1Toutes les boissons alcoolisées d’hier et d’aujourd’hui sont issues de trois procédés de fabrication distincts ou complémentaires : la fermentation, la distillation et la macération. Parmi ces trois procédés, la distillation constitue la technique qui fait le plus appel à l’ingéniosité humaine.

2Tout d’abord, il faut cueillir des fruits bien mûrs qui sont ensuite préparés pour la fermentation. Celle-ci dure entre deux et huit semaines. Les fruits sont placés dans un tonneau bouché hermétiquement. La qualité de l’eau-de-vie dépend de celle des fruits distillés, notamment de leur teneur en sucre. Le climat qui règne pendant la période de maturation des fruits est aussi un facteur déterminant. Ainsi, les années sèches donnent une récolte moins abondante, mais un produit supérieur. De la réussite du procédé de fermentation dépend la qualité de la distillation. Celle-ci s’opère dans un alambic. Le procédé de distillation est simple : il consiste à chauffer un mélange de fruits fermentés dans la cucurbite, habituellement appelée chaudière ou chaudron, qu’on place au-dessus du foyer.

3À partir du sommet (chapiteau), la vapeur alcoolique s’échappe à travers un tuyau prolongé par un serpentin plongé dans une cuve remplie d’eau froide. La vapeur est alors condensée et recueillie sous forme de liquide. La distillation se fait par un fractionnement en trois temps qui donnent successivement des produits différents : les âmes, un alcool fort, supérieur à 70°, qu’on met de côté, l’alcool de cœur ou la bonne, un produit de choix compris entre 50° et 70° et, enfin, les petites eaux qui affichent moins de 45°. Ce dernier produit constitue un alcool trouble, destiné à être remis dans une cuisson suivante. L’alcool de cœur est ensuite réglé à 50°. On affine le réglage en ajoutant de l’eau. L’eau-de-vie obtenue repose ensuite pendant des mois voire des années pour atteindre un titre moyen de 48°.

4Pour distiller, l’alambic s’est imposé comme l’instrument le plus adapté. Que ce soient des alambics à feu nu, au bain-marie ou à la vapeur, ces appareils distillatoires sont toujours utilisés pour l’élaboration des eaux-de-vie. Pour autant, ils ont connu des évolutions techniques qui ont modifié les conditions de distillation.

Du tribicos à l’alambic de Synésius

7Les travaux de ces deux femmes ont été repris par l’alchimiste grec Zosime de Panopolis (Clacquesin 1902) entre le II^e et le IV^e siècle. Il s’agissait pour lui d’améliorer ses propres modèles, un monobicos et un dibicos. Le premier est un alambic en cuivre disposant d’un seul tube, gros et fort, coudé à angle droit à sa partie supérieure et conduisant la vapeur du matras dans le récipient en forme de ballon. Le second est similaire à celui de la Chrysopée de Cléopâtre, à la différence que le tube qui joint le matras au chapiteau est élargi en entonnoir à la partie supérieure.

8Du IV^e siècle nous est parvenue une représentation d’un alambic dont le principe de fonctionnement ressemble à celui encore utilisé par les bouilleurs de cru. Il s’agit de l’alambic du grand chimiste Synésius (Hoefer 1843). Une figure provenant de son l’ouvrage représente un alambic sur une marmite. Portée elle-même sur un trépied, elle sert de bain-marie. Elle est proche de certains appareils modernes comme l’alambic charentais (fig.2).

9Au VIII^e siècle, le dispositif de Synésius est repris par des alchimistes arabes d’Andalousie pour assurer la distillation des eaux des herbes et des fleurs, pour parvenir, par exemple, à obtenir de l’eau de rose.

L’apport des alchimistes arabes

10Parmi ces alchimistes, Jabir ibn Hayyan, connu sous le nom de Geber, a écrit le texte suivant, cité par Ahmad Y. al-Hassan et Donald R. Hill, dans leur ouvrage Islamic Technology, An illustrated History, Cambridge, 1985 :

« Et le feu brûle sur l'embouchure des bouteilles [à cause de] ... vin bouilli et sel, et des choses similaires avec de belles caractéristiques qui sont considérées comme peu utiles, elles sont d'une grande importance dans ces sciences. »

11Au VIII^e siècle, l’alambic arabo-andalous ne diffère pas beaucoup de celui de Synésius. Il est composé des trois parties principales : le cucurbite (qar’a), le condenseur ou alambic (anbiq) et le réceptacle (muqâbala), (fig.3).

12Au IX^e siècle, le médecin-alchimiste bagdadien al-Kindi propose 107 formules d’essences (principalement de rose) dans son traité intitulé Kitab al-Kindi (Al-Assan et Hill 1985). Au cours de ses recherches, il conçoit et décrit un alambic très schématique et assez complexe (fig.4).

« Kitabe al-Kindi », manuscrit de Bagdad, IX^e siècle dans Al-Assan et D. Hill, Islamic Technology, An illustrated History, Cambridge, 1985.

13La distillation au bain-marie semble privilégiée chez les alchimistes arabes et perses. Ils en développent l’usage tout en l’améliorant. Au X^e siècle, le médecin arabe de Cordoue, Abū al-Qāsim Khalaf ibn Abbās al-Zahrāwī, dit Albucassis, a laissé des détails précis à propos d’appareils destinés à la production d’alcool (de Lotherie 1863). Albucassis est aussi connu pour avoir perfectionné un alambic au bain-marie composé d’un fourneau et d’une cheminée (fig.5). Une marmite dans laquelle l’eau bouillante est contenue sert de bain-marie. C'est ce principe du bain-marie qui a été utilisé jusqu'au XVIII^e siècle pour fabriquer des extraits, préparations médicinales obtenues par réduction des sucs issus de certaines plantes et différents fruits.

Invention du serpentin et du procédé de rectification

14Au XIV^e siècle, l’appareil de distillation utilisé se rapproche encore de celui de Synésius, avec une cucurbite et un chapiteau qui peuvent être en verre. Le dispositif est souvent appelé Le Pélican (fig.6).

15Cet appareil est composé d’une cucurbite, d’un chapiteau, d’un bec par où coule l’alcool condensé et d’un récipient qui recueille le liquide distillé. Il faut attendre le XVI^e siècle pour que quelques transformations soient apportées. Le doublement des cucurbites (Ambroise Paré 1575) augmente la capacité de production. Il est accompagné d’innovations majeures. Signalons l’introduction d’un refroidisseur-condensateur sous forme de récipient (généralement un tonneau) rempli d’eau froide. Il a été perfectionné par des alchimistes au cours du XVII^e siècle. À ce sujet, en 1651, Nicolas (Nicaise Lefèvre) a publié dans son traité de chimie une figure d’un alambic amélioré (fig.7).

16Ce système se généralisa. Il est encore utilisé dans les alambics produisant des eaux-de-vie. Une autre innovation, considérée comme un progrès décisif, concerne le serpentin réfrigérant (Clacquesin 1902) par l’alchimiste Johann Rudolph Glauber. Ce dernier est aussi le précurseur du procédé de rectification alcoolique. Cet appareil distillatoire repose sur plusieurs innovations qui se généralisent après sa mort, avant d’être reprises par l’alchimiste britannique Woolf (fig.8).

17Le philosophe Giambattista della Porta (1535 ? -1615), qui participa en 1610 à la fondation de l’Accademia dei Lincei, publie en 1608, le De Distillatione, un ouvrage sur la distillation du vin et l’extraction de l’alcool. On y trouve un appareil distillatoire composé d’une chaudière munie d’un tuyau en forme de serpentin inventé par Glauber au XVI^e siècle et un autre, plus élaboré, équipé d’une série de sept à huit chapiteaux, destinés à retirer les eaux-de-vie à différents degrés (Figuier 1877). C’est tout simplement le principe de la rectification précédemment inventée par Glauber. Les eaux-de-vie sont récupérées dans des vases en cuivre, en verre ou en laiton, selon un principe simple : le chapiteau inférieur fournit l’eau-de-vie dont la teneur en alcool est la plus faible. Elle s’élève ensuite à chaque chapiteau (fig.9).

18À la fin du XVIII^e siècle, l’appareil distillatoire devient donc l’alambic, avec ébullition à feu nu ou au bain-marie. Dans ce dernier cas, la cucurbite est plongée dans un vase contenant de l’eau exposée au feu. L’alambic à feu nu se compose généralement d’une cucurbite munie d’un tube de vidange pour la sortie des liquides épuisés et d’une douille placée en haut, pour assurer l’introduction des liquides. La cucurbite est reliée à un tube qui parcourt un refroidisseur, généralement un tonneau, fermé hermétiquement et traversé par un serpentin qui se termine par une sortie de liquide alcoolique déversé dans un récipient.

19Les modifications les plus importantes apportées à l’alambic au XVIII^e siècle et au début du XIX^e siècle sont le fait de Jean-Antoine Chaptal. Chimiste de renom, en même temps qu’industriel, médecin et homme politique, il est le premier à comprendre les imperfections de la chaudière, trop haute et pas assez large, ce qui avait pour effet la formation d’un dépôt au fond lors de la distillation. Celui-ci est à l’origine d’un goût désagréable qui se communique à l’eau-de-vie (Chaptal 1823). Pour y remédier, Chaptal propose les transformations suivantes : la hauteur de la chaudière est considérablement diminuée pendant que les flancs sont élargis. Les côtés sont inclinés de manière que le diamètre augmente progressivement jusqu’au bord supérieur. À cet endroit, les côtés se courbent en arcs, de sorte que l’ouverture de la chaudière soit du même diamètre que le fond. Dans l’ancienne construction, le chapiteau communiquait avec le serpentin via un tuyau incliné d’un assez petit diamètre. Avec l’appareil amélioré, les premières circonvolutions du serpentin sont plus grosses qu’auparavant. Chaptal complète ses améliorations en modifiant la structure du fourneau et ceci dans le but d’améliorer son efficacité thermique.

20L’alambic de Chaptal, bien que perfectionné, ne permet d’obtenir que des liqueurs à faible teneur en alcool, les petites eaux (Clacquesin 1902). Elles doivent être soumises à plusieurs distillations et rectifications (repasses) dans le même appareil, dans le but de concentrer le produit. Ces distillations successives, si elle améliore la qualité, génèrent des coûts élevés en combustible et en main-d’œuvre.

De la distillation continue à la distillation à la vapeur

21Il faut attendre 1801 pour voir Édouard Adam, un négociant rouennais installé à Nîmes, expérimenter un nouveau procédé de distillation. Il confectionne un petit appareil distillatoire d’essai composé d’une cucurbite et d’un chapiteau semblables aux pièces de l’alambic de Chaptal. L’ensemble est accompagné d’une caisse en cuivre divisée en quatre cases communiquant entre elles par des tuyaux avec des trous, ainsi que d’une seconde caisse, séparée cette fois en six cases auxquelles s’ajoute un serpentin joint à la dernière caisse. Cet appareil d’essai permet à Édouard Adam d’inventer et de mettre au point un autre mécanisme distillatoire. Plus abouti, inspiré cette fois de l'appareil du chimiste britannique Woolf, il est breveté en 1805 (Duportal 1811). Il s’agit d’un alambic dans lequel les vapeurs d’alcool, en sortant de la chaudière, barbotent successivement dans un certain nombre de récipients ovales, généralement en cuivre, disposés horizontalement et contenant du vin (Dictionnaire technologique 1835). Enrichies d’une manière progressive, les vapeurs condensées à travers un serpentin donnent à la sortie du dernier vase, un spiritueux de titre alcoolique élevé, généralement du trois-six (92 à 95°), qui servira d’alcool de base pour produire l’absinthe (fig.10).

22D’après une note remise au préfet de l'Hérault en 1807, ce nouvel appareil conçu par Adam présente plusieurs avantages. L’augmentation de la capacité de production associée à un gain de temps très important par rapport à un appareil ordinaire provoque une économie de combustible significative. En parallèle, un seul homme suffit à la conduite du nouvel appareil. L’entretien est simplifié. Enfin, la consommation d’eau diminue. En effet, grâce à son circuit fermé, seule la portion qui s’évapore est perdue (Baumes et al. 1807). Cette invention fait entrer l’activité de distillation dans une ère industrielle. Elle attise les convoitises et suscite l’intérêt d’investisseurs. Par exemple, le gouvernement espagnol fait des offres à Adam pour exploiter son brevet, mais ce dernier refuse par patriotisme (Clacquesin 1902).

24Le milieu du XIX^e siècle marque une nouvelle étape dans l’évolution des appareils de distillation. L’introduction du chauffage par la vapeur bouleverse cette activité. Le Traité des liqueurs de Duplais Ainé, publié en 1854 et accompagné par des illustrations signées Egrot fils, fait pour la première fois référence à ce procédé de chauffage. Une de ses planches représente l’ensemble d’un laboratoire de distillation chauffé à la vapeur avec la présence d’un alambic à feu nu au milieu d’appareils à vapeur (Duplais 1855). Le dispositif préfigure une véritable distillation à la vapeur.

25Durant la seconde moitié du XIX^e siècle, les constructeurs d’appareils de distillation enregistrent encore des progrès considérables, toujours dans le but de réduire les coûts (fig.12). Plusieurs équipements concurrents se partagent le marché. Par conséquent, les appareils traditionnels, les alambics classiques à feu nu ou au bain-marie, voient leur nombre se réduire. Ces appareils distillatoires ne disparaissent pas pour autant. Ils restent privilégiés par les bouilleurs de cru et les distilleries artisanales. Certaines distilleries industrielles entretiennent quelques exemplaires comme appareils d’appoint.

Conclusion

27La production des eaux-de-vie est le fruit d’un savoir-faire propre à chaque territoire qui les a vu naître et prospérer. Elle est surtout le résultat de procédés de distillation qui font tous appel à l’alambic, en le déclinant de diverses manières. Des appareils de distillation de toutes formes coexistent ainsi en France, qui permettent de répondre aux besoins variés des distilleries et des distillateurs, la Chartreuse dans le Dauphiné et le Vivarais, l’Armagnac dans le Tarn, le Calvados en Normandie, les eaux-de-vie de fruits dans le Nord-Est de la France, le kirsch de Fougerolles en Haute-Saône, en fonction de leur capacité de production et de leurs débouchés. Néanmoins, dans le cadre industriel, la vapeur s’est imposée pour chauffer les appareils distillatoires, avec la domination de deux fabricants français, Egrot et Savalle. Ce sont eux, à la fin du XIX^e siècle, qui fournissent tous les secteurs industriels, notamment ceux qui assurent la rectification des alcools industriels (alcool de betterave et des mélasses). Mais ce sont aussi eux qui équipent l’industrie de la distillation des alcools de bouche comme les eaux-de-vie, l’absinthe et les spiritueux (fig.12).

28Cette fin du XIX^e siècle correspond toutefois à un palier technique. Les grandes inventions cessent. Les constructeurs se contentent de perfectionner progressivement leurs appareils distillatoires. Au cours du XX^e siècle, en plus d’être un outil de production, l’alambic devient un argument commercial. Les industriels mettent en avant sa sophistication comme un facteur garantissant la qualité de leurs boissons. Il s’agit d’émerger sur un marché des alcools de bouche très concurrentiel.

29Évoquons pour terminer les bouilleurs de cru, une expression qui désigne les personnes habilitées à produire leur propre eau-de-vie. Cela ne correspond pas à une profession, mais à un privilège qui était accordé à un propriétaire ou à un récoltant d’arbres fruitiers, fermier ou métayer. Il peut s’agir aussi de vignerons qui distillent (ou font distiller) les fruits ou produits dérivés provenant exclusivement de leur récolte. La commercialisation des alcools obtenus n’était pas autorisée. La majorité des bouilleurs de cru ne possédait pas leur propre alambic, appareil onéreux au regard de la faible production de chacun. Certains avaient recours à l’indivision. D’autres empruntaient un alambic pour distiller leurs fruits, ou louaient les services d’un distillateur qui allait de village en village avec son alambic (fig. 13).

30Il était aussi possible de faire appel aux ateliers publics d’un village qui mettaient plusieurs alambics à disposition. Les droits d’utilisation étaient perçus par les douanes. Ces formalités existent toujours. Certains bouilleurs de cru bénéficient d'une allocation en franchise. Elle donne droit à une exonération de taxes sur les dix premiers litres d’alcool pur produits. C'est ce que l'on nomme le « privilège ». Depuis 1959, ce droit n'est plus transmissible par héritage. Il est en train de s’éteindre avec ses derniers détenteurs. En outre, les jeunes générations sont de moins en moins attirés par la distillation des fruits avec un alambic, tradition séculaire, autrefois omniprésente dans les campagnes et désormais en déshérence. Aujourd’hui, les bouilleurs de cru sont considérés comme les dépositaires de l’art ancestral de distiller les fruits. Ils revendiquent le maintien de l’usage des alambics traditionnels, de type charentais, qui fournissent des eaux-de-vie traditionnelles, associées à un territoire ou à un terroir.