennent de plus en plus encastrées avec le temps. Des innovations techniques permettent régulièrement d’augmenter l’efficience énergétique de la production de biens et services, mais ces gains se font au prix d’une complexification matérielle et logistique de l’économie mondiale. Les objets comprennent une diversité de matières croissante, et parcourent des distances toujours plus grandes dans des véhicules qui fonctionnent aux hydrocarbures.
17Enfin, J.-B. Fressoz insiste plusieurs fois sur le fait que les directions suivies par l’économie mondiale ces derniers siècles « ne dérivent pas d’une loi irréfragable de la thermodynamique » (p. 329). Il plaide surtout pour une meilleure prise en compte de l’inertie propre à la technosphère, dont la reconfiguration rapide paraît impossible dans une économie en croissance, et a fortiori sous le capitalisme.
18L’ouvrage propose plusieurs pistes de recherche qui mériteraient d’être approfondies.
19Premièrement, les constats de ce livre rejoignent plusieurs résultats récents de travaux en économie écologique, qui avancent que l’efficience biophysique d’une économie et sa taille sont fortement liés (Brockway, Sorrell et Semieniuk 2021 ; Sakai, Brockway et Barrett 2019 ; Palmer 2018). Les gains d’efficience énergétique et matérielle amèneraient ainsi invariablement des effets-rebonds macroéconomiques, qui augmenteraient la production et annuleraient les économies réalisées. Il pourrait être fécond de croiser l’approche historique de J.-B. Fressoz avec ces travaux de modélisation, pour construire des explications plus détaillées du fonctionnement des effets-rebonds.
20Deuxièmement, il me semble important de mieux caractériser les mécanismes socio-économiques à l’origine des dynamiques techniques dont le livre rend compte : qu’est-ce qui fait que l’économie mondiale a une tendance à la symbiose et la complexification matérielle ? Par exemple, J.-B. Fressoz décrit de nombreux cas où les capacités de production d’une matière sont réorientées vers d’autres usages plus lucratifs, mais cette tendance à la « recherche de débouchés » ne peut être prise pour évidente, au risque de naturaliser l’organisation de l’économie. Plus largement, ces thèses gagneraient à être mises en dialogue avec les recherches sur les impératifs de croissance dans le capitalisme (Cahen-Fourot 2022, Lawn 2011). Compléter ainsi le récit permettrait également de désamorcer les accusations de déterminisme technique dont le livre fera probablement l’objet.
21Enfin, les derniers chapitres montrent que, dès les années 1970, des chercheurs doutent de la possibilité d’une transition énergétique en 50 ans. Ces résultats étaient tellement pris au sérieux aux États-Unis que, dans les années 1980, l’adaptation au changement climatique est la seule option sérieusement discutée. J.-B. Fressoz explique comment la transition a été cadrée comme un problème technologique pour préserver la croissance économique étasunienne, maintenant ainsi la planète sur une trajectoire insoutenable. Une quarantaine d’années ont passé depuis, et l’insoutenabilité de la croissance économique a été prouvée par des centaines de travaux, pour un grand nombre d’indicateurs environnementaux (Hickel, Kallis 2020 ; Parrique et al. 2019 ; Vogel, Hickel 2023). Pourtant, les milliers de scénarios d’atténuation évalués par le GIEC affichent toujours une croissance économique positive (Kuhnenn 2018 ; Cointe, Pottier 2023) et les scénarios de transition nationaux et européens n’intègrent quasiment aucune mesure de sobriété structurelle (Lage et al. 2023 ; Zell-Ziegler et al. 2021). Que s’est-il passé dans les communautés de modélisation économie-énergie-environnement pour que la focalisation sur les solutions techniques ne soit jamais remise en question ? Cela appelle une enquête socio-historique sur les modèles et les modélisateurs, et les travaux empiriques sur le sujet sont encore très rares (Cointe, Pottier 2023).
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