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Populations vulnérables et territoires

Virginie Dejoux, Matthieu Gateau et Charles Rigaux

A notre époque, la vulnérabilité est une notion « valise » [Brodiez-Dolino, 2016] utilisée de moult façons par et dans les sciences sociales. De manière très générale, en tant que processus total (économique, social, politique, démographique...) de fragilisation d’un groupe, d’une société ou d’un espace, la vulnérabilité fait référence à des situations et des conditions extraordinaires de « risques prononcés par rapport à une situation de référence (politique, environnementale, géographique, historique…) qui est, elle, caractérisée par la normalité ». Elle qualifie donc « l’état de de personnes ou de groupes exposés à des risques qui se déploient souvent selon plusieurs dimensions synchroniques (par exemple, les risques de maladie, de pauvreté et d’isolement sont souvent liés) et dont la nature peut varier » [Gaimard et al., 2018 : 11-12]. Cela signifie en d’autres termes qu’il existe des facteurs, nombreux, divers mais aussi de natures variées, qui se combinant, entrainent des individus ou des groupes à devenir plus vulnérables et, en termes de représentations sociales et de perceptions, à se penser comme tels, intégrants dès lors des schémas de comportement et de représentations.

Parler en termes de vulnérabilité permet aux chercheurs de rendre compte de la manière dont se construit, en diverses séquences, cette fragilisation qui peut se décliner à toutes les échelles, des plus micro aux plus macrosociologiques : individu, groupe social, territoire, écosystème, population, etc. La vulnérabilisation constitue donc un processus diachronique dont la contextualisation, essentielle à la compréhension, incombe aux scientifiques pour mieux en saisir la pluralité des conditions, des formes mais aussi des enjeux (sociopolitiques par exemple) qu’induisent sa prise en charge collective et les solutions qu’il convient de trouver, parfois d’inventer, pour contrer ses desseins les plus obscurs. Ainsi, à l’échelle d’un ou de plusieurs territoires, concept essentiel qui nous intéresse ici, la vulnérabilité peut prendre des formes diverses et, à nouveaux, frapper différentes franges de la population, en premier lieu les plus fragiles d’entre elles, qui cumulent souvent de multiples handicaps sociaux. Pour le comprendre, il faut brièvement rappeler que la notion de territoire, dans son acception contemporaine, correspond d’abord à un découpage politico-administratif, c’est-à-dire à une construction sociale engendrant « un contrôle territorial », soit un « aménagement ou une structuration de l’espace » [Kourtessis-Philippakis, 2011 : 8] en tant qu’il est aussi à considérer comme un « système, un espace organisé où interagissent les différents acteurs qui le composent et le font vivre » [Gaimard et al., 2018 : 11].

Bien plus qu’un simple espace géographique structuré et aménagé, le territoire est aussi vécu et ressenti [Di Méo, 1998]. Il comporte également une forte dimension historique et très souvent des spécificités sociales ou culturelles en perpétuel mouvement. En tant que support de pratiques, de représentations et d’identifications pour les individus et les collectifs sur lesquels il exerce une influence, il peut être l’objet d’un fort sentiment d’appartenance et ainsi contribuer à la construction identitaire des individus [Marchal, 2023]. Parfois lieu d’attachement ou d’ancrage [Rémy, 1996] mais aussi, à l’inverse de « mécanismes de mise à distance sociale » [Duvoux, 2018 : 118] dans ceux qui sont les plus ségrégués et enclavés, les territoires peuvent être choisis ou subis. Ils peuvent aussi constituer un ensemble de ressources comme de freins au développement des individus et de leurs groupes les plus captifs, ou encore être identifiés comme le lieu où se définissent les problèmes publics et donc comme un « élément constitutif du politique » [Duran et Thoenig, 1996 : 583]. En bref, le territoire comporte de nombreuses dimensions essentielles pour la vie sociale qui s’y déroule et l’on comprend dès lors que les phénomènes de vulnérabilisation des territoires ont des impacts multiples qui concernent ces diverses dimensions, jusqu’à, parfois, mettre en péril l’entièreté d’une ou la totalité des sociétés. En retour, le territoire peut par lui-même « créer, entretenir, exacerber des vulnérabilités ou au contraire les atténuer voire les rendre plus supportables » [Gaimard et al., 2018 : 14].

Il va de soi que les interactions entre territoires et vulnérabilités sont nombreuses, variées et permanentes, ne cessant de dessiner ou de redessiner les contours de sociétés modernes toujours plus complexifiées, interconnectées mais aussi menacées par diverses formes de vulnérabilité, qu’elles soient directement et immédiatement le fait des hommes (conflits armés, destruction de l’environnement, politiques sociales absentes ou inégalitaires...) ou indirectement dérèglement climatique, crises sanitaires, etc.). Ce numéro d’Espace, populations et sociétés entend donc, à travers cet appel à contributions, éclairer les interactions entre territoires et vulnérabilités, essentiellement à partir de trois axes ou dimensions relatives à ce questionnement :

- Un axe pourrait porter sur la généralisation de la hausse de la précarité sur l’ensemble du territoire national, entrainant des populations qui, jusque-là épargnées, sont désormais touchées par des formes de vulnérabilité économiques, sociales, familiales, professionnelles ou même sanitaires. Ainsi, avec les effets d’une crise économique qui n’en finit pas, avec les répercussions de la pandémie mondiale de Covid 19 ou encore avec la hausse continue de l’inflation et du prix des diverses sources d’énergie (et la liste est ici loin d’être exhaustive), le contexte induit par les guerres en Europe de l’Est ou au Proche Orient, la fragilisation voire la précarisation et les risques de désaffiliation et d’exclusion sociales [Castel, 1995] sont croissants. Ici, les personnes isolées et/ou âgées, les étudiants, les chômeurs de longue durée, les personnes en situation de handicap ou même les individus captifs de certains territoires sont particulièrement ciblés. La dimension territoriale relative à ces risques est ainsi fondamentale : elle n’est effet pas de même nature dans les grandes métropoles nationales, dans les banlieues paupérisées, dans les campagnes isolées ou dans les zones intermédiaires que sont les territoires périurbains. En fonction des services publics qui y sont présents (ou absents), des employeurs publics ou privés qui peuvent y être implantés, des divers collectifs dans lesquels les populations peuvent s’engager et qui peuvent en retour les aider à s’adapter ou tout simplement à survivre à ces vulnérabilités, la dimension territoriale apparait donc comme étant fondamentale. Elle est en effet porteuse de nombreuses inégalités qu’il convient d’appréhender pour mieux connaitre les populations concernées et, peut-être d’un point de vue social, sanitaire parfois ou socio-politiques, mettre en œuvre des dispositifs pour les soutenir et leur venir en aide en vertu du principe d’égalité républicaine.

- Un autre axe pourrait s’interroger sur la vulnérabilité territoriale qu’engendrent le dérèglement climatique et les troubles associés qui, d’une manière ou d’une autre, font écho à ce qu’annoncent depuis des décennies maintenant nombre de scientifiques réunis pour certains au sein du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) créé en 1988. En effet, depuis quelques années on ne peut plus ignorer les catastrophes climatiques à répétition (inondations, tempêtes, sécheresses, incendies incontrôlables, hausse drastique et généralisée des températures, risques sanitaires avec l’apparition de virus portés et transmis par des insectes...) qui touchent l’entièreté de notre planète. Pourtant, certains territoires sont davantage concernés par ces changements qui s’accomplissent dans la violence et touchent de plein fouet les populations les plus fragiles, les plus précaires et par conséquent les plus vulnérables. Ceux que l’on nomme désormais et parfois de manière maladroite les « réfugiés climatiques » [Dufoulon, 2013] en sont l’expression la plus directe et semblent annoncer des crises politiques mais aussi démographiques, sociales, culturelles et économiques majeures. Des contributions portant sur des situations de vulnérabilité territoriales et environnementales ou climatiques, à l’international, sont donc ici les bienvenues. Cependant, des travaux davantage centrés sur l’échelle de certains territoires nationaux (en montagne, sur les côtes maritimes, dans les territoires viticoles ou même tout simplement dans les grandes villes où les grands ensembles ne sont pas épargnés) peuvent également trouver à s’inscrire dans cet axe. On peut également suggérer des articles qui, faisant référence à des situations d’empowerment et de résilience, portent sur les initiatives prises par des citoyens, des collectifs comme des associations ou des ONG (organisations non gouvernementales) pour lutter contre ces perturbations et ainsi préserver les ressources naturelles mais également, à une échelle plus large, la vie sur terre. Des travaux analysant les interactions entre ces initiatives et innovations citoyennes et le politique (avec ses diverses institutions), voire les controverses qu’elles suggèrent, peuvent également être proposés. A l’heure où le politique prône une « transition écologique » [Gendron, 2015] dont la définition n’a rien d’univoque [Juan, 2011], la nécessité de parvenir ou du moins de travailler à un développement plus durable semble jamais n’avoir été aussi urgente.

En définitive, ce numéro a pour ambition de rassembler un ensemble de travaux consacrés aux différents types de vulnérabilité afin de contribuer à une meilleure connaissance des interactions entre celles-ci et les territoires au sein desquels elles se déploient où elles touchent, tant de manière exhaustive que de façon inégale, les différentes franges de la population.

Les contributions attendues pourront être des études comparatives entre plusieurs territoires nationaux ou internationaux. Les approches quantitatives, à partir de données d’enquêtes, seront privilégiées mais les contributions mobilisant des données qualitatives, seront également étudiées. Les propositions d’articles pourront aussi développer une dimension historique ou concerner des faits sociaux actuels et leurs différentes dimensions (démographiques, politiques, économiques...) dès lors qu’elles s’attachent à interroger la question des vulnérabilités et de leur(s) dimension(s) territoriale(s) en se basant sur des situations et des données empiriques contemporaines. Ainsi, les propositions d’articles peuvent par exemple concerner des populations particulièrement vulnérables et regroupés de gré ou de force sur des mêmes territoires (migrants, réfugiés politiques, SDF...), des populations dont la vulnérabilité augmente en raison de la fragilisation de leur territoire (conflits, effets du dérèglement climatique, territoire touchés par des vagues massives de licenciement...) ou encore des franges de la population dont la vulnérabilité progressive implique de nouveaux usages du territoires (personnes âgées vivant en pavillon, étudiants des grandes villes, habitants des territoires périurbains ou des zones rurales reculées, etc.).

Calendrier

- Date limite pour l’envoi des propositions d’articles (titre et résumé d’environ 1-2 pages) : 15 octobre 2024

- Date limite de l’envoi des articles au Comité de rédaction : 15 janvier 2025

- Consignes de publications : https://journals.openedition.org/eps/3344

Contacts

Titres, résumés et articles sont à envoyer à :

- Virginie Dejoux, PR en démographie, Université de Bourgogne, LIR3S (UMR 7366) : virginie.dejoux@u-bourgogne.fr

- Matthieu Gateau, McF en sociologie, Université de Bourgogne, LIR3S (UMR 7366) : matthieu.gateau@u-bourgogne.fr

- Charles Rigaux, Docteur en sociologie, Université de Bourgogne, LIR3S (UMSR7366) : charles.rigaux@gmail.com

Bibliographie

-Brodiez-Dolino, « Le concept de vulnérabilité », La Vie des idées, 11 février 2016 (en ligne). URL : https://laviedesidees.fr/Le-concept-de-vulnerabilite

-Castel R., « Les métamorphoses de la question sociale, une chronique du salariat », Librairie Arthème Fayard, 1995.

-Di Méo G., Géographie sociale et territoire, Paris, Nathan, 1998.

-Duran P. et Thoenig J.-C., « L’État et la gestion publique territoriale », Revue française de science politique, vol. 46, n°4, 1996, p. 580-623.

-Dufoulon S., « Colères des temps et réfugiés climatiques : pour une approche sociologique », VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement (en ligne), Débats et Perspectives, 2013. URL : http://journals.openedition.org/vertigo/13964

-Duvoux N., « Territoire », in Paugam S. (dir.), Les 100 mots de la sociologie, Paris, PUF, 2018, p. 116-118.

- Ferru M. et Chauchefoin P., (dir.), Territoires, Etat des savoirs et des pratiques, Atlantique-Éditions de l'Actualité Nouvelle Aquitaine, 2022.

-Gaimard M., Gateau M., Ribeyre F. et Bichet B., « Introduction : de la vulnérabilité au territoire », in Gaimard M., Gateau M., Ribeyre F. et Bichet B. (dir)., Vulnérabilités et territoires, Nancy, Kairos, 2018.

-Gendron C., « Sociologie de la transition : quelle société post-écologique ? », Cahiers de recherche sociologique, 58, 2015, p. 55–72.

-Juan S., La transition écologique, Paris, Erès, 2011.

-Kourtessis-Philippakis G. « La notion de territoire : définitions et approches » in Kourtessis-Philippakis G. et Treuil R. (dir.) « Archéologie du territoire, de l'Égée au Sahara », Cahiers archéologiques de Paris 1, Paris, La Sorbonne, 2011, p. 7-13.

-Marchal H., « Introduction. Territoire et identité, ou l’exigence de questionner deux notions encombrantes », in Marchal H. (dir.), Espaces, territoires et identités : jeux d’acteurs et manières d’habiter, Territoires contemporains, n°19, 2023 (en ligne). URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html

-Rémy J., « Mobilités et ancrages, une autre définition de la ville », in Hirschhorn M. et Berthelot J.-M. (dir.), Mobilités et ancrages. Vers un nouveau mode de spatialisation ?, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 135-154.

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