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Positions de thèse

D’une Cappadoce à l’autre (Ve av.-Xe ap. J.-C.)

Questions historiques, géographiques et archéologiques
From one Cappadocia to another (5th BC-10th AD): Historical, Geographical and Archaeological Issues
Anaïs Lamesa

Résumés

S’interrogeant sur l’existence d’une culture matérielle propre à la Cappadoce, Xavier de Planhol soulevait déjà, dans les années 1980, la contradiction entre les résultats des études cappadociennes et les sources. De fait, archéologiquement et historiquement, la Cappadoce rupestre s’inscrit dans la continuité des autres provinces anatoliennes. Dépendant d’empires plus puissants, elle ne semble pas développer des traditions architecturales et culturelles propres, si ce n’est de posséder des monuments creusés dans la roche. A contrario à l’époque médiévale, certains auteurs arabes et byzantins reconnaissent aux Cappadociens un mode de vie troglodytique qui les individualise, de facto, de leurs voisins anatoliens. Ces assertions sont d’ailleurs confirmées par le développement de la pratique rupestre à l’époque byzantine dans la zone. Afin de comprendre ce décalage, deux approches ont été menées parallèlement. La première, historique, a pour objet d’étudier les représentations littéraires de la Cappadoce et des Cappadociens entre le Ve av. J.-C. et le Xe ap. J-C. La seconde approche, archéologique, a pour but de comprendre les processus de réalisation des monuments rupestres entre le IIIe siècle av. J.-C. et le Xe siècle ap. J.-C. À elles deux, elles mettent en lumière la lente construction culturelle qui, tant dans les sources que dans la praxis, aboutit à la fin du Xe siècle à l’existence d’un fait rupestre.

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Texte intégral

Thèse : références bibliographiques
Anaïs LAMESA, D’une Cappadoce à l’autre (Ve av.-Xe ap. J.-C.) : questions historiques, géographiques et archéologiques, Thèse de doctorat en Histoire antique, Université Paris IV Sorbonne, soutenue le 16 mars 2016, un volume de texte (618 p.) et un volume d’annexes (502 p.)

Directeur de thèse :
Giusto TRAINA, Professeur des Universités, Université Paris IV Sorbonne

Jury
Jean-Claude BESSAC, Ingénieur de recherche honoraire, Docteur d’État en archéologie HDR, CNRS (UMR ASM 5140 Montpellier)
Michel KAPLAN, Professeur émérite, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Guy LABARRE, Professeur des universités, Université de Franche-Comté - Besançon
Marcello SPANU, Professore Ordinario, Università degli Studi Roma Tre

1Cette recherche a pour point de départ une question conclusive posée par X. de Planhol lors d’un colloque interdisciplinaire portant sur la Cappadoce rupestre :

« […] On peut se demander dans quelle mesure une culture, un art original, ont pu se préciser et se diffuser à l’intérieur de ces limites [que sont celles de la Cappadoce rupestre] » (Planhol 1981 : 38).

2Les études cappadociennes tendent actuellement à démontrer, tant d’un point de vue artistique que d’un point de vue historique, l’existence d’un provincialisme cappadocien. La région a toujours été dépendante, en effet, des grands centres avec lesquels elle échangeait ou dont elle dépendait économiquement.

3Néanmoins, ces observations semblent s’opposer à certaines représentations littéraires propres au peuple et à sa région, toutes datées de l’époque médiévale. Les Cappadociens sont ainsi désignés comme Troglodytes (Bondoux, Grélois 2014 : 35, l.4-7) au même titre que les Nabatéens, civilisation de la péninsule arabique, l’étaient pour Pline au Ier siècle ap. J.-C (Ernout 1949 : XII.44). De la même manière, les sources arabes mentionnent l’existence d’une région, Ḏaṭ-al-Maṭāmir (Goeje 1964 : 1236-1256), localisée par les chercheurs dans les environs de la ville de Malacopea en Cappadoce rupestre qui se caractérise par ses maṭāmir, structures creusées dans la roche apparentées à de l’habitat ou des dépôts. En apparence, il semble qu'une culture matérielle spécifique soit reconnue. Elle distingue à l'époque médiévale la région et son peuple.

4Afin de comprendre cette apparente contradiction, il fallait dans un premier temps définir ce qu’était historiquement la Cappadoce rupestre. Cette première question, anodine d'un premier abord, s’est rapidement imposée comme un problème en soi. En effet, la Cappadoce, région située au centre de l’Anatolie, est perçue selon deux définitions géographiques : la première, historique, évolue considérablement entre l'époque classique grecque et l'époque byzantine : localisée à proximité de la côte pontique au Ve siècle av. J.-C., la Cappadoce est circonscrite aux environs de Tyana et d’Archélaïs au Xe siècle. La seconde, archéologique, prend racine dans l’invention même de la région au XIXe siècle et identifie une zone volcanique située entre Kayseri et Niğde, où sont creusés de nombreux monuments rupestres, à l’antique province de Cappadoce.

5Cette recherche demandait donc une étude de la Cappadoce sur le temps long fondée sur deux approches complémentaires et pluridisciplinaires : la première approche s’appuie sur la géographie historique, elle doit permettre de cerner les constructions littéraires concernant l’espace cappadocien et ses habitants. La seconde s’adosse sur les méthodes de l’archéologie des techniques et du bâti afin de mettre en exergue les récurrences et les ruptures dans les pratiques techniques. En abordant la culture matérielle de manière historique et technologique, des dynamiques émergent et permettent de placer les monuments rupestres au centre d’un contexte social et économique.

6L’objectif de cette recherche est de comprendre comment étaient définis, dans les sources, la Cappadoce et ses habitants entre le Ve siècle av. J.-C. et le Xe siècle ap. J.-C. pour ensuite révéler pourquoi la pratique du rupestre et les monuments qui lui sont associés, marqueurs économiques et sociaux, ne semblent pas relever d’une définition culturelle et identitaire avant l’époque médiévale.

7Le mémoire est construit en deux parties : la première partie, constituée de cinq chapitres historiques, étudie l’évolution des représentations littéraires de la Cappadoce et des Cappadociens entre le Ve av. et le Xe ap. J.-C. ; elle est organisée de manière chronologique.

Partie 1. La Cappadoce d’Hérodote (Ve av. J.-C.) à l’époque byzantine (Xe ap. J.-C.) : une définition à géographie variable

I. Expliquer ce que sont la Cappadoce et les Cappadociens : de la genèse des termes jusqu’à la fin du IIIe av. J.-C.
II. La définition de la Cappadoce et des Cappadociens : les auteurs du début du IIe siècle jusqu’en 17 ap. J.-C.
III. La Cappadoce, image et politique : les sources entre 17 ap. J.-C. et la fin du règne des Antonins
IV. La Cappadoce des Sévères à Héraclius Ier : le provincialisme cappadocien
V. La Cappadoce, des invasions arabes à la reconquête

8La seconde partie, composée de six chapitres archéologiques, a pour but d’aborder la réalisation des monuments rupestres cappadociens et leur impact sur la population.

Partie 2. L’activité rupestre cappadocienne IVe av. J.-C. au Xe ap. J.-C. : une pratique pérenne

VI. La « Cappadoce rupestre » : un espace caractérisé
VII. Les tombeaux rupestres : une typo-chronologie
VIII. Les églises rupestres : une typo-chronologie
IX. L’outillage et sa traduction sur la paroi
X. Le processus de réalisation : un travail par phases, étapes et tâches
XI. La pratique du rupestre en Cappadoce ignimbritique : enjeux socio-économiques et réflexion sur l’histoire locale

9De l’ensemble de cette étude, une conclusion en trois parties a pu être proposée :

La construction de l’expression « Cappadociens troglodytes »

10La période allant du Ve siècle au IIIe siècle av. J.-C. marque le début de la construction de l’espace géographique cappadocien et de l’identification de son peuple. Nous avons mis en évidence la bipolarisation de cet espace, sa zone de peuplement étant située à la fois à proximité du Taurus et à proximité de la mer Noire. L’appellation même du peuple varie de Syrien (du Pont) à Cappadocien.

11La période entre les IVe et IIIe siècles av. J.-C. initie un changement dans la représentation des Cappadociens et de leur territoire. La limite sud de la Cappadoce se précise. La fondation d’un royaume de Cappadoce au IIIe siècle, qui rend les Cappadociens indépendants d’un pouvoir extérieur, a pour conséquence d’introduire une dimension politique dans leur définition. Nous en concluons qu’à l’instar de la bipartition de l’espace cappadocien dans les sources, il y a création d’une double représentation du peuple à cette époque : l’un sujet d’un pouvoir politique dont le territoire est limité et l’autre habitant sur un espace géographique beaucoup plus vaste.

12Durant toute la période républicaine, la conception bipolarisée de l’espace et de son peuple se pérennise. Cette permanence résulte très certainement de la guerre séculaire qui oppose les deux dynasties mithridatide et ariarathide jusqu’en 63 av. J.-C. Nous pensons pouvoir expliquer la formalisation d’un espace géographique cappadocien par Strabon au Ier siècle ap. J.-C. par la chute du royaume du Pont. L’auteur souhaite unifier ces deux pôles de peuplement qui n’ont plus lieu d’être au début du Ier siècle ap. J.-C. Cette Cappadoce géographique possède, d’ailleurs, des limites démesurées qui recouvrent une grande partie de l’Anatolie. Dans une même démarche, Strabon ne met plus sur le même plan le peuple pontique et le peuple taurique ; le premier prend le statut d’ethnie mythologique. Si la représentation géographique est un apax, nous avons pu démontrer qu’en cohérence des témoignages militaires, la conception d’un peuple géographiquement limitée à la zone du centre de l’Anatolie est adoptée (Lamesa et Traina 2021).

13Le dédoublement de la Cappadoce et des Cappadociens subsiste au tournant des Ier et IIe siècles ap. J.-C. Néanmoins la création de la province de Cappadoce semble avoir un impact sur la définition de son espace géographique dont la superficie semble diminuer considérablement. Nous pensons que ce processus amorce un changement d’échelle dans la perception littéraire de la zone, l’espace géographique cappadocien devenant progressivement un espace régional. Cette évolution pourrait découler de l’intégration des peuples anatoliens à l’Empire romain. Parallèlement, la transformation du royaume de Cappadoce en province crée des tensions qui se répercutent dans les sources. Concomitamment, le terme cappadocien se pare d’un sens identitaire.

14Dès le IIIe siècle, un espace géographique régional caractérisé par sa population est valorisé. Faisant fi du dédoublement de la province de Cappadoce au IVe siècle, des auteurs comme les Pères de l’Église perpétuent une vision unifiée de l’espace géographique cappadocien et de son peuple. D’ailleurs, nous considérons qu’« être cappadocien » devient un élément identitaire qui fait disparaître la dimension politique de la définition du peuple cappadocien. Ainsi, cette dernière évolution où s’interpénètrent dans une même représentation territoire et population, permet la création d’une identité régionale.

15Durant la période médio-byzantine, nous estimons que la création des thèmes de Cappadoce et de Charsianon perturbe les marqueurs topographiques qui permettaient aux auteurs antiques et tardo-antiques de définir géographiquement la Cappadoce. Les Cappadociens ne sont donc plus un peuple uni mais regroupent plusieurs ethnies, qui doivent pouvoir être identifiées. Ce sont ces évolutions continues qui finalisent la construction d’une identité régionale cappadocienne et qui permettent à Léon le Diacre de qualifier les Cappadociens de Troglodytes : il les distingue, ainsi, des autres Cappadociens récemment intégrés dans l’espace géographique. Toutefois, cet espace n’est pas reconnu comme rupestre par les auteurs byzantins, contrairement à al-Ṭabarī, seul auteur proposant d’associer une zone spécifique aux comportements troglodytiques des Cappadociens. Nous avons pu néanmoins démontrer qu’il ne fait pas de lien avec la Cappadoce, dont il mentionne l’existence par ailleurs.

16La progressive évolution de l’image littéraire des Cappadociens et de leur territoire explique la reconnaissance tardive de leur mode de vie troglodytique. Les Cappadociens étant devenus, d’un point de vue littéraire, une population multiethnique à l’époque médio-byzantine, les auteurs devaient les distinguer grâce à certaines traditions et tendances. Enfin, bien que Ḏaṭ-al-Maṭāmir soit très certainement située dans les environs de Malacopea, les auteurs des époques antique et médiévale ne reconnaissent pas l’espace géographique cappadocien ni son territoire politique comme une zone rupestre.

17Cette absence de reconnaissance d’un « espace troglodytique » situé en Cappadoce pourrait s’expliquer par l’absence d’une réelle tradition culturelle pour les époques étudiées, ce que se propose de questionner la seconde partie de cette recherche.

Les sites rupestres : témoins d’une construction culturelle tardive

18On peut observer des monuments rupestres en Cappadoce dès l’époque hellénistique. Ces tombeaux, tous situés à Mazıköy dans notre corpus, reprennent le vocabulaire architectural de l’ordre dorique ; cette proximité avec la culture hellène prouve qu’ils ont été réalisés entre les IIIe et Ier siècles av. J.-C. Cette pratique du creusement rupestre perdure à l’époque romaine comme le démontrent les quelques nécropoles recensées. L’augmentation significative d’ouvrages rupestres est patente à l’époque médiévale et avec elle, un changement de fonction. Il ressort, en effet, que ces fonctions se diversifient : de funéraire, les monuments deviennent des lieux résidentiels, militaires ou cultuels.

  • 1 Méthode d’ébauche des moulures et des sculptures en partant d'un parallélépipède (Massih, Bessac 20 (...)

19D’un point de vue technique, nous avons pu constater que les outils employés évoluent peu. Néanmoins, nous avons pointé des adaptations dans les phases de réalisation inhérentes à la taille ou à la fonction des monuments : l’implantation du monument varie selon qu’il est tombeau ou église. Nous pensons que la nature de la roche explique la sobriété des façades de tombeaux comme celle des intérieurs d’églises. Grâce aux témoignages des monuments inachevés, nous avons prouvé que la taille directe a été privilégiée à la taille d’épannelage1 et que le creusement destructif est privilégié à celui par extraction. Ces choix démontrent l’habileté des ouvriers œuvrant dans les chantiers rupestres et mettent en avant un professionnalisme souvent nié dans les études consacrées à l’architecture cappadocienne.

20Toutefois, il a été possible de démontrer que ces monuments, qu’ils soient d’époque antique ou médiévale, ne distinguent pas la zone ignimbritique d’autres régions d’Anatolie ou du pourtour méditerranéen. En effet, la réalisation de tombeaux rupestres monumentaux s’observe en Carie et en Lycie pour l’époque classique ou en Paphlagonie et dans le Pont pour l’époque hellénistique. De même, des nécropoles rupestres d’époque romaine existent également dans d’autres régions d’Anatolie comme en Lycie, en Phrygie, voire dans la zone arabique comme à Pétra ou à Hégra. Contrairement à ces deux derniers sites, où l’architecture semble spécifique à la civilisation nabatéenne, les ouvriers de la zone rupestre n’ont pas développé un type particulier qui permette de les distinguer. De même, les auteurs antiques mentionnent la mise en place d’infrastructures rupestres en Cappadoce, néanmoins la signification dédoublée du terme et sa très large représentation ne permettent pas d’assurer la localisation de ces structures dans la zone ignimbritique.

21Enfin, la réalisation de monuments rupestres ne caractérise pas non plus la zone à l’époque byzantine. Bien que plus rares ou très certainement moins étudiées, des églises rupestres ont été recensées en Phrygie, en Lycie, dans le Tur Abdin pour la Turquie ou en France, en Italie et en Éthiopie dans le monde. D’un point de vue stylistique, les formes qu’adoptent ces églises de la zone ignimbritique sont, pour la plupart, proches du type constantinopolitain ; parfois certains plans peuvent être rapprochés de monuments syriens, mésopotamiens ou arméniens. Dans tous les cas, la pratique du creusement rupestre ne semble pas avoir développé une spécificité architecturale.

  • 2 Outil dont la morphologie s'apparente à un marteau taillant mais dont le tranchant est doté de dent (...)
  • 3 Outil dont la morphologie s'apparente à un marteau taillant mais dont le tranchant est doté de dent (...)

22D’un point de vue technique, les outils employés par les ouvriers de la pierre durant la période antique dans la zone ignimbritique diffèrent peu de ceux utilisés à Pétra ou Hégra, malgré la dissemblance géologique des deux régions. On remarque que des outils à dents spécifiques à la pierre dure sont utilisés dans certains tombeaux tels la bretture2 (dans six tombeaux) et le marteau grain d’orge oriental3 (pour un exemple seulement). Toutefois, l’emploi de ces deux outils disparaît dans les monuments de l’époque médiévale étudiés dans notre corpus.

23Nous pouvons donc affirmer qu’il n’y a pas de tradition rupestre depuis l’Antiquité qui distingue la région des autres provinces anatoliennes. Néanmoins, nous pensons que la disparition des outils à dents est l’indice d’une construction culturelle progressive, qui prend forme à partir de l’époque médiévale.

La popularisation de la praxis à l’époque médiévale : une hypothèse

24Afin d’expliquer cette construction culturelle tardive, nous proposons l’hypothèse d’une popularisation de la pratique du creusement rupestre à l’époque médiévale ; plusieurs indices concourant à le démontrer.

25Malgré le peu d’études consacrées aux tombeaux rupestres, il est édifiant que seuls quelques sites de la zone ignimbritique soient dotés de nécropoles. Nous pourrions éclairer ce constat par la fonction du monument : la commande d’un tombeau monumental émane, en effet, dans le monde gréco-romain, de l’élite. Il faut toutefois remarquer que ce nombre restreint de nécropoles n’empêche pas la variété des types de façade comme le prouve les quelques tombeaux de la vallée de Davutlu Bucağı. L’utilisation d’outils à dents démontre, par ailleurs, que les ouvriers intervenaient également en carrière et participaient donc à des chantiers de monuments bâtis. Le changement d’outils révèle une adaptation de la technologie aux besoins de la population. Ces outils à dents coûtent cher à l’achat puisqu’ils demandent un temps plus important de forgeage et sont difficiles à réparer, puisque l’intervention d’un forgeron professionnel semble nécessaire pour en refaçonner les dents.

  • 4 Outil proche du marteau taillant dont l'un des deux tranchants est placé perpendiculairement au man (...)

26Parallèlement à cette évolution technologique, nous avons pu noter une baisse de qualité dans la réalisation des monuments rupestres. Les pointes de pic ou les tranchants de polka4, malgré leur dégradation, continuent à être utilisés plutôt que d’être changés ou réparés. Nous avons également remarqué l’abandon d’outils de contrôle et de mesure dans les églises du VIIe siècle ou postérieures, quand celles-ci ne sont manifestement pas des commandes fastueuses. Cette « négligence » apparente serait l’indice d’une nécessité de réaliser rapidement le monument sans que celui-ci soit parfaitement achevé. Ce dernier aspect illustrerait une rationalisation dans la production d’églises rupestres confirmée par le nombre restreint de types de plans réalisés dans la zone ignimbritique.

27La présence de sculptures monumentales, caractéristique des époques tardo-antiques, disparaît de même progressivement, pour réapparaître après le Xe siècle comme le prouve le site de Çeltek par exemple. La raréfaction de ce type de décor nous paraît révélatrice de l’évolution technique. Elle prouve également une évolution des commandes : l’ostentation laisse place aux besoins quotidiens. Les commanditaires appartenaient à l’élite durant les périodes antique et tardo-antique, ce qui ne semble plus le cas à l’époque médiévale : ils peuvent être de riches propriétaires terriens comme à Çeltek, représenter une communauté monastique comme à Göreme ou une communauté villageoise comme à Mazıköy.

28Cette popularisation de la pratique du creusement rupestre s’inscrit dans une évolution plus vaste que connaît le monde du bâti à l’époque médiévale : le grand appareil fait place à des pierres de taille de plus petites dimensions ; les décors sont souvent issus de réemplois antiques. Dans le contexte cappadocien instable à partir du VIIe siècle, cette évolution pourrait être justifiée par l’augmentation du prix du minerai de fer. Et si l’on associe à cette première hypothèse l’évolution du statut des commanditaires et donc du type de commandes, on comprend mieux le développement des chantiers rupestres à l’époque médiévale. La zone ignimbritique doit donc être considérée comme un exemple régional, illustration des évolutions que connaissent les pratiques édilitaires dans le pourtour méditerranéen.

29Enfin le contexte politique de la zone ignimbritique à partir du VIIe siècle conforte cette proposition. Ses habitants ont très certainement changé leur mode de vie, s’adaptant à la nécessité de posséder un double habitat, refuges rupestres et souterrains. Nous pensons que cette contrainte a permis une diffusion des connaissances techniques, d’augmenter le nombre de sachants dans les communautés villageoises et de rationaliser ainsi la pratique de cette activité et la technologie qui lui est associée. Les coutumes de ses habitants se sont donc modifiées, permettant à Léon le Diacre de les désigner comme Troglodytes.

30La méthode diachronique adoptée dans notre recherche démontre que la construction de l’ethnie « Cappadociens-Troglodytes » est dynamique : c’est par les évolutions de sa représentation littéraire ainsi que par les changements technologiques et sociétaux constatés dans la zone ignimbritique que l’on peut expliquer la reconnaissance d’un mode de vie troglodytique d’une partie de la population vivant en Cappadoce.

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Bibliographie

BONDOUX René, GRÉLOIS Jean-Pierre (trad.), Léon le Diacre. Empereurs  du X e siècle, Paris, ACHCByz, 2014

BOSWORTH, Clifford Edmund (trad.), The History of al-Ṭabarī, New York, State university of New York Press, 1991

ERNOUT Alfred (éd. et trad.), Pline l’Ancien. Histoire Naturelle XII, Paris, Les Belles Lettres, 1949

GOEJE Michael Johan de, BARTH Jacob (éd.), Taʾrīkh al-rusul wal-mulūk, Leiden, E. J. Brill, 1964

HASE, Charles-Benoît, Jacobs, Friedrich et Weber, Eduard (éds), Leonis diaconi Caloënsis historiae libri decem, Bonn, Impensis Ed. Weberi, 1828

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LAMESA Anaïs, ERDOĞAN Nihat, « La nécropole rupestre de Dara (Turquie). De nouvelles perspectives de recherche », in MOREAU Dominic, SNIVELY Carolyn S., GUIGLIA Alessandra et al., (eds), Archaeology of a World of Changes. Late Roman and Early Byzantine Architecture, Sculpture and Landscapes. In Memoriam Claudiae Barsanti, Oxford, 2020, p.105-116

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MASSIH Abdul, BESSAC Jean-Claude, Glossaire technique trilingue de la pierre. L’exploitation en carrière, Institut français du Proche-Orient, 2009

MAYHOFF Karl Friedrich Theodor (éd.), C. Plinius Secundus. Naturalis Historia II, Stuttgart, 1986

PLANHOL Xavier de, « La Cappadoce : Formation et transformations d’un concept géographique », dans FONSECA Cosimo Damiano (éd.), Le aree omogenee della civiltà rupestre nell'ambito dell'Impero Bizantino : la Cappadocia, Atti del Quinto Convegno Internazionale di studio sulla civiltà rupestre medioevale nel Mezzogiorno d'Italia (Lecce-Nardo, 12-16 ottobre 1979), Galatina, Congedo editore, 1981

SCHMITT Stéphane (trad.), Pline l’Ancien. Histoire Naturelle, Paris, Gallimard, 2013

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Notes

1 Méthode d’ébauche des moulures et des sculptures en partant d'un parallélépipède (Massih, Bessac 2009 : §263).

2 Outil dont la morphologie s'apparente à un marteau taillant mais dont le tranchant est doté de dents plates (Bessac 1986 : 61).

3 Outil dont la morphologie s'apparente à un marteau taillant mais dont le tranchant est doté de dents pointues. La variante orientale se caractérise par un tranchant placé perpendiculairement au manche (Bessac 1986 : 69).

4 Outil proche du marteau taillant dont l'un des deux tranchants est placé perpendiculairement au manche (Bessac 1986 : 53).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Anaïs Lamesa, « D’une Cappadoce à l’autre (Ve av.-Xe ap. J.-C.) »e-Phaïstos [En ligne], IX-2 | 2021, mis en ligne le 30 octobre 2021, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/ephaistos/9103 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ephaistos.9103

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Auteur

Anaïs Lamesa

Anaïs Lamesa est actuellement post-doctorante DIM-Matériaux anciens et patrimoniaux rattachée au laboratoire Orient et Méditerranée. Elle conduit une étude technique, économique et anthropologique sur les chantiers d’églises rupestres datées de l’époque médiévale à nos jours dans le Tigray oriental (Éthiopie). Elle s’intéresse à l’étude technico-économique des structures rupestres et plus largement à l’histoire et l’archéologie des chantiers rupestres sur le temps long, principalement en Turquie et en Éthiopie.

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Droits d’auteur

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