1Le terme crise vient du grec krisis, que l’on peut comprendre comme un moment de rupture brutale, spectaculaire. La guerre de 1914-1918 offre un parfait exemple de ce que peut être une crise démographique par ses effets immédiats sur le mouvement naturel (les naissances et les décès) et ses conséquences immédiates et différées sur la structure de la population. Cette guerre fut tout particulièrement importante en France, épicentre géographique et principal protagoniste avec l’Allemagne. La constitution de séries statistiques cohérentes depuis le début du XXe siècle en matière de mortalité [Vallin, Meslé, 2001 ; Insee], de natalité [Insee] et de fécondité [Festy, 1984 ; Insee] et les estimations annuelles du nombre d’habitants et de leur répartition par âge à partir des recensements alors effectués tous les cinq ans [Insee] permettent de saisir avec précision les effets de la guerre de 1914-1918 sur la démographie française. Pour prendre toute la mesure de cette crise, il importe au préalable de préciser la situation démographique de la France avant le début de cette guerre. Ce sera l’objet de la première partie de ce dossier pédagogique. Puis, nous détaillerons dans les deuxième et troisième parties la mortalité et la fécondité pendant les années de conflit avant de préciser dans une quatrième partie les effets que ce conflit a eus sur l’effectif et la composition par âge et sexe de la population française. Enfin, en conclusion, nous nous appuierons sur ces constats pour relativiser les crises de mortalité les plus récentes en France, celle liée à la canicule de 2003 et celle, encore plus récente, liée à la pandémie de Covid-19.
2Le 1er janvier 1914, à la veille de la Première Guerre mondiale, le nombre d’habitants en France métropolitaine est estimé à 39,4 millions d’habitants, soit 900 000 personnes de plus qu’en 1900 (38,5 millions d’habitants). Au cours des quatorze premières années du XXe siècle, la croissance de la population de la France métropolitaine est assurée à parts quasiment égales par le mouvement naturel et le mouvement migratoire. En effet, le surcroît de 900 000 habitants en quatorze ans tient pour 500 000 à l’excédent des naissances sur les décès et pour 400 000 à l’excédent apparent des immigrations sur les émigrations. Ce solde démographique positif connait des variations non négligeables d’une année à l’autre au cours de cette période : s’il a, à plusieurs reprises, approché (en 1902), atteint (en 1908 et 1912) et même nettement dépassé (en 1910) le seuil de + 100 000, il a aussi été quasiment nul (en 1911) et même négatif (en 1900) [Figure 1]. Ces variations ont presque exclusivement fait écho à celles du mouvement naturel, le solde migratoire se caractérisant par une régularité remarquable ; même sa croissance (de 0 à + 50 000 environ) entre 1905 et 1907 s’est opérée de manière régulière.
Figure 1. Évolution des soldes naturel et migratoire apparent de la France métropolitaine de 1900 à 1913
Source : Insee. Champ : France métropolitaine, frontières de 1871 (territoire actuel sans la Moselle, le Bas-Rhin et le Haut-Rhin).
- 1 La transition démographique est le passage d’un régime d’équilibre démographique caractérisé par un (...)
3L’irrégularité du mouvement naturel s’explique avant tout par les variations du nombre de décès [Figure 2]. Toutefois, au-delà des variations annuelles, une tendance nette se dégage, celle d’une diminution conjointe du nombre annuel de naissances (de 850 000 au tout début du XXe siècle à 750 000 à partir de 1911) et de décès (de 800 000 environ à 700 000 au cours de la même période). Cette diminution dans des proportions comparables du nombre de naissances et de décès, tandis que le nombre d’habitants augmentait dans le même temps, s’est logiquement concrétisée par une diminution des taux bruts de natalité (de 22 ‰ à 19 ‰ au cours de la période 1900-1913) et de mortalité (de 20 ‰ environ à 18 ‰). Au début du XXe siècle, la France poursuit sa transition démographique caractérisée par une baisse conjointe et parallèle de la natalité et de la mortalité, ce qui se traduit par un taux d’accroissement naturel très faible1 : en moyenne, sur l’ensemble des quatorze premières années du XXe siècle, il est seulement de + 0,1 % par an.
Figure 2. Évolution de la natalité et de la mortalité de la France métropolitaine de 1900 à 1913
Source : Insee. Champ : France métropolitaine, frontières de 1871 (territoire actuel sans la Moselle, le Bas-Rhin et le Haut-Rhin).
4En ce début de XXe siècle, sa dynamique démographique place la France à part, comparativement aux autres grands pays d’Europe. En effet, à cette époque, le taux d’accroissement naturel de ces derniers est au moins dix fois plus élevé que celui de la France : il est ainsi nettement supérieur à + 1 % sur cette période en Allemagne, en Autriche-Hongrie, en Italie, en Grande-Bretagne et en Espagne [Baux, 2014]. En revanche, contrairement à « ces pays qui connaissent tous une très forte émigration, (...) la France devient très tôt une terre d’immigration » [Baux, 2014, p. 16]. En 1911, elle accueille ainsi 1,2 million d’étrangers, soit 3 % environ de la population totale, qui viennent, par ordre décroissant, d’Italie, de Belgique, d’Espagne, de Grande-Bretagne et de Russie, soit les grands pays d’Europe à forte croissance naturelle [Poussou, Lepetit, Courgeau, Dupâquier, 1988].
5Cet apport migratoire de l’ordre de + 0,1 % par an à partir de 1906 permet à la France de s’appuyer sur un taux d’accroissement qui dépasse en moyenne + 0,2 % par an dans les années qui précèdent la Première Guerre mondiale. Mais cela ne suffit pas pour rivaliser avec la croissance démographique des autres grands pays d’Europe. Sur le plan démographique, la France continue donc de perdre du terrain par rapport à ses voisins [Figure 3]. Ainsi, entre la guerre de 1870 avec la Prusse et la Première Guerre mondiale, la France (dans ses frontières de 1914) ne gagne que 3,5 millions d’habitants environ, soit à peine plus que l’Espagne. Dans le même temps, l’Allemagne accroît sa population de 24 millions d’habitants environ, la Grande-Bretagne en gagne plus de 15 millions, l’Autriche-Hongrie 14 millions et l’Italie 8 millions. De pays le plus peuplé d’Europe en 1870 après l’Allemagne (hors Russie d’Europe) et à égalité avec l’Autriche-Hongrie (respectivement 41 et 36 millions d’habitants), elle recule pour se retrouver quarante ans plus tard loin de ces deux pays (65 millions en Allemagne ; 50 millions en Autriche-Hongrie), glisse même derrière la Grande-Bretagne (42 millions) et se voit talonnée par l’Italie (35 millions) [Bardet, 1998].
Figure 3. La population de la France et celles des grandes puissances européennes, du lendemain de la guerre de 1870 (1871) à la veille de la Première Guerre mondiale (1910)
Sources : Pour l’année 1910 (« Avant la guerre de 1914-1918 »), D. Asséo, D. Monney, 1989 ; pour l’année 1871 (« Après la guerre de 1870 ») pour la France et l’Allemagne, M. Hubert, 1993 ; autres pays en 1871, J.-P. Baux, 2014.
6La démographie française connaît un ralentissement au début du XXe siècle. Sa faible natalité s’explique exclusivement par la baisse de la fécondité. En effet, de 1900 à 1913, le nombre de femmes en âge de procréer (les femmes âgées de 15-49 ans) ne diminue pas ; au contraire, il augmente légèrement, passant de 9,9 millions en 1901 à 10,2 millions en 1913. Le nombre de femmes mariées augmente lui aussi, passant de 5,7 millions (57 % des femmes âgées de 15-49 ans) à 6,1 millions (60 %). Les naissances ayant alors lieu presqu’exclusivement dans le cadre du mariage (les naissances « légitimes »), cette évolution aurait dû contribuer à une augmentation du nombre de naissances. Il n’en a rien été en raison d’une baisse de la fécondité quasiment linéaire : entre 1901 et 1913, l’indice conjoncturel de fécondité (le nombre moyen d’enfants par femme dans les conditions de fécondité de l’année d’observation) passe de 3,0 à 2,5, soit une baisse moyenne de 1,4 % par an, que n’a pu compenser complètement l’augmentation de la population féminine en âge de procréer (en moyenne +0,3 % par an). Ces évolutions contraires se traduisent par une diminution moyenne du nombre de naissances de 1,1 % par an. Cette baisse de la fécondité n’est pas nouvelle : elle caractérise l’ensemble du XIXe siècle [Festy, 1984]. Elle s’explique par le contrôle des naissances pratiqué au sein des couples mariés en dépit d’un contexte « plutôt hostile puisque l’Église, les médecins et les responsables politiques s’opposent alors à toute forme de limitation des naissances » [Salles, 2020].
7En dépit de l’augmentation de la population, et à l’instar de la fécondité et du nombre de naissances, le nombre de décès décroît lui aussi. Tandis que l’on dénombre jusqu’à 857 000 décès en 1901, on n’en compte plus que 746 000 en 1913. En l’espace d’une dizaine d’années, le nombre annuel de décès diminue de 100 000 unités environ. La moitié de cette baisse s’explique par la réduction de la mortalité infantile qui passe de 140 ‰ en moyenne au tout début des années 1900 (14 % des enfants nés vivants décèdent avant d’atteindre leur premier anniversaire) à 110 ‰ (11 % des enfants nés vivants décèdent avant d’atteindre leur premier anniversaire) en moyenne dix ans plus tard. Le nombre de décès d’enfants de moins d’un an passe de 127 000 en 1901 à 89 000 en 1913. Certes, les décès d’enfants de moins d’un an représentent encore 13 % des décès observés au cours des années 1911-1913, soit autant que l’ensemble des décès de personnes âgées de 79 ans ou plus. Mais le poids de la mortalité infantile dans l’ensemble des décès observés est en baisse par rapport à la situation du début du siècle où ils représentaient 16 % de tous les décès.
8La baisse de la mortalité, qui résulte en grande partie du recul des maladies infectieuses (peste, choléra, variole, grippe...) [Eggerickx et al., 2018], est quasiment linéaire sur cette période. Toutefois, des variations annuelles parfois fortes peuvent encore survenir. Par exemple en 1911, en raison d’un été particulièrement chaud, le nombre de décès d’enfants de moins d’un an augmente brutalement (plus de 121 000 décès contre 90 000 l’année précédente et 83 000 l’année suivante). Ce surcroît de trente à quarante mille décès d’enfants contribue fortement à l’excédent de décès dénombrés cette année-là (environ 70 000 de plus que les années encadrantes). Ces accidents n’altèrent toutefois pas un mouvement dominant de réduction de la mortalité qui se traduit par une augmentation de l’espérance de vie à la naissance [Figure 4]. En moyenne, entre 1901 – où elle est égale à 47, 2 ans pour l’ensemble de la population – et 1913 – où elle atteint 51,4 ans –, l’espérance de vie à la naissance gagne en moyenne 0,3 an tous les ans, soit un gain d’une année en un peu plus de 3 ans. Le rythme de cette croissance est un tout petit peu plus rapide pour les femmes : sur cette période, l’espérance de vie à la naissance des femmes progresse de 4,5 ans (de 49,0 ans à 53,5 ans), tandis que celle des hommes s’accroît de 4 ans (de 45,4 ans à 49,4 ans). Ces écarts entre hommes et femmes s’expliquent en grande partie par la surmortalité masculine entre 35 et 70 ans, tranche d’âges au cours de laquelle la probabilité de décéder des hommes est supérieure d’au moins 20 % à celle des femmes [Figure 5]. Entre 40 et 65 ans, les hommes ont même 1,4 fois plus de risque de mourir que les femmes, soit une surmortalité supérieure à 40 %.
Figure 4. Évolution de l’espérance de vie à la naissance des hommes et femmes de 1895 à 1913. France métropolitaine
Source : J. Vallin et F. Meslé [2001]. Champ : France métropolitaine, frontières de 1871 (territoire actuel sans la Moselle, le Bas-Rhin et le Haut-Rhin).
Figure 5. Surmortalité masculine selon l’âge avant et après-guerre. France métropolitaine
Source : J. Vallin et F. Meslé [2001]. Champ : France métropolitaine, frontières de 1871 (territoire actuel sans la Moselle, le Bas-Rhin et le Haut-Rhin) pour les années 1900-1913. Territoire actuel pour les années 1920-1930. Calculs : auteurs.
9La baisse conjointe de la fécondité – qui entraîne une diminution de la natalité – et de la mortalité – qui entraîne une augmentation de l’espérance de vie – induit un vieillissement de la population française. En 1914, le vieillissement est encore modéré par rapport à 1901 : 33 % de la population de la France métropolitaine a moins de 20 ans [Figure 6] contre 34 % en 1901. Mais la France constitue une population nettement vieillie au regard notamment de celle de l’Allemagne où les moins de 20 ans représentent 44 % de la population et les 60 ans ou plus 8 %, contre 13 % en France [Garden, 1988]. La guerre de 1914-1918 va accélérer le phénomène.
Figure 6. Pyramide des âges de la France métropolitaine le 1er janvier 1914
Source : Insee. Champ : France métropolitaine, frontières de 1871 (territoire actuel sans la Moselle, le Bas-Rhin et le Haut-Rhin).
10Le phénomène le plus dramatique de ces années de guerre est la mortalité considérable des jeunes hommes : le bilan des pertes militaires liées à cette guerre s’élève à environ 1,5 million de morts. Officiellement, les pertes reconnues par l’armée de terre du 28 juillet 1914 au 11 novembre 1918 (dates officielles du conflit) s’élèvent à 1 357 800 tués [Prost, 2008]. Dans son « magistral bilan démographique de la guerre qu’il a publié en 1931 sous l’égide de la Dotation Carnegie » [Prost, 2008, p. 41], Michel Huber, le directeur de la Statistique Générale de la France (l’institution qui a précédé l’Insee), complète ce « dénombrement » par l’ajout de 40 000 militaires morts des suites de leurs blessures à l’issue de la guerre [Huber, 1931], ce qui porte à environ 1,4 million le nombre de morts. Mais « Huber n’y voyant qu’un minimum, l’habitude a été prise d’arrondir ce chiffre à 1,5 million, sans doute plus réaliste que la fausse précision du chiffre officiel » [Héran, 2014, p. 2]. À ces morts il convient d’ajouter les blessés (3,4 millions selon les estimations d’Antoine Prost) dont un tiers eurent droit à une pension d’invalidité durable.
11La France n’est toutefois pas le pays qui a payé le plus lourd tribut militaire à cette guerre : la Russie et l’Allemagne ont de leur côté chacune perdu 2 millions d’hommes, tandis que l’Autriche-Hongrie dénombre elle aussi 1,5 million de morts ou disparus. Toutefois, proportionnellement aux nombres d’hommes engagés pendant le conflit (7,9 millions d’incorporés, y compris les troupes coloniales), les pertes françaises sont plus lourdes : 18 % des soldats français sont morts ou disparus, contre 17 % pour l’Autriche-Hongrie, 15 % pour les Allemands et 11 % pour les Russes. La Grande-Bretagne, la cinquième grande puissance engagée dans ce conflit, dénombre 1 million de tués ou disparus, soit 11 % des effectifs mobilisés [Héran, 2014 à partir de Winter, 2012 et Prost, 2014].
12Les travaux conduits par Jacques Vallin sur La mortalité par génération en France depuis 1899 [Vallin, 1973] puis la reconstitution des Tables de mortalité françaises pour les XIXe et XXe siècles [2001] par Jacques Vallin et France Meslé permettent de détailler davantage l’importance de cette mortalité pendant la période de 1914-1918 grâce aux informations produites sur la répartition par âge et sexe des décès. L’ampleur de la mortalité masculine peut en effet être mieux saisie par une comparaison avec, d’une part, celle des années précédant et suivant la guerre et, d’autre part, avec celle des femmes pendant les années de guerre [Figure 7].
Figure 7. Évolution du nombre de décès d’hommes et femmes de 1899 à 1929. France métropolitaine
Source : J. Vallin et F. Meslé [2001]. Champ : France métropolitaine, frontières de 1871 (territoire actuel sans la Moselle, le Bas-Rhin et le Haut-Rhin) avant 1914. Territoire sans opérations militaires (manquent, outre l’Alsace-Lorraine : Aisne, Ardennes, Marne, Meurthe-et-Moselle, Meuse, Nord, Oise, Pas-de-Calais, Somme et Vosges) pour les années 1914-1919. Territoire actuel à partir de 1920.
- 2 La grippe espagnole est une pandémie de grippe A (H1N1) qui s’est répandue à travers le monde à par (...)
13À la veille de la guerre de 1914-1918, le nombre annuel de décès tend vers 700 000. Chaque année, les hommes contribuent pour 52 % des décès. Alors que la France n’entre en guerre qu’en juillet de l’année 1914, la mortalité de cette année-là bondit de manière spectaculaire : le nombre de décès en 1914 est estimé à 915 000 et il dépasse 950 000 l’année suivante. Il va diminuer ensuite en 1916 puis 1917 où il retrouve presque son niveau d’avant-guerre (731 000), avant de dépasser à nouveau les 900 000 en 1918 (934 000) en raison « des dures campagnes qui ont précédé l’armistice » [Festy, 1984, p. 983] et de la grippe espagnole2 qui a touché tous les âges et les deux sexes. Mais, hormis l’année 1918 où la grippe espagnole vient ajouter ses effets à ceux de la guerre, c’est bien cette dernière qui est seule responsable du surcroît, aussi spectaculaire que dramatique, du nombre de décès. Et ce sont tout particulièrement les hommes qui en paient le tribut : la part de ces derniers dans les décès annuels s’élève à 67 % en 1914, 68 % en 1915, 65 % en 1916 et 60 % au cours des deux dernières années de la Première Guerre mondiale. Dès l’année 1919, les hommes ne comptent plus à nouveau que pour 52 % des 630 000 décès dénombrés cette année-là (300 000 de moins que l’année précédente).
14Cet excédent de décès pendant la Première Guerre mondiale est même sous-estimé : le périmètre de dénombrement des décès civils est en effet limité aux territoires sans opérations militaires. Il manque ainsi, outre l’Alsace-Lorraine, les départements de l’Aisne, des Ardennes, de la Marne, de Meurthe-et-Moselle, de la Meuse, du Nord, de l’Oise, du Pas-de-Calais, de la Somme et des Vosges. C’est ce qui explique que le dénombrement des décès des femmes est moins élevé pendant les années 1914-1919. Le sous-enregistrement des décès pour les femmes sur cette période est de l’ordre de 10 %.
15Ce sont les jeunes hommes qui décèdent en masse pendant cette guerre. Cette mortalité « résulte principalement des combats : la part de ceux qui décèdent à la suite de maladie est inférieure à 10 % dans l’armée française » [Kesztenbaum, 2020], ce qui est une nouveauté par rapport aux guerres précédentes. En effet, « durant les guerres napoléoniennes par exemple, qui connurent également une mortalité considérable, moins du quart des soldats seraient décédés à la suite de combats ou de blessures » [Kesztenbaum, 2020]. Ce sont alors les maladies « résultant des conditions de vie difficiles des soldats, de l’absence d’hygiène ou de la mauvaise nutrition, mais également de la forte concentration d’hommes, propice à la diffusion d’épidémies » [Kesztenbaum, 2020] qui expliquent l’essentiel de la mortalité de guerre. Les progrès de la médecine, en particulier la découverte des vaccins et des antibiotiques, ont permis de réduire les décès par maladie des soldats. Mais cela n’a pas été un obstacle aux balles et aux obus.
- 3 Au même moment (années 1910-1913), celui des filles est plus faible (113 ‰).
- 4 La chanson interprétée pour la première fois par Berthe Sylva « On n’a pas tous les jours 20 ans » (...)
16Cette hécatombe militaire bouleverse de manière considérable la distribution des décès des hommes [Figure 8]. En raison de leur vulnérabilité, notamment aux maladies infectieuses, les enfants de moins d’un an présentent encore à cette époque les risques de décéder les plus élevés. Au début des années 1910, le taux de mortalité infantile pour les garçons est en moyenne de 135 ‰3 (135 décès avant d’atteindre le premier anniversaire pour 1000 naissances). Avant la guerre, les décès les plus nombreux constatés chaque année parmi la population masculine sont ceux d’enfants de moins d’un an : 13 % des décès annuels dans les années 1911-1913, soit autant que l’ensemble des décès d’hommes âgés de 19-39 ans (13 % également en 1911-1913). Mais pendant les années 1914-1918, les décès de jeunes hommes représentent la part la plus importante de la mortalité masculine : dès 1914, les 19-39 ans représentent 48 % des décès ; l’année suivante plus de la moitié des hommes décédés sont âgés de 19-39 ans (52 %). Cette proportion diminue ensuite mais reste à un niveau anormalement élevé (46 % en 1916, 36 % en 1917 et 42 % en 1918). Cette surmortalité des jeunes hommes, conjuguée à la baisse des naissances, réduit la part des enfants de moins d’un an dans la mortalité masculine (5 % des décès totaux en moyenne au cours des années 1914-1918). Cette surmortalité masculine pendant la guerre conduit à des situations inconnues jusqu’alors. On sait depuis 1934 qu’« on n’a pas tous les jours 20 ans »4, mais en 1915 on n’avait pas 20 ans très longtemps : un jeune sur 10 décédait entre son 20e et son 21e anniversaire, soit un risque de décéder supérieur à celui d’une personne âgée de 70 ans la même année. Pendant la guerre, il n’y avait guère que les nourrissons pour avoir une probabilité de décéder plus forte qu’un jeune homme de vingt ans : en 1915, 12 % des garçons décèdent avant d’atteindre leur premier anniversaire [Figure 9]. Ces risques importants de décéder des jeunes hommes conjugués au fait que ce sont les générations les plus jeunes au moment de la guerre qui ont été les plus mobilisées (« 77 % de la génération 1874 fut mobilisée, contre 92 % de la génération 1894 » [Héran, 2014, p. 3]) explique que « plus de la moitié des soldats (54,9 %) avaient moins de 30 ans au moment où ils ont perdu la vie » [Guillot, Parent, 2018, p. 445].
Figure 8. Distribution des décès annuels masculins selon l’âge avant, pendant et après la guerre de 1914-1918. France métropolitaine
Source : J. Vallin et F. Meslé [2001]. Champ : France métropolitaine, frontières de 1871 (territoire actuel sans la Moselle, le Bas-Rhin et le Haut-Rhin) avant 1914. Territoire sans opérations militaires (manquent, outre l’Alsace-Lorraine : Aisne, Ardennes, Marne, Meurthe-et-Moselle, Meuse, Nord, Oise, Pas-de-Calais, Somme et Vosges) pour les années 1914-1919. Territoire actuel à partir de 1920.
Figure 9. Probabilités de décès masculins selon l’âge avant, pendant et après la guerre de 1914-1918. France métropolitaine
Source : J. Vallin et F. Meslé [2001]. Champ : France métropolitaine, frontières de 1871 (territoire actuel sans la Moselle, le Bas-Rhin et le Haut-Rhin) avant 1914. Territoire sans opérations militaires (manquent, outre l’Alsace-Lorraine : Aisne, Ardennes, Marne, Meurthe-et-Moselle, Meuse, Nord, Oise, Pas-de-Calais, Somme et Vosges) pour les années 1914-1919. Territoire actuel à partir de 1920.
17Rien de tout cela n’est observé chez les femmes, dont le nombre et la distribution des décès demeurent d’une remarquable stabilité pendant les années de guerre, à l’exception de l’année 1918 en raison de la grippe espagnole [Figure 10]. Certes, pour les femmes, les risques de mortalité vont cesser de baisser pendant les années de guerre ; ils vont même légèrement augmenter sur cette période, en particulier en 1918 et 1919 [Figure 11], ce que traduit l’évolution de l’espérance de vie à la naissance entre 1914 et 1919 [Figure 12]. Tandis que dans les conditions de mortalité de l’année 1913, les femmes pouvaient espérer vivre en moyenne 53,5 ans, l’espérance de vie à la naissance diminue progressivement à mesure que la guerre s’étire et que les conditions de vie de la population civile deviennent plus difficiles. Mais elle s’élève encore à 52,0 ans en 1917. La grippe espagnole explique sa chute en 1918 (43,3 ans), mais elle retrouve dès 1920 son niveau de 1913 (54,0 ans). Le contraste avec l’évolution de l’espérance de vie masculine est saisissant. Les hommes, comme les femmes, retrouvent bien en 1920 l’espérance de vie à la naissance mesurée en 1913 dans les conditions de mortalité de cette année-là (respectivement 50,2 ans et 49,4 ans). Mais pendant la guerre, l’importance des risques de décéder des jeunes hommes fait chuter cette espérance de vie à la naissance. Si un garçon nouveau-né avait tout au long de sa vie connu les risques de décéder par âge de l’année 1914, il n’aurait pu espérer vivre en moyenne que 29,6 ans. Avec la situation de 1915, ce sont seulement 27,2 ans qu’il aurait pu en moyenne vivre, soit une espérance de vie à la naissance amputée de 45 % par rapport à sa valeur de 1913 ! La situation est presqu’aussi dramatique en 1918 (28,6 ans). Celle des années 1916 et 1917, moins lourdes en décès militaires, n’en demeure pas moins peu enviable (30,8 ans et 35,6 ans).
Figure 10. Distribution des décès annuels féminins selon l’âge avant, pendant et après la guerre de 1914-1918. France métropolitaine
Source : J. Vallin et F. Meslé [2001]. Champ : France métropolitaine, frontières de 1871 (territoire actuel sans la Moselle, le Bas-Rhin et le Haut-Rhin) avant 1914. Territoire sans opérations militaires (manquent, outre l’Alsace-Lorraine : Aisne, Ardennes, Marne, Meurthe-et-Moselle, Meuse, Nord, Oise, Pas-de-Calais, Somme et Vosges) pour les années 1914-1919. Territoire actuel à partir de 1920.
Figure 11. Probabilités de décès féminins selon l’âge avant, pendant et après la guerre de 1914-1918. France métropolitaine
Source : J. Vallin et F. Meslé [2001]. Champ : France métropolitaine, frontières de 1871 (territoire actuel sans la Moselle, le Bas-Rhin et le Haut-Rhin) avant 1914. Territoire sans opérations militaires (manquent, outre l’Alsace-Lorraine : Aisne, Ardennes, Marne, Meurthe-et-Moselle, Meuse, Nord, Oise, Pas-de-Calais, Somme et Vosges) pour les années 1914-1919. Territoire actuel à partir de 1920.
Figure 12. Espérances de vie à la naissance des hommes et des femmes avant, pendant et après la guerre de 1914-1918. France métropolitaine
Source : J. Vallin et F. Meslé [2001]. Champ : France métropolitaine, frontières de 1871 (territoire actuel sans la Moselle, le Bas-Rhin et le Haut-Rhin) avant 1914. Territoire sans opérations militaires (manquent, outre l’Alsace-Lorraine : Aisne, Ardennes, Marne, Meurthe-et-Moselle, Meuse, Nord, Oise, Pas-de-Calais, Somme et Vosges) pour les années 1914-1919. Territoire actuel à partir de 1920.
18Pour prendre la mesure de l’ampleur de la surmortalité masculine pendant les années de guerre, on peut rapporter à chaque âge le risque de décès des hommes à celui des femmes. Avant comme après la guerre de 1914-1918, les hommes ont à chaque âge une probabilité de décéder supérieure à celle des femmes, sauf entre 10 et 18 ans [cf. supra, Figure 5]. Dominique Tabutin explique que cette surmortalité féminine à ces âges au cours de cette période était liée à « l’ensemble des maladies infectieuses [qui], incontestablement, frappaient plus les femmes que les hommes, notamment entre 5 et 25 ans. » [Tabutin, 1978, p. 134]. Il ajoute aussi qu’il est difficile de « ne pas lier ce problème de surmortalité féminine au problème plus général de la condition féminine au XIXe et au début du XXe siècles » [Tabutin, 1978, p. 136], notamment aux âges de l’adolescence et des premières années de maternité. À tous les autres âges, les probabilités de décéder des hommes sont néanmoins plus élevées que celles des femmes. C’est tout particulièrement le cas entre 35 et 70 ans où la mortalité des hommes est au moins 1,2 fois supérieure à celle des femmes. La surmortalité atteint son pic entre 40 et 55 ans où, quelle que soit la période (juste avant la guerre ou juste après), les hommes ont un risque de mourir de plus de 40 % supérieur à celui des femmes. Cette surmortalité masculine s’est développée « avec l’industrialisation et l’apparition des fléaux sociaux modernes (alcool, tabac, accidents de travail puis de la circulation) dont le sexe masculin pâtit davantage » [Vallin, 1989, p. 51].
19La guerre fait entrer la mortalité des hommes dans une autre dimension [Figure 13] : en 1915 par exemple, à 20 ans, un homme a un risque 18 fois plus grand de mourir qu’une femme du même âge. Au cours des trois premières années de guerre (1914-1916), la mortalité des hommes entre 19 et 25 ans est au moins dix fois plus élevée que celle des femmes. Au regard de ces trois années, la surmortalité masculine au cours des années 1917 et 1918 paraît presque modérée ; pourtant, de 19 ans à 37 ans, elle est au moins trois fois plus importante que celle des femmes. Il faut attendre 1920 pour que la surmortalité masculine retrouve un niveau normal. En 1919, entre 20 et 30 ans environ, les hommes ont un risque de mourir environ deux fois plus important que celui des femmes : les décès de blessés de guerre et un effet plus marqué de la grippe espagnole en raison d’une plus grande promiscuité chez les combattants et d’une population masculine épuisée par ces années de combat expliquent en grande partie cette surmortalité masculine encore anormale. L’évolution de la surmortalité masculine de 1914 à 1918 révèle également à quel point les premières années de la guerre, si ce n’est les tous premiers mois, furent mortelles pour les hommes. Ainsi, « les mois d’août 1914 (bataille des Frontières) et de septembre 1914 (première bataille de la Marne) ont été les plus meurtriers (respectivement 8 % et 10 % des décès) » [Guillot, Parent, 2018, p. 445] : à eux seuls, les deux premiers mois de la Première Guerre mondiale concentrent donc près de 20 % de l’ensemble des décès dénombrés au cours des quatre années et demie de conflit !
Figure 13. Surmortalité masculine selon l’âge pendant la guerre de 1914-1918. France métropolitaine
Source : J. Vallin et F. Meslé [2001]. Champ : France métropolitaine, frontières de 1871 (territoire actuel sans la Moselle, le Bas-Rhin et le Haut-Rhin) avant 1914. Territoire sans opérations militaires (manquent, outre l’Alsace-Lorraine : Aisne, Ardennes, Marne, Meurthe-et-Moselle, Meuse, Nord, Oise, Pas-de-Calais, Somme et Vosges) pour les années 1914-1919. Territoire actuel à partir de 1920. Calculs : auteurs.
20On doit au remarquable travail de Patrick Festy sur « La fécondité des pays occidentaux de 1870 à 1970 » [Festy, 1979] et à son éclairage particulier sur les années de la Première Guerre mondiale une connaissance solide des « effets et répercussion de la Première Guerre mondiale sur la fécondité française » [Festy, 1984]. Son analyse fouillée permet de dégager trois principaux constats :
211) La fécondité chute brutalement en 1915 et se maintient à un niveau très faible jusqu’en 1919 [Figure 14].
22En 1915, l’indice conjoncturel de fécondité (ICF) tombe à 1,50, tandis qu’il était encore de 2,31 en 1914. La fécondité de l’année 1914 n’a pas été affectée par le conflit dans la mesure où toutes les naissances de la seconde moitié de cette première année du conflit avaient été conçues avant le début de la guerre. Son niveau s’inscrit donc dans la continuité de celui des années précédentes. Par rapport à 1913, l’ICF est légèrement en retrait (2,31 contre 2,42), soit une baisse comparable à celle constatée entre 1910 et 1911 (de 2,52 à 2,41). En 1915, la baisse est toutefois amortie par le fait que, là encore, une partie des naissances avaient été conçues avant le début de la guerre. C’est le cas de celles des mois de janvier à avril 1915 (près de 50 000 naissances par mois, soit un niveau proche de celui des mois du second semestre 1914) qui correspondent aux conceptions des mois de mai à août 1914. C’est en 1916 et 1917 que la fécondité atteint son niveau le plus faible (respectivement 1,21 et 1,32 enfant par femme) avant de remonter un peu en 1918 et 1919 (1,52 et 1,56).
Figure 14. Indice conjoncturel de fécondité avant, pendant et après la guerre de 1914-1918
Source : Insee pour les années 1901-1913 et 1920-1937 ; P. Festy [1984] pour les années 1914-1919. Champ : France métropolitaine, frontières de 1871 (territoire actuel sans la Moselle, le Bas-Rhin et le Haut-Rhin) avant 1914. Territoire sans opérations militaires (manquent, outre l’Alsace-Lorraine : Aisne, Ardennes, Marne, Meurthe-et-Moselle, Meuse, Nord, Oise, Pas-de-Calais, Somme et Vosges) pour les années 1914-1919. Territoire actuel à partir de 1920.
23Par rapport au niveau attendu de la fécondité sur cette période, la chute est très marquée : l’indice conjoncturel de fécondité est divisé par deux. Les femmes font, sur cette période, en moyenne un enfant de moins qu’en temps de paix. « Aucun autre pays belligérant n’a connu un ensemble de résultats aussi faibles : en Angleterre-Galles, la somme des taux baisse à partir de 1916, mais reste encore supérieure à 2 naissances par femme au point bas de 1918 » [Festy, 1984, p. 981].
242) Le fait que la France fut le principal lieu des affrontements militaires n’a semble-t-il pas été déterminant. La baisse de la fécondité est davantage la conséquence de la moindre exposition des femmes au risque de conception que la conséquence d’un contexte psychologique de crise.
25La chute de cette fécondité s’accompagne d’un très léger vieillissement du calendrier [Figure 15] : les femmes plus âgées contribuent un peu plus à la fécondité qu’en période de paix. L’âge moyen à la maternité était de 28,7 ans avant la guerre, pendant les années 1912-1914 ; c’est également l’âge moyen à la maternité au début des années 1920 (1921 et 1922). De 1915 à 1919, l’âge moyen à la maternité va progressivement augmenter (29,4 ans en 1915 ; 29,9 ans en 1916 et 1917) pour atteindre 30,1 ans à la fin de la guerre (années 1918 et 1919). Si la baisse de la fécondité a touché toutes les catégories d’âges, au cours des premières années du conflit, elle a été d’autant plus forte que les femmes étaient jeunes : entre 1914 et 1916, la baisse de la fécondité est au moins de 50 % avant 30 ans, de 44 % chez les 30-34 ans, de 35 % chez les 35-39 ans, de 21 % chez les 40-44 ans et de 7 % chez les 45-49 ans. Ce résultat contribue à mieux identifier le facteur dominant dans cette baisse de la fécondité générale. Deux grandes explications peuvent en effet a priori être avancées :
-
d’une part, la mobilisation et la présence dans les rangs militaires entraînent la séparation ou empêchent la formation des couples, ce qui perturbe la vie sexuelle et réduit la durée d’exposition au risque de concevoir un enfant ;
-
d’autre part, un sentiment de crainte généralisée, de pessimisme collectif conjugué à des difficultés matérielles courantes en temps de guerre ont pu altérer le désir de fécondité parmi les couples que la guerre n’avaient pas ou moins séparés.
26Plusieurs éléments tendent à privilégier la première hypothèse. Tout d’abord, les taux de mobilisation et de présence aux armées sont les plus élevés parmi les plus jeunes : ce sont ces derniers qui ont été le plus longtemps et le plus durement exposés à la guerre. Ce sont donc eux qui ont été le plus longtemps séparés de leur conjointe ou qui ont été les plus affectés dans leurs rencontres et la possibilité de se mettre en couple. Ce n’est donc pas un hasard si c’est la fécondité des plus jeunes femmes qui a été la plus diminuée au cours des premières années de guerre. La brutalité de la baisse de la fécondité va dans le même sens. C’est dès le mois d’octobre 1914 que le nombre de conceptions diminue, c’est-à-dire dès le moment où les couples sont séparés ou leur formation empêchée par la mobilisation massive des jeunes hommes notamment. C’est tout particulièrement le cas pendant les premières années de guerre : « Le nombre d’hommes incorporés par rapport au total des inscrits suit une tendance à la hausse jusqu’en 1916 » [Boulanger, 2002, p. 12]. La proportion des inscrits classés aptes au service militaire passe ainsi « de 91,8 % pour la classe 1914 à 94,9 % pour la classe 1917 » [Boulanger, 2002, p. 12]. Patrick Festy apporte deux arguments supplémentaires en faveur de l’importance de ce facteur de réduction de la fécondité :
-
L’observation du nombre mensuel des conceptions déduites du nombre de naissances par mois révèle une bonne corrélation avec le nombre mensuel des pertes militaires. Ces dernières correspondent aux grandes offensives qui ont mobilisé un nombre considérable d’hommes. Il apparaît nettement que les périodes de grande mobilisation et de présence dans les régiments, et donc de séparation d’avec les conjointes, correspondent aux périodes de fort ralentissement de la fécondité. Par exemple, « au printemps 1915 (batailles de Champagne et d’Artois), à l’automne 1915 (nouvelles batailles de Champagne et d’Artois) et en avril-juillet 1917 (offensive de l’Aisne), (...) le nombre de conceptions a reculé » [Festy, 1984, p. 983].
-
Par ailleurs, une analyse spatiale révèle que « la baisse de la natalité a été la plus forte dans les départements où la mortalité de guerre a fait le plus de victimes et où, vraisemblablement, la fraction des couples séparés a été la plus élevée » [Festy, 1984, p. 983]. Une comparaison internationale conforte cette analyse. En effet, c’est en France que la chute de la fécondité a été la plus importante. C’est aussi la France qui présente la part de soldats morts ou disparus la plus élevée de tous les principaux pays belligérants : 18 % contre 15 % pour l’Allemagne et 11 % pour la Russie, l’Empire Britannique et l’Italie. Seule l’Autriche-Hongrie approche le désastreux taux de perte français (17 %) [Héran, 2014 à partir de Winter, 2012 et Prost, 2014].
27En revanche, le contexte psychologique, social, économique ou sanitaire ne semble pas avoir grandement affecté la fécondité. Si tel avait été le cas, lors des périodes d’accalmie dans les combats, moment pendant lesquels les militaires pouvaient bénéficier de permissions, les conceptions auraient dû rester très faibles. Or c’est bien le contraire qui a été constaté. Quand les couples étaient réunis, leur comportement en matière de fécondité n’a guère paru affecté. Une analyse de la fécondité par rang et statut matrimonial (fécondité dans et hors mariage) conforte cette hypothèse. En effet, il apparaît que « la fécondité des couples non séparés serait réduite d’une douzaine de % par rapport à l’avant-guerre pour les deux premières naissances et dans une proportion progressivement moindre, voire nulle, aux rangs suivants » [Festy, 1984, p. 990]. L’effet psychologique du contexte de guerre sur ces couples épargnés par les séparations semble donc faible.
Figure 15. Taux de fécondité (pour 100 femmes) par groupe d’âges pendant les années 1914-1919
Source : Insee pour les années 1901-1913 et 1920-1937 ; P. Festy [1984] pour les années 1914-1919. Champ : France métropolitaine, frontières de 1871 (territoire actuel sans la Moselle, le Bas-Rhin et le Haut-Rhin) avant 1914. Territoire sans opérations militaires (manquent, outre l’Alsace-Lorraine : Aisne, Ardennes, Marne, Meurthe-et-Moselle, Meuse, Nord, Oise, Pas-de-Calais, Somme et Vosges) pour les années 1914-1919. Territoire actuel en 1920.
283) Des générations creuses pendant les années de guerre
- 5 Au cours des années 1914-1919, les statistiques produites par la Statistique Générale de la France (...)
29La conséquence logique de cette baisse rapide et durable de la fécondité est une diminution de 40 % environ du nombre annuel de naissances pendant les années 1915-1919 par rapport à l’année 1913. Tandis que 746 014 naissances sont dénombrées en 1913 en France métropolitaine, leur effectif est estimé à 703 500 en 19145. Selon les estimations proposées par Patrick Festy [1984], dès 1915, le nombre de naissances s’effondre : il n’est plus que de 455 000, soit près de 291 000 naissances de moins qu’en 1913 (- 39 %). La chute se poursuit en 1916 où le nombre de naissances tombe à 367 000 (- 49 % par rapport à 1913). Il remonte ensuite à près de 400 000 en 1917 avant de retrouver son niveau de 1915 en 1918 (458 000) et de se stabiliser à ce niveau en 1919 (466 000). C’est à partir de 1920 que le déficit de naissances des années de guerre sera en partie compensé. En 1920, avec trois départements de plus qu’avant la guerre, le nombre de naissances dépasse les 830 000. Il est encore supérieur à 800 000 en 1921 et va se maintenir à plus de 750 000 jusqu’en 1926 en dépit du déficit d’hommes en âge de procréer. Louis Henry a montré que l’augmentation de l’immigration masculine après-guerre, « la surnuptialité des hommes mariables survivants » (compte tenu du déficit de jeunes hommes, les chances de se marier ont augmenté pour tous ceux qui étaient sur le marché matrimonial) et « un changement dans le croisement des générations » (les femmes se sont unies avec des hommes plus jeunes, parfois même plus jeunes qu’elles, inversant par là-même l’écart d’âge entre conjoints) avaient induit un mécanisme de compensation démographique et permis de réduire de manière considérable le célibat définitif des femmes et donc la fraction de femmes non exposées au risque de conception d’enfants [Henry, 1966].
30Le déficit cumulé de naissances sur toute cette période de guerre est considérable. Il est possible de l’estimer au moyen d’une simulation démographique de la population de la France entre 1914 et 1920 si la guerre de 1914-1918 n’avait pas eu lieu (cf. infra Encadré 1). Il s’élève à 1,5 million, soit autant que le nombre de décès militaires. En 1916, le déficit de naissances estimé est de 50 %. Il est du même ordre de grandeur en 1917 (– 46 %) et compris entre – 38 % et – 36 % en 1915, 1918 et 1919. Cette dépression de la natalité pendant les années 1915-1919 va largement contribuer à bouleverser la pyramide des âges de la France métropolitaine.
- 6 Plus précisément la guerre commencée le 19 juillet 1870 et terminée le 28 janvier 1871 entre le sec (...)
31L’effet de ces années de guerre sur la structure par âge et par sexe de la population française est imparfaitement mis en évidence par la comparaison des pyramides des âges des 1ers janvier 1914 et 1920. En effet, la guerre s’est traduite sur le plan territorial par un élargissement des frontières de la France métropolitaine qui a regagné les départements de la Moselle, du Bas-Rhin et du Haut-Rhin, perdus cinquante ans plus tôt lors de la guerre franco-allemande6 de 1870-1871. Certes, l’apport de la population de ces trois départements ne change rien au constat démographique que l’on peut établir au lendemain de la guerre. Mais une analyse à périmètre constant (celui de 1914) à partir de simulations démographiques de la population de la France métropolitaine (cf. Encadré 1) permet de bien mettre en évidence les conséquences de cette dernière, non seulement sur la structure de la population, mais aussi sur les générations des hommes et des femmes qui ont traversé cette guerre.
Encadré 1 : La simulation de la population de la France métropolitaine en 1920 à périmètre constant avec et sans la guerre de 1914-1918
Deux simulations démographiques ont été réalisées à partir de la population de la France métropolitaine dénombrée le 1er janvier 1914 :
- l’une (notée SIM AVEC 1914-1918) simule ce que serait devenue cette population le 1er janvier 1920, compte tenu de la mortalité et de la fécondité observée au cours des années 1914-1919, mais en l’absence de tout mouvement migratoire (on considère qu’à tout âge le solde migratoire pour les hommes et les femmes est nul).
- La seconde (notée SIM SANS 1914-1918) simule ce que serait devenue cette même population le 1er janvier 1920 si la guerre n’avait pas eu lieu, en faisant de surcroît l’hypothèse qu’à chaque âge et pour chaque sexe le solde migratoire est nul. Cela suppose d’appliquer à cette population la mortalité et la fécondité que l’on aurait dû observer en l’absence de tout conflit.
Ces simulations sont réalisées au moyen de la méthode de projection dite « des composantes ». On applique chaque année et pour chaque âge et chaque sexe des probabilités de survie perspectives, soit la probabilité d’être toujours en vie l’année suivante. Par exemple, on applique aux femmes âgées de 20 ans révolus le 1er janvier 1914 la probabilité d’être encore en vie le 1er janvier suivant. Le produit de cet effectif initial par cette probabilité permet d’estimer le nombre de femmes âgées de 21 ans révolus le 1er janvier 1915. On reproduit cette démarche pour tous les âges, les deux sexes, et pour chacune des années comprises entre les 1ers janvier 1914 et 1920. Ce mécanisme de calcul permet de faire vieillir la population.
Quand on tient compte du solde migratoire, on ajoute à chaque âge et pour chaque sexe à l’effectif estimé le 1er janvier l’hypothèse de solde migratoire déterminée. Dans notre cas, nous considérons que ce solde est nul.
Dans le même temps, il faut assurer le renouvellement de la population à sa base, c’est-à-dire le nombre d’enfants de chaque sexe qui vont naître dans l’année ainsi que la fraction qui sera toujours en vie le 1er janvier suivant l’année de naissance. Chaque année t, on applique aux effectifs moyens de femmes âgées de 15-49 ans (la moyenne des effectifs aux 1er janvier des années t et t+1) les taux de fécondité par âge de l’année. Le taux de fécondité à un âge donné mesure le nombre moyen d’enfant qu’une femme de cet âge va avoir au cours de cette année-là. Par exemple, pour l’année 1914, on détermine l’effectif moyen de la génération de femmes qui a 20 ans révolus le 1er janvier 1914 : il s’agit de la moyenne de l’effectif de ces femmes au 1er janvier et du nombre de celles qui seront encore en vie l’année suivante (elles auront alors 21 ans révolus). Puis on multiplie cet effectif par le taux de fécondité à 21 ans atteint dans l’année (le nombre moyen que chacune de ces femmes va avoir au cours de l’année 1914). On répète cette opération pour toutes les générations de femmes fécondes en 1914 (celles âgées de 15 à 49 ans révolus). La somme de tous ces produits permet d’obtenir le nombre de naissances de l’année. On distingue ensuite les garçons des filles en se fondant sur le rapport de masculinité (105 naissances de garçons pour 100 naissances de filles). Il s’agit ensuite d’estimer le nombre de garçons et filles âgées de 0 an révolu présents le 1er janvier suivant l’année de naissance (par exemple le 1er janvier 1915 pour les enfants nés en 1914). On y parvient en multipliant le nombre de naissances de garçons et filles par la probabilité correspondante de rester en vie entre la naissance et le 1er janvier suivant. Puis on fait vieillir ces nouvelles générations comme mentionné précédemment.
Le mécanisme de calcul est éprouvé. Il s’agit d’une méthode classique, couramment utilisée par tous les organismes de statistique nationaux (comme l’Insee par exemple, pour la France) et internationaux (comme la Division de la Population des Nations unies, pour l’ensemble des pays du monde). En réalité, la difficulté de cet exercice de projection n’est pas technique. Elle réside dans la détermination des valeurs des probabilités de décès (et donc de survie) et des taux de fécondité par âge.
En ce qui concerne les deux simulations, cette difficulté peut toutefois être assez facilement surmontée tout en garantissant des résultats robustes :
- Pour la simulation qui tient compte des effets de la Première Guerre mondiale sur la mortalité et la fécondité (SIM AVEC 1914-1918), les risques de mortalité (et donc les probabilités de survie) par âge et sexe pour les années 1914 à 1919 sont ceux estimés par J. Vallin et F. Meslé [2001], tandis que les taux de fécondité par âge pour cette même période reprennent les estimations proposées par P. Festy [1984].
- Pour la projection qui simule l’évolution de l’effectif et de la composition par âge et sexe de la population de France métropolitaine entre les 1ers janvier 1914 et 1920 si la guerre de 1914-1918 n’avait pas eu lieu (SIM SANS 1914-1918), nous avons estimé les risques de décès par âge en l’absence de mortalité militaire en nous appuyant sur l’évolution de la mortalité avant 1914 et sur celle après 1920 quand l’effet de la guerre s’est complètement dissipé. Plus précisément, nous avons estimé, pour chaque âge et chaque sexe, la valeur du risque de mortalité au moyen d’une droite de régression linéaire de y (le risque de mortalité) selon x (l’année d’observation). La pente et l’ordonnée à l’origine de cette fonction linéaire ont été calculées à partir des observations des années 1900-1913 et 1920-1930. Sur cette période, et à tous les âges, la variation des risques de mortalité est en effet presque parfaitement linéaire. L’évolution du risque de mortalité à 25 ans entre 1900 et 1930 en donne un bon exemple [Figure E1.1] : le coefficient de corrélation linéaire de la variation du risque de mortalité sur cette période (hors années 1914-1919) est de 0,90 pour les hommes et de 0,94 pour les femmes. L’estimation des risques de mortalité pour les années 1914-1919 pour les femmes en adoptant une fonction linéaire conduit à des résultats identiques, au millième près, aux risques réels. Il faut descendre à une précision des mesures au 1/10 000e pour que des écarts entre estimation et réalité apparaissent, sauf pour les années 1918-1919 en raison des effets de la grippe espagnole. Comme la guerre a créé « de multiples facteurs d’aggravation (...) de la dissémination du fléau » [Darmon, 2001, p. 159], nous avons considéré que les pertes dues à la grippe espagnole en France étaient un effet collatéral de la guerre de 1914-1918 et nous avons estimé la mortalité en 1918 et 1919 sans les effets directs (mortalité au combat), différés (mortalité militaire après les combats) et indirects (mortalité liée aux conditions de vie potentiellement dégradées pendant la guerre). Pour les hommes, la même démarche souligne à nouveau à quel point la guerre a eu des effets dévastateurs sur leurs chances de survie.
Pour la fécondité, le principe est voisin. Nous avons estimé l’indice conjoncturel de fécondité des années 1915-1919 en nous fondant sur les tendances des années précédentes seulement (1901-1914). En effet, passée la crise des années de guerre, la fécondité ne retrouve pas un niveau « normal » comme c’est le cas pour la mortalité. Des phénomènes de récupération sont couramment observés quand la fécondité a subi une forte dépression pour des raisons conjoncturelles. Nous avons utilisé une fonction polynomiale du second degré pour ajuster l’évolution de l’indice conjoncturel de fécondité entre 1901 et 1914 [Figure E1.2] : le coefficient de corrélation associé à cette fonction est quasiment parfait (- 0,98) et assure, à moyen terme, un amortissement de la baisse de la fécondité. Dans le cas présent, cette modélisation rejoint la réalité une fois passée la phase de récupération de la faible fécondité observée pendant la guerre de 1914-1918 et met en évidence l’intensité et la durée de cette dernière (cf. supra). En ce qui concerne le calendrier de cette fécondité simulée, nous avons adopté celui des années précédant la guerre (cf. supra, Figure 15].
Figure E1.1. Estimation du quotient de mortalité à 25 ans « normal » au cours des années 1914-1919 selon le sexe.
Source : J. Vallin et F. Meslé [2001]. Champ : France métropolitaine, frontières de 1871 (territoire actuel sans la Moselle, le Bas-Rhin et le Haut-Rhin) avant 1914. Territoire sans opérations militaires (manquent, outre l’Alsace-Lorraine: Aisne, Ardennes, Marne, Meurthe-et-Moselle, Meuse, Nord, Oise, Pas-de-Calais, Somme et Vosges) pour les années 1914-1919. Territoire actuel à partir de 1920. Calculs : auteurs.
Figure E1.2. Estimation de l’indice conjoncturel de fécondité attendu au cours des années 1915-1919 s’il n’y avait pas eu la guerre
Source : Insee pour les années 1901-1913 et 1920-1937 ; P. Festy [1984] pour les années 1914-1919. Calcul des estimations de l’ICF attendu sans la guerre : auteurs. Champ : France métropolitaine, frontières de 1871 (territoire actuel sans la Moselle, le Bas-Rhin et le Haut-Rhin) avant 1914. Territoire sans opérations militaires (manquent, outre l’Alsace-Lorraine: Aisne, Ardennes, Marne, Meurthe-et-Moselle, Meuse, Nord, Oise, Pas-de-Calais, Somme et Vosges) pour les années 1914-1919. Territoire actuel à partir de 1920.
32Si les tendances démographiques d’avant-guerre s’étaient prolongées au cours des années 1914-1919 (cf. encadré 1, SIM SANS 1914-1918), l’effectif et la composition par âge de la population de la France métropolitaine en 1920 dans ses frontières de 1914 n’auraient guère été différents de ceux de 1914. En l’absence de tout mouvement migratoire, le nombre d’habitants aurait augmenté de 140 000 personnes environ en six ans, soit un solde naturel annuel moyen de + 23 000 personnes. La France aurait pu compter 39,6 millions d’habitants contre 39,4 millions en 1914. Avec un solde migratoire comparable à celui d’avant-guerre, la croissance démographique totale aurait pu tripler : en effet, avant-guerre, le solde migratoire apparent annuel moyen s’élevait à + 50 000 environ. Ajouté au solde naturel, la croissance annuelle moyenne aurait donc pu s’élever à + 75 000 personnes par an pour un gain de population de 450 000 personnes en six ans : le 1er janvier 1920, on aurait donc pu dénombrer un peu plus de 40 millions d’habitants, soit 1,6 million de plus que l’effectif réel dénombré après quatre années de guerre sur un territoire qui compte pourtant trois départements de plus.
33Sur une période aussi courte, la composition par âge n’aurait guère connu de grands changements. La tendance aurait toutefois été clairement en faveur d’un vieillissement compte tenu de la poursuite attendue, d’une part, de l’augmentation de l’espérance de vie à la naissance et, d’autre part, de la baisse de la fécondité. Sans apport migratoire, l’âge moyen de la population de la France aurait ainsi vieilli d’une demi-année, passant des 32,9 ans mesurés en 1914 aux 33,4 ans estimés en 1920 en prolongeant les tendances de mortalité et de fécondité d’avant-guerre. L’apport migratoire n’aurait guère affecté cette tendance compte tenu du faible poids démographique du solde migratoire entre 1914 et 1920 (quelques centaines de milliers de personnes) par rapport au stock d’habitants (plusieurs dizaines de millions). Enfin, en ce qui concerne le rapport de masculinité, celui-ci aurait vraisemblablement diminué un peu compte tenu de la progression plus forte de l’espérance de vie à la naissance des femmes par rapport à celle des hommes. En 1914, il était de 96,5 (96,5 hommes pour 100 femmes) ; en 1920, il aurait pu s’établir à 96,1 en l’absence de mouvements migratoires.
34Ce scénario attendu va être considérablement bouleversé par la guerre, qui a complètement défiguré la composition par âge et sexe de la population de France [Figure 16]. Dans les limites géographiques de la France d’avant-guerre et sans apport migratoire entre les 1ers janvier 1914 et 1920, la guerre de 1914-1918 s’est soldée par un déficit de 3,1 millions de personnes. En effet, sans la guerre, sans recomposition territoriale et avec un solde migratoire nul (SIM SANS 1914-1918), la France métropolitaine aurait dû compter 39,6 millions d’habitants le 1er janvier 1920. La prise en compte de la mortalité et de la fécondité constatées pendant les années 1914-1919 (SIM AVEC 1914-1918) réduit cet effectif à 36,5 millions de personnes, soit une perte de 8 % de la population attendue en six années, dont quatre et demie de guerre. Ce déficit est très inégalement réparti selon l’âge et le sexe : d’une part, à eux seuls, les moins de 5 ans (45 %) et les 20-44 ans (46 %) concentrent plus de 90 % de ce déficit démographique ; d’autre part, ce sont les hommes (72 %) qui contribuent le plus à ces pertes.
35L’effondrement des conceptions de la fin de l’été 1914 à la fin de l’année 1918 a entrainé celui des naissances au cours des années 1915-1919. Un déficit considérable d’enfants de moins de 5 ans est ainsi constaté en 1920 : il s’élève à 1,4 million, également réparti entre garçons et filles. On aurait en effet pu dénombrer 3,2 millions d’enfants de moins de 5 ans le 1er janvier 1920 si la guerre n’avait pas eu lieu (en l’absence d’apport migratoire), contre 1,8 million dans les faits.
36La guerre a opéré une véritable saignée parmi les hommes en âge de combattre. Ainsi, en 1920, sans la guerre et sans apport migratoire, on aurait dû dénombrer 7,3 millions d’hommes âgés de 20-44 ans ; 1,4 million manquait en réalité à l’appel. La guerre a donc amputé ce groupe de générations de 19 %. À titre de comparaison, les années de guerre ont eu peu d’effet sur les effectifs de femmes âgées de 20-44 ans. Le 1er janvier 1920, on en dénombre seulement 60 000 de moins et ce déficit est surtout dû à la grippe espagnole.
Figure 16. Effet de la guerre de 1914-1918 sur la structure par âge et par sexe de la France métropolitaine (frontières d’avant-guerre) : pyramides des âges attendues en 1920 avec et sans la guerre
Champ : France métropolitaine, frontières de 1871 (territoire actuel sans la Moselle, le Bas-Rhin et le Haut-Rhin). Calculs : auteurs.
37Parmi les générations d’hommes âgés de 20-44 ans le 1er janvier 1920, certaines générations ont été plus exposées que d’autres à la mortalité militaire. C’est tout particulièrement le cas de la génération 1894 qui a fêté ses vingt ans en 1914. Entre les 1ers janvier 1914 et 1920, cette génération a perdu 107 000 des 323 000 hommes en vie le 1er janvier 1914, soit le tiers de l’effectif initial. Sans la guerre, seuls 13 000 d’entre eux auraient dû normalement décéder, soit une probabilité de décéder entre 19 et 25 ans révolus de l’ordre de 4 %. La mortalité militaire a donc amputé cette génération de 94 000 personnes [Figure 17], soit 29 % de l’effectif présent le 1er janvier 1914 [Figure 18]. Les femmes de cette même génération ont connu une trajectoire bien différente. Le 1er janvier 1914, elles étaient aussi nombreuses que les hommes. Mais six ans plus tard, seules 14 000 manquent à l’appel, soit environ 4 % de l’effectif initial, à peine plus (2 000) que ce qui était attendu avec une évolution tendancielle de la mortalité, c’est-à-dire sans l’effet de la grippe espagnole. En principe, on aurait dû observer, pour cette génération, autant d’hommes que de femmes à 25 ans révolus le 1er janvier 1920 (un peu moins de 310 000). Il n’en a rien été en raison de cette guerre. Pour cette génération de jeunes gens nés en 1894, à 25 ans révolus, le rapport de masculinité n’est plus que de 70 [Figure 19] : tandis qu’il y avait 100 hommes pour 100 femmes à 19 révolus, il n’y a plus que 70 hommes pour 100 femmes à 25 ans révolus. De toutes les générations engagées dans les combats, la génération 1894 est celle qui a payé le plus lourd tribut à la guerre. Mais nombreuses sont celles qui ont connu des pertes considérables : toutes les générations 1881-1896 ont perdu au moins 20 % de leur effectif présent le 1er janvier 1914 et, parmi elles, les générations 1887-1896 ont perdu plus du quart des présents le 1er janvier 1914. Sur cette période de six années, elles n’auraient dû en principe perdre que 4 à 5 % de leur effectif, comme ce fut le cas pour les femmes.
Figure 17. Estimation du déficit démographique entre les 1ers janvier 1914 et 1920 expliqué par la surmortalité liée à la guerre selon la génération (en effectifs). France métropolitaine
Champ : France métropolitaine, frontières de 1871 (territoire actuel sans la Moselle, le Bas-Rhin et le Haut-Rhin). Calculs : auteurs.
Figure 18. Estimation de la part de chaque génération disparue au cours des années 1914-1919 due à la surmortalité liée à la guerre (décès / effectifs présents le 1er janvier 1914). France métropolitaine
Champ : France métropolitaine, frontières de 1871 (territoire actuel sans la Moselle, le Bas-Rhin et le Haut-Rhin). Calculs : auteurs.
Figure 19. Rapport de masculinité selon la génération dans les limites de la France métropolitaine d’avant-guerre, simulé avec et sans la guerre de 1914-1918 et observé en 1920.
Source : Insee pour les rapports de masculinité observés en 1920 ; calculs des simulations : auteurs. Champ : France métropolitaine, frontières de 1871 (territoire actuel sans la Moselle, le Bas-Rhin et le Haut-Rhin) pour les deux simulations. Territoires actuels pour le recensement de 1920.
38Au lendemain de la guerre, le déficit démographique fut en réalité moins important. Non seulement la France métropolitaine compte trois départements de plus qu’en 1914 après avoir récupéré le Bas-Rhin, le Haut-Rhin et la Moselle, mais elle a pu bénéficier d’une « immigration d’étrangers, importante pendant la guerre et après » [Henry, 1966, p. 278]. Elle compte ainsi 38,4 millions d’habitants le 1er janvier 1920, soit 1,9 million de plus que si son périmètre était resté le même et sans apport migratoire.
39Cet apport démographique en provenance des départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de Moselle et issu de l’immigration va permettre d’atténuer un peu le déficit d’hommes par rapport aux femmes sauf pour la génération 1899 [Figure 20]. En 1920, le rapport de masculinité pour cette génération est de 79, tandis qu’il aurait dû être de 102 [cf. supra, Figure 19]. En effet, cette génération n’a pas été mobilisée pendant la guerre et n’a donc pas subi de pertes militaires. À 20 ans révolus le 1er janvier 1920, on pouvait donc s’attendre à ce que les hommes soient aussi nombreux que les femmes. Mais, conséquence de la guerre, cette génération – la première à être appelée sous les drapeaux pour effectuer son service militaire après l’armistice de 1918 – fut en partie affectée à l’étranger, en Rhénanie, au sein des forces occupantes dans l’armée française du Rhin créée en octobre 1919. La même raison explique la faiblesse du rapport de masculinité (89) pour la génération suivante, celle née en 1900. Exception faite de ces cas particuliers, l’élargissement du périmètre de la France métropolitaine et l’immigration ont le plus profité à l’effectif d’hommes âgés de 25-34 ans en 1920, qui gagne 270 000 personnes par rapport à l’effectif simulé sans élargissement du périmètre géographique et sans immigration (mais compte tenu des effets de la guerre). C’est trois fois plus que le gain démographique pour les femmes du même groupe d’âges (+ 80 000), ce qui a contribué, comme l’analysait Louis Henry [1966], à amortir l’effet de la disparition de nombreux hommes pendant la guerre sur la nuptialité des femmes [Figure 21]. La réintégration de trois départements dans l’Hexagone et l’immigration ont en effet surtout profité, sur le plan démographique, à la population masculine âgée de 25-49 ans en 1920 (les générations 1894-1870 qui ont été mobilisées pendant la Première Guerre mondiale) qui gagne au total un demi-million d’hommes, soit le tiers des pertes militaires pendant le conflit. L’élargissement du périmètre démographique a également permis de réduire le déficit d’enfants.
Figure 20. Estimation de l’apport démographique de l’élargissement des frontières de la France métropolitaine et de l’immigration : pyramide des âges attendue en 1920 dans les frontières d’avant-guerre et pyramide des âges constatée en 1920 dans les frontières d’après-guerre
Source : Insee pour la pyramide observée en 1920 ; calcul de la simulation : auteurs. Champ : France métropolitaine, frontières de 1871 (territoire actuel sans la Moselle, le Bas-Rhin et le Haut-Rhin) pour la simulation. Territoires actuels pour le recensement de 1920.
Figure 21. Distribution de l’apport démographique lié à l’élargissement des frontières de la France métropolitaine et à l’immigration selon le groupe d’âges et le sexe à l’effectif de la population de 1920
Calculs : auteurs.
40L’élargissement des frontières et un solde migratoire positif n’ont toutefois pas suffi pour compenser complètement l’importante mortalité due à la guerre, les effets dévastateurs de la grippe espagnole et la forte dépression de la natalité qui ont marqué tout ou partie des années 1914-1919. En 1920, dans ses nouvelles frontières, la France métropolitaine compte encore un million d’habitants de moins que six ans auparavant. Il faudra attendre 1923 pour que sa population retrouve son niveau de 1914.
41La guerre de 1914-1918 et ses effets immédiats sur le mouvement naturel et différés sur la structure de la population de France métropolitaine permettent de relativiser les crises démographiques contemporaines. En France, depuis le début du IIIe millénaire, deux crises marquées par une surmortalité ont été largement commentées en raison de leur ampleur « inédite » : la canicule de 2003 et, plus récemment, l’épidémie de Covid-19. Il est possible, à partir de l’élaboration et de la mise en œuvre d’un indicateur comparatif, de mesurer l’intensité de ces deux crises en regard de celle, incontestablement majeure, liée à la Première Guerre mondiale (cf. Encadré 2).
Encadré 2 : Une mesure de l’intensité relative meurtrière des crises démographiques
Comment comparer l’intensité relative des crises de mortalité ? Une crise s’appréhende dans son contexte. Il n’est ainsi guère pertinent de comparer directement l’intensité de la mortalité par âge au cours de la guerre de 1914-1918 au regard des risques de mortalité contemporains et vice versa. Si l’on procédait ainsi, on pourrait considérer que la mortalité des personnes âgées pendant l’épisode caniculaire d’août 2003 était en fait inférieure à la mortalité normale du début du XXe siècle. La surmortalité doit donc s’appréhender dans son contexte.
Pour comparer la surmortalité à deux époques différentes, il faut donc procéder de manière indirecte et créer un indicateur comparatif qui, dans le cas présent, doit tenir compte de deux paramètres : d’une part, l’intensité de la mortalité de crise relativement à la mortalité normale de la période au cours de laquelle survient cette crise et, d’autre part, la durée de cette même crise.
L’indice que nous proposons s’inspire de la méthode de la « cotation au carré » utilisée pour comparer la difficulté des cols en cyclisme. Cette méthode tient compte du pourcentage moyen et de la longueur du col. On parle de cotation au carré car c’est le carré du pourcentage moyen qui est multiplié par la longueur du col. L’objectif est en effet de produire un indice de difficulté ressentie, or celle-ci n’évolue pas de manière linéaire avec le pourcentage. Les initiateurs de cette méthode ont estimé que le passage d’un pourcentage à un autre se concrétisait par un accroissement exponentiel de la difficulté ressentie et il a donc été convenu d’utiliser le carré du pourcentage.
Dans le cas présent, le pourcentage de la pente du col a été assimilé à la surmortalité et la longueur du col à la durée de la crise. Par ailleurs, c’est la surmortalité (et non son carré) qui est multiplié par la durée.
Le calcul pour la canicule de 2003 est le suivant : pendant vingt jours, la mortalité a été 1,6 fois plus élevée que la mortalité normale. En d’autres termes, la mortalité pendant cet épisode de forte chaleur a été plus élevée que la normale de 60 %. Le produit de 60 par 20 donne un indice de 1200.
Pour la guerre de 1914-1918, la mortalité entre les 1ers janvier 1914 et 1919 a été 1,4 fois supérieure à la mortalité normale. En d’autres termes, en moyenne tout au long des 1 826 jours correspondant à ces cinq années, la mortalité a été supérieure de 40 % à la mortalité normale. L’indice est donc de 73 040 (40 × 1 826). Nous serions parvenus à un même indice en limitant la période de crise à celle de la guerre : le nombre de jours aurait été moins important mais la surmortalité moyenne sur cette même période où se sont concentrés les décès militaires aurait été plus élevée.
En rapportant ces deux indices (1 200 / 73 040), on obtient une valeur de 0,016 (1,6 %), comprise entre 1 et 2 sur une échelle allant de 0 (une situation normale) à 100 (l’ampleur de la crise de mortalité de la guerre de 1914-1918).
42En août 2003, une vague de chaleur inhabituelle par son intensité et sa durée a touché l’Europe de l’Ouest, entrainant une surmortalité jugée à juste titre importante, bien que sans comparaison avec celle de la Première Guerre mondiale. En France, cette canicule s’est concrétisée par environ 15 000 décès supplémentaires entre le 1er et le 20 août 2003. En moyenne, à cette époque, le nombre moyen quotidien de décès au mois d’août en France métropolitaine était de 1 340, soit environ 41 500 décès attendus au cours de ce mois. En 2003, en raison des fortes chaleurs, on a enregistré 650 décès quotidiens supplémentaires pendant les dix premiers jours de la canicule, puis 800 au cours des dix suivants, soit un total de 14 500 décès supplémentaires en vingt jours. La mortalité fut donc en moyenne 1,6 fois supérieure à la normale pendant les vingt jours de cet épisode de très forte chaleur [Hémon et al., 2003]. Cette surmortalité quotidienne est élevée : elle est même supérieure à celle observée pendant la guerre de 1914-1918. En effet, le nombre quotidien de décès fut en moyenne 1,4 fois supérieur à la normale pendant les années 1914-1918. Mais cette surmortalité quotidienne a duré cinq ans, soit 1 826 jours, 91 fois plus longtemps que la durée de la canicule de 2003. Elle aura également fait 100 fois plus de décès (1,5 million contre 15 000). En d’autres termes, sur un plan strictement quantitatif, sur une échelle allant de 0 (une mortalité normale) à 100 (une crise de l’ampleur de celle de la guerre de 1914-1918), la canicule de 2003 se situerait en son point le plus bas, entre 1 et 2 (cf. supra Encadré 2). Une appréhension plus qualitative de cette surmortalité liée à la canicule de 2003 minore encore un peu plus l’importance de cette dernière. En effet, contrairement à la guerre de 1914-1918 au cours de laquelle la surmortalité fut déterminée par les décès de jeunes hommes (principalement les 20-44 ans), les victimes de la canicule de 2003 furent essentiellement des personnes âgées : 82 % des personnes dont le décès fut causé par cet épisode de chaleur avaient 75 ans ou plus. Il s’agissait de personnes fragiles, en fin de vie, et non des jeunes adultes dans la force de l’âge, capables de participer au renouvellement de la population. Certes, rien n’indique que ces personnes seraient décédées dans les mois suivants. Le « suivi de la mortalité générale post-canicule du 21 août au 31 décembre 2003 » [Hémon, Jougla, 2004] n’a en effet pas mis en évidence d’« effet moisson » de grande ampleur : pas plus de « 4 000 des 15 000 victimes de la canicule n’auraient effectivement peut-être pas vécu plus que quelques mois en l’absence de canicule du fait de leur état de santé dégradé avant même l’épisode de chaleur » [Barbieri, Nizard, Toulemon, 2006, p. 9]. Mais quelques années seulement après cette canicule, la pyramide des âges de la France ne portait pas la trace de cette surmortalité intense mais très brève, contrairement à la guerre de 1914-1918 dont les pertes militaires étaient encore nettement visibles sur la pyramide des âges cinquante ans après la fin de la guerre. Il faudra même cent ans pour que ces traces disparaissent complètement.
43Au moment où ces lignes sont écrites, le dernier bilan de la surmortalité liée à la pandémie de Covid-19 couvrait la période allant de mars 2020 à mars 2022 [Blanpain, 2022]. Il permet de dresser un état des lieux pour deux années complètes (2020-2021) au cours desquelles quatre vagues d’ampleur et de durée variables se sont succédé : celles du printemps et de l’automne 2020, du début de l’année 2021 et de l’été 2021. Le nombre de décès attribués au Covid-19 varie selon les sources : de mars 2020 à décembre 2021, « Santé publique France (SpF) comptabilise 124 000 décès survenus à l’hôpital ou en établissement pour personnes âgées » [Blanpain, 2022, p. 2] auxquels l’Ined ajoute 6 000 décès survenus à domicile [Pison, Meslé, 2021], soit un total de 130 000 décès. « Le Centre d’épidémiologie sur les causes médicales de décès (CépiDc) estime, quant à lui, à 146 000 le nombre de certificats de décès avec une mention de Covid-19, tous lieux de décès confondus » [Blanpain, 2022, p. 2]. Les victimes de cette épidémie étaient le plus souvent âgées. Mais la structure par âge des victimes n’est finalement guère éloignée de celle de la mortalité générale. Aujourd’hui, en France, en temps normal, ce sont surtout des personnes âgées qui décèdent : en 2019, 69 % des personnes décédées avaient 75 ans ou plus. Si le nombre de décès imputés au Covid-19 se situe entre 130 000 et 146 000, la surmortalité liée à cette épidémie est en réalité inférieure. En effet, une partie des personnes décédées du Covid-19 serait décédée la même année d’une autre cause. À l’aide d’une démarche comparable à celle que nous avons mise en œuvre pour estimer la surmortalité liée à la guerre de 1914-1918 (une comparaison entre la mortalité attendue sans crise et celle observée), Nathalie Blanpain estime que sans l’épidémie de Covid-19, on aurait dénombré 622 300 décès en 2020 et 622 500 en 2021 alors qu’il y en a eu en réalité respectivement 668 900 et 661 600. Cela signifie que le Covid-19 serait responsable de 46 600 décès supplémentaires en 2020 et 39 100 en 2021. Au total, de mars 2020 à décembre 2021, l’épidémie de Covid-19 aurait causé 85 700 décès supplémentaires. Nathalie Blanpain corrige cette estimation et la porte à 95 000 environ après prise en compte d’une mortalité anormalement basse en janvier-février 2020 (8 900 décès dénombrés de moins que ce qui était attendu). Cela signifie qu’entre mars 2020 et décembre 2021, soit pendant 670 jours, on a dénombré 95 000 décès supplémentaires dus à l’épidémie de Covid-19, soit un surplus de 142 décès par jour. En moyenne sur cette période, le nombre attendu de décès quotidiens aurait dû s’élever à 1 700 environ : le rapport entre le nombre quotidien moyen de décès observés et le nombre quotidien moyen de décès attendus, c’est-à-dire la surmortalité quotidienne moyenne, s’élève donc à 1,08, que nous arrondissons à 1,10. La surmortalité moyenne au cours de la période allant de mars 2020 à décembre 2021 (670 jours) est donc de 10 % environ, tandis qu’elle a été de 40 % de janvier 1914 à janvier 1919 (1 826 jours). En regard de la guerre de 1914-1918, la surmortalité entrainée par l’épidémie de Covid 19 est donc, à l’échelle démographique, modérée : sur une échelle allant de 0 (aucune surmortalité) à 100 (la surmortalité totale de la guerre de 1914-1918), elle se situe à 9 ((10×670) / (40×1 826)).
44Seulement réduites au nombre de décès, la canicule de 2003 et l’épidémie de Covid-19 qui sévit depuis mars 2020 selon des vagues de durée et d’intensité mortelle très variables sont des crises de faible, voire de très faible ampleur comparativement à celle de la Première Guerre mondiale, même en rapportant ces crises à l’échelle des niveaux de mortalité dans lesquelles elles s’inscrivent. La guerre de 1914-1918 se distingue aussi des crises récentes par la population qu’elle a touchée. Tandis que les victimes de la canicule de 2003 et de l’épidémie de Covid-19 étaient et sont essentiellement des personnes âgées, c’est-à-dire la population la plus exposée au risque de mourir, la guerre de 1914-1918 a fauché celles qui, au contraire, étaient les moins exposées à la mortalité : les jeunes hommes en pleine force de l’âge, qui constituaient la principale force productive sur le plan professionnel et reproductive sur le plan démographique. De ce fait, la saignée démographique des années 1914-1918 a eu des effets considérables sur la société française tout au long du XXe siècle. C’est en effet l’ensemble de la structure démographique de la société qui a été atteinte, « modifiant ainsi – souvent temporairement, parfois durablement – les pratiques et les comportements » [Kesztenbaum, 2020] et l’organisation même de la société. Ainsi, immédiatement après la guerre, la participation des femmes au marché de l’emploi a augmenté, notamment dans les régions qui ont payé le tribut le plus important à la mortalité militaire, à savoir les régions agricoles de l’ouest et du sud-ouest (Pays-de-la-Loire, Bretagne historique, Aquitaine) [Gilles, Guironnet, Parent, 2014]. Certes, les femmes avaient vu leur participation augmenter pendant les années de guerre, quand les hommes manquaient. Mais « la pénurie d’hommes résultant de la guerre a généré une augmentation du travail des femmes qui a persisté tout au long de l’entre-deux-guerres. Une augmentation de l’offre de travail des femmes permet d’expliquer ce résultat : des conditions détériorées sur le marché du mariage et des chocs de revenu négatifs subis par les veuves de guerre ont induit nombre de ces femmes à rentrer sur le marché du travail après la guerre » [Gay, 2018].
45Cette guerre a également eu des effets à très long terme. En plus de la mortalité, elle s’est traduite par une baisse de la natalité dont la trace sur la pyramide des âges était encore visible au début des années 2000. De plus, ces générations creuses des années 1915-1919 ont mécaniquement entrainé un recul de la natalité dans les années qui ont précédé la Deuxième Guerre mondiale ; ce déficit était encore visible sur la pyramide des âges de la France il y a encore quelques années [Pison, 2014]. Or, c’est sur la démographie de ces générations que les moyens nécessaires à la mise en œuvre de l’Aide personnalisée à l’autonomie (Apa) furent définis au début des années 2000 en dépit des préconisations de certains démographes qui avaient pourtant alerté les pouvoirs publics sur le choc démographique à venir avec l’arrivée dans ce dispositif, à court terme, des survivants des générations plus nombreuses nées immédiatement après la Première Guerre mondiale et, à plus long terme, des boomers. Alain Parant indiquait ainsi dès 2001 que ce « boom occulté du grand âge » [Parant, 2001, p. 41] allait conduire à des « arbitrages douloureux » [Parant, 2001, p. 42].
46De par l’ampleur des pertes militaires et, à un degré moindre, en raison de l’effondrement conjoncturel de la fécondité, la guerre de 1914-1918 demeure la crise démographique majeure du XXe siècle. Elle a été accentuée par le fait que les victimes de cette guerre furent des hommes âgés de 20-39 ans surtout. Les pertes colossales parmi ces générations d’hommes se sont traduites par un déséquilibre générationnel considérable parmi les hommes et en a entrainé un second, celui du rapport entre hommes et femmes pour les générations en âge de s’unir, de se reproduire sur le plan de la natalité et de produire sur le plan économique. Avec le recul dont on dispose dorénavant, il est possible de mieux cerner la multiplicité des effets de moyen et long termes de cette guerre [Kesztenbaum, 2020]. Plus qu’une crise, la guerre de 1914-1918 fut un cataclysme démographique et plus de cent ans après son terme, l’histoire démographique de la Première Guerre mondiale continue de s’écrire.