« Les planettes produisent quelque son » : musique et cosmologie dans le Traité de l’harmonie universelle de Marin Mersenne
Résumés
Passage obligé de la théorie musicale, l’harmonie des sphères donne lieu à un commentaire important chez Marin Mersenne. Dans le Traité de l’harmonie universelle (1627), le philosophe dresse un inventaire de la question à des fins pédagogiques. Il expose les systèmes concurrents (Platon, Fludd, Kepler) et il en évalue la cohérence. Ces théories se trouvent considérées avec les méthodes de la science moderne : l’analyse, la déduction, le doute critique. Dans cet article, nous étudions les enjeux scientifiques de cet exposé. Nous analysons également les structures rhétoriques du discours, et ses finalités didactiques. Le thème de la musique des sphères se nourrit, chez Mersenne, d’un imaginaire riche, qui donne à sa plume une valeur poétique.
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Introduction
1Au XVIIe siècle, la cosmologie constitue encore un objet d’intérêt commun aux astronomes et aux musiciens. Avec la révolution scientifique, le dialogue séculaire entre les deux arts va toutefois être bouleversé. La théorie de l’harmonie des sphères est souvent mise à mal, et réduite à la portion congrue d’un héritage en voie de disparition. Elle connaît pourtant des prolongements chez certains érudits, toujours sensibles à la beauté d’un univers aux consonances infinies.
- 1 Marin Mersenne, Harmonie universelle, contenant la Theorie et la Pratique de la Musique [1636], éd. (...)
- 2 Dans l’ « Advertissement de l’Autheur au Lecteur », placé en conclusion, Mersenne insiste en effet (...)
- 3 Outre le Traité de l’harmonie universelle et l’Harmonie universelle, Mersenne publiera également le (...)
2De ce point de vue, l’Harmonie universelle (1636) de Marin Mersenne, fournit l’une des illustrations les plus éloquentes de cet intérêt1. Acteur scientifique de premier plan, aux côtés de Descartes et Galilée, le religieux minime élabore dans cet ouvrage une somme musicale, dans une perspective à la fois artistique et philosophique. Parmi les thèmes abordés, l’harmonie des astres fait l’objet d’une attention particulière, au point de lui inspirer le titre du volume. Plus précisément, c’est dans le Traité de l’harmonie universelle, publié en 1627, que Mersenne exprime ses vues sur la question. Composé neuf ans avant la grande Harmonie, ce premier opus, moins connu, en forme le « prelude »2. Mersenne y livre les premiers résultats de ses travaux qui l’occupent ensuite pendant une décennie3. Y sont abordés en l’occurrence les principes spéculatifs de la musique. Dans un esprit cher aux traités du siècle précédent, celle-ci est présentée comme un art aux proportions cosmiques, dont le savant scrute les manifestations à l’échelle du monde.
- 4 « Il développe alors toutes sortes d’analogies musico-théologiques, mais il rejette absolument la d (...)
3La musique des sphères est un objet central de questionnements. Mersenne livre une analyse approfondie, il cherche à comprendre sa nature et considère sa valeur scientifique. En ces temps révolutionnaires, son étude demeure liée à un héritage qu’il s’emploie à défendre et illustrer. Un tel intérêt peut toutefois sembler contradictoire avec les perspectives ouvertes par Mersenne dans le champ du mécanisme. Dans la célèbre thèse qu’il lui a consacrée, Robert Lenoble voyait d’ailleurs dans le Traité de l’harmonie une singularité au regard de ses œuvres postérieures, plus inspirées par les idées de la nouvelle science4. À la croisée des époques, l’ouvrage offre l’illustration d’une pensée sensible aux transformations du temps, mais aussi attachée à la tradition.
4C’est cette idée que nous voudrions interroger en étudiant la cosmologie du Traité de l’harmonie universelle. Celle-ci s’impose comme un thème clef de l’ouvrage et, au-delà, de toute son œuvre musicale. Elle donne lieu à de savants développements, mais aussi à l’élaboration d’une stratégie d’écriture ambitieuse. Pour défendre son approche, Mersenne met en œuvre une rhétorique démonstrative, à la croisée des sciences et de la philosophie. Celle-ci a pour but d’expliquer l’univers, mais aussi d’inspirer au lecteur sa foi dans cette théorie.
Le système de l’harmonie universelle
5Le thème de la musique cosmique apparaît dans la cosmologie présentée au Livre I du Traité de l’harmonie universelle. C’est là que Mersenne établit les définitions de son étude : le statut épistémologique de la musique, sa place dans l’arbre des sciences et ses diverses applications. L’harmonie y est décrite comme un art aux principes universels, qui s’appliquent à tous les étages du monde. Cette entrée en matière pourrait passer pour un simple rappel de circonstance, une concession faite à la tradition. Mersenne conçoit pourtant un système original, qui manifeste un intérêt évident pour la question.
- 5 Marin Mersenne, Traité de l’harmonie, éd. cit., p. 78.
6C’est ce qui apparaît dans le Théorème XII où il expose ses vues (« Determiner quelles sont les divisions et les parties de la Musique »5). Avec un goût particulier du classement, le minime y expose cinq divisions décrivant la structure du monde. Les planètes trouvent leur place au sein du concert universel. Cette structure est tout à fait révélatrice de la pensée du minime, qui se veut méthodique. L’organisation de l’exposé suit une logique déductive : Mersenne part des acceptions les plus abstraites de l’harmonie, avant de descendre dans le domaine de la pratique. Il passe des phénomènes les plus généraux aux particuliers, de la métaphysique à l’art.
- 6 Ibid. C’est Mersenne qui souligne.
- 7 Ibid.
- 8 C’est ce que Mersenne explique au Théorème XIII : « La Musique Divine de qui dépend la nostre, est (...)
7À la division initiale, la plus essentielle, il distingue la musique « Creée » de l’ « Increée »6. La première désigne par métonymie l’univers, structuré par les lois de l’harmonie. Elle concerne les êtres matériels et les spirituels, les phénomènes naturels mais aussi les animaux et les hommes. La musique « Increée » trouve quant à elle son origine « en Dieu seul »7. Elle se confond avec la sagesse créatrice qui a ordonné l’univers avec les proportions harmoniques. Elle est également au cœur de la Trinité, dont les Personnes ont des rapports qui ne sont pas étrangers à la musique8. La distinction doit autant à la tradition platonicienne qu’au christianisme. Le théoricien adopte un langage philosophique, mais le texte s’enracine dans la foi. Il harmonise les points de vue en faisant du monde l’expression de l’art divin, dont chaque partie reflète la grandeur. Dans le système, la musique créée comprend d’ailleurs toutes les autres divisions, qui forment ses ramifications.
- 9 Ibid., p. 78. C’est Mersenne qui souligne.
- 10 Ibid., p. 79.
8Au deuxième niveau, Mersenne opère une division au ton là aussi platonisant : entre musique « Intellectuelle » et musique « Sensible »9. Celle-là s’adresse à la raison, qui considère les nombres cachés sous les sons. De son côté, la musique sensible concerne l’oreille, mais également les autres sens, par exemple « la veuë »10, qui perçoit l’harmonie des formes.
- 11 Ibid. C’est Mersenne qui souligne. La tripartition est exposée par Boèce dans le chapitre 2 du De M (...)
- 12 Marin Mersenne, Traité de l’harmonie, éd. cit., p. 79.
- 13 Ibid.
- 14 Les Istitutioni harmoniche (1573) de Zarlino offrent un exemple éloquent de la vitalité des liens e (...)
- 15 Nous donnons le titre du Théorème XV : « La Musique Mondaine est l’ordre et la proportion harmoniqu (...)
- 16 Ibid.
9C’est au troisième niveau qu’apparaît le chant des planètes. Mersenne y reprend la tripartition boécienne entre musiques « Mondaine, Humaine et Instrumentale »11. Liée aux astres, la « Mondaine » « considere les divers mouvemens et parties des cieux, avec toutes les relations harmoniques qui s’y rencontrent »12. De son côté, l’ « Humaine » traite des proportions du corps mais aussi de l’âme, et l’ « Instrumentale » 13de l’art des sons. La définition est parfaitement conforme à la tradition. Le Traité s’ouvre à l’héritage d’une pensée dont Zarlino offre un modèle accompli dans les Istitutioni harmoniche14. Cette reprise demeure pourtant, dans son cas, singulière. Le schéma boécien est intégré à un nouveau système. La musique des astres se trouve dès lors subordonnée à l’ensemble plus large de la musique « Creée ». Elle devient dans ce cadre un élément du grand concert cosmique, elle ne le résume plus comme chez Boèce. Ce faisant, Mersenne revitalise en quelque sorte la définition. En la soumettant à l’action divine, il met en évidence, de façon plus affirmée, le lien étroit de la cosmologie à la théologie. L’idée est d’ailleurs affirmée solennellement dans le Théorème XV, où Mersenne revient sur la définition de la « Musique Mondaine »15. Il prolonge ses perspectives en identifiant les nombreuses sources qui l’inspirent : « ceux qui ont écrit de l’harmonie du monde […] comme George de Venise, Robert Flud, Kepler et les autres, et devant eux Platon et Ptolomée »16. La musique a partie liée à la philosophie depuis l’Antiquité. Mais c’est dans les Écritures et, avec elles, dans la tradition chrétienne, qu’elle trouve sa définition essentielle :
- 17 Ibid., p. 87. Mersenne se réfère au De Republica de Cicéron, au Commentaire du songe de Scipion de (...)
La Mondaine, Celeste et Elementaire n’est autre chose que l’ordre que la providence divine a gardé en la fabrique, aux intervalles, aux grandeurs, et aux mouvemens de tous les corps qui composent l’univers. […] Les anciens, et sainct Anselme au livre de l’Image du monde, ont dit que les cieux font un concert tres- agréable ; ce que le Prophete Royal a creu, quand il a dit que le son des cieux a volé par toute la terre, In omnem terram exiuit sonus eorum, Psalme 18., et Dieu l’a confirmé en parlant à Job chap. 38. Qui fera cesser l’harmonie des cieux ? Voyez Scipion l’Africain aux sixiéme de la Republique de Ciceron, et Macrobe qui explique le songe de Scipion.17
- 18 Les Écritures constituent un horizon incontournable pour des philosophes comme Mersenne ou Descarte (...)
- 19 Dans son étude sur la pensée médiévale, Etienne Gilson souligne le caractère théocentrique de la ph (...)
10Dans un curieux œcuménisme, Mersenne confronte et rassemble les idées les plus variées. De la Bible à Macrobe, de Platon à l’Imago mundi, la musique mondaine trouve une gamme d’interprétations hétéroclites. Au carrefour des idées, la réflexion du minime s’ouvre à des sources variées illustrant son système. Les jeux de la référence alimentent une rhétorique de l’autorité qui confronte le lecteur à cette croyance, antique et sacrée. Les Écritures en forment d’ailleurs la meilleure preuve ; elles apportent une caution théologique à la définition du savant, elles consacrent ses idées18. L’humaniste montre ainsi les points de contact entre les écoles. Il explicite en outre le sens de sa doctrine. Celle-ci ne concerne pas uniquement l’ordre de la nature. Elle s’ouvre à la Révélation, qui conduit l’humanité à son achèvement. Pris dans l’histoire du salut, l’univers est le miroir de la sagesse divine, un lieu mû par le sentiment, cher aux penseurs médiévaux, de la sacralité du monde19.
- 20 Il le dira d’une façon éloquente dans la Proposition IV du Livre de l’utilité de l’Harmonie intitul (...)
11Cette conception préfigure d’ailleurs l’un des grands principes de l’œuvre. Dans le Traité de 1627, mais aussi dans l’Harmonie universelle de 1636, Mersenne rappellera inexorablement la valeur sacrée de la musique, et son utilité pour remonter à Dieu20. Le système qu’il élabore forme de ce point de vue le point de rencontre initial entre la théologie et la cosmologie : le lieu où s’élabore une pensée qui ne sépare pas la science de la contemplation, ni la foi de la raison.
- 21 « Cette disposition des divisions de la théorie musicale remplace la subordination traditionnelle d (...)
- 22 Farouche adversaire des astrologues, Mersenne s’est attaqué plusieurs fois à leurs doctrines, dans (...)
12Sur un autre plan, cette recomposition a également pour effet d’infléchir la métaphysique sous-jacente au schéma de Boèce. Plus question en effet chez Mersenne de croyance dans la théorie du macrocosme et du microcosme, qui relie l’homme à la musique du ciel. Son substrat occulte est en quelque sorte mis à distance. Dans une étude sur sa pensée musicale, Frédéric de Buzon a bien montré la singularité de la lecture du minime. Dorénavant les planètes ont leur musique, mais elle n’exerce plus d’influence sur l’être humain. Débarrassée de tout ésotérisme, elle est considérée comme une théorie scientifique21. La reprise du schéma boécien n’est donc pas chez Mersenne une simple concession ; il ne s’agit pas de définir la musique des astres, mais d’en repenser la nature. L’idée se trouve dès lors parfaitement compatible avec l’orthodoxie religieuse que Mersenne défend dans son œuvre22. La rhétorique est donc partie prenante de cette entreprise de conceptualisation.
- 23 Marin Mersenne, Traité de l’harmonie, éd. cit., p. 79. Mersenne ne souligne pas les deux dernières (...)
- 24 Ibid.
13Les dernières parties du système approfondissent cette lecture. La musique instrumentale fait l’objet de nouvelles subdivisions. À la quatrième, Mersenne reprend l’opposition classique entre musique « Theorique » et « Pratique »23. Dans la cinquième, enfin, il opère une distinction entre les musiques « Harmonique », « Rythmique », « Metrique », et « Accentuelle »24 (pour la prosodie). Celles-ci annoncent quelques-uns des sujets de son étude, ouverte à toutes les parties de la composition. Elles révèlent également la haute idée que se faisait Mersenne d’un art aux proportions cosmiques. Il s’agit donc pour le lecteur d’en prendre conscience afin de mieux percevoir sa réalité grandiose. Une telle nécessité ne se réduit d’ailleurs pas à l’énoncé d’une définition. Elle prend corps dans la suite du texte à travers l’analyse des harmonies planétaires.
L’épreuve des théories
- 25 Ibid., p. 283.
14Mersenne a cherché à en comprendre la nature exacte. Il a pour cela mené une réflexion dans le Livre II du Traité, qui forme une vaste illustration de la doctrine. Son titre est significatif. Après le temps des définitions, le savant décrit « l’harmonie de toutes les parties de l’Univers […] tant en general qu’en particulier »25. Les théorèmes forment une suite de tableaux musicaux, inspirés par les sciences les plus diverses : les mathématiques, l’architecture, ou encore les mécaniques et l’anatomie offrent des applications variées des lois de la musique. Le savant découvre les proportions cachées des figures, des saveurs et des formes, dans un tourbillon de synesthésies luxuriantes.
- 26 Après trois premiers théorèmes consacrés notamment à la poésie et aux objets sensibles, Mersenne s’ (...)
- 27 Pour un état des lieux de la question des liens entre philosophie et musique, voir notamment les ex (...)
- 28 Nous nous référons ici à la définition donnée par Pierre Hadot des exercices spirituels dans l’Anti (...)
15Parmi les domaines explorés, la cosmologie a une place de prédilection. Elle est un lieu privilégié pour discerner les rapports musicaux dans la constitution du ciel. Mersenne lui consacre sept théorèmes sur les quinze du Livre II26. Son application fait d’ailleurs du Traité de l’harmonie l’un des ouvrages du temps les plus loquaces sur le sujet27. L’approche du minime n’en demeure pas moins singulière. Celui-ci n’élabore pas en effet de théorie personnelle en dessinant la cartographie des astres. Son entreprise est celle d’un vulgarisateur. Mersenne y donne un compendium des théories formulées sur l’harmonie du monde depuis l’Antiquité. Il s’inspire de quelques-unes des autorités citées au Livre I. Celles-ci sont diverses et découvrent la complexité d’un problème sujet à des interprétations contradictoires. Dans ce travail encyclopédique, le minime montre au musicien la dimension la plus abstraite de son art. L’étude a, de ce point de vue, partie liée avec l’art de la mémoire. Toutefois, elle demande aussi au lecteur sagacité et jugement pour s’élever dans les hauteurs du ciel. Dès lors, le texte se confond avec une forme d’exercitatio de l’âme, un parcours intellectuel dans le labyrinthe du monde28.
- 29 Mersenne s’appuie sur différentes pratiques de réécriture identifiées par Gérard Genette. Il y a ce (...)
- 30 Marin Mersenne, Traité de l’harmonie, éd. cit., p. 329. Mersenne se réfère ici au Livre III du trai (...)
- 31 Marin Mersenne, Traité de l’harmonie, éd. cit., p. 335. Dans ce domaine, il cite à plusieurs repris (...)
- 32 Ibid., p. 336. Nous remercions Séverine Delahaye-Grélois pour ses éclairages sur le mécanisme du mé (...)
- 33 Ibid., p. 337. Mersenne revient à plusieurs reprises sur l’œuvre de Platon : au Théorème IV où il e (...)
16Dans cette propédeutique céleste, les conceptions les plus diverses sont présentées. Mersenne pratique avec finesse l’art du résumé et déploie dans un style concentrique une collection de théories offertes à l’investigation du lecteur29. Sont tour à tour exposées les idées d’Aristide Quintilien dans La Musique, sur la constitution des « Elements » cosmiques qu’il compare au « tetrachorde »30 musical ; puis les principes de l’astrologie sur « les douze signes du Zodiaque » qui « contiennent toutes les consonances » : « soit que nous prenions le nombre des douze parties » qui divisent les « signes celestes » ou les « degrez de chaque cercle celeste »31. Dans les mêmes pages, Mersenne se réfère encore à l’œuvre de Platon dont il offre un digest des théories musicales. Au Théorème V, il résume la doctrine du mythe d’Er raconté au Livre X de La République. Celle-ci attribue les « huict pesons du fuseau divin » aux « huict cieux »32 pour produire la musique des astres, disposés selon les lois des harmonies. L’exposé vient d’ailleurs compléter la description du Timée, qui offre une relecture mathématique de la « Musique platonique des cieux »33.
- 34 D’autres sources éminentes, comme Cicéron et Macrobe, sont évoquées, sans donner lieu aux mêmes ana (...)
- 35 La curiosité et la variété sont des traits caractéristiques de la rhétorique savante du minime. Ell (...)
17La bigarrure est le principe fondateur d’un exposé où le sérieux se mêle volontiers au cocasse, et les thèses philosophiques à des conceptions ésotériques. Le musicien investit les savoirs sans prendre parti. Il compose son texte à la manière d’un recueil de lieux savants, à l’intérêt purement documentaire. Chaque théorie vient compléter et contredire la précédente, offrant de multiples lectures de l’harmonie céleste34. Dans ce cadre, l’accumulation du savoir prévaut sur la cohérence. L’érudition, allègrement étalée, trahit un souci d’information qui plonge le lecteur dans un tourbillon intellectuel. L’effet est voulu et renvoie à une attitude d’ouverture chère à la démarche du savant35. Cette présentation n’est toutefois qu’un point de départ. Ces premiers chapitres sont pour Mersenne un moyen de susciter la curiosité pour une croyance ancienne. Ils sont aussi une façon de dérouter le lecteur en lui inspirant le désir de découvrir la véritable nature de l’harmonie.
- 36 Marin Mersenne, Traité de l’harmonie, éd. cit., p. 394. Mersenne analyse les théories de Fludd aux (...)
- 37 Ibid., p. 392. Mersenne le redira plus loin : « l’Harmonie Mondaine de Flud n’a point d’autre fonde (...)
18C’est elle que cherche le minime en montrant les prolongements modernes de la doctrine. Par la suite, il présente les théories inventées par les savants du temps. À cette étape, néanmoins, il ne s’agit pas seulement d’informer, mais aussi d’évaluer. Certaines approches donnent d’ailleurs lieu à de sévères réprimandes. C’est le cas de l’œuvre de Robert Fludd, savant et alchimiste anglais, auteur de plusieurs traités de philosophie occulte : le Monochordum mundi (1622) et l’Utriusque cosmi historia (1617-1624), tous deux cités. Dans plusieurs théorèmes, Mersenne livre un résumé critique des idées du savant anglais sur l’harmonie du monde. Les astres y sont disposés selon les lois d’une symbolique occulte, à la croisée de l’alchimie, de la musique et de l’astrologie. Là encore, le minime expose avec un grand souci d’exactitude ces théories, tout en exhibant leurs incohérences : dans ce système, « la Lune et Venus » y sont par exemple décrites comme « humides » et « font la Quarte », tandis que « Mercure fait l’octave avec l’eau, et la Lune apogée »36. Non sans ironie, Mersenne révèle les contradictions d’un système qui repose, selon ses mots, « seulement [sur] des analogies et des comparaisons qui n’ont presque autre fondement que l’imagination »37. L’entreprise du savant change alors de nature. Sortant de sa neutralité, il donne un commentaire critique où il fait de l’expérience et de la raison les piliers de son argumentation. L’œuvre de Fludd se trouve de fait entièrement disqualifiée en raison de son absence de méthode.
- 38 On sait l’importance des débats entre Fludd et Kepler, dans lesquels s’engagea aussi Mersenne. Sur (...)
- 39 Marin Mersenne, Traité de l’harmonie, éd. cit., p. 357. Le système de Kepler est décrit au Théorème (...)
- 40 Le système de Tycho-Brahe est décrit dans le Théorème VI « Il faut connoistre quelle distance il y (...)
- 41 On peut sur ce point rapprocher l’écriture du minime de celle de Descartes dans les Méditations mét (...)
19Dans son désordre encyclopédique, le Traité de l’harmonie universelle n’en demeure pas moins sensible aux valeurs du savoir moderne. L’appel au judicium oblige le lecteur à une forme de décentrement. Confronté à ces errances, il se trouve conduit à reconnaître l’invalidité d’une théorie pourtant célèbre en son temps. Mersenne entend ainsi provoquer l’adhésion du musicien, et lui transmettre les idéaux de la nouvelle science. La chose est particulièrement nette dans les pages consacrées à l’œuvre de Johannes Kepler. Mersenne résume le système de l’astronome allemand exposé dans les Harmonices mundi (1619). Celui-ci reçoit un accueil plus favorable et forme également la partie la plus technique de l’exposé. Marquée par la tradition platonicienne, sa théorie s’impose en effet par sa méthode : elle est liée à l’application de calculs mathématiques, soutenus par un travail rigoureux d’observation. Fondé sur une nouvelle approche de l’astronomie, le modèle offre en outre une relecture moderne de l’harmonie universelle. Kepler en fait le principe central de son étude, comme Fludd, dont il contredit pourtant les thèses38. Dans son cas, la musique cosmique ne dépend pas en effet de combinaisons symboliques. Elle n’est pas liée non plus aux orbes porteurs des planètes qui définissaient l’ancienne astronomie. Son système s’appuie sur la découverte du « mouvement »39 elliptique des planètes, en fonction de leurs degrés d’éloignement. Mersenne décrit avec minutie les calculs de l’astronome, à grand renforts de tables numériques. Il met également en évidence les liens de son système avec les théories de Copernic et de Tycho-Brahe, qu’il présente conjointement40. Le Traité prend alors les allures d’une synopsis de la nouvelle astronomie. Cette théorie apparaît à Mersenne comme l’explication la plus probante du problème. Elle offre une réponse moderne à un questionnement qui trouve dans les lois de Kepler un prolongement édifiant. Immergé dans les concepts, le lecteur se trouve conduit au-delà des apparences et des intuitions communes. Ce travail l’engage à un effort d’abstraction qui participe pleinement à l’exercice. L’exposé est, à cet égard, source d’instruction, mais il est aussi le lieu d’une expérience de soi41.
- 42 Marin Mersenne, Traité de l’harmonie, éd. cit., p. 357.
- 43 Ibid., p. 356-357. C’est Mersenne qui souligne.
- 44 Ibid., p. 361.
- 45 Sur l’idée de science ouverte au perfectionnement, voir Robert Lenoble, Mersenne ou la naissance du (...)
20Dans cette ascèse astronomique, l’admiration du minime ne l’empêche pas de voir les limites du modèle keplérien. À travers ses calculs, l’astronome ne trouve qu’une application partielle des harmonies dans les mouvements célestes : c’est le cas, par exemple, de « Saturne et Jupiter » qui « font un peu plus d’une Octave », ou de « Jupiter et Mars » qui « font presque le disdiapason »42. Kepler parvient certes à montrer « qu’il y a quelque chose de semblable à l’harmonie quand on compare la plus grande distance d’un Planette (sic) avec la plus petite de l’autre » ; mais Mersenne de reconnaître que « les consonances ne se rencontrent pas justes entre les Planettes voisins et éloignez »43. Le modèle n’est donc pas achevé. Il constitue certes une piste probante et découvre la complexité inouïe de l’univers, qui rend caduques les conceptions anciennes. Mais il est trop imparfait pour comprendre l’harmonie du ciel. Les idées de Kepler ouvrent dès lors la voie à des prolongements. C’est ce que Mersenne explique dans la suite : « certes bien qu’il n’ait pas rencontré tout ce qu’il eust pu desirer, et que nous ne sçachions pas assez exactement les distances, ny les mouvemens des Planettes, il a fait le chemin, et a montré plusieurs choses ausquelles on n’avoit pas encore pensé »44. Telle qu’il la conçoit, la science est l’affaire d’un progrès constant, qui engage les savants à faire œuvre commune. À ce titre, aucun système n’est à ses yeux définitif. Mersenne collecte les informations pour stimuler la recherche, confronter les idées pour provoquer la réflexion45. La critique constitue donc un instrument essentiel de la connaissance. C’est ce qu’explique le minime au Théorème XIII, où un nouvel assaut est donné contre la théorie de Fludd. À la fin du passage, il justifie son attaque au nom de l’idéal supérieur de vérité :
- 46 Marin Mersenne, Traité de l’harmonie, éd. cit., p. 418-419.
Je sçay qu’il est beaucoup plus facile de reprendre les autres que de faire mieux qu’eux, et qu’il seroit plus expedient d’établir quelque chose de certain de l’Harmonie du Monde, que de refuter ce que les autres en ont dit jusques à present : mais l’un n’empesche pas l’autre, et vaut beaucoup mieux ne point connoistre cette Harmonie que de se l’imaginer tout autrement qu’elle n’est ; car les fausses imaginations exercent je ne sçay quelle tyrannie sur nos esprits, dont ils ne se peuvent dégager qu’avec une très-grande difficulté.46
- 47 Ibid.
- 48 Ce lien entre la nouvelle astronomie et l’entreprise philologique a été bien mis en évidence par Fe (...)
21La critique fait partie intégrante du travail scientifique. Elle oriente la recherche et provoque la discussion. Elle permet également de séparer le bon grain de l’ivraie, en délimitant les canons de la connaissance. À travers le Traité, c’est une nouvelle conception du savoir que défend le minime. La théorie de Fludd, et avec elle tous les savoirs occultes, sont contestés au nom de principes rationalistes. La musique du monde est un objet de fascination et de spéculations innombrables. Elle n’en reste pas moins soumise à des exigences qui font de l’univers le lieu d’une enquête méthodique. Dès lors l’idée se trouve ramenée à son statut d’hypothèse. C’est ce qui conduit d’ailleurs Mersenne à énoncer un curieux paradoxe : « vaut beaucoup mieux ne point connoistre cette Harmonie que de se l’imaginer tout autrement qu’elle n’est »47. Malgré son ton dénégatif, le savant ne refuse pas au ciel tout pouvoir sonore. Il établit en revanche une distinction nette, et à tout le moins moderne, entre la croyance et la science. En l’état des connaissances, l’harmonie des planètes n’est pas démontrée. Mais elle reste une idée valide pour observer l’immensité du monde. Mersenne reformule donc ses principes et l’ouvre à de nouvelles exigences. Dans ce cadre, la collection des systèmes revêt une dimension métacritique. Elle renvoie au lecteur l’image d’une science en devenir et d’un système en construction. La recherche oblige le savant à puiser dans l’héritage du passé, à en évaluer les apports pour fonder un nouvel ordre du savoir. L’astronomie est donc à la fois le lieu du progrès et de la nostalgie. L’un ne va pas sans l’autre au risque de perdre la connaissance dans les mirages dangereux de la tabula rasa48. Le Traité de l’harmonie universelle forme ainsi le conservatoire d’une tradition ouverte à de nouvelles possibilités. C’est cette conviction qui a d’ailleurs conduit Mersenne à concevoir une modélisation inédite des sons planétaires.
Le son des planètes
22Cette situation de semi-échec ne l’a pas empêché de croire en effet dans la musique des astres. Il a même cherché à la défendre en élaborant une théorie acoustique de l’univers. Car si la composition de cette musique échappe à l’homme, elle ne l’empêche pas d’en concevoir la nature. C’est ce que Mersenne explique dans un passage décisif du Théorème XV déjà cité au Livre I, sur l’harmonie du monde. Dans le courant de sa définition, il expose une théorie expliquant l’existence d’une harmonie céleste, inaudible à l’homme. La tradition est là aussi convoquée :
- 49 Marin Mersenne, Traité de l’harmonie, éd. cit., p. 89. Mersenne revient sur cette question au Théor (...)
Avant que je passe plus avant, voyons si le mouvement des cieux ou des astres fait quelques sons, encore que nous ne les entendions point, parce qu’ils sont trop grands, semblables à ceux qui se font aux cataractes du Nil, qui assourdissent les habitans des Catadupes, si les anciens ne nous trompent : ou parce que le concert des cieux est si ravissant, qu’il endort et charme nos oreilles : ou que nous sommes accoustumez à cette Musique dès le ventre de nos meres, et que la coustume est une autre nature, qui nous oste le sentiment ; ce qui arrive à ceux qui font leur demeure chez les chaudronniers, serruriers et armuriers, car apres plusieurs années ils n’apperçoivent quasi plus le bruit qui les offençoit au commencement.49
- 50 La question est notamment soulevée par Aristide Quintilien, La Musique, éd. cit., p. 218. Mais elle (...)
23Le problème est ancien, et Mersenne reprend quelques lieux communs classiques trouvés chez Aristide Quintilien et Cicéron, qui ont les premiers posé la question de cette musique insonore50. Réglée par les consonances, l’harmonie des astres demeure pourtant inconnue à l’oreille humaine, créant un curieux décalage entre la théorie et l’expérience. Si la tradition a pu se satisfaire du paradoxe, il devient, à l’âge de la nouvelle science, un objet de questionnement pour le savant. Il y a là un problème décisif qui devient matière à réflexion et à débat. Une fois encore, le minime pose en moderne la nécessité de résoudre la contradiction. Dépassant les Anciens, il pose les jalons d’une nouvelle hypothèse étayée par les apports de la science moderne. L’univers y est décrit comme un espace rempli d’air où se propagent des ultrasons. La force et la vitesse des astres expliquent la disproportion de cette harmonie avec l’oreille humaine. Celle-ci résonne pourtant jusque sur terre même si l’on ne peut l’entendre :
- 51 Marin Mersenne, Traité de l’harmonie, éd. cit., p. 90.
Mais avant que de conclure si les astres produisent des sons, il faut supposer que l’air ou l’éther va de la terre jusques au firmament, sans qu’il y ait autre solidité que celle des planettes. […] S’il y a de l’air (comme croyent ceux qui suivent Tycho) et qu’il n’y ait autre solidité que celle des planettes, on peut dire qu’elles produisent des sons, puis que les boulets de canon, et les bales d’arquebuse, qui ne vont pas si viste que les planettes, produisent des sons qui sont fort sensibles. De là nous pouvons determiner quel bruit ou quel son sera produit par un globe, pourveu qu’on connoisse sa grosseur, son mouvement, le milieu par qui il se meut, et sa matiere. […] Par conséquent on peut conclure que les planettes produisent quelque son, encore qu’il soit très-difficile de determiner quel il est, à cause de leur immense grandeur et vistesse.51
- 52 Tycho-Brahe expose son système dans le chapitre 8 du Livre II « De inventione loci sive capacitatis (...)
- 53 On voit que la référence aux Anciens est conçue chez Mersenne indépendamment de toute autorité. La (...)
- 54 Mersenne livrera en effet l’une des premières théories modernes de la vibration sonore dans le Trai (...)
- 55 Sur le rejet de la théorie des orbes porteurs des planètes et le glissement opéré par les astronome (...)
- 56 Nous nous référons à la définition de Georges Molinié : « ce que l’on désigne en grec par analogie (...)
- 57 Nous usons de la notion d’hypotypose dans le sens défini par Georges Molinié : « L’hypotypose consi (...)
- 58 Cette pratique n’est du reste pas propre à Mersenne et se retrouve chez Galilée. Le recours aux ana (...)
- 59 Marin Mersenne, Traité de l’harmonie, éd. cit., p. 90.
24Lieu de merveille, l’univers est aussi celui de tous les possibles. De pédagogue, Mersenne se convertit en un inventeur, soucieux d’expliquer l’origine du concert céleste. Il imagine une hypothèse sauvant l’apparence des phénomènes grâce à de nouveaux acquis : ceux d’abord fournis par l’astronomie, avec Tycho-Brahe qui défend dans le De Mundi aetheri l’idée révolutionnaire d’un monde supra-lunaire, corruptible et rempli d’un fluide semblable à l’air52. C’est cette idée, inconnue des Anciens, qui permet à Mersenne d’imaginer l’existence d’un espace cosmique où se propagent les sons planétaires53. Pour l’expliquer, il s’appuie également sur les principes de l’acoustique et sur ses propres réflexions sur la nature du son comme phénomène vibratoire54. Les planètes sont comparées à des projectiles dont le mouvement génère du bruit, voire de la musique. Dans ce cadre, ce sont donc bien les planètes qui produisent les sons, et non les orbes qui les portaient, comme dans l’astronomie antique55. Par le jeu de l’analogie56, Mersenne transporte au ciel les données de l’expérience pour modéliser les harmonies planétaires. La comparaison lui permet en outre d’appliquer à l’espace les lois de l’acoustique : celles-ci veulent que les paramètres d’un son (sa fréquence, son timbre) soient proportionnels aux qualités du corps émetteur (sa constitution, sa masse ainsi que sa vitesse de déplacement). Le savant se meut en un fabriquant d’images, dont l’ingenium est celui d’un poète d’un nouveau genre. L’hypothèse prend de ce point de vue la forme d’un spectacle à dimension littéraire. Dans sa démonstration, le minime s’appuie sur les ressources de l’enargeia et de l’hypotypose pour peindre le tableau57. L’analogie en est un des procédés, elle rend sensible l’inconnu58. La personnification en est un autre. Elle donne vie aux corps et illustre les forces physiques engagées : celles produites par les planètes, mais aussi les « bales d’arquebuse » et les « boulets de canon », qui « ne vont pas si viste » qu’elles et « produisent » pourtant « des sons qui sont fort sensibles »59. Dans sa précision, la phrase épouse le mouvement de la démonstration, qui procède pas à pas, sous le coup de la logique déductive. Stimulée par les pouvoirs de l’écriture, l’hypothèse se développe de manière ludique.
- 60 La même exigence est posée dans le Théorème V du Livre II où Mersenne revient sur l’harmonie des pl (...)
25Dans ce contexte, toutefois, l’analogie a moins pour but de démontrer que de faire admettre le paradoxe d’une musique inaudible. Concevant l’existence d’ultrasons, Mersenne ouvre l’esprit à une réalité inaccessible. Il ne s’agit pas pour lui d’expliquer ce qui ne saurait l’être, mais de discerner une cause secrète. L’imagination remplit donc une fonction heuristique, qui comble les limites de la raison. Le lecteur se trouve alors invité à repenser son rapport au monde60. Là encore, la rhétorique du savant est partie prenante de la découverte. L’homme ne peut accéder à l’intuition qu’en opérant aussi un décentrement salvateur. Il s’agit tout à la fois de s’instruire et de se transformer. Toute la dialectique des exercices philosophiques est une nouvelle fois résumée. Ce travail engage simultanément le lecteur dans un parcours de foi qui l’ouvre à la réalité insondable de Dieu. Cette élévation est d’ailleurs solennellement posée dans le Théorème XIV du Livre I. C’est là que Mersenne explore le mystère de la musique créée de l’univers, dont Dieu est le compositeur. L’harmonie universelle y est décrite comme une œuvre magistrale, dont l’ordre immense échappe à l’homme. Dans ce cadre, le seul moyen d’en percevoir la beauté est de se mettre à l’école du Verbe :
- 61 Ibid., p. 83.
Si nous pouvions entendre le chant de tous les oiseaux, la voix de tous les animaux, les bruits de tous les tonnerres et des vents, et que nous considerassions leurs differences et leurs proportions, nous y trouverions une admirable harmonie ; car je ne doute pas que l’Autheur de la nature n’ait si bien disposé les especes de l’univers les unes avec les autres, que leurs relations, leurs dépendances, leurs mouvemens et leur ordre louënt le Createur, et font les cadences naturelles d’un mode tres-parfait, puis que Dieu est le Maistre du concert.61
- 62 Les Dialogues philosophiques de saint Augustin pouvaient offrir un modèle au minime pour penser ce (...)
- 63 On sait quel usage Pascal fera de cet argument dans le fragment du Discours de la machine des Pensé (...)
26Le chant des planètes n’est qu’un mouvement dans la partition de l’univers. Toutes les créatures, même les plus humbles, œuvrent au grand concert. Ouverte à de nouvelles réalités, la science renvoie l’image d’un monde aux limites infinies. Elle engage également l’homme à se défaire de ses a apriori, pour percevoir l’ordre qui le dépasse. La vie intellectuelle n’est donc pas pour Mersenne séparable de la foi. Elle s’épanouit à la lumière des vérités divines, qui permettent de renouer avec l’harmonie universelle. C’est alors seulement que la science peut s’ouvrir à la sagesse du monde. Nourrie par la conscience de l’acte créateur, elle permet du même coup au savant d’accéder à un autre ordre de la connaissance. L’inconnu n’est plus le signe de l’échec scientifique. Il est le signe d’un débordement de l’intelligence qui trouve en Dieu son origine62. Ainsi conçue, la foi permet à la raison de se défaire de ses propres limites. Elle la stimule et l’engage à dépasser ses certitudes, bornées en tous genres par les contrariétés humaines. L’hypothèse cosmologique laisse donc ouverte la possibilité d’une harmonie astrale : incompréhensible, celle-ci ne laisse pas d’être, dans un esprit qui fait de Mersenne le prédécesseur de Pascal63. À ce niveau, la science n’est donc plus différente de la contemplation.
Conclusion
27Mû par la conviction d’un ordre providentiel, Mersenne défend la vérité d’une théorie ouverte à l’immensité du monde. Si en ce début de siècle, la science n’est plus le lieu des certitudes, elle engage dans un cheminement qui fait de l’univers une énigme à résoudre. À l’âge des révolutions, Mersenne consacrait la valeur d’une théorie en concevant son traité comme un laboratoire littéraire. Lieu d’expérience et de débat, l’Harmonie universelle offre l’exemple d’une œuvre ancrée dans une tradition qu’elle s’emploie à faire revivre. Attachée au passé, elle n’en demeure pas moins ouverte sur le monde, soucieuse de contribuer au progrès de la musique et des sciences. La fiction ne s’oppose donc plus à la science, ni la foi à la raison. La conviction du minime reste d’ailleurs intacte, en dépit des tensions et des échecs. Elle trouve en Dieu la raison dernière, mais aussi le garant de l’ordre universel. C’est là, nous semble-t-il, la motivation profonde de Mersenne. Dans une œuvre où tout reflète la gloire du créateur, la musique demeure, au ciel comme sur la terre, l’expression d’une foi sensible à la beauté du monde.
Notes
1 Marin Mersenne, Harmonie universelle, contenant la Theorie et la Pratique de la Musique [1636], éd. François Lesure, Paris, Éditions du CNRS, 1986.
2 Dans l’ « Advertissement de l’Autheur au Lecteur », placé en conclusion, Mersenne insiste en effet sur la fonction introductive du Traité de l’harmonie universelle. Celui-ci ne constitue que la première étape d’une œuvre plus grande, dont il n’est « qu’un leger crayon et le prelude de la parfaitte Harmonie, dont j’ay declaré le sommaire au commencement du premier Livre, et que je donneray avec l’aide de Dieu », Marin Mersenne, Traité de l’harmonie universelle [1627], éd. Claudio Buccolini, Paris, Fayard, coll. « Corpus des Écrivains de philosophie en langue française », 2003, p. 449. Cette « parfaitte Harmonie » sera publiée neuf ans plus tard et formera donc la suite du Traité, malgré de nombreuses modifications apportées au projet initialement prévu.
3 Outre le Traité de l’harmonie universelle et l’Harmonie universelle, Mersenne publiera également les Questions harmoniques et les Preludes de l’harmonie universelle en 1634. L’ensemble est conçu comme un tout, et chaque livre comme une partie dépendante des autres. La musique n’est d’ailleurs pas non plus absente des œuvres antérieures du minime, comme La Verité des sciences contre les Septiques ou Pyrrhoniens (1625) et les Quaestiones celeberrimae in Genesim (1623).
4 « Il développe alors toutes sortes d’analogies musico-théologiques, mais il rejette absolument la doctrine des Cabalistes. […] On ne peut voir dans ce traité qu’une œuvre de transition », Robert Lenoble, Mersenne ou la naissance du mécanisme, Paris, Vrin, 1971 [1943], p. 369.
5 Marin Mersenne, Traité de l’harmonie, éd. cit., p. 78.
6 Ibid. C’est Mersenne qui souligne.
7 Ibid.
8 C’est ce que Mersenne explique au Théorème XIII : « La Musique Divine de qui dépend la nostre, est en l’intellect divin ; et elle est Interieure ou Exterieure, et a pour son objet tout ce qui peut recevoir les proportions harmoniques », ibid., p. 80. À propos de la « Musique interieure divine », il indique qu’« elle considere les rapports que les personnes, notions et perfections divines ont les unes avec les autres, sans avoir égard aux creatures : les cinq sons du diapente seront l’innascibilité, la paternité, la filiation, la spiration commune, et la procession (les Theologiens les appellent notions) », ibid., p. 81. Toute la langue de la théologie scolastique est refondue dans le cadre de la théorie musicale qui fournit son vocabulaire pour penser le mystère chrétien.
9 Ibid., p. 78. C’est Mersenne qui souligne.
10 Ibid., p. 79.
11 Ibid. C’est Mersenne qui souligne. La tripartition est exposée par Boèce dans le chapitre 2 du De Musica : « Au moment de traiter de la musique, il semble bon de dire combien, à notre connaissance, les érudits en cette matière ont distingué de genres de musique. Il y en a trois : la première est la musique du monde, la deuxième est la musique de l’homme, la troisième est celle qui est réalisée sur certains instruments, comme la cithare ou l’aulos et tous les autres qui sont au service de la cantilène », Boèce, Traité de la musique, trad. Christian Meyer, Turnhout, Brepols, 2004, Livre I, 2, p. 31-33.
12 Marin Mersenne, Traité de l’harmonie, éd. cit., p. 79.
13 Ibid.
14 Les Istitutioni harmoniche (1573) de Zarlino offrent un exemple éloquent de la vitalité des liens entre musique et cosmologie au XVIe siècle. Le théoricien italien reprend et adapte le modèle boécien au début de son traité dans le cadre d’une ample réflexion sur l’harmonie universelle. Voir à ce sujet les explications du système de Zarlino par Brigitte Van Wymeersch dans Descartes et l’évolution de l’esthétique musicale, Sprimont, Mardaga, 1999, p. 36.
15 Nous donnons le titre du Théorème XV : « La Musique Mondaine est l’ordre et la proportion harmonique, et agreable à l’entendement, laquelle se trouve en la fabrique des cieux et des elements, et en leurs proprietez et mouvemens », Marin Mersenne, Traité de l’harmonie, éd. cit., p. 86.
16 Ibid.
17 Ibid., p. 87. Mersenne se réfère au De Republica de Cicéron, au Commentaire du songe de Scipion de Macrobe, et, semble-t-il, à l’Imago mundi d’Honoré d’Autun. Les citations scripturaires sont tirées de Ps 19 (18), 5 et Jb 38, 33.
18 Les Écritures constituent un horizon incontournable pour des philosophes comme Mersenne ou Descartes, toujours soucieux de montrer la conformité de leurs travaux avec le dogme catholique. Sur le dialogue des sciences et de la théologie au XVIIe siècle, voir l’étude de Jean-Robert Armogathe, « La vérité des Écritures et la nouvelle physique », dans Jean-Robert Armogathe (dir.), Le Grand Siècle et la Bible, Paris, Beauchesne, coll. « Bible de tous les temps », 1989, p. 49-60.
19 Dans son étude sur la pensée médiévale, Etienne Gilson souligne le caractère théocentrique de la philosophie chrétienne et le lien inextricable qu’elle établit entre le monde visible et l’invisible : « À quelque explication de sa nature que l’on s’arrête, elle dépasse toujours le plan physique de la science pour atteindre le plan métaphysique et préparer le passage au plan mystique. Je ne veux pas dire par là qu’elle ignore ou méprise les explications purement scientifiques et philosophiques ; au contraire, elle les accueille, elle les appelle avec instance, puisque tout ce qu’elles lui apprennent lui enseigne quelque chose sur Dieu », Étienne Gilson, L’Esprit de la philosophie médiévale, Paris, Vrin, coll. « Études de philosophie médiévale », 1969, p. 101. Cet esprit n’a pas disparu au XVIIe siècle, toute l’œuvre scientifique de Mersenne est tributaire de cet héritage.
20 Il le dira d’une façon éloquente dans la Proposition IV du Livre de l’utilité de l’Harmonie intitulée « Expliquer en quoi l’Harmonie peut servir à la vie spirituelle, à l’oraison, et à la contemplation » : « chaque science, et chaque vertu est un charactere et un rayon particulier, qui nous fait remarquer autant de perfections en Dieu, et qui nous doit servir d’une chaisne d’aymant, qui nous lie inseparablement à son service, et à son amour. Or si l’on envisage les sciences de ce biais, et qu’on les considere seulement comme des participations de celle de Jesus-Christ, agissant en nous par sa lumiere, et par tout ce que nous ressentons dans toutes nos puissances, il n’y aura rien dans nous qui ne l’adore, et ne le benisse », Marin Mersenne, Harmonie universelle, éd. cit., Livre de l’utilité de l’Harmonie, Proposition IV, p. 23. En tant que science totalisante, la musique n’échappe pas à la règle et offre même le meilleur moyen de cultiver le sens du divin.
21 « Cette disposition des divisions de la théorie musicale remplace la subordination traditionnelle des parties de la musique entre elles, où la musique mondaine domine l’ensemble, par la mise sur le même plan des trois harmonies créées dans la dépendance de l’harmonie incréée. […] La musique mondaine […] ne peut plus être la structure d’un macrocosme dont proviendrait, par émanation, un microcosme. Ce schéma de division réorganise donc considérablement la hiérarchie des concepts », Frédéric de Buzon, « Harmonie et métaphysique : Mersenne face à Kepler », Les Études philosophiques, Études sur Marin Mersenne, n° 1/2, 1994, p. 119-128, ici p. 122.
22 Farouche adversaire des astrologues, Mersenne s’est attaqué plusieurs fois à leurs doctrines, dans les Quaestiones in Genesim mais aussi dans les Preludes de l’harmonie universelle.
23 Marin Mersenne, Traité de l’harmonie, éd. cit., p. 79. Mersenne ne souligne pas les deux dernières divisions.
24 Ibid.
25 Ibid., p. 283.
26 Après trois premiers théorèmes consacrés notamment à la poésie et aux objets sensibles, Mersenne s’intéresse à la cosmologie (Théorèmes IV à VIII). Il passe ensuite à d’autres sciences (géométrie, mécaniques, architecture, médecine) et revient sur la question dans les Théorèmes XII et XIII. L’ensemble forme une vaste enquête encyclopédique, fondée sur un ordre d’exposition volontairement aléatoire, qui n’est pas sans rappeler celui de l’Essay des merveilles de nature et des plus nobles artifices (1621) d’Etienne Binet. Ce désordre n’empêche pas Mersenne d’opérer une ascension progressive dans le champ astronomique, et de s’y arrêter longuement.
27 Pour un état des lieux de la question des liens entre philosophie et musique, voir notamment les explications de Brigitte Van Wymeersch, Descartes, op. cit., en particulier le chapitre 1 « La tradition pythagoricienne et la musique », p. 17-57.
28 Nous nous référons ici à la définition donnée par Pierre Hadot des exercices spirituels dans l’Antiquité. L’auteur a montré l’influence de ces pratiques dans le champ astronomique, tout en soulignant que cette méthode a connu des prolongements dans la philosophie de l’époque moderne. Voir Pierre Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1995, en particulier le chapitre « Le rapport au cosmos et l’expansion du moi », p. 309-316.
29 Mersenne s’appuie sur différentes pratiques de réécriture identifiées par Gérard Genette. Il y a celle de la « concision », qui offre la relecture d’un texte « dans un style plus concis » et fidèle à son déroulement ; mais aussi celle de la « condensation », qui « est une sorte de synthèse autonome et à distance opérée pour ainsi dire de mémoire sur l’ensemble du texte à réduire […] pour n’en conserver à l’esprit que la signification ou le mouvement d’ensemble », Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, p. 332-341. Ces pratiques se mêlent plus ou moins selon les passages et ne sont pas exclusives d’autres formes d’écritures comme le commentaire.
30 Marin Mersenne, Traité de l’harmonie, éd. cit., p. 329. Mersenne se réfère ici au Livre III du traité de La Musique. Voir Aristide Quintilien, La Musique, trad. François Duysinx, Genève, Droz, coll. « Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et de Lettres de l’université de Liège », 1999, p. 198-200.
31 Marin Mersenne, Traité de l’harmonie, éd. cit., p. 335. Dans ce domaine, il cite à plusieurs reprises l’œuvre de Jofrancus Offusius, De Divina facultate astrorum (1570) au Théorème IV du Livre II, p. 332, et au Théorème XIII, p. 404.
32 Ibid., p. 336. Nous remercions Séverine Delahaye-Grélois pour ses éclairages sur le mécanisme du métier à tisser et des fuseaux qui clarifient le sens de l’image employée par le minime.
33 Ibid., p. 337. Mersenne revient à plusieurs reprises sur l’œuvre de Platon : au Théorème IV où il expose l’ « Harmonie Platonique entre les Elemens », p. 330, et au Théorème XIII : « Expliquer l’harmonie que Platon a mise dans ses nombres », p. 394.
34 D’autres sources éminentes, comme Cicéron et Macrobe, sont évoquées, sans donner lieu aux mêmes analyses. Mersenne ne s’arrête que sur quelques théories représentatives de la tradition sans chercher l’exhaustivité.
35 La curiosité et la variété sont des traits caractéristiques de la rhétorique savante du minime. Elle se déploie aussi dans les Questions inouyes (1634) qui illustrent parfaitement ce goût du spectacle et de l’érudition plaisante. Voir à ce sujet l’analyse de Christian Belin, « La notion de collection scientifique dans les Questions inouïes de Marin Mersenne », dans Guy Bedouelle, Christian Belin et Simone de Reyff (dir.), La Tradition rassemblée, Studia Friburgensia, Fribourg, Academic Press Fribourg, 2007, p. 169-182.
36 Marin Mersenne, Traité de l’harmonie, éd. cit., p. 394. Mersenne analyse les théories de Fludd aux Théorèmes XII (« Determiner si l’harmonie et les consonances que Robert Flud met dans le monde spirituel, celeste et elementaire, sont bien établies », p. 387) et XIII (« Montrer en quoi Flud a manqué », p. 394) du Livre II. Il s’attaque également à sa théorie du microcosme dans le Théorème XIV, p. 421. Il avait déjà lancé plusieurs charges contre lui dans le Livre I, au Théorème XV pour son harmonie du monde (p. 91) et Théorème XVI pour son harmonie humaine (p. 101).
37 Ibid., p. 392. Mersenne le redira plus loin : « l’Harmonie Mondaine de Flud n’a point d’autre fondement que son imagination, et […] tous les livres qu’il fera appuyé sur ce fondement, n’auront point d’autre verité que celle d’une analogie symbolique », ibid., p. 413.
38 On sait l’importance des débats entre Fludd et Kepler, dans lesquels s’engagea aussi Mersenne. Sur les enjeux de la dispute, voir l’analyse de Natacha Fabbri, Cosmologia e armonia in Kepler e Mersenne, Florence, Leo S. Olschki, coll. « Biblioteca di Nuncius », 2003, en particulier le chapitre 3 « Il Monochordum mundi », p. 175-204.
39 Marin Mersenne, Traité de l’harmonie, éd. cit., p. 357. Le système de Kepler est décrit au Théorème VIII, p. 355-362. Sa théorie des polyèdres est quant à elle expliquée au Théorème IX : « Les consonances sont semblables en plusieurs choses aux lignes, aux figures, et aux solides de la Geometrie », p. 362. Sur l’analyse musicale de son système astronomique, on consultera l’étude de Gérard Simon, Kepler astronome astrologue, Paris, Gallimard, NRF, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1979, en particulier p. 159-174.
40 Le système de Tycho-Brahe est décrit dans le Théorème VI « Il faut connoistre quelle distance il y a entre les Planettes, et quelles sont leurs grandeurs, pour sçavoir si elles ont mesme raison que les Consonances, ou les Dissonances », Marin Mersenne, Traité de l’harmonie, éd. cit., p. 339. Il l’approfondit dans le Théorème VIII où est également présentée la théorie de Copernic : « Il se rencontre plusieurs consonances et plusieurs dissonances dans les grandeurs et les distances des Astres, si on suit le Systéme de Copernic », p. 352.
41 On peut sur ce point rapprocher l’écriture du minime de celle de Descartes dans les Méditations métaphysiques qui offrent une autre illustration des liens entre la philosophie et l’ascèse. Voir à ce sujet les analyses de Christian Belin, La Conversation Intérieure. La Méditation en France au XVIIe siècle, Paris, Honoré Champion, coll. « Lumières Classiques », 2002, p. 253-255.
42 Marin Mersenne, Traité de l’harmonie, éd. cit., p. 357.
43 Ibid., p. 356-357. C’est Mersenne qui souligne.
44 Ibid., p. 361.
45 Sur l’idée de science ouverte au perfectionnement, voir Robert Lenoble, Mersenne ou la naissance du mécanisme, op. cit., p. 363-365.
46 Marin Mersenne, Traité de l’harmonie, éd. cit., p. 418-419.
47 Ibid.
48 Ce lien entre la nouvelle astronomie et l’entreprise philologique a été bien mis en évidence par Fernand Hallyn dans La Structure poétique du monde : Copernic, Kepler, Paris, Seuil, coll. « Des Travaux », 1987, p. 66-74.
49 Marin Mersenne, Traité de l’harmonie, éd. cit., p. 89. Mersenne revient sur cette question au Théorème V du Livre II, p. 334-335.
50 La question est notamment soulevée par Aristide Quintilien, La Musique, éd. cit., p. 218. Mais elle trouve chez Cicéron sa formulation la plus célèbre : « Les oreilles des hommes sont assourdies par le retentissement de ce bruit céleste. Et en effet, le sens de l’ouïe est le plus imparfait chez vous autres mortels. C’est ainsi qu’aux lieux, où le Nil se précipite du haut des monts vers ceci qu’on nomme les cataractes, la grandeur du bruit a rendu sourds les habitants voisins. Cette harmonie de tout l’univers, dans la rapidité du mouvement qui l’emporte, est telle que l’oreille de l’homme ne peut la supporter, de même que vous ne pouvez regarder en face le soleil, et que la force, la sensibilité de vos regards est vaincue par ses rayons », Cicéron, La République, trad. Abel François Villemain, Paris, Didier & Cie, 1858, VI, XI, p. 381-382.
51 Marin Mersenne, Traité de l’harmonie, éd. cit., p. 90.
52 Tycho-Brahe expose son système dans le chapitre 8 du Livre II « De inventione loci sive capacitatis inter Caelestes Planetarum circuitus, ubi Cometa curriculum suum commode absolvere potuit, deque Hypotheseos constitutione, qua ipsius apparens motus quam proxime excusatur », De mundi aetheri recentioribus phænomenis liber secundus, Uraniborg, C. Uveida, 1588, p. 185. Sur ses théories du monde supra-lunaire, voir Jean-Christophe Sanchez, « Nature de l’espace interplanétaire de Copernic à Laplace : conception, composition et évolution du cosmos et de la matière cosmique », Nacelles, L’invention du système solaire (XVIe-XVIIIe siècles), URL : https://revues.univ-tlse2.fr :443/pum/nacelles/index.php ?id =485 [consulté le 07 juin 2022].
53 On voit que la référence aux Anciens est conçue chez Mersenne indépendamment de toute autorité. La seule désormais reconnue est celle de la science. La tradition reste toutefois riche d’enseignement et fournit au savant des idées qu’il s’approprie librement. Sur cette mutation de l’autorité dans le discours scientifique au XVIIe siècle, voir les analyses de Bernard Beugnot dans La Mémoire du texte. Essais de poétique classique, Paris, Honoré Champion, coll. « Lumière classique », 1994, p. 362-364.
54 Mersenne livrera en effet l’une des premières théories modernes de la vibration sonore dans le Traité de la nature du son, qui forme la partie liminaire de l’Harmonie universelle (1636). Sur ses idées en ce domaine, voir l’étude de Patrice Bailhache, « L’Harmonie universelle : la musique entre les mathématiques, la physique, la métaphysique et la religion », Les Études philosophiques, Études sur Marin Mersenne, n° 1/2, 1994, p. 13-24.
55 Sur le rejet de la théorie des orbes porteurs des planètes et le glissement opéré par les astronomes modernes, voir l’étude de Michel-Pierre Lerner, Le Monde des sphères. II. La fin du cosmos classique, Paris, Les Belles Lettres, coll. « L’Âne d’or », 2008.
56 Nous nous référons à la définition de Georges Molinié : « ce que l’on désigne en grec par analogie […] est une phrase établie sur quatre termes, par exemple : la coupe est à Dionysos ce que le bouclier est à Arès. […] La base est ainsi que, sur les quatre termes en jeu, le second ait le même rapport au premier, que le quatrième au troisième », Georges Molinié, Dictionnaire de rhétorique, Paris, Le Livre de Poche, 1992, article « similitude », p. 300. L’inférence analogique est ici introduite avec la causalité « puisque les boulets de canon » qui, en l’occurrence, n’établit de parallèle que pour aussitôt montrer l’écart entre le monde céleste et la terre. L’analogie est, dans ce cas de figure, littéralement disproportionnée.
57 Nous usons de la notion d’hypotypose dans le sens défini par Georges Molinié : « L’hypotypose consiste en ce que dans un récit ou, plus encore, dans une description, le narrateur sélectionne une partie seulement des informations correspondant à l’ensemble du thème traité, ne gardant que des notations particulièrement sensibles et fortes, accrochantes », ibid., article « hypotypose », p. 168. On sait d’ailleurs quelle importance l’âge baroque accorde à la rhétorique picturale et aux ressources de l’image. À cet égard, l’écriture de Mersenne s’inscrit parfaitement dans l’esthétique du temps. Cet intérêt de Mersenne a été montré par Fernand Hallyn dans La Structure poétique, op. cit., p. 264-266.
58 Cette pratique n’est du reste pas propre à Mersenne et se retrouve chez Galilée. Le recours aux analogies et comparaisons dans la rhétorique savante a été analysé par Fernand Hallyn dans « Dialectique et rhétorique devant la ‘‘nouvelle science’’ au XVIIe siècle », dans Marc Fumaroli (dir.), Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne, Paris, PUF, 1999, p. 601-628, en particulier p. 624-627.
59 Marin Mersenne, Traité de l’harmonie, éd. cit., p. 90.
60 La même exigence est posée dans le Théorème V du Livre II où Mersenne revient sur l’harmonie des planètes : « il y a grande apparence qu’elles font quelque son, encore que nous ne l’entendions pas […] car nous ne pouvons oüir le son ou le bruit que font les fourmis, et les autres petits animaux quand ils marchent, qu’ils courent, qu’ils se trainent, ou qu’ils volent, dautant que le son est trop petit et trop foible », ibid., p. 334-335. Les deux infinis se rejoignent et s’éclairent mutuellement dans la coincidentia oppositorum.
61 Ibid., p. 83.
62 Les Dialogues philosophiques de saint Augustin pouvaient offrir un modèle au minime pour penser ce paradoxe. C’est le cas notamment du De Ordine, grande méditation sur la Providence divine et l’harmonie universelle. Sur l’influence de saint Augustin chez Mersenne, voir Philippe Vendrix, « L’augustinisme musical en France au XVIIe siècle », Revue de musicologie, t. 78, n° 2, 1992, p. 237-255, en particulier p. 242-248.
63 On sait quel usage Pascal fera de cet argument dans le fragment du Discours de la machine des Pensées : « Nous connaissons qu’il y a un infini, et ignorons sa nature, comme nous savons qu’il est faux que les nombres soient finis, donc il est vrai qu’il y a un infini en nombre, mais nous ne savons ce qu’il est : il est faux qu’il soit pair, il est faux qu’il soit impair, car en ajoutant l’unité il ne change point de nature ; cependant c’est un nombre, et tout nombre est pair ou impair (il est vrai que cela s’entend de tout nombre fini). Ainsi on peut bien connaître qu’il y a un Dieu sans savoir ce qu’il est », Blaise Pascal, Pensées, éd. Philippe Sellier, Paris, Classiques Garnier, 1993 [1991], fr. 680, p. 467-468. Sur les inspirations pré-pascaliennes de Mersenne dans ses considérations sur l’homme et le monde, voir l’étude d’Ernest Jovy, « Les Antécédents de ‘‘l’infiniment petit’’ dans Pascal », Études pascaliennes, VIII, Paris, Vrin, 1932, p. 9-103 en particulier p. 29-31.
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Référence électronique
Julien Gominet-Brun, « « Les planettes produisent quelque son » : musique et cosmologie dans le Traité de l’harmonie universelle de Marin Mersenne », Études Épistémè [En ligne], 43 | 2023, mis en ligne le 15 septembre 2023, consulté le 04 décembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/episteme/16398 ; DOI : https://doi.org/10.4000/episteme.16398
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