1L’historiographie a depuis fort longtemps qualifié la houille de pain de l’industrie afin de mettre en exergue l’importance de ce combustible dans le processus d’industrialisation. Les chercheurs ont ainsi porté leur attention sur les charbonnages et les différents acteurs composant ces entreprises. Les ingénieurs, qu’ils soient civils ou d’État, ont été logiquement le sujet de nombreux travaux. La formation de cette élite industrielle a donc préoccupé les historiens, engendrant plusieurs écrits majeurs sur le sujet. S’il traite de la formation des ingénieurs des Mines, l’ouvrage de Jean-Philippe Passaqui constitue un renouvellement historiographique fort intéressant. À plusieurs égards, l’auteur nous propose un travail original fondé sur une source sous-exploitée : les rapports de voyage des élèves ingénieurs de l’École des mines de Paris. Il s’agit là d’un fonds exceptionnel regroupant trois types de documents : mémoires, journaux de voyages et comptes rendus.

2Loin d’élaborer un texte se cantonnant aux aspects pédagogiques, J.-P. Passaqui effectue un travail démontrant toute la potentialité de cette source. Celle-ci permet d’analyser et de décrire une étape finalement peu connue de la formation des ingénieurs des Mines et de poser un regard différent sur l’évolution de l’industrie houillère entre 1851 et 1873.

Des regards pluriels à partir d’une source peu exploitée

3Le premier aspect abordé par l’auteur a une visée épistémologique pour les ingénieurs des Mines car il décrit et analyse une partie de la formation de ces acteurs : les visites de terrain. Un pan finalement mal connu qu’il étudie de la préparation du voyage à la retranscription de celui-ci. Il s’agit d’un travail historique rare et précieux concernant ces élites industrielles et administratives.

4Ainsi, les voyages constituent pour les élèves un approfondissement des connaissances accumulées pendant l’année scolaire. Ils partent en visite armés d’un bagage technique, d’un itinéraire précis, de consignes rigoureuses concernant l’utilisation de leurs notes et les buts de leurs visites. Au moment de se lancer dans ce périple qui anime deux des trois périodes estivales interrompant le rythme des cours à Paris, ils ne sont plus en situation de découverte, mais déjà de consolidation des savoirs. Les itinéraires sont préparés avec l’accord des professeurs et du Conseil de l’École qui orientent les élèves dans le choix des mines et usines à visiter. Cependant, une faible quantité d’itinéraires semble disponible pour les élèves. Sept voyages sont ainsi proposés à partir de 1851 par le Conseil de l’École. C’est également cette instance qui nomme les professeurs devant encadrer et élaborer les voyages, ainsi que les élèves qui les accompliront.

5Sous la plume de l’auteur, le lecteur remarque la minutieuse préparation du voyage mais aussi les exigences imposées par l’institution dans la retranscription des notes prises lors des visites. Avant de partir, les élèves reçoivent des consignes pour relever les informations nécessaires à la description des mines et usines visitées : levés des croquis, prendre des notes détaillées, les relire et les compléter le soir. Le Conseil de l’École cadre la réflexion des élèves en imposant une trame. Néanmoins, les mémoires des élèves, à contrario des journaux, offrent parfois des points de vue différents. En effet, il est demandé à ces observateurs de formuler des critiques quant au fonctionnement de la houillère et de proposer des solutions : c’est ici que les différences se font jour. L’éveil du sens critique demeure ainsi l’un des objectifs de ce voyage.

6En s’affranchissant d’une lecture linéaire des sources, l’auteur démontre également l’utilité de ces visites pour les élèves en matière d’intégration sociale dans le monde minier. En effet, en prenant contact avec les ingénieurs ordinaires en poste dans les arrondissements, les élèves-ingénieurs se familiarisent avec l’Administration des mines et le monde industriel en pleine expansion à cette époque. C’est aussi se confronter à la réalité de la mine. En effet, les élèves-ingénieurs sont attirés par la nouveauté ; or les ingénieurs ordinaires qui les orientent dans leurs visites, les aiguillent vers des installations parfois un peu datées afin que les élèves touchent du doigt la réalité du terrain qui n’est pas forcément celle de la théorie des cours d’exploitation.

7J.-P. Passaqui note que le point de vue des mémoires et journaux permet de relativiser l’inertie supposée des houillères du Centre et du Midi. En effet, les études généralement isolées de ces entreprises laissent à penser qu’il s’agit d’une période de stagnation car elles subissent un recul en pourcentage de la production nationale et que, concomitamment, elles doivent subir la croissance soutenue des importations anglaises. En effet, dans les années 1850-1860, le taux de couverture en charbon de la France se dégrade. Elle est de plus en plus dépendante des houilles britanniques. Pour autant, les mines françaises et celles du Centre Midi en particulier, qui ont jusqu’à présent concouru en grande partie à l’approvisionnement national, ont-elles été inaptes au changement ? Il n’en est rien. L’immobilisme n’est pas de mise comme en attestent les écrits des élèves. Ainsi, cette source, au-delà d’une visée épistémologique, permet à l’auteur d’envisager une description et une analyse de l’industrie houillère du Centre-Midi, loin des poncifs historiographiques et de démontrer le dynamisme technique de ces entreprises entre 1851 et 1873.

8Les élèves sont donc confrontés à la modernisation de l’industrie houillère. Cela transparait dans leurs écrits, à l’image de l’élève-ingénieur Henri Amiot qui découvre le Calvados et le bassin de la Loire. Ses notes nous mettent face à une situation très nuancée de l’industrie houillère à cette époque : des installations parfois anciennes, d’autres que l’on peut qualifier comme en transition et enfin les installations les plus modernes, à l’image des puits Dyèvre, dans la proche banlieue de Saint-Étienne.

9Mémoires et journaux de voyage des élèves-ingénieurs et élèves externes reposent sur une véritable complémentarité et constituent une source majeure de l’histoire technique et plus globalement industrielle. Cette source oriente aussi le regard de l’historien en direction de problématiques propres aux houillères du Centre-Midi à cette époque. Ainsi, les couches puissantes, le traitement de la houille, la transformation des cokeries, s’imposent au fil du temps dans les mémoires et journaux. Si l’auteur s’attèle, à partir de cette littérature, à retracer cette évolution technique et industrielle, c’est surtout l’exploitation des couches épaisses qui attire l’attention du lecteur. Les mémoires et journaux des élèves ingénieurs démontrent que l’exploitation des couches puissantes est une caractéristique commune à l’ensemble des gîtes du Centre-Midi. Les houillères de cet espace ne peuvent prendre en exemple les solutions techniques existantes et se trouvent dans l’obligation d’élaborer des solutions innovantes répondant aux caractéristiques géologiques des gisements possédant des couches puissantes et disloquées. Cette littérature montre comment les méthodes d’exploitation par remblais des couches puissantes ont évolué et comment les entreprises se sont influencées les unes les autres en mettant au point différentes méthodes qui, à partir des années 1870, deviennent finalement circonscrites aux deux grandes formes de déhouillement des couches puissantes. À travers ce problème, J.-P. Passaqui met en avant l’augmentation de la production et l’important changement technique qui s’opèrent entre 1851 et 1873.

10Au-delà de l’exploitation des couches puissantes, il est également possible de lire dans les mémoires et journaux de voyage des élèves la modernisation des charbonnages du Centre-Midi. Ainsi, entre 1851 et 1873, les installations de surface des houillères subissent une transformation majeure dont les élèves-ingénieurs sont les témoins. Le puits se fait carreau de mine avec l’apparition des différentes phases de traitement des charbons (lavage, triage, concassage…). L’ingénieur aborde désormais la houillère dans sa globalité ; il n’est plus uniquement question de problèmes techniques, mais aussi économiques et industriels.

11L’auteur reproduit dans la dernière partie de l’ouvrage des textes issus des mémoires et des journaux des élèves. Ces derniers ne sont cependant pas sélectionnés au hasard mais sont directement en lien avec le propos développé en amont. Ainsi, des choix sont effectués mettant en lumière l’exploitation des couches puissantes, la lutte contre les incendies au sein de ces couches à l’image de Commentry ou encore l’organisation du travail. Ces extraits nous permettent d’observer l’élève en action et de prendre connaissance du travail de notes et d’analyse effectué au cours des visites. Grâce à eux, nous pouvons également apprécier l’important travail de mise en perspective de l’historien.

Analyser l’organisation du travail dans les houillères : une originalité historiographique à souligner

12Au sein de la deuxième partie de son ouvrage, J.-P. Passaqui met en lumière l’organisation du travail dans les mines. Cette thématique est généralement peu abordée pour la période du Second empire. L’historiographie se penche plus volontiers sur ces problématiques pour les périodes postérieures à la Première Guerre mondiale. De plus, ces recherches ne portent habituellement pas sur les charbonnages mais plutôt sur les usines. L’auteur offre donc au lecteur un chapitre fort intéressant remettant ainsi en cause quelques lieux communs sur le monde des houillères. En effet, la représentation de l’univers minier est rarement corrélée à l’organisation du travail, les charbonnages étant vus comme un monde peu innovant. Contrairement aux images véhiculées traditionnellement, ce chapitre démontre qu’il existe une pratique et une réflexion, voire une pensée, sur l’organisation du travail avant l’arrivée du taylorisme en France.

13Les mémoires et journaux se révèlent être, encore une fois, une source riche car, malgré une légende tenace, les élèves ne sont pas exclusivement focalisés sur la technique. Ils décrivent les différences pouvant exister au niveau de la spécialisation des ouvriers, ainsi que des conditions de vie de ces derniers. Bref, nombre d’entre eux décrivent l’organisation des charbonnages et du travail.

14Tout d’abord, contrairement aux méthodes d’exploitation, l’auteur note qu’aucune identité commune ne semble se dégager des houillères du Centre-Midi : les spécificités locales l’emportent. En effet, les pouvoirs publics ne se préoccupent pas de ces questions alors que des organismes professionnels comme la Société d’Industrie minérale accordent une importance moindre à cette thématique. Cela n’empêche pas pour autant les charbonnages de mettre en œuvre une organisation prenant en compte l’administration centrale ainsi que le travail dans les chantiers. Ainsi, certains élèves ingénieurs, comme Kosicki, décrivent l’organisation administrative des houillères qu’ils visitent en mettant en avant les liens hiérarchiques et les différentes missions des acteurs de l’entreprise. Il s’agit bien souvent de détails inédits qui ne sont généralement pas abordés dans d’autres sources ou alors très rarement. Néanmoins, toutes les houillères n’atteignent pas le même degré de sophistication en matière d’organisation. L’auteur met en avant des disparités entre les charbonnages peu organisés et sous-administrés et ceux développant une organisation du travail assez poussée.

15L’ouvrage s’intéresse au management du personnel, ce qui est à souligner car cette préoccupation historiographique est là encore généralement peu abordée pour la période. Ainsi, les élèves remarquent parfois, comme à Decazeville, un piètre encadrement générant de nombreux problèmes. Si le propos n’est pas aussi détaillé que pour les méthodes d’exploitation, il est cependant assez précis pour comprendre les difficultés dans les transmissions des ordres et dans l’inexactitude des consignes destinées aux ouvriers.

16Dans certaines exploitations, par exemple celles du bassin de la Loire, les rapports mettent également le doigt sur une division du travail qui s’affirme notamment avec une échelle de rémunération assez précise en fonction des postes occupés. Ce souci d’équité dans la rémunération apparaît aussi avec le processus de rationalisation. D’un chantier à l’autre, d’une tranche à l’autre, la dureté de la houille et, de ce fait, la productivité du travail, peuvent présenter des écarts considérables. La plupart des exploitations en tiennent compte et majorent le prix de la benne lorsque celle-ci provient de tailles pénibles. Le type de rémunération est souvent associé à l’efficacité des ouvriers au travail. Ainsi, l’élève Delafond interroge le travail du boiseur par le biais de la rémunération. Il recherche quel mode est le plus susceptible d’encourager le boiseur dans son œuvre. C’est un fait très intéressant car ces préoccupations ne s’affirment que très tardivement dans les cours d’exploitation, généralement au début du XX^e siècle.

17En comparant l’organisation des différents charbonnages du Centre-Midi, l’auteur analyse la modernisation des chantiers du fond. Il n’est pas question d’homogénéité et plusieurs situations apparaissent. Celle de Bessèges retient l’attention du lecteur car l’organisation apparaît traditionnelle et en grande partie basée sur la responsabilisation des ouvriers du fond. En effet, ceux-ci ne sont pas forcément employés par la houillère mais par des petites sociétés travaillant pour elle. Le charbonnage ne donne donc pas d’ordres précis et se contente d’apprécier le tonnage extrait. De cette organisation découle une répartition du temps de travail se faisant au bon vouloir de ces petites sociétés et des ouvriers ; il n’est en aucun cas question de poste de travail. L’auteur présente, à juste titre, l’organisation de Bessèges comme en transition car elle atteint logiquement le but recherché, la rentabilité, en associant des formes en apparence obsolètes d’utilisation de la main d’œuvre, avec des équipements plus performants (machine d’extraction, chevalement…). Paradoxalement, la modernité ne s’oppose pas ici à un éventuel retard technique.

18Plus globalement, J.-P. Passaqui met en lumière une distorsion dans la modernisation de la mine. Dès les années 1860 les élèves remarquent lors de leurs visites une mécanisation qui concerne la circulation des houilles et leur préparation mécanique à la surface. Cette dernière s’apparente, parfois et avant l’heure, à une véritable organisation tayloro-fordiste où les gestes et les déplacements sont comptés dans un travail posté effectué par une main d’œuvre sans qualification industrielle. Alors que dans le cas du travail du fond, les métiers nobles de la mine (piqueur, mineur) assurant la production ont échappé à ce mouvement. Il faut attendre les années 1870 pour que la modernisation atteigne l’équipement du mineur au fond (haveuses, dispositifs de compression d’air). Bien loin d’établir un simple catalogue des modes d’organisation, l’auteur, tout au long de sa démonstration, corrèle finement les évolutions techniques des houillères en matière d’organisation aux spécificités géologiques et économiques locales. Il met en avant une grande hétérogénéité dans l’évolution des charbonnages du Centre-Midi durant le Second Empire.

19J.-P. Passaqui, chose rare, tente d’étudier les manutentions mais remarque que les élèves ingénieurs n’accordent que peu d’intérêt à ce type de description. Seuls quelques mémoires y portent une attention timide, notamment avec la description du savoir-faire propre à l’abattage de la houille. Souvent, à l’image du rapport de l’élève Rigaud, le travail au front de taille est noyé dans la description de la méthode d’exploitation.

20L’auteur constate combien la transformation d’un pan d’une exploitation minière peut avoir de l’incidence sur l’ensemble de celle-ci. Cela ne se limite pas aux aspects techniques, au choix des équipements et des méthodes. Il faut également adapter le personnel à la nouvelle organisation. Ainsi, on voit apparaître dans les écrits des élèves-ingénieurs une confrontation entre l’homme et la machine, sans que ces acteurs aient d’ailleurs bien saisi les rapports de force. La pénibilité accrue que suppose la mécanisation des exploitations minières, au fond comme au jour, les conséquences dramatiques pouvant en découler, ne sont pas négliger par les élèves. Ceux-ci sont, avec le temps et l’extension des exploitations minières, plus attentifs aux enjeux grandissants relatifs aux questions de sécurité.

21Le travail de J.-P. Passaqui permet d’aborder plus finement l’évolution des charbonnages dans une période clé de l’industrialisation. En effet, cet ouvrage fait entrer le lecteur dans la complexité de la mine et de ses progrès qui ne sont pas linéaires et soumis à des conditions locales très spécifiques. Si la source mobilisée offre un éclairage nouveau sur bien des problématiques, ce livre peut être vécu par le lecteur comme une porte ouverte en direction de thématiques novatrices pour cette période, à l’image de l’organisation du travail.