1Le développement du numérique a modifié considérablement notre rapport au monde. La virtualisation, l’éphémère, la possibilité de consulter des images où que l’on soit : plus besoin de se déplacer pour voir ; avec un smartphone, nous avons accès à tout et très vite, pour le meilleur comme pour le pire.

2Le smartphone s’est installé très rapidement comme le moyen de captation photographique le plus utilisé de par le monde. En atteste la fin des filières de production d’appareils photographiques chez de nombreux fabricants (dernier en date, Olympus, qui s’est séparé de sa branche image le 24 juin 2020). La pratique de l’argentique constitue désormais une niche technologique, destinée à des adeptes peu nombreux.

3Si, avec l’essor du numérique, la conception de ce que l’on attend des musées change, c’est l’objet même de conservation et d’étude du musée Nicéphore Niépce qui vient de vivre une révolution. Du fait de ses rapports nombreux avec le monde de la photographie (photographes, industriels, marchands, institutions), le musée Nicéphore Niépce a vécu cette révolution en première ligne.

4Cependant, la photographie a déjà connu nombre de révolutions technologiques depuis son invention : l’héliographie de Niépce (1827), le daguerréotype (1839), le négatif papier (1844), le négatif sur verre (1848), la photographie en couleurs trichrome (1868-1869), l’instantané (1871), la pellicule souple (1884), l’autochrome (1903), etc. D’ailleurs, les premières histoires de la photographie furent longtemps seulement bornées par ces jalons techniques (Lecuyer 1945 ; Newhall 1949 ; Gemsheim 1955). Les premiers musées consacrés au médium calquaient leur parcours sur ces repères bien commodes. La nouvelle donne initiée par le numérique n’est donc que la dernière évolution technique de la photographie.

5Si la technologie occupe une large part dans les collections du musée Nicéphore Niépce, ce dernier ne s’est jamais considéré comme un musée de Sciences et techniques, abandonnant rapidement les clivages image / appareil, esthétique / technique pour se consacrer au photographique en soi : la quadrature photographe / appareil / sujet / devenir de la photographie réalisée. Pour autant, la mutation provoquée par le numérique bouleverse l’objet d’étude du musée Nicéphore Niépce autant qu’elle ouvre de nouvelles perspectives pour la valorisation et la présentation au public.

6Le musée Nicéphore Niépce subit plusieurs épreuves : l’arrivée d’une nouvelle technologie photographique qui bouleverse radicalement notre rapport à l’image (Rouillé 2020 ; Gunhert 2015 ; Bajac 2010), l’attente des publics pour des formes de restitution utilisant les potentialités du numérique, la nature des biens à conserver (téléphones, ordinateurs, scanners, fichiers numériques, cartes sim…) et la logistique que cela suppose. Par ailleurs, de nombreux interlocuteurs du musée se veulent prescripteurs pour infléchir la destinée du musée Nicéphore Niépce (élus, représentants du ministère de la Culture, sociétés savantes, société des Amis du musée, photographes, industriels…) : une autre épreuve est de maintenir le cap d’un musée généraliste de la photographie, dans la lignée des principes scientifiques qui ont guidé la constitution de ses collections.

7Les réponses à ces épreuves sont multiples. Pour comprendre l’impact du numérique sur le fonctionnement du musée Nicéphore Niépce, de la politique d’acquisition à l’exposition, il est indispensable, dans un premier temps, de présenter les collections (plus de quatre millions d’artefacts) et la logique qui a présidé à leur constitution. De là, la politique d’acquisition est-elle à infléchir ou le musée doit-il se contenter d’être un conservatoire de techniques anciennes ? Avec le smartphone, tout visiteur étant un producteur d’images en puissance, le rapport à l’auteur est-il toujours le même à l’ère du tout numérique ? Et comment situer l’inventeur, dont on ne connait qu’une seule photographie avérée, dans un monde où à chaque seconde sont prises des dizaines de milliers de photographies ? Alors qu’aujourd’hui, il est si simple pour tous de réaliser des photographies, comment le numérique modifie l’approche des visiteurs-photographes dans un musée de la Photographie ? Dans quelle mesure les outils numériques d’inventaire, de numérisation, de réalité augmentée, de mise en ligne, d’analyse automatique d’images offrent la possibilité au musée Nicéphore Niépce de proposer des dispositifs de médiation susceptibles d’aider les visiteurs à mieux comprendre les images photographiques qui les entourent ? Dans quelle mesure les partis-pris de conservation et d’exposition du musée Nicéphore Niépce depuis sa fondation sont-ils confortés par ces nouveaux outils ?

Les collections du musée Nicéphore Niépce

9Pour autant, très tôt, cette vocation patrimoniale ne suffit à personne. Cela saute aux yeux de tous : si l’invention de Niépce a près de 150 ans lors de la fondation du musée qui porte son nom, la photographie a depuis largement diffusé dans la société et les visiteurs sont cernés de photographies dans leur quotidien. Depuis les premiers essais de Niépce en 1816, l’image photographique est en effet devenue omniprésente. Elle est visible et accessible sur une infinité de supports et il est impossible de lui échapper. Nombre d’artistes se sont aussi emparés de la photographie pour en faire leur moyen d’expression privilégié. Des figures émergent, un marché s’installe à partir des années 1970 et les premières galeries dédiées ouvrent (Agathe Gaillard en 1975, Baudoin Lebon en 1976, Studio 666 en 1980). La naissance du musée Nicéphore Niépce est concomitante à la création de la galerie du Château d’eau à Toulouse. Lieu exclusivement dédié à la photographie, il succède au musée français de la Photographie à Bièvres fondé en 1964.

10D’autres initiatives notables participent de cette démocratisation de la photographie. Dès la création de la Fnac, la photographie y occupe une place centrale : vente de matériel photographique en 1956, organisation de concours photo pour les clients, inauguration des galeries photos en 1969 où des expositions monographiques ou thématiques circulent entre les magasins. La pratique de la photographie était devenue universelle lorsque Kodak avait lancé l’Instamatic (1963) et baissé le prix de ses pellicules couleurs : tout le monde pouvait faire des photographies, en couleurs et à moindre coût ! Et Chalon-sur-Saône, berceau de l’invention, accueillit en 1961 une des plus grandes usines de photographies argentiques d’Europe : ingénieurs et techniciens de Kodak constituent dès lors un nouveau public, captif à la photographie, plus naturellement intéressé par les aspects techniques du médium.

12En près de 200 ans d’histoire, la photographie change souvent de nature, que ce soit la surface photosensible, le support, l’appareillage technique de prise de vue, le développement - lorsque le numérique n’avait pas encore pris le pas sur l’argentique - et le tirage. Si l’on veut rendre compte des différentes étapes techniques de la production d’une image photographique, tous ces éléments doivent être présents. L’exhaustivité s’impose. Que choisir ? Comment choisir ? Où commencer ? Où s’arrêter ? Nos prédécesseurs ont choisi de ne pas choisir. De commencer par le début (et même un peu avant) et de considérer que la photographie n’aura pas de fin. Depuis 1972 que le musée Nicéphore Niépce existe, chaque nouvelle acquisition oblige à s’interroger et à réinterroger les pratiques. Le sujet de la photographie est inépuisable et cette « inépuisabilité » mérite d’être étudiée en tant que telle. Pour la collecte d’images photographiques, la diversité des pratiques et des usages rend d’ailleurs l’entreprise « inachevable ». La pratique amateure - 99,9 % de la production d’images photographiques - est aussi pertinente pour étudier le phénomène photographique que les dernières créations contemporaines d’artistes plasticiens.

15La question de la reproduction de la photographie s’étend à des objets relevant de la photographie sans pour autant être des photographies. Nombre d’objets témoignent de la présence continue de la photographie dans le quotidien : tasses à l’effigie du général de Gaulle, bouchon en liège contenant un panoramique roulé de la ville de Namur en Belgique, boite d’allumettes publicitaire pour le fabricant d’optiques Leitz…etc. Cette attention inaugurale à l’exhaustivité des collections autorise aujourd’hui le musée Nicéphore Niépce à appréhender la photographie sous toutes ses acceptions, de l’invention du médium au smartphone. Avec ce dernier, la porte s’ouvre sur les réseaux sociaux et la circulation à l’infini des images : une nouvelle étape d’une histoire en cours de la photographie s’écrit devant nous, ne répondant pas aux fondamentaux originels.

16Lorsque Michel Frizot publie sa Nouvelle Histoire de la Photographie (Frizot 1994), il est déjà un compagnon de longue date du musée Nicéphore Niépce par le biais de plusieurs donations. L’ouvrage qu’il dirige s’écarte très largement des précédentes histoires de la photographie publiées ; il ne s’agit plus d’un inventaire à la Prévert des évolutions techniques du médium assorties de quelques « grands » noms d’auteurs et d’inventeurs et décliné dans une chronologie amenant le progrès et le bien-être, mais bien d’analyser les modalités matérielles, sociales et économiques de la production des images photographiques. Les combinaisons photographe / appareil photographique / sujets photographiés et images photographiques / dispositifs de diffusion / regardeurs analysées dans leur contexte de production sont infinies : c’est à cet aune que le musée Nicéphore Niépce constitue et interroge sa collection.

Un conservatoire de techniques anciennes ?

18Un temps, le musée Nicéphore Niépce accumulait les appareils photographiques, accordant une place démesurée à la technique. La première salle du parcours permanent était encombrée de dizaines de vitrines débordantes d’appareils et les cartels, en apparence simples, étaient surtout hermétiques : la marque, le modèle, l’ouverture du diaphragme, la focale. Seuls des visiteurs au fait de la technique photographique étaient à même de comprendre ce qu’ils regardaient. Et pour ceux qui ne comprenaient pas, ils avaient de beaux appareils pour satisfaire leur regard à défaut de leur curiosité : le musée ne faisait rien pour les rendre accessibles à tous. Pourquoi ne pas revenir à ce schéma simple voire simpliste ? Pourquoi ne pas recréer une succession d’objets techniques les uns à côté des autres à l’instar de l’ancienne galerie d’étude du musée National des Arts et Traditions Populaires des années 1970, en insistant, grâce à des cartels détaillés, sur l’apport de telle nouveauté technologique par rapport au modèle précédent ? Pourquoi ne pas réduire la photographie à la technique où le parcours serait ponctué par les différentes étapes de production d’une photographie, selon la technique employée ? Cette démarche qui réduirait en réalité la richesse des collections à leur matérialité technique ferait en réalité oublier que l’histoire de la photographie ne saurait se circonscrire à l’appareil et au passage sous l’agrandisseur. La photographie comme le cinéma est une industrie qui a produit cet appareil. C’est un photographe, - amateur, professionnel, peu importe - qui l’utilise. Et les photographies qui en résultent ont une destination, qu’elle soit privée ou publique.

19La variété des combinaisons est infinie, comme l’histoire de la photographie que retrace le musée Nicéphore Niépce et la technique sera analysée sous ce prisme. Suivant le photographe et l’objectif recherché, l’appareil ne délivrera pas les mêmes photographies. Le reflex Nikon des années 1970, utilisé par Jean-François Bauret pour ses photographies de mode en studio à l’aide d’éclairages soignés, donnera des clichés destinés à être reproduits dans des catalogues de vente. Le même appareil dans les mains d’un amateur aidera à saisir des évènements familiaux pour l’album privé ou la projection de diapositives. Il autorisera aussi ou peut-être ce même amateur à réaliser des clichés à la manière d’un Doisneau, d’un Plossu ou… d’un Bauret. Seul, un appareil de prise de vue ne dit rien et nos prédécesseurs se sont toujours bien gardés d’envisager la collection technique en fétichistes.

L’auteur au musée Nicéphore Niépce

24Pour enrichir les collections, le musée Nicéphore Niépce accompagne des photographes sur le long terme, seul moyen de comprendre l’évolution de son approche au réel par l’intermédiaire de la technique. En acquérant des séries successives d’un même auteur, le musée sera à même d’analyser son rapport au médium, au matériel employé et ses relations avec la société.

25En concertation avec son service des publics, le musée organise des résidences artistiques auprès de publics empêchés ou peu familiers de la visite des musées. Le musée Nicéphore Niépce intègre ensuite régulièrement à ses collections les productions réalisées par les artistes durant leur séjour : dans le cadre de ces commandes, les photographes sont amenés à remettre en cause leurs pratiques ou tout du moins les questionnent et produisent des images photographiques issues de ce questionnement.

26Bien entendu, le musée s’autorise à compléter ce suivi au long cours par des acquisitions ponctuelles auprès de photographes qui apportent une réflexion exemplaire sur la pratique photographique passée ou contemporaine.

Quid de l’inventeur ?

28D’autres encore, confrontés à la collection, ne la comprennent pas : trop de courant artistiques, trop de périodes, trop de techniques, trop de photographies « banales » ; en un mot trop de diversité et de complexité. Il est vrai que le grand écart est souvent périlleux : la collection peut être appréhendée de tant de point de vue à la fois. Pour s’y retrouver, certains désireraient pouvoir considérer la collection comme achevée afin de se concentrer sur un ou deux aspects, les primitifs chalonnais et l’inventeur, par exemple.

29Le débat n’est pas nouveau. Il était déjà reproché à Paul Jay une accumulation désordonnée, une programmation erratique, un fil rouge par trop intuitif voire inexistant. François Cheval, le deuxième directeur de l’institution, ne fut pas à l’abri de ces reproches quand bien même l’assise théorique qu’il apporta, combinée à sa politique d’acquisitions et sa programmation, ont participé à redonner une cohérence d’ensemble et à établir une identité reconnue au musée.

30Quant à l’inventeur, il ne fut jamais oublié, malgré cette apparente et fallacieuse confusion. Au contraire. Paul Jay fit de l’interprétation des travaux de Nicéphore Niépce la pierre angulaire de sa manière de concevoir la photographie et la collection. Ses deux ouvrages principaux, Les Conserves de Nicéphore (Jay 1992) et Genèse d’une invention (Jay 1988) exposent de manière explicite la dualité quasi mystique contenue dans le photographique dès son invention. Dans L’Épreuve du musée, François Cheval (2002) résume ainsi la vision de Paul Jay :

« Le musée Nicéphore Niépce doit témoigner de l’ambiguïté ontologique qui procéderait de la photographie. La vie de Niépce n’en est pas qu’une simple illustration, elle en est exemplaire. Les éléments constitutifs de l’invention et les circonstances de la vie de l’inventeur sont passées au crible de l’observation étymologique et de l’histoire des religions. (…) La photographie instruit une expérience individuelle de salut. » Puis « L’Invention de Niépce exalte la volonté de l’homme et sa capacité à féconder l’univers, dans la souffrance. »

32La dialectique et le rapport aux textes anciens, le salut par la photographie tels qu’envisagés par Paul Jay seront contrebalancés par l’approche moins empirique de son successeur. Il s’agira d’organiser des programmes de recherches rassemblant historiens de l’art, historiens de la photographie, chimistes, physiciens, conservateurs au cœur de la collection dont la pierre angulaire sera l’inventeur. Les artefacts de Niépce seront analysés au niveau moléculaire. Sa correspondance, où qu’elle soit conservée, sera retranscrite, de manière uniforme et cohérente. On retrouvera les sources des gravures utilisées par Niépce. On déterminera ses réseaux scientifiques et géographiques. Et surtout, l’intégralité des résultats du programme sera mise à disposition de tous, du grand public à la communauté scientifique grâce à Internet. Le site archivesniepce.com sera un lieu de vulgarisation, de mise à disposition, de contextualisation et d’analyses. Comme pour les auteurs contemporains, Niépce sera examiné à l’aune de son rapport à la technique et aux contextes historique, social, économique dans lesquels il évoluait.

33La leçon de Nicéphore Niépce sera retenue. Malgré les efforts de Daguerre pour faire de la photographie un objet précieux et unique, la diffusion était au cœur de l’ambition de Niépce. Les principes qu’il détermina et les techniques qu’il utilisa pour réaliser des copies de gravures seront ceux repris par les imprimeurs pour la mise au point de l’héliogravure ou encore ceux utilisés pour produire les premiers circuits imprimés. Les liens photographie / imprimé ainsi que l’avènement du numérique sont inhérents à l’invention et justifient les efforts du musée Nicéphore Niépce dans ces deux voies tant pour ses acquisitions que pour sa programmation.

Tous photographes ?

34La nature des visiteurs du musée Nicéphore Niépce est diverse : anonyme désirant tromper son ennui ou simple curieux, amateur de techniques, collectionneur, esthète en quête de délectation visuelle, photographe professionnel... Mais un point commun entre eux tous : le numérique a fait de tout possesseur de smartphone un photographe en puissance. Les nouvelles technologies achèvent la démocratisation de la photographie.

35Dès lors, l’entreprise muséale devient périlleuse : quel rôle pour un musée de la Photographie alors même que ses visiteurs pratiquent tous la photographie à des degrés divers, croisent chaque jour des photographies sur les affiches, les journaux et les magazines, les devantures de magasins, les bâches des camions, leurs écrans ?

36Confronter le visiteur à la matérialité des objets est un poncif, mais un poncif essentiel. La confrontation aux originaux en est un autre, mais dans un musée de la Photographie, la question de l’original reste douteuse pour beaucoup voire incompréhensible : d’un négatif, il est en théorie possible de produire un nombre infini de tirages, à n’importe quel moment. Et désormais il en serait de même avec un fichier. Ou pas. Les photographies produites aujourd’hui, qui restent pour la plupart virtuelles, se disséminent autant voire plus et plus vite qu’à l’époque de l’argentique ; c’est d’ailleurs leur destinée, le ce pourquoi elles sont prises, « conçues » pourrait-on dire.

37Le musée Nicéphore Niépce pourrait faire le choix de s’extraire des images croisées au quotidien et de s’affranchir de la question du « tous photographes ». Après tout, un musée est traditionnellement un lieu d’excellence et d’esthétique, un lieu où l’on vient chercher modèle. Il serait possible de décliner le musée Nicéphore Niépce dans cette conception historique voire historicisante : de belles photographies bien tirées sur de beaux papiers et accrochées aux cimaises dans de beaux cadres, de beaux appareils emblématiques dans de belles vitrines… Les yeux éblouis par tant de beauté, le visiteur sortirait du musée comblé et satisfait… pour être aussitôt rattrapé par l’environnement iconographique du monde moderne. Mais serait-il en mesure alors de comprendre le lien entre les choses ?

La question des volumes : comment conserver ? Comment exposer ? Comment diffuser ?

39Dès 1975, le musée Nicéphore Niépce fait face à la réalité constitutive de la photographie : quantité apparemment infinie, multiplicité des supports, fragilité de certains matériaux, classements préexistants des fonds qui lui parviennent, hétérogénéité des formats… En 1975, les matériaux de conservation spécifiques à la photographie n’existent pas encore et le musée partage le 28 quai des Messageries avec Europhot qui expose de la photographie contemporaine. Les espaces de réserves manquent, et ce alors que les premières acquisitions affluent en grand nombre.

40Les solutions seront rationnelles et, si elles ont relevé parfois du bricolage, efficaces. Paul Jay convaincra la municipalité de racheter peu à peu des espaces contiguës au corps principal du bâtiment. Europhot quittera Chalon-sur-Saône et les collections seront organisées peu à peu dans huit réserves. L’une d’entre elle sera dédiée au matériel technique, une autre au fonds Combier. Pour le reste, les phototypes seront organisés par technique, par format et numéro d’inventaire.

41Au fil des années, le service inventaire s’adaptera naturellement à la notion de quantité. Il ne sera plus justifié d’appliquer à la lettre toutes les recommandations des restaurateurs pour tous les supports (pochettes quatre rabats en papier neutre, tirages moyens formats sous passe-partout etc., celles-ci évoluant avec le temps). Le coût des matériaux et l’augmentation mécanique des volumes une fois les collections conditionnées justifient l’abandon de leurs préconisations parfois exagérées pour des conditionnements plus légers, transparents (permettant par exemple d’améliorer la consultation sans sortir l’objet de sa pochette), et aussi moins onéreux.

42Dès l’origine du musée, la consultation des collections acquises sera facilitée par l’intégration d’un laboratoire argentique : réalisant les tirages d’exposition et accompagnant les artistes en résidence, le laboratoire jouera un rôle prépondérant dans l’accès aux photographies. Dès 1972, Paul Jay souhaite doter le musée d’une photothèque, accessible à tous, en complément des expositions et du parcours permanent. Favoriser la visibilité des collections tout en garantissant leur bonne conservation sera une de ses priorités. Le musée Nicéphore Niépce écumera au fil du temps et de l’évolution des techniques toutes les méthodes possibles pour dupliquer les originaux, en particulier les négatifs : tirages contact, diapositives, agrandissements, captation vidéo sur table lumineuse pour consultation sur cassette (Charles 2007) etc., jusqu’à l’avènement du numérique et la normalisation des outils de captation.

45Depuis 1999 que la numérisation a débuté, depuis 2003 que l’informatisation de l’inventaire est lancée, le musée Nicéphore Niépce dispose de 600 000 notices informatisées, dont plus de 150 000 d’entre elles avec visuels (au moins un visuel haute définition pour chacun, jusqu’à 360 vues pour l’appareil de Niépce). Les chiffres des biens conservés et ceux du patrimoine secondaire (duplicatas argentiques et numériques des collections, vues des salles d’exposition, documentation numérisée, dossiers d’œuvres) peuvent donner le vertige. Face à ces quantités, comment rendre compte auprès du public de la volumétrie, de la complexité et de la diversité du photographique ?

46Ces vingt dernières années, le musée Nicéphore Niépce a conçu plusieurs dispositifs numériques dans ses salles permanentes, au sein des expositions temporaires et sur Internet pour confronter les visiteurs à cette complexité (Besson 2018). Ce qui caractérise la plupart de ces dispositifs est la volonté de pré-organiser les collections tout en donnant aux visiteurs les outils pour construire leur propre parcours virtuel.

47Corpus, autrefois placé dans le parcours permanent, et Dublin Core Image Mixer (Besson 2007), base de données en ligne, tentaient de rendre compte de la question du nombre. Le visiteur / internaute avait accès à de vastes ensembles issus des collections du musée : les 1 700 photographies de la collection de Bernard Lamarche-Vadel pour Corpus, les 25 000 photographies représentatives de la diversité des collections Dublin Core Image Mixer. Face à cette « masse », le visiteur / internaute disposait de nombreux outils pour explorer : mots clés iconographiques, auteurs, techniques, niveaux de gris moyen, algorithmes de reconnaissance de forme. Selon la combinaison des critères, les ensembles se redéployaient devant le visiteur/internaute, autorisant une consultation inédite et originale, reposant sur ses seuls choix.

49Exploration Photographique sera le dernier avatar en date de ce type de dispositifs au musée Nicéphore Niépce. À l’origine de : Exploration Photographique, le musée Nicéphore Niépce et son service inventaire, deux laboratoires de recherche (issu du CNAM et de l’IGN) spécialisés dans les algorithmes de reconnaissance automatique d’image et On-Situ, une entreprise spécialisée dans les dispositifs de médiation se sont groupés autour de Nicéphore Cité pour répondre à un appel à projet de l’Agence Nationale pour la Recherche. Fruit de cette collaboration, POEME fut présenté en 2016 à Paris Photo. Il autorisait la consultation de l’intégralité de la collection numérisée du musée, dans un espace immersif couplé à une dalle tactile. Les recherches combinaient l’exploitation des notices descriptives produites par le musée aux algorithmes du CNAM et de l’IGN. Installé fin 2021 dans la première salle du parcours permanent avec le même dispositif technique (écran panoramique, dalle tactile) que POEME, Exploration Photographique sera alimenté en temps réel par les notices et les numérisations produites par le musée et permettra deux modes de consultation :

• La recherche couplée algorithme / mots-clés de POEME qui laissera le visiteur libre d’appréhender la collection selon ses intuitions, ses propres connaissances ou ses goûts. Il pourra explorer la collection de proche en proche, au « hasard » des combinaisons de recherche. Ou il ira au contraire droit au but, en sachant à l’avance ce qu’il veut voir, au risque d’être déçu de ne pas trouver exactement ce qu’il attend.

• A contrario, l’autre mode de consultation, s’il semble moins « libre » pour le visiteur, donnera accès aux mêmes contenus mais « ordonnés ». Les sections de la salle d’exposition où Exploration Photographique est installé correspondront aux points d’entrée de l’exploration virtuelle de la collection. Pour une section, les notices des objets présentés en salle seront accessibles, celles des artefacts en lien avec ceux-ci ou ceux des accrochages précédents également. De rebond en rebond, d’autres contenus éditorialisés par le musée seront accessibles si le visiteur souhaite explorer plus avant.

50Pour le musée Nicéphore Niépce, ces dispositifs ne sont que des outils. Ils rendent compte du nombre et de la diversité. Ils affichent l’exhaustivité tout en l’ordonnant. Volontairement spectaculaires dans la forme, ils encouragent la prise en main collective, donc le dialogue et l’échange, entre les collections et les visiteurs, entre les visiteurs, entre les objets des collections. Accessoirement, ils donnent accès aux collections en préservant les originaux. Surtout, ils créent des situations.

51La visite du musée et l’utilisation des outils numériques offrent et doivent offrir aux visiteurs une respiration. Les dispositifs interrompent le flux des images photographiques car les visiteurs peuvent véritablement choisir ce qu’ils regardent, choisir d’accéder aux données complémentaires, et bien entendu choisir de ne pas utiliser l’outil.

52Inventer des dispositifs de consultation et de médiation avec les outils numériques est pour le musée Nicéphore Niépce la suite logique des réflexions qu’il porte sur lui-même depuis son origine : la nature de ses collections, celle de ses expositions, celle de sa médiation. L’opposition argentique et numérique, qui ne fut jamais un sujet pour nous, est désormais caduque. L’un nourrit l’autre quand l’autre valorise l’un. Et inversement. Le fonctionnement de l’institution qui aurait pu être bouleversé par les modifications technologiques subies par le medium objet de son étude est au contraire conforté dans sa politique d’acquisitions exhaustives poursuivies jusqu’ici. Le rapport distancié à la technique, à l’esthétique, aux préoccupations à la mode s’avère salutaire.

Conclusion

53Les débats sur la nature et le fonctionnement du musée Nicéphore Niépce durent depuis sa création et les directeurs successifs de l’institution se sont bien gardés d’y participer. La richesse des collections du musée Nicéphore Niépce et les principes qui ont présidé à leur élaboration autorisent une réflexion globale et permettent de se dégager des polémiques ponctuelles et souvent stériles. En interrogeant la nature du médium, en s’interrogeant sur la nature même du médium et sur son rôle dans la société depuis son invention jusqu’à aujourd’hui, le musée Nicéphore Niépce s’affranchit de l’importance des changements technologiques touchant actuellement son objet d’étude, que ce soit pour ses acquisitions ou pour sa programmation. La transition rapide vers le numérique qui entraine la disparition progressive de l’argentique procède selon nous de la même logique que celle qui avait présidé à l’abandon du négatif au collodion pour le négatif au gélatino-bromure d’argent, du négatif sur verre au bénéfice du négatif sur support souple ou du succès considérable des films couleurs dans les années 1960 qui avait provoqué l’abandon progressif du noir et blanc.

54La singularité du musée Nicéphore Niépce est de vivre lui-même en temps réel les évolutions et les bouleversements de la photographie dans le cadre de ses propres activités et de les faire partager au public. Le musée a accompagné tous les changements technologiques de la photographie ; la transition vers le numérique n’étant que le dernier avatar de ses mutations successives : en investissant lui-même dans le numérique (duplication des collections, mises en ligne, dispositifs de médiation, réseaux sociaux), le musée Nicéphore Niépce reste au cœur des tensions producteur d’images photographiques / technique photographique / diffusion des photographies.