1Dans la classe de l’école élémentaire de nos grands-parents trônait, au mur, une petite armoire vitrée en bois dans laquelle était présenté un ensemble d’instruments de mesure, témoins de l’uniformisation des unités sur tout le territoire national, un héritage important de la Révolution française. Elle comprenait en général : un mètre pliant, une chaîne d’arpenteur, un double-décimètre, un décimètre cube démontable, des mesures à vin, à lait, à huile, des mesures en bois, une balance Roberval, des poids en fonte et en cuivre. Ce compendium métrique, car tel était son nom savant, adressait aux écoliers un message scientifique doublé d’un manifeste civique et économique : celui de l’unité politique de la France, l’universalité de la science, la force de l’éducation de tous les petits Français… Cette mission universelle était concentrée en un lieu unique, avec des objets à regarder, observer, manipuler, et qui relayaient le message transmis par le maître ou la maîtresse d’école.

2Ce compendium est en quelque sorte le symbole du musée par son unicité et son universalité. Lui aussi expose des objets dans des vitrines dans le but de transmettre de l’information, mais surtout des savoirs, des savoir-faire, une ou des cultures, sans oublier du plaisir. Certes la réception de tout ceci par l’individu qui regarde la vitrine peut être très variée et susciter intérêt, curiosité, désir, ou bien encore ennui, incompréhension, doute. J’invite le lecteur de cet article, comme je le ferais avec un visiteur dans une exposition, à déambuler dans ce monde en miniature qu’est le musée à travers un cheminement en quatre étapes.

3À l’image de la petite vitrine de la salle de classe, le musée est une représentation, un spectacle, où ni les objets ni les discours ne sont neutres, même s’ils visent à rester objectifs. Cette représentation n’est pas la réalité, elle en est une reconstruction, la mise en scène d’objets bien réels. Dès lors se pose la question de l’authenticité. Cette machine a-t-elle fonctionné, ce fronton de plâtre est-il une copie ou un objet historique, cette maquette pédagogique est-elle une œuvre ou un artifice muséographique… ? Aux deux bouts de la chaîne, chacun -le concepteur d’un côté, le spectateur de l’autre-– joue le rôle d’interprète. Entre les deux se situe l’objet exposé, que ce soit une œuvre, un modèle, un spécimen ou une manip.

L’univers en représentation

6Je m’appuierai ici sur deux expériences vécues au musée des Confluences à Lyon : l’exposition Dans la Chambre des merveilles, l’une des expositions inaugurales, et la salle Sociétés du parcours permanent. Dans ces deux cas, la représentation était un élément clé du projet, sujet dans le premier, mode d’appréhension de l’espace dans l’autre.

8Les différentes étapes de ce parcours voulaient montrer aux visiteurs comment on était passé alors de l’accumulation à l’organisation rationnelle, de la curiosité à la science émergente ; il s’agissait aussi de mettre le visiteur dans la situation, devant des objets étranges, d’imaginer ce qu’un esprit curieux du milieu du XVII^e siècle pouvait bien ressentir et quelles théories il pouvait échafauder. Dans ce cheminement, il fallait enfin évoquer les voyages eux-mêmes ainsi que les indispensables échanges épistolaires et physiques des savants et curieux de l’époque.

9L’exposition a eu un succès considérable, tant par sa fréquentation que par la satisfaction des publics, en grande partie parce que la découverte de cette salle, recouverte du sol au plafond de collections d’histoire naturelle, était en soi une œuvre plastique spectaculaire et replongeait le visiteur dans les traces que l’ancien muséum avait laissées dans les mémoires des parents et grands-parents. Mais ce succès est aussi dû au fait que l’exposition s’est construite avec la complicité des scénographes, intervenus assez tôt dans le projet pour participer au choix des objets et à leur disposition.

12L’exposition peut déstabiliser certains publics par le fait qu’aucun parcours n’est proposé. Certains construisent peu à peu un discours cohérent à partir des informations données dans les textes ; mais d’autres préfèrent déambuler au hasard de la découverte d’objets curieux, spectaculaires ou particulièrement beaux. Les personnes mettant les pieds pour la première fois dans un musée -et la proportion au musée des Confluences est plus importante que dans d’autres- ne sont pas du tout gênées par la disposition de la salle ; beaucoup se trouvent en terrain familier en découvrant grille-pain, cocottes et robots ménagers. Dès lors, ils vont pouvoir partir à l’aventure, en se laissant guider par leurs seules envies, sans être contraints de suivre un parcours imposé. À ceux qui ne comprenaient pas le sens de cet amas apparemment désordonné de collection, j’ai régulièrement répondu par le recours à l’analogie, au modèle. En soi, cette partie de l’exposition permanente est un abrégé de notre monde, on y déambule comme dans une grande ville, découvrant tour à tour des véhicules de tous types, des monuments historiques, des constructions anciennes et actuelles, des gens de toutes origines, des magasins de mode et d’alimentation. L’approche est tout autre que pour la plupart des autres expositions, où un parcours est proposé avec un début et une fin, un cheminement où, comme dans un roman, l’histoire se construit page après page selon la volonté de l’auteur.

13Ce caractère subjectif de la présentation, les choix proposés, imposés ou suggérés aux visiteurs ne sont pas le propre des musées de sociétés ou de sciences. Dans les musées d’art, la disposition des œuvres et le cheminement dans le musée sont aussi le résultat des choix scientifiques ou esthétiques des conservateurs.

L’authenticité, une exigence et un désir

14Je resterai un instant sur un autre exemple tiré du musée des Confluences pour introduire cette question centrale de l’authenticité. Lors de la présentation, en avant-première, d’une partie du futur musée dans la grande salle de la Bourse du commerce de Lyon en 2010, nous avons choisi le thème Observer et exposé principalement des instruments scientifiques. Le but était de sensibiliser les publics, et en particulier les jeunes, à l’expérimentation et au rôle important des instruments dans les découvertes scientifiques.

Musée des Confluences, Lyon

15Le parcours dans cette exposition faisait cheminer les visiteurs entre microscopes, télescopes, éléments de l’accélérateur de particules… et se terminait par la présentation des maquettes du rover martien ExoMars et de la sonde Huygens. Cette exposition avait notamment pour objectif d’étudier les pratiques, aspirations et attitudes des visiteurs, dont un certain nombre étaient invités à répondre à des entretiens à l’issue de leur visite. Parmi les conclusions de l’étude, j’ai été particulièrement frappé par celles relatives à l’authenticité. Découvrant en fin de visite deux objets qui étaient des reproductions et non des objets « authentiques », le doute s’est immiscé chez certains quant à l’authenticité des autres instruments présentés dans la salle. En effet, c’est justement la présentation de pièces historiques authentiques qui est censée faire la différence entre les musées et les parcs d’attractions ou expositions commerciales, même si tout le monde comprend qu’on ne peut exposer des engins spatiaux originaux. Ces conclusions ont conforté l’équipe dans la nécessité de n’exposer qu’exceptionnellement des répliques, modèles ou copies.

16Cela étant, la présentation de maquettes est perçue comme tout à fait légitime par le public dès lors que celles-ci ont acquis le statut d’objets historiques, ou s’agissant de la reconstitution d’objets qui ne sont plus accessibles autrement.

17Pour illustrer le cas d’objets ayant pris une dimension historique a posteriori, je citerai l’exemple de la « maquette animée des usines du Creusot » exposée à l’écomusée de la communauté Le Creusot Montceau depuis 1983 (L’usine miniature 1984). Cette usine miniature, réalisée par un mécanicien du Jura au tournant du XX^e siècle, montre une cinquantaine d’ouvriers forgeant au marteau-pilon, au marteau, laminant, sciant, etc. ; cette attraction foraine tout à fait remarquable a circulé pendant plus de vingt années à travers la France et l’écomusée a pu l’acquérir auprès du dernier forain l’ayant exploitée, comme témoignage ethnographique de l’image de l’industrie métallurgique creusotine au XX^e siècle.

19Cette question de l’authenticité se pose également pour des parties d’objets réalisées en complément de fragments existants, telles les poteries antiques, les fresques ou les pièces archéologiques. Rajouter un manche en bois ou en plexiglas à un marteau de bronze est le meilleur moyen de restituer la fonction de l’outil ; de même, on a recours aujourd’hui à des représentations virtuelles animées réalisées dans un but didactique. En l’occurrence, la doctrine en la matière, pour les musées de France, consiste à laisser les restaurations bien visibles afin que le visiteur ne soit pas trompé sur ce qui est authentique et ce qui a été ajouté. On sait toutefois combien ce principe connaît ou a connu d’écarts par le passé. Nombre de restaurations de tableaux ne sont aujourd’hui décelables qu’au moyen d’études approfondies non destructrices, les véhicules entrant dans les musées ont souvent subi de profondes transformations et la présentation de répliques de squelettes de dinosaure, par exemple, côtoie parfois des pièces authentiques sans que le visiteur en ait conscience, quand bien même la mention en soit faite sur les étiquettes des objets exposés.

Le choix de l’objet

21L’authenticité est donc un critère déterminant pour le choix des objets qui sont exposés, mais ce n’est pas le seul, loin de là. Le temps où l’on présentait dans des salles l’intégralité d’une collection est révolu. Nombre de musées n’exposent guère plus d’un dixième de leur fonds. Dès lors, la sélection réalisée pour illustrer un discours ou montrer les richesses d’une collection est le résultat d’une délicate alchimie, guidée à la fois par la volonté de l’institution et celle, plus personnelle, du concepteur.

22J’égrènerai ici quelques-uns de ces critères de choix, répondant ainsi à une curiosité récurrente de certains visiteurs qui parfois s’étonnent, au gré d’une rénovation, de ne plus retrouver tel animal naturalisé, telle machine à vapeur, telle armure japonaise... Parfois même, soit dit en passant, j’ai vu des visiteurs de l’ancien Muséum de Lyon déçus de ne pas revoir les dinosaures de leur enfance, alors que le premier à intégrer le musée le fut en 2007... Mais la mémoire peut quelquefois nous jouer des tours.

23J’énumérerai ces critères de sélection selon une échelle allant grossièrement du plus objectif au plus subjectif, ce choix étant lui-même tout ce qu’il y a de plus personnel. Les deux éléments déterminants sont à mon avis l’authenticité, mais je n’y reviendrai pas, et l’état de conservation de l’objet. On sait combien le travail du conservateur balance constamment entre la nécessité de préserver au mieux les collections et celle de les présenter au public, au risque de les endommager. Dans la mesure du possible, il convient d’exposer des pièces qui ne seront pas dégradées par le climat de la salle, la lumière ou la poussière. De magnifiques objets reposent -ou se reposent- dans les réserves en raison de leur fragilité. On a ainsi recours, fréquemment, à des rotations d’objets similaires -je pense notamment à des robes de dignitaires chinois au musée des Confluences- afin de prolonger autant que faire se peut la durée de vie des collections.

24En troisième critère, je citerai la pertinence de l’objet quant au message qu’il doit transmettre dans le contexte de l’exposition. Si un objet nécessite un long discours pour justifier, aux yeux du visiteur, sa place dans la vitrine, c’est qu’il n’est pas assez éloquent. L’écrit ne doit rester, dans un musée, qu’un support informatif aussi modeste que possible. Tout ce qui peut être transmis par la mise en scène, la disposition, le choix de l’objet le plus significatif doit être favorisé. Dans le cas d’une série, comme au Musée des arts et métiers pour les piles électriques, les maquettes de ponts ou les microscopes, on privilégiera, par exemple, les pièces où les innovations majeures apparaissent clairement.

25Ensuite, le caractère spectaculaire s’impose, même si ce critère ne semble guère scientifique. J’entends par spectaculaire un objet qui, par la taille, la couleur, les matériaux, va arrêter la pérégrination du visiteur, le contraindre en quelque sorte à se questionner, se poser un instant et prendre le temps de regarder les objets environnants, que sans cela il n’aurait pas remarqués. La notion de rythme dans une exposition est capitale. Si tout est sur le même plan, de la même taille, d’une catégorie semblable pour le visiteur, celui-ci risque de passer son chemin sans saisir l’intérêt de certaines pièces plus discrètes. D’où l’utilité de présenter un squelette de mosasaure de quatorze mètres de long, un supercalculateur Cray avec son refroidissement liquide, une machine à vapeur peinte de couleurs vives, ou un casque de général japonais du XVI^e siècle ressemblant à celui de Dark Vador...

26Mon cinquième critère est d’ordre esthétique. Entre deux objets tout aussi pertinents, authentiques et en bon état, on privilégiera le plus beau des deux, car le visiteur vient au musée pour le plaisir autant que pour apprendre. Mais il s’agit bien sûr d’un critère subjectif, car il dépend beaucoup de la culture du visiteur. Telle personne s’extasiera devant une sculpture inuit et une autre face à une Formule 1 Renault !

27Je terminerai enfin ma liste par un critère encore plus subjectif, celui de l’étrangeté. Il s’apparente au caractère spectaculaire, mais il dépend beaucoup de la culture de chacun, et va de pair avec un caractère de familiarité. J’ai souvent écouté les réactions de visiteurs devant la vitrine des micro-ordinateurs domestiques dans le domaine Communication du Musée des arts et métiers. Combien de fois ai-je entendu quelqu’un expliquer à sa famille ou à ses amis que tel appareil avait engendré une véritable révolution dans l’histoire de la micro-informatique, uniquement par le fait qu’il avait représenté, pour cette personne, une acquisition qui avait changé le cours de son existence ? Et c’est très bien ainsi. Le dialogue entre l’objet et le visiteur commence souvent par un regard familier, voire bienveillant.

28Évidemment, cette liste de critères n’est pas exhaustive, et surtout il serait illusoire d’en mesurer la proportion respective dans le cadre d’une sélection d’autant que ces critères sont constamment en conflit les uns avec les autres. Ce calculateur analogique est pertinent, mais ne parle à personne, ces échantillons de soie sont magnifiques et représentatifs, mais ne supporteront pas la lumière, etc.

Le musée, espace de liberté

29Nous venons de voir combien le choix des objets exposés est subjectif. Et il est lui-même soumis au propos des concepteurs. Je préfère ce terme à celui de discours, parfois utilisé, car il ne s’agit finalement que de proposer, et non d’imposer. Quoi qu’on fasse, qu’on montre et qu’on écrive, le visiteur est au bout du compte l’auteur de sa propre visite, de sa propre histoire. Il en est de même pour l’espace de l’exposition et la manière dont sont disposés œuvres, objets, manips, etc. Il est impératif de prendre en compte la liberté du visiteur de ne pas lire, de prendre l’exposition à rebours, ou de s’asseoir dix minutes devant tel objet qu’on a pu juger tout à fait secondaire. La proposition ne doit pas être neutre pour autant et, même si cela est inconscient, la disposition muséographique révèle la personnalité des concepteurs ou promoteurs. La présence ou l’absence de vitrine, la possibilité de tourner autour de l’objet, l’intimité créée par un éclairage discret, tous ces éléments infléchissent le regard que le visiteur porte sur ce qu’on lui présente.

31Le cas de la salle Origines du musée des Confluences a fait l’objet d’une proposition plus audacieuse, que nous avions déjà envisagée pour le Musée des arts et métiers mais qui ne pouvait être mise en œuvre dans ce contexte spécifique. Dans Origines, le parcours, en l’occurrence imposé pour des raisons de gestion des flux de visiteurs, a été délibérément antichronologique. L’exposition commence par la découverte de trois espèces humaines qui ont cohabité longtemps -ici représentées par des reconstitutions des trois femmes Sapiens, Néandertal et Flores- puis le parcours remonte le temps jusqu’aux origines de la vie et se termine par l’évocation du big bang. Ce choix présente l’atout majeur d’éviter un écueil présent dans les présentations anciennes de nombreux muséums : celui de suggérer l’idée fausse que l’avènement de l’espèce humaine serait déterminé par une logique inéluctable tendant à faire de notre espèce, au terme d’un long cheminement, la plus noble création de l’univers, voire de Dieu. Or, on sait à présent par quelle extraordinaire succession de hasards, de catastrophes, de phénomènes naturels cette espèce est parvenue à ce qu’elle est aujourd’hui. Le recours à un parcours antichronologique permet de situer notre espèce non pas au sommet d’une pyramide de l’intelligence ou de la complexité, mais à l’extrémité d’un tout petit rameau d’un gigantesque « buisson du vivant », représenté graphiquement à chaque étape de ce grand récit de l’évolution.

33La durée relative de ces micro-histoires peut être très variable : quelques siècles pour les ponts ou les microscopes, quelques dizaines d’années pour les piles électriques ou les vélos. Permettre au visiteur de se mettre « dans la peau » du créateur est à mon avis la meilleure manière d’établir ce dialogue entre les objets et les humains.

34Enfin, il existe un troisième type de temps au musée : celui de la visite. Celui-ci n’était aucunement contraint. Dans les différents lieux où j’ai exercé, je me suis souvent trouvé à répondre à une question simple : combien faut-il de temps pour visiter le musée ? Ma réponse était plutôt du type : « si vous voulez tout lire et tout voir, comptez une semaine, mais si vous n’avez qu’une heure ou deux, n’hésitez pas à faire un tour pour sentir l’atmosphère du lieu, ou à choisir l’une des salles proposées. » De toute manière, la durée de la visite est davantage guidée par le temps de la fatigue physique que par le volume des choses à voir.

Conclusion

35Quoi qu’il en soit, chacun a sa manière propre de visiter un musée ou une exposition. Le principal n’est pas la masse de connaissances que les visiteurs vont pouvoir acquérir lors de leur passage au musée, mais l’envie d’en savoir plus et le plaisir de la découverte. Et ceci passe par un dialogue entre objets et visiteurs, par le truchement ou non d’un médiateur, et par cette intimité qui va rendre le lieu familier.