La musique des sphères dans l’Angleterre prémoderne : permanence et questionnement d’un héritage théorique
Résumés
Cet article s’intéresse au phénomène d’érosion de la musique spéculative comme cadre épistémologique dans l’Angleterre de la première modernité. Il propose de conduire cette étude à travers une sélection de traités de musique échelonnés entre la fin du XVIe siècle et le dernier tiers du XVIIe siècle. Ce corpus montre que l’Angleterre épouse la remise en cause de la musique des sphères, mais forme aussi une des arrière-gardes de sa permanence, à travers les exemples des traités de Robert Fludd (Utriusque Cosmi,1617), de Thomas Morley (A Plain and Easie Introduction to Practicall Music, 1599) et de Thomas Mace (Musick’s Monument, 1676).
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Mots-clés :
musique des sphères, néoplatonisme, première modernité, Angleterre, histoire des idées, théorie musicale, Fludd (Robert), Mace (Thomas), Morley (Thomas)Keywords:
music of the spheres, Neoplatonism, Early Modern England, history of ideas, music theory, Fludd (Robert), Mace (Thomas), Morley (Thomas)Plan
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- 1 Pour une liste complète des traités de théorie musicale de la première modernité anglaise, voir l’o (...)
1Cet article s’intéresse au phénomène d’érosion de la musique spéculative comme cadre épistémologique dans l’Angleterre de la première modernité. Il propose de conduire cette étude à travers une sélection de traités de musique échelonnés entre la fin du XVIe et le dernier tiers du XVIIe siècle. Ce corpus montre que l’Angleterre épouse la remise en cause de la musique des sphères, mais forme aussi une des arrière-gardes de sa permanence, à travers les exemples des traités de Robert Fludd (Utriusque Cosmi,1617), de Thomas Morley (A Plain and Easie Introduction to Practicall Music, 1599) et de Thomas Mace (Musick’s Monument, 1676) sélectionnés (avec quelques autres) pour leur représentativité sur ce sujet parmi la centaine de traités de musique publiés en Angleterre entre la fin du XVIe siècle et le premier tiers du XVIIIe siècle1.
Permanence de la théorie spéculative dans la théorie musicale de l’Angleterre prémoderne
- 2 Pour une étude des sources théoriques de la musique spéculative dans l’Angleterre prémoderne, voir (...)
2Du traité de John Case (The Praise of Musick, 1586) à celui de Thomas Mace (Musick’s Monument, 1676), la musique spéculative est présente à des degrés divers dans la théorie musicale prémoderne anglaise2. Le caractère divin de la musique, adossé à son cadre spéculatif, est l’un des grands arguments développés par John Case dans son importante apologie de la musique de 1586, The Praise of Musicke :
- 3 John Case, The Praise of Musicke, Londres, 1586, section I : « The Antiquitie and Original of Music (...)
[…] looke upon the frame, & workmanship of the whole worlde, whether there be not above, an harmony between the spheares, beneath a simbolisme between the elements. Looke upon a man, whom the Philosophers termed a litle world, whether the parts accord not one to the other by consent and unity.3
- 4 Voir en particulier Leo Schrade, « Music in the Philosophy of Boethius », The Musical Quarterly, 33 (...)
- 5 Pour Boèce, tous les paramètres musicaux – échelles musicales, accord, consonances – sont déterminé (...)
3La théorie de la musica mundana était en effet parvenue aux théoriciens anglais au travers d’un considérable écheveau de textes, un feuilletage d’une extraordinaire complexité, constitué souvent de troisième ou de quatrième main pendant les quinze premiers siècles de l’ère chrétienne. Ces sources de la théorie de la musique des sphères ont été transmises aux théoriciens anglais principalement par les écrits de Boèce, Ficin, Saint Augustin, Zarlino et Gafforius – Boèce notamment, dont le De Institutione Musica était depuis sa composition au VIe siècle une autorité incontestée sur la musique de l’Antiquité, comme d’ailleurs sur la musique en général4. La théorie musicale anglaise de la première modernité se fait largement le relais de l’analogie qu’il établit entre le calcul arithmétique des paramètres musicaux (échelles musicales, accords, consonances) et les proportions qui structurent l’univers, ainsi que sa description tripartite et analogique de la musique (musica mundana, musica humana, musica instrumentalis5).
4Ainsi, le résumé le plus étendu de la tripartition de Boèce se trouve dans le traité d’Andreas Ornithoparcus, qui illustre bien l’essaimage de la pensée musicale de Boèce dans l’Europe de la Renaissance. Ce traité basé sur le De Institutione Musica est publié en 1517 à Leipzig, puis traduit en 1609 par John Dowland, grand luthiste et compositeur de la cour d’Élisabeth Ière. Dans cet ouvrage, la définition générale de la musique ou « description générale de la musique » (« the general description of music ») est directement suivie d’un résumé de la tripartition de Boèce.
- 6 Andreas Ornithoparcus His Micrologus (Leipzig, 1517), trad. John Dowland, Londres, T. Adams, 1609.
Boetius (to whom among the Latin writers of Music, the praise is to be given) doth show in the second Chapter of his first book of Music, that Music is threefold. The Worlds music : Humane music : and Instrumental music.
Of the Music of the world
[…] said Boethius, how can this quick-moving frame of the world whirl about with a dumb and silent motion? From this tuning of the heaven, there cannot be removed a certain order of Harmonie. And nature will (saith that prince of Roman eloquence Cicero, in his sixth book de Reipub.) that extremities must needs sound deep on the other side, & sharp on the other. So then the world Music is an harmony, caused by the motion of the stars, and violence of the Spheres […] now the cause we cannot hear this sound according to Pliny is, because the greatness of the sound doth exceed the sense of our ears.
[…]
Of Humane Music
Humane Music, is the Concordance of divers elements in one compound, by which the spiritual nature is joined with the body, and the reasonable part is coupled in concord with the unreasonable. For that amity, by which the body is joined unto the soul, is not tied with bodily bands, but virtual, caused by the proportion of humors.
[…]
Of Instrumental Music
Instrumental Music, is an harmony which is made by help of Instruments. And because Instruments are either artificial, or natural, there is 2 one sort of Music, which is made with artificial Instruments, another, which is made with natural Instruments.6
5Sans aller jusqu’à un exposé aussi complet, les références à la musique des sphères telle que la décrit Boèce se trouvent dans beaucoup de traités de théorie musicale ainsi que de méthodes instrumentales prémodernes. Ainsi, dans l’ouvrage de Thomas Campion, A New Way of Making Fowre Parts in Counterpoint (c. 1613), qui, comme le titre l’indique, traite de la technique du contrepoint, les voix sont comparées aux quatre éléments. Campion reprend encore cette idée que la musique établit par analogie une continuité entre le fini et l’infini, l’homme et Dieu. Campion associe à chaque voix du chant (soprano, alto, ténor, basse) un des quatre principes élémentaires, réalisant ainsi dans l’harmonie des quatre voix, par analogie, celle du monde :
- 7 Thomas Campion, A New Way of Making Four Parts on Counterpoint, “Of Counterpoint”, Campion’s Works, (...)
These foure parts by the learned are said to resemble the foure Elements, the Base expresseth the true nature of the earth, who being the gravest and lowest of all the Elements, is as a foundation to the rest. The Tenor is likened to the water, the Meane to the Aire, and the Treble to the fire.7
6De fait, ces références sont d’une grande constance à travers le XVIIe siècle. Ainsi, Thomas Robinson, l’auteur d’un traité important de théorie générale de la musique, The Schoole of Musicke (1603), s’appuie toujours sur le mysticisme des nombres dérivé de la théorie pythagoricienne, et transmise par Boèce, pour expliquer la pertinence de certains principes harmoniques, notamment les règles de formation, de notation des différents renversements et d’enchaînement des accords de trois sons composés de deux tierces superposées (do-mi-sol). Robinson affirme ainsi que la tierce est l’intervalle le plus « parfait » parce qu’il représente la Sainte Trinité (et, héritage pythagoricien, il présente la quinte comme l’intervalle qui représente le mieux l’accord entre Dieu et l’homme) :
- 8 Thomas Robinson, The Schoole of Musicke, Londres, 1609, p. 1.
His unison sheweth the unitie, from whence all tother (concords, discords, consonancies, or others whatsoever) springeth, next his unitie, his third : (which is the perfectest concord that is in all Musicke) representeth the perfect, & most holie Trinitie; his fift, (the most perfect consonance in all Musicke, for that is the verie essence of all concords) representeth the perfection of that most perfect number of five, which made the perfect atonement, betweene God, and man.8
7Un demi-siècle plus tard, Christopher Simpson, dans The Division-Viol (1659), propose un parallèle encore plus appuyé entre les accords de tierce de trois sons et la Sainte Trinité :
- 9 Christopher Simpson, The Division-Viol (1659), op. cit., p. 24.
When I consider that three Sounds placed by the Interval of a Third one above another, do constitute one entire Harmony, which governs and comprises all the Sounds which by Art of Imagination can at once, be joined together in Musical Concordance; This I cannot but think a significant Embleme of that Supreme and incomprehensible THREE in ONE, Governing, Comprising and Disposing the whole Machine of the World with all its included parts, in a most perfect and stupendious Harmony.9
- 10 Christopher Simpson, ed. Philip J. Lord, Oxford, Blackwell, 1970, p. 1. Traduction C. Bardelmann.
8The Division-Viol est un ouvrage qui relève de la musica practica ; il s’agit de l’une de ces méthodes instrumentales qui se développaient alors en Angleterre comme partout en Europe sous l’impulsion du développement de la pratique amateur. La présence d’éléments spéculatifs dans ce cadre pratique montre la permanence, mais aussi le morcellement des catégories de Boèce, qui met en garde contre toute fragmentation de la musique entre les catégories spéculative et pratique, entre le cadre philosophique des deux premières catégories qui désignent la musique comme ordre du monde (musica mundana et musica humana) et la troisième (musica instrumentalis), qui lui est liée par le jeu des analogies. D’ailleurs, Simpson lui-même a une approche beaucoup plus technique de la musique dans son Compendium of Practical Musick in Five Parts (1667), traité de théorie musicale générale cette fois, où ne figure qu’une brève mention, dans son explication des gammes de sept notes, du mysticisme des nombres : « parler du mystère de ce nombre serait dévier de notre propos10 », précise-t-il.
- 11 Même le traité de John Case, The Praise of Musick (1586), qui est consacré comme le titre l’indique (...)
- 12 Morley la divise en « auteurs anciens » (Boèce, l’Arétin, Ptolémée, Aristoxène…), auteurs « morts r (...)
9Cette fragmentation est une constante des traités de théorie musicale dans l’Angleterre prémoderne. Quand ils intègrent l’héritage spéculatif, c’est dans un cadre orienté vers la musica practica11. Et, le plus souvent, dans un cadre dépassé, comme le montre avec une acuité particulière le traité de théorie musicale le plus connu de l’époque, celui du compositeur et théoricien Thomas Morley, A Plaine and Easie Introduction to Practical Musick (1599). L’ouvrage est divisé en trois sections : rudiments du solfège, art du contrepoint et du canon, composition. La liste des auteurs cités figure à la fin du volume12.
- 13 Glareanus, Lossius, Franchinus, Peter Aron, Gafurius (1451-1522), Pietro Aron (mort c. 1544), Ludov (...)
10L’ouvrage mentionne bien les principaux théoriciens de la musique par lesquels les théories de la musique des sphères sont parvenues en Angleterre13 : le traité de Boèce y voisine avec le De Institutione Musica, le traité d’Andreas Ornithoparcus, Musicae activae micrologus (1517), celui de Gioseffe Zarlino (1517-1590), Istitutione armoniche (1558), mais aussi avec la publication par Glareanus, en 1570, du Banquet de Platon ; Saint Augustin, Guido d’Arezzo, Micrologus (c. 995-1050), Robert de Handlo, Regulae cum maximis Magistri Franconis (1326), et Cicéron (Songe de Scipion, dans le De Republica, livre VI). Cependant, ces références au système pythagoricien et à la tripartition de Boèce sont dépourvues de dimension métaphysique. D’une part, ces citations, sélectives, ont tendance à écarter le cadre spéculatif. Morley ne garde souvent que les définitions que ces différents auteurs proposent de la musica practica :
- 14 Thomas Morley, A Short and Easie Introduction to Practicall Musicke, Londres, 1597, Annotations to (...)
[the definition of music] […] the most ancient of which is by Plato, set out in his Theages thus: “Music”, saith he, “is a knowledge […] whereby we may rule a company of singers or singers in companies’’. But in his Banquet he giveth this definition: “Music’’, saith he, “is a science of love matters occupied in harmony and rhythm’’.
Boethius distinguisheth, and theoretical or speculative music he defineth, in the first chapter of the fifth book of his Music: “facultas differentias acutorum & gravium sonorum sensu ac ratione perpendens” (“a faculty considering the difference of high and low sounds by sense and reason”).
Augustine defineth practical music (which is what we have now in hand): “recte modulandi Scientia’’ (“a science of well-doing by time, tune, or number’’).14
11Par ailleurs, même quand Morley mentionne la musique spéculative, ces références sont reléguées à la périphérie du traité, dans l’annexe I. Morley les cite à titre de mise en perspective, en historiographe en quelque sorte, à l’appui de sa description détaillée des modes musicaux, des intervalles entre les notes des différents modes et de leurs cas d’emploi, description tirée pour une grande part des Istitutione Armonice de Zarlino. Morley précise d’ailleurs que ces correspondances figurent aussi dans d’autres « vieux traités de musique écrits sur vellum il y a plus d’un siècle », dont celui de Robert de Handlo, Regulae maximis Magistri Franconis, publié en 1326.
12La multiplication des traités de théorie musicale affranchis du cadre spéculatif, comme celui de Morley, et des méthodes instrumentales comme celle de Simpson, correspond historiquement à une montée en puissance de la musica practica et à l’intérieur de celle-ci d’un répertoire instrumental spécifique qui sont deux des caractéristiques de l’évolution de la musique à la Renaissance. Sur la centaine de traités musicaux publiés en Angleterre entre la fin des années 1580 et les années 1720, plus des deux tiers – quelque 69 – ont été conçus comme des manuels pratiques, destinés à des amateurs. On trouve parmi eux 27 méthodes élémentaires de la musique, destinées aux grands débutants, et 42 méthodes pour l’enseignement des instruments de musique. Ce corpus théorique ne comprend que 12 publications pour le lecteur érudit, parmi lesquelles un quart sont des traductions de traités écrits en Europe continentale.
13Cette évolution se traduit plus spécifiquement par une profonde érosion du lien analogique entre la musica mundana et la musica instrumentalis, comme le montre la comparaison des analogies instrumentales de la musique des sphères dans les traités de Robert Fludd et de Thomas Mace.
Analogies instrumentales de la musique des sphères : du monocorde pythagoricien de Fludd au luth de Mace
- 15 Peter J. Amman, « The Musical Theory and Philosophy of Robert Fludd », Journal of the Warburg and C (...)
14Le traité de Robert Fludd (Utriusque cosmi, 1617) et celui de Thomas Mace (Musick’s Monument, 1676) sont souvent présentés comme l’arrière-garde de la mystique pythagoricienne et néoplatonicienne dans l’Angleterre prémoderne. Comme l’ont souligné Penelope Gouk ou Peter J. Amman15, c’est en effet le cas pour Utriusque cosmi (1617), la somme encyclopédique de Robert Fludd, savant hermétiste né en 1574. On peut être plus réservé en ce qui concerne l’ouvrage de Mace, Musick’s Monument (1676), en dépit du titre qui laisse entrevoir dans les deux cas un de ces grands traités comme ceux de Boèce ou de Ficin, qui proposent de la musique une vision d’ensemble, à la fois métaphysique et technique. L’ouvrage de Fludd est bien de ce type. Le Tractatus I Livre Trois traite de la musique du monde (Liber Tertius De musica Mundana), le Tractatus II Livre Six inclut un traité de théorie musicale (sur les intervalles, les degrés, certaines règles de composition), suivi d’un traité des Instruments de musique. En revanche, en dépit de son titre, l’ouvrage de Mace est un traité de musica practica, divisé en trois parties, la première traitant de la pratique musicale à l’église, suivie d’une méthode de luth puis d’une méthode de viole. Mais c’est en comparant le traitement que les deux ouvrages proposent de l’analogie entre musique des sphères et musique instrumentale que la perte de vitesse du cadre spéculatif entre les deux ouvrages se perçoit le mieux.
- 16 Robert Fludd, Utriusque cosmi maioris scilicet et minoris, Oppenheim, 1617, Tract. II, Part I, Libe (...)
15Dans le traité de Fludd, les parties qui traitent de la musica mundana et de la musica practica ne sont pas structurellement contiguës. L’organisation des savoirs est encore celle des arts libéraux, raison pour laquelle les chapitres sur la musique sont séparés par d’autres chapitres, consacrés par exemple au traité du Ciel dans le Tractatus I, et par l’arithmétique des nombres appliquée à la construction militaire dans le Tractatus II. Les traités sur la musica mundana et sur la musica practica partagent cependant le cadre spéculatif, ce que rappelle l’utilisation graphique commune du monocorde pythagoricien, l’instrument inventé (selon la légende) par Pythagore pour vérifier sa découverte du lien entre les intervalles musicaux et les proportions arithmétiques. Dans le Livre Six « De arithmetica musica », ce monocorde sert de base au résumé graphique des intervalles et des consonances16.
- 17 Ibid., Tract. I, Lib. III, p. 90. Lien : Utriusque Cosmi Maioris scilicet et minoris metaphysica, p (...)
16C’est le même monocorde qui apparaît d’abord pour établir le cadre spéculatif dans le Traité I, chapitre 3 (« De Monochordo Mundano ») ; il s’agit d’un résumé graphique célèbre de la musica mundana17.
17Ce monocorde est inscrit dans un disdiapason (deux octaves), qui comme l’explique Fludd représente l’harmonie de l’univers, la musica mundana. Le monocorde est divisé dans tous les intervalles harmoniques de base : ton, ton, demi-ton, etc. Chacun décrit un élément de l’Univers : à chaque note correspond un élément. De bas en haut, le monocorde commence par le gamut (note la plus grave de l’échelle musicale), qui correspond analogiquement à la terre ; puis vient le la, qui correspond à l’air. Et ainsi de suite, en allant de l’élément le plus lourd (donc le plus grave) au plus léger (le plus aigu). Le premier trait transversal marque le passage de la terre au ciel avec ses sept planètes. Le soleil coïncide avec le début de la deuxième octave, au milieu de l’univers. Le trait gris représente la zone du zodiaque et des étoiles variables. En continuant à monter la gamme, on arrive au cercle des étoiles fixes (la ligne d’étoiles) qui est placé aux deux-tiers de la corde. La proportion mathématique de 3:2 correspond à la quinte juste, la consonance parfaite. Cette perfection est la porte d’entrée du plus haut empirée, le plus proche de la perfection divine, qui culmine au sol aigu, complétant ainsi le cycle des octaves.
- 18 Sur la valeur emblématique plus que scientifique du monocorde de Fludd, voir Benjamin Wardhaugh, Mu (...)
- 19 Cette utilisation de la musica instrumentalis comme médium symbolique de la musica mundana était lo (...)
- 20 Sur le transfert symbolique de la lyre d’Apollo et de la harpe d’Orphée vers le luth, voir John Hol (...)
18Le monocorde de Fludd est une représentation graphique de l’harmonie des sphères en tant qu’expression métaphorique globale de la cohésion du monde18, la musique imprégnant toute la chaîne des analogies, puisque l’ensemble du système des correspondances est pensé en termes musicaux. Cette illustration montre particulièrement bien l’importance de la musica instrumentalis comme médium, ou comment la métaphore dominante de l’harmonie peut s’incarner, en quelque sorte, dans un instrument qui, ici, est le monocorde. Dans l’Angleterre prémoderne19, l’instrument en qui s’incarnait cette théorie était principalement le luth, pour des raisons symboliques et organologiques20. Parmi les nombreuses sources qui en témoignent, un poème de William Drummond est ainsi construit sur une métaphore filée de l’instrument cosmique qui exprime bien le rôle privilégié du luth comme médiateur de la musique des sphères :
- 21 William Drummond, « On the Book Prefixed to Heptameron, the Seven Dayes » (A. Symons, Saint Andrew’ (...)
God, binding with his tendons this great All,
Did make a lute which had all parts it given;
This lute’s round belly was the azur’d heaven,
The rose those lights which he did there install;
The basses were the earth and ocean;
The treble shrill the air ; the other strings
The unlike bodies were of mixed things;
And then his hand to break sweet notes began.21
19Le rapprochement de l’analogie instrumentale chez Fludd et dans le traité de Thomas Mace met en évidence la rupture du lien avec le cadre spéculatif chez le second. Musick’s Monument inclut à sa façon un luth pythagoricien, sous la forme d’un poème qui introduit la seconde partie de l’ouvrage (la méthode de luth) et traduit de différentes façons l’affaiblissement du cadre spéculatif. En premier lieu, il s’agit d’un poème liminaire : l’évocation de l’analogie entre musique des sphères et musique instrumentale est donc reléguée à la périphérie de la méthode de luth elle-même, qui est strictement technique.
20Ensuite et surtout, le poème consiste en un dialogue entre le poète et un luth, qui déplorent de concert la perte d’influence du luth dans la pratique sociale (en raison du transfert de suprématie vers le clavecin et le violon, qui a lieu à cette époque), perte d’influence qui s’est faite de façon connexe à l’érosion de la fonction symbolique de l’instrument. Le poème se termine par une évocation indirecte de la puissance du luth comme médium entre l’homme et Dieu :
- 22 Thomas Mace, Musick’s Monument, Londres, 1676, p. 36.
There is an inward Ear and Sence
Which is the very Quintessence
Of Man’s true Understanding Part ;
But tis Innate, and to him giv’n
By God Alone (a Gift from Heav’n).
Not to be Attain’d by Humane Art.
I might from hence Long Stories tell
But I will here no longer dwell ;
I’le hasten to my Work away,
Only this One Thing I will say :
No Language is of greater force to me
Than is the Language of the Lutes Mysterie.22
- 23 Ibid., p. 32.
- 24 Pour une étude du luth comme emblème de l’harmonie politique et en particulier l’emblème « Foedera (...)
21Le poème est également précédé d’un dessin dont la fonction ne peut être que symbolique dans la mesure où l’instrument, appelé « dyphone », est l’assemblage improbable de deux luths, symétriquement accolés par les cordes23. Ce luth à 50 cordes a pour but de figurer par l’instrument une harmonie entre pratiques musicales anglaise et française (et, par extension, entre les deux pays) qui est fortement teintée de ce même symbolisme si commun dans la littérature des emblèmes24. Là où l’on peut dire que Mace est peut-être le dernier des pythagoriciens anglais, c’est que dans ce dessin, et dans ce poème, percent une grande nostalgie de l’âge d’or du luth et un amer regret de sa déchéance qui porte en soi le crépuscule de l’harmonia mundi.
- 25 Voir par exemple sur ce sujet l’analyse magistrale d’Heinrich Plett, section « Musica Rhetorica » d (...)
22Faire l’étude (même à très grands traits) de la musique spéculative dans la théorie musicale anglaise prémoderne, c’est étudier la mutation des idées de la musique dans cette Renaissance tardive anglaise. C’est un angle d’étude intéressant sous lequel envisager la grande transition épistémologique qui mène de la Renaissance aux Lumières. L’érosion de la musique des sphères n’est pas, et de très loin, le seul indicateur de ce changement de paradigme. Parallèlement à la montée en puissance d’une définition de la musique restreinte à la musica practica s’exerce en effet une montée en puissance de la dimension rhétorique de la musique, dans le domaine de la théorie musicale et poétique, de la composition, de l’interprétation. Mais aussi, en parallèle, dans le domaine littéraire, où les références à la musique des sphères tendent à devenir des locus poétiques, dépouillés de toute dimension métaphysique et ramenés à leur seule fonction rhétorique – ce qui illustre d’ailleurs la fonction centrale que prend la musique au sein de la rhétorique dans le courant du XVIIe siècle25. La musique des sphères devient peu à peu un élément parmi d’autres qui illustre cette fascination pour les figures à laquelle la Renaissance a considérablement réduit la rhétorique aristotélicienne.
- 26 Richard Marienstras, Shakespeare et le désordre du monde, Paris, Gallimard, 2012, p. 42-43.
23L’univers cohérent de la musique du monde, articulant entre elles toutes ses parties, ordonné par un Dieu de l’harmonie ; cet univers où « tout ce qui est, n’est que musique », comme l’écrit John Donne dans un de ses Sermons (« All things that are, are Musicall »), cet univers disparaît ainsi dans une épistémè désormais fragmentée et qui doit réinventer l’homme, comme l’a si bien écrit Richard Marienstras : « Il n’existe plus de système de valeurs cohérent pour guider la conduite des hommes […]. L’absolu théologique dont on déplore la perte n’est d’aucun secours, l’homme est seul, il doit réinventer son humanité26 ».
Notes
1 Pour une liste complète des traités de théorie musicale de la première modernité anglaise, voir l’ouvrage de Rebecca Herissone, Music Theory in Seventeenth-Century England, Oxford, Oxford University Press, 2000.
2 Pour une étude des sources théoriques de la musique spéculative dans l’Angleterre prémoderne, voir par exemple Gary Tomlinson, Music in Renaissance Magic, Chicago et Londres, Chicago University Press, chapitre 3 : « Modes and Planetary Song : The Musical Alliance of Ethics and Cosmology », en particulier p. 67-74, l’étude de John Hollander, The Untuning of the Sky : Ideas of Music in English Poetry 1500-1900, Princeton, Princeton University Press, 1961, ainsi que l’ouvrage de Jamie James, The Music of the Spheres : Music, Science and the Natural Order of the Universe, New York, Springer-Verlag, 1993, chapitre 1 : « The Great Theme ».
3 John Case, The Praise of Musicke, Londres, 1586, section I : « The Antiquitie and Original of Musicke », p. 3.
4 Voir en particulier Leo Schrade, « Music in the Philosophy of Boethius », The Musical Quarterly, 33, 2, avril 1947, p. 288-300 ; Daniel Pickering, Studies in Musical Science in the Late Renaissance, Londres et Leiden, Brill, 1978, chapitre 1, p. 1-13, et Jane Sears, « Ficino and the Platonism of the English Renaissance », Comparative Literature, 4, 3, 1952, p. 214-238.
5 Pour Boèce, tous les paramètres musicaux – échelles musicales, accord, consonances – sont déterminés par des proportions mathématiques, qui elles-mêmes renvoient aux proportions structurant l’univers. Par exemple, le nombre 10 étant, dans la tradition pythagoricienne, le nombre parfait, la limite de l’univers physique, seules des proportions découlant de ses composantes sont considérées comme acceptables. Boèce déduit aussi la perfection des intervalles parfaits — quartes et quintes – de l’équilibre qu’ils permettent d’atteindre entre les sons graves et les sons aigus. L’échelle musicale, lien entre le grave, l’aigu et le médium, et tous les intervalles intermédiaires, fournissent ainsi une expression analogique du cosmos : c’est le même réseau de proportions qui permet de lier le fini à l’infini, et toutes les sphères entre elles, par des proportions musicales. La musique devient ainsi le principe structurant de l’univers, le principe de l’architecture symbolique du monde, comme la structuration tripartite de la musique établie par Boèce le souligne aussi. Cette tripartition était toujours canonique à l’époque de Byrd, Dowland et Morley.
6 Andreas Ornithoparcus His Micrologus (Leipzig, 1517), trad. John Dowland, Londres, T. Adams, 1609.
7 Thomas Campion, A New Way of Making Four Parts on Counterpoint, “Of Counterpoint”, Campion’s Works, ed. Percival Vivian, Oxford, Clarendon Press, 1909, p. 195.
8 Thomas Robinson, The Schoole of Musicke, Londres, 1609, p. 1.
9 Christopher Simpson, The Division-Viol (1659), op. cit., p. 24.
10 Christopher Simpson, ed. Philip J. Lord, Oxford, Blackwell, 1970, p. 1. Traduction C. Bardelmann.
11 Même le traité de John Case, The Praise of Musick (1586), qui est consacré comme le titre l’indique à un éloge de la musique et développe en toute logique l’idée de l’harmonia mundi (en fait, dès la page 2 du chapitre 1, « The Antiquity and Originall of Musicke »). Case fait une utilisation bien spécifique de cet éloge, le traité ayant pour but de justifier l’importance et les usages de la musique face à leur remise en cause par les Puritains à l’époque.
12 Morley la divise en « auteurs anciens » (Boèce, l’Arétin, Ptolémée, Aristoxène…), auteurs « morts récemment » (Lossius, Aron, Faber…), « praticiens », principalement français et italiens (Janequin, Gombert, Mouton, Certon, Lassus, Marenzio, Vecchi), et auteurs « anglais », les compositeurs de la période qui précède (Fairfax, Taverner, Tie, Cooper) ou contemporains de Morley (Byrd).
13 Glareanus, Lossius, Franchinus, Peter Aron, Gafurius (1451-1522), Pietro Aron (mort c. 1544), Ludovico Zacconi (1555-1627), Friedrich Beurhusius (1536-1609), Nemoratius Jordanius (c. 1230), Nikolaus Listenius (né c. 1500), Giulio Renaldi (1500-1570), compositeur de madrigaux, Alessandro Striggio (c. 1535-1587).
14 Thomas Morley, A Short and Easie Introduction to Practicall Musicke, Londres, 1597, Annotations to Part I, p. 109. Facs. ed. Alec Harman, Londres, JM Dent & Sons, 1963, p. 100-101.
15 Peter J. Amman, « The Musical Theory and Philosophy of Robert Fludd », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 30, 1967, p. 198-227, et Penelope Gouk, Music, Science and Natural Magic in Seventeenth-Century England, New Haven et Londres, Yale University Press, 1999, p. 138-149.
16 Robert Fludd, Utriusque cosmi maioris scilicet et minoris, Oppenheim, 1617, Tract. II, Part I, Liber sextus De arithmetica musica, p. 134. Cette illustration est visible au lien suivant : Utriusque cosmi majoris scilicet et minoris metaphysica, physica atque technica historia in duo volumina secundum cosmi differentiam divisa | Gallica (bnf.fr)
17 Ibid., Tract. I, Lib. III, p. 90. Lien : Utriusque Cosmi Maioris scilicet et minoris metaphysica, physica atque technica historia In duo Volumina secundum Cosmi differentiam diuisa. Authore Roberto Flud aliàs de Fluctibus... - Fludd, Robert, 1574-1637. Utriusque Cosmi... - numelyo - bibliothèque numérique de Lyon (bm-lyon.fr)
18 Sur la valeur emblématique plus que scientifique du monocorde de Fludd, voir Benjamin Wardhaugh, Music, Experiment and Mathematics in England 1653-1705, Londres, Routledge, 2008, p. 31-32.
19 Cette utilisation de la musica instrumentalis comme médium symbolique de la musica mundana était loin d’être spécifique à l’Angleterre ; elle était très répandue à travers toute l’Europe, notamment dans les traités de théorie musicale. Ainsi, l’harmonie des sphères et ses rapports analogiques au monde (macrocosme et microcosme) sont figurés comme un luth dans La Science et la pratique du plain-chant de Jumilhac (1673) : « On reconnaît de l’harmonie dans le corps à cause de la liaison, du rapport et de la communication mutuelle de tant d’os, de nerfs, de veines et d’autres parties dont il est formé et tissu et on le compare à un luth garny de ses cordes ; car son admirable structure n’est pas muette et elle rend un son, c’est-à-dire un haut témoignage à l’existence et à la suprême sagesse de son divin ouvrier » (D. Jumilhac, La Science et la pratique du plain-chant (1673), Paris, T. Nisard, A. Le Clercq eds, 1848 (réimpression de l’édition de 1673). Voir aussi Marin Mersenne, Harmonie Universelle (Paris, 1636), Livre Premier De la Voix, Proposition IV, p. 6 : « l’on ne peut ce me semble dire avec raison, que l’alongement ou l’acourcissement de l’artere vocale, soit cause du grave et de l’aigu de la voix, dautant que cet artere ne sert qu’à porter le vent depuis le poulmon jusques au larynx, comme le fait le pied d’un tuyau d’Orgue, qui porte le vent au registre dans le corps du tuyau, sans qu’il puisse varier le grave et l’aigu du ton, car de quelque longueur que soit ce pied, le tuyau fait toujours un mesme son ». Sur la représentation instrumentale de la musique des sphères, voir Douglas Alton-Smith, A History of the Lute from Antiquity to the Renaissance, The Lute Society of America, 2002, en particulier p. 160-162 ; voir aussi Pierre Iselin, « De l’analogie à l’anamorphose : visions du corps musical dans le drame shakespearien », Actes des Congrès de la Société Française Shakespeare, Paris, 1991, p. 153-174.
20 Sur le transfert symbolique de la lyre d’Apollo et de la harpe d’Orphée vers le luth, voir John Hollander, The Untuning of the Sky. Ideas of Music in English Poetry 1500-1900, Princeton, University of Princeton Press, 1961, en particulier p. 43-51 et p. 268-272. Pour une étude de l’héritage pythagoricien dans l’organologie du luth et des théories prémodernes de la division du ton pythagoricien en demi-tons, voir Mark Linley, Lutes, Viols and Temperaments, Cambridge, Cambridge University Press, 1983, p. 24-27. Sur le symbolisme des nombres dans les roses des luths Renaissance, voir Robin Headlam Wells, « Number Symbolism in the Renaissance Lute Rose », Early Music, 9, 1, Plucked-String Issue 1, 1981, p. 35 et 41.
21 William Drummond, « On the Book Prefixed to Heptameron, the Seven Dayes » (A. Symons, Saint Andrew’s, 1621) II, p. 106.
22 Thomas Mace, Musick’s Monument, Londres, 1676, p. 36.
23 Ibid., p. 32.
24 Pour une étude du luth comme emblème de l’harmonie politique et en particulier l’emblème « Foedera » d’Alciat, voir Nicoletta Guidobaldi, « Réalité et symbolisme du luth dans les représentations de la Renaissance », Luths et luthistes en Occident : Actes du colloque 13-15 mai 1998, Paris, Musée de la Musique, 1999, p. 285-294.
Sur la symbolique du luth dans la littérature des emblèmes, voir Elena Laura Calogero, Ideas and Images of Music in English and Continental Emblem Books 1550-1700, Baden-Baden, Koerner, 2009.
25 Voir par exemple sur ce sujet l’analyse magistrale d’Heinrich Plett, section « Musica Rhetorica » de sa somme, Rhetoric and Renaissance Culture, Berlin, De Gruyter, 2004, p. 266-412.
26 Richard Marienstras, Shakespeare et le désordre du monde, Paris, Gallimard, 2012, p. 42-43.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Claire Bardelmann, « La musique des sphères dans l’Angleterre prémoderne : permanence et questionnement d’un héritage théorique », Études Épistémè [En ligne], 43 | 2023, mis en ligne le 15 septembre 2023, consulté le 06 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/episteme/16345 ; DOI : https://doi.org/10.4000/episteme.16345
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