1Fondamentalement, un geste technique peut être défini comme une action physique ayant une finalité pratique et utile. Il vise la bonne réalisation de la tâche dans un souci d’efficacité. Néanmoins, ce geste est également une part de temps, d’énergie humaine et de don de soi. Un soupçon de nostalgie, une bonne dose de mémoire et d’affiliation identitaire en sont également des éléments constitutifs. C’est même parfois un rituel, presque magique. Des études ethnologiques d’Yvonne Verdier (Verdier, 1979) et de Luce Giard (Giard 1980) aux récits sociologiques de Jean-Claude Kaufmann (Kaufmann 2005), en passant par les expérimentations d’Hervé This (This 2002) en chimie moléculaire ou encore les travaux de Nicolas Nova sur les rituels curieux (Nova 2012), les recherches mettent en exergue la réalité opérante de ces gestes culinaires singuliers pratiqués majoritairement par des femmes. Ces habitudes, comme tourner la mayonnaise dans un seul sens par exemple, font partie de nos patrimoines culturels, familiaux et culinaires. Transmis contre toute raison scientifique, ces gestes remplis d’affects persistent et résistent dans les cuisines malgré les études scientifiques qui ont cherché à rationaliser et professionnaliser ces gestes.

2L’industrialisation des objets et la mécanisation des tâches du quotidien ont quant à elles peu à peu remplacées l’énergie musculaire par l’énergie mécanique puis électrique. Une grande diversité d’outils nouveaux prend place dans la cuisine : certains prolongent la main ou l’imitent (le fouet, le presse-purée…), d’autres imaginent des mouvements nouveaux (moulin à légumes…) ou éliminent même tout geste autre que le pressage d’un bouton (robots…). L’impact et les interrelations entre les usagères et ces objets sont autant de rapports, parfois libérateurs, à la pratique culinaire.

5L’expérimentation de captation du geste que nous proposons, si elle s’inscrit méthodologiquement et techniquement dans la lignée de ces travaux, diffère quant à l’usage du numérique, mais surtout quant à leurs objectifs, leurs portées. Si l’approche proposée dans l’étude en cours réside aussi dans la captation du mouvement, elle n’a pas pour objectif de définir un geste médian ou de proposer un geste idéal. L’utilisation d’outils numériques pour décortiquer et appréhender le geste permet un déplacement du regard, de l’objet et du sujet d’étude. Concrètement, il ne s’agit pas ici d’un travail autour du geste reconstitué en laboratoire où des capteurs disposés sur le sujet matérialisent le mouvement. Au contraire, le travail de recherche et d’analyse s’effectue sur des archives filmées in vivo et in situ la plupart du temps : le traitement des images permet donc de focaliser l’attention sur le geste et non plus seulement sur un mouvement. Le geste produit est réalisé dans son contexte et préférablement non reconstitué, ce qui préserve son authenticité. Enfin, la nature même des sources utilisées autorise une réflexion sur la dimension immatérielle du geste et l’importance de les conserver sous une forme visuelle alternative.

6Cette étude interdisciplinaire franco-québécoise, née d’une collaboration scientifique entre l’art et l’histoire des techniques, a pour objectif de proposer une approche nouvelle et complémentaire dans la méthodologie d’appréhension des gestes culinaires, en prenant en compte leurs épaisseurs tant culturelles qu’historiques. Il s’agit également de mettre en lumière les premières étapes d’un processus méthodologique visant la cartographie des gestes techniques, outil qui nous semble pertinent pour étudier, comprendre, identifier et sauvegarder un patrimoine immatériel, la mémoire des gestes culinaires. C’est donc animé par le geste technique culinaire (Garçon 2015), comme celui qui pétrit une pâte ou qui écrase les pommes de terre en purée que se sont tissés les fondements de cette étude exploratoire (fig.2). Elle vise l’utilisation combinée d’une information quantitative sur le mouvement et ses caractéristiques objectives spatio-temporelles, et l’utilisation d’une information qualitative et subjective, humaine, de l’ordre du vécu. L’objectif est également de replacer le corps au centre de l’étude technique, artistique et historique du geste culinaire afin de l’appréhender dans son entièreté. À travers ce positionnement de recherche, ce sont les premières intuitions, analyses et cadrages méthodologiques que nous livrons. La situation sanitaire a en effet fortement impacté le calendrier de travail du projet en imposant une collaboration exclusivement à distance.

Positionnement scientifique : étudier les corps à corps quotidiens aux objets en cuisine

8Historiens, ethnologues et anthropologues ont cherché à capter ce geste (Bouillou et alii 2017). André Leroi-Gourhan (Leroi-Gourhan 1965) soulignait déjà que « l’outil n’est réellement que dans le geste qui le rend techniquement efficace » (Leroi-Gourhan 1965 : 35). Bien souvent, c’est le geste de l’artisan qui est étudié comme, par exemple, dans ce cycle de séminaires intitulé « Pour une histoire du geste technique : valeur sociale et culturelle des savoir-faire artisanaux et artistiques aux époques préindustrielles » (2014-2018), coordonné par Jean-Marie Guillouët, à l’Université de Nantes, qui s’est attaché davantage à l’étude du geste artisanal.

10Véritable acte de penser du corps, ce geste dont l’intention se trouve a posteriori et non a priori, est en quelque sorte une boucle, un tour car il est, comme le rappelle Michel Guérin dans Philosophie du geste (Guerin, 1995), à la fois final et initial dans sa dimension ontologique. Il se suffit donc à lui-même. Le geste, c’est donc avant tout un acte vivant. Le philosophe définit principalement quatre gestes : faire autrement la technique, le façonnement du quotidien ; écrire, qu’il qualifie de geste renversé ou révolté, car son but n’est pas la matière mais le détachement des signes qui vont revenir à l’individu par la lecture ; danser, qui selon lui est le geste dans toute sa pureté ; et donner, geste de transmission à la fois matériel et immatériel. La démarche que nous entreprenons ici propose également de combiner les gestes : le faire, permet le don de connaissance, le mouvement s’articule dans une danse, captée et transmise par une écriture numérique offerte par l’artiste à la lecture et l’analyse notamment de l’historien des techniques. C’est cette transmutation qui révèle toute la complexité et génère une grande portée de sens dans une approche pluridisciplinaire.

12Pour Marey, donner vie au mouvement, c’est enregistrer la trace qu’il produit. Son acharnement et son investissement dans la création de ses appareils visent cet objectif : le pneumographe permet de transcrire les mouvements de la respiration ; le sphygmographe autorise la captation des mouvements du pouls ; le chronophotographe rend possible la restitution des mouvements du corps. Néanmoins, à la lecture de ses écrits, on comprend que Marey s’intéresse moins au mobile (qui relève davantage de la culture du cinéma) qu’à l’apparence du mouvement, au tracé de ce mouvement, à son rendu immobile. Ainsi ces tracés ne gardent-ils qu’une épure pour extraire des images un spécimen universel, un prototype de mouvement biologique, ensuite décomposé, analysé. C’est une méthode de maitrise du temps, de l’énergie vitale. En travaillant ainsi, Marey réussit par la forme à ne pas trahir le fond (le mouvement intentionné) et à restituer quelque chose de vivant (fig.3). Ce rendu graphique intègre entièrement la composante temporelle et en permet la perception. Le lecteur/percepteur devient en quelque sorte lui-aussi acteur du mouvement.

14À travers ces préceptes théoriques et pratiques au cœur d’une démarche historique et artistique, nous proposerons une mémoire, une temporalisation et une spatialisation du geste. Cette analyse technique et esthétique de l’image permettra d’une part de mettre en valeur des archives des gestes quotidiens par leur traduction cartographique. Elle révèlera d’autre part, leurs teneurs heuristiques, notamment par une meilleure connaissance du geste et la prise en compte du rapport usager/machine, mais également par leurs valeurs patrimoniales dans leur évolution à travers le temps et dans la possibilité de conserver et transmettre un patrimoine immatériel.

Prototypages méthodologiques : mettre au point la captation des gestes culinaires

15Dans le cadre de cette étude visant une méthode efficace de cartographie de gestes respectant leur intégrité tout en révélant leur intérêt, la démarche s’est concrétisée par différentes étapes de production à l’aide de moyens techniques distincts, permettant différentes traductions visuelles. L’identification des sources exploitables et les techniques numériques à utiliser pour le traitement des données se sont avérées des enjeux particulièrement importants dans l’atteinte du prototype actuel. C’est par l’agencement de la matière première tirée du vivant, de la captation de ses données et de la lisibilité de leurs transcriptions que peut émerger le sens, la portée. Cette alliance de composantes est la condition de l’étude. Elle constitue le fil conducteur méthodologique du projet depuis ses premières démonstrations. Deux phases principales ont été conduites au préalable, permettant des avancées significatives et aboutissant au stade exploratoire le plus récent. Les premières ont en commun un matériau vidéographique constitué de gestes d'aujourd'hui et la mise au point d’outils pour définir la trace d'un moment précis comme témoin d'une époque. Ces deux phases ont rendu possible la réalisation de cartographies de gestes issues de vidéos contemporaines de préparation de plats tournées spécialement pour l’étude dans les cuisines de femmes, et soigneusement sélectionnées pour leurs capacités à rendre visibles des gestes non précisés dans les recettes. Ces gestes filmés dans l’espace domestique intime révèlent les menus secrets d’exécution enracinés dans la tradition orale, familiale ou régionale, mettant en évidence un intérêt distinctif (Giard, Mayol 1994). La phase actuelle s’intéresse davantage à la cartographie de gestes tirée d’archives et vise l’optimisation et la justesse de la traduction du matériau plus ancien. Elle permettra la mise en relation spatio-temporelle des résultats.

16Dans la phase primaire centrée sur des actions mettant déjà en évidence le don de soi et la particularité des gestes effectués, la méthode abordait le suivi de mouvement manuellement, de manière plus traditionnelle. Les résultats étaient obtenus grâce à un procédé de saisie du geste inspiré de la rotoscopie qui consiste à produire une animation image par image, en suivant et retranscrivant les mouvements de références vidéographiques. Respectant la source, les gestes de chacune des mains étaient alors mis en évidence sous forme de trajectoires, elles aussi en deux dimensions (fig.4). Cette méthode offrant de nouvelles conditions de visibilité aux gestes, agissait telle une protection et les mettait à l'abri d'une altération, les soustrayant à la destruction et à l'oubli. Permettant de redonner une valeur aux gestes traités, des œuvres ont été produites en révélant leur complexité et leur intérêt. Cette traduction au riche potentiel de sens a marqué le point de départ de cette étude. C’est aussi à ce stade que les cartographies ont fait l’objet de leurs premières tentatives de spatialisation. Il était possible de simuler leur présence en trois dimensions par une projection dans un espace réel. Toutefois, cette traduction tridimensionnelle présentait des déformations et dérogeait au geste d’origine. Bien que la représentation libérât sa sensibilité, sa justesse était compromise. La réalisation fastidieuse associée au dessin animé traditionnel rendait aussi la méthode inadaptée à ce projet, nécessitant de nombreuses transcriptions.

17Dans une volonté d’optimisation, une deuxième méthode a été ensuite testée (fig.5). Les visées poursuivies tentaient d’une part d’améliorer la rapidité de la technique employée pour la saisie du geste. D’autre part, la traduction tridimensionnelle devait être développée pour en obtenir plus de justesse. Un dispositif de captation à l’aide de caméras filmant les plans de dessus et de face ou de profil de l’action a ainsi été pensé. Ce prototype méthodologique permettait l’appréhension de la profondeur en reconstituant les gestes dans l’espace et assurait la correspondance des coordonnées dans les différents axes tridimensionnels. De ce principe de spatialisation, des explorations synchrones sous la forme d’une performance artistique ont permis de tester et d’approfondir la traduction dans l’espace. À partir de gestes filmés pour cette occasion et présentés dans une vidéo projetée, la cartographie était alors constituée en temps réel par des gestes imités par l’artiste, qui étaient enregistrés par une combinaison de captures de mouvements. Pendant l’événement, le suivi se traduisait en deux dimensions, superposé à la vidéo, créant ainsi une sorte de décalcomanie en direct. En définitive, il était donné de voir la cartographie complète en trois dimensions, seule trace conservée et projetée de ces gestes éphémères. Cette technologie de captation synchrone permettait de rendre le geste produit par une traduction simultanée. Bien que cette méthode ait des limites quant à la justesse de la captation, elle offrait une plus grande rapidité d’exécution.

18L’exploration grâce à ces outils novateurs de collectes de données étant concluante, elle devrait permettre de travailler à partir de gestes actuels pouvant être reproduits en temps réel ou différé. Il était désormais possible de cartographier les gestes tels des sujets dans une relation significative avec leur environnement, en présentant non seulement les actions, mais un espace vécu. Ces dernières procédures techniques autorisaient aussi la reconstitution de certains mouvements issus d’archives altérées par le temps ou dans lesquelles les gestes étaient moins visibles. Une mise en relation spatio-temporelle devenait alors possible par le processus efficace de captation. En plus de conserver les actions, il dégageait toute leur poésie. Toutefois, l’intégrité du geste passé était compromise par le processus d’imitation intrinsèque à cette méthode. La reconstitution occasionnait un décalage inévitable et manquait de justesse. Dans une volonté d’archiver le patrimoine immatériel avec la plus grande authenticité possible, il était nécessaire d’explorer des modes de captation du mouvement plus directs, éliminant le plus possible l’intermédiaire de la reproduction, favorisant le respect des archives étudiées.

20La phase suivante du processus valide les données brutes extraites et ajuste les trajectoires dans l’espace par le biais d’un logiciel 3D. Ces informations mises au point transitent vers la phase finale qui détermine les conditions de visibilité. Elle traduit les données et crée les trajectoires. L’ensemble des coordonnées répertoriées des sphères du squelette filaire sont alors déplacées dans un moteur de jeu vidéo. C’est par ce type de système de simulation en temps réel que le potentiel d’exploration de transcription sous une forme visuelle nous semble actuellement la plus efficace. Sa fluidité facilite l’exploration très variée d’effets visuels et d’animation de particules. Nous obtenons alors différents résultats de tracés nous permettant de faire des choix esthétiques éclairés afin de valoriser le sujet. Selon le type d’archives retenu et les gestes qui y sont effectués, le lieu dans lequel l’action se déroule, le contexte historique et les outils utilisés, nous choisirons de mettre l’emphase sur au moins une particularité qui nous paraîtra davantage signifiante. Toujours en plaçant le corps au cœur de cette démarche, l’emphase pourra être portée sur une caractéristique du geste posé, présentant toute sa singularité. Son évolution dans le temps et les objets manipulés seront aussi des facteurs déterminant de l’esthétisme choisi et influenceront l’aspect visuel du tracé et les composantes du contexte dans lequel il sera présenté. La mise en relation de cartographies de gestes anciens et actuels sera également considérée pour son potentiel d’un point de vue historique et symbolique. Dans une prochaine étape du projet, la dimension sonore accompagnant le geste pourra également retenir notre attention et compléter les traductions en ajoutant un ancrage au réel, tout en permettant de solliciter la mémoire et d’évoquer plus de subjectivité.

21Grâce à la méthode de développement actuelle, nous sommes dorénavant en mesure de tester plus activement différents types d’archives. Nous donnons à traiter au logiciel des documents vidéographiques aux caractéristiques variées afin de lui permettre de s’autoréguler. Le générateur capte et emmagasine des données par une rétroaction interne, lui permettant de discriminer les éléments souhaités de manière toujours plus automatisée. Les matériaux à l’étude sont toujours centrés sur l’action en cours, soit le geste produit et son contexte. Ils prennent aussi en compte l’objet ou l’utilisateur à travers le choix des sujets. L’intérêt réside dans la persistance du geste, mais aussi dans son évolution spatio-temporelle. Les éléments porteurs de sens sont donc déjà présents dans la sélection des archives. Souhaitant en relever les particularités et les ressemblances, la mise en relation se fait dès cette étape fondamentale. Elles doivent comporter certaines caractéristiques qui permettront le bon fonctionnement du processus technique. Une combinaison de facteurs nous permettra de sélectionner la matière première. Le plus crucial est l’accès à l’intégralité du geste pour en faire une cartographie significative. L’analyse des données est aussi facilitée par une archive de qualité qui aura la meilleure résolution possible, en l’absence idéale de grain et aux contrastes bien présents. Plus la qualité est altérée, moins le système d’extraction s’automatisera. Il génère alors un tracé beaucoup moins stable qui devra être soigneusement lissé pour obtenir plus de justesse. Il est toutefois possible de rectifier manuellement l’analyse, ce qui rend le processus beaucoup plus long, mais qui n’est pas une barrière en soit. Un autre facteur facilitant est la visibilité des mains. Bien que l’intelligence artificielle relève le défi d’en comprendre la structure malgré leurs superpositions fréquentes, les occlusions des doigts, les tremblements et le manque de contrastes, elles doivent toutefois être détectées. Le corps en mouvement ou le cadrage les rend parfois invisibles, ce qui nécessite une interprétation et une interpolation dans le temps et l’espace pour obtenir une bonne continuité. Le cadrage des mains favorisera aussi la précision à la prédiction du modèle. De plus, une quantité réduite de points de vue de caméra facilitera l’analyse des données. Elles pourront par la suite être repositionnées, réorientées et mises à l’échelle.

22À travers la progression de nos explorations, nous constituerons un répertoire de traductions visuelles de ce patrimoine immatériel permettant de juxtaposer et de comparer des cartographies de gestes culinaires, d’en révéler la complexité, les similitudes et les distinctions ainsi que les adaptations et les mutations. C’est ainsi en visant l’amélioration de cette méthode développée davantage de façon automatisée et permettant la compréhension et l’interprétation du mouvement que nous pouvons approfondir la cartographie des gestes d’archives.

Conclusion / Perspectives de la recherche

23Ce projet est d'un intérêt majeur pour l'histoire des techniques et le patrimoine ethnologique immatériel, transposable notamment pour l'étude du geste technique en histoire du monde domestique et de l'industrie. Il permet également l'avancement d'une pratique singulière en arts visuels, présentant la charge d’affects des gestes, de leur caractère éphémère et de leur importance. Ceux-ci permettent la compréhension de l’humain par la représentation concrète de son intangibilité. La considération des dimensions spatiales, visuelles et sonores et de leur potentiel évocateur pour chaque situation traitée donnera lieu à des œuvres qui pourront prendre différentes formes. Des installations numériques, des vidéos ou des images photographiques et dessinées en sont des déclinaisons possibles. Elles mettront en lumière les éléments significatifs issus des différents contextes analysés. Ces traductions valoriseront la mémoire et l’émergence de sens.

24Quant au moyen technique utilisé pour la préservation du geste culinaire, l’emploi actuel de l’intelligence artificielle dans son analyse permet à la communauté de chercheurs de se développer par l’utilisation créative de ses dispositifs, stimulant de nouvelles expertises. L’interrelation et la porosité des disciplines déploient les champs de mise en application, optimisent les outils, mais surtout explorent de façon évolutive un potentiel inédit du mouvement au cœur de cette étude. La méthodologie proposée renverse le processus de saisie et de traitement des données. En plus de rendre tangible les algorithmes, elle révèle leur pouvoir de transformation et détourne le but premier de l’existence même de cette technologie. Elle en inverse les fondements. Conçue à l’origine pour objectiver le mouvement, lui donner une valeur quantitative afin de le comprendre, l’optimiser et même le standardiser, elle répond ici à notre objectif qui est tout autre. Elle donne au geste une valeur qualitative riche et subjective. Les outils pouvant capter avec une justesse variable les tours de mains présentés dans des supports vidéographiques tant anciens que récents, présentent plutôt un geste évocateur de l’ordre de la nostalgie. Les transmutations offrent une métamorphose, un déplacement qui placent le corps au centre de nos pratiques et permettent d’évoquer la puissance du geste. La méthode mise à l’épreuve est pertinente pour la cartographie technique comme pour l’étude et la sauvegarde d’une mémoire des gestes culinaires. La conservation sous cette forme visuelle de ce patrimoine immatériel toujours en construction offre la possibilité de mettre en relation son évolution dans le temps et dans l’espace, lui restituant toute son humanité. Pour rendre plus opérante cette approche nous avons sélectionné un corpus d’archives de gestes de fabrication du pain et de fromage dont deux particularités principales nous semblent pertinentes pour une exploitation efficiente. La dimension vivante, les ferments actifs, dans ces produits tout d’abord. Ils nécessitent tous deux un savoir-faire précis dans le respect de leurs ingrédients. Les précautions à prendre lors de leur manipulation et tout le soin qui doit y être apporté nous semblent prometteurs. L’industrialisation de la fabrication de ces produits nous intéressera ensuite. Ces gestes pour nourrir ont cette particularité d’être si nécessaires qu’ils ont fait l’objet d’une mécanisation et d’une standardisation qui mérite d’être étudiée. C’est par la matière vivante, soigneusement manipulée, que se perpétue l’existence humaine et c’est à travers l’évolution spatio-temporelle de ces processus de fabrication que nous pourrons mettre en lumière les différences et les similitudes des gestes qui en sont le fondement, mais également livrer les premiers éléments complets d’une approche poïétique (Passeron 1994) qui cherche à tendre vers la mise en place d’une cartographie mémorielle du geste technique culinaire et d’en dévoiler sa singularité et sa charge symbolique.