Les espaces faiblement peuplés et les foyers de peuplement forment le Janus de l’occupation humaine de la Terre. Dans une synthèse des travaux historiques sur l’idée de densité, Hervé Le Bras [1995] a rappelé combien les réflexions à ce propos présentent une historicité remarquable. Nombreux furent les intellectuels du XVIIe et XVIIIe siècles qui discutèrent tant de la surconcentration que de la désertification, et de leurs effets sur les sociétés. Ainsi, Montesquieu, parfois considéré comme le premier tenant de la géographie humaine, défendait l’existence d’une relation directe entre densité humaine et régime politique [Broc, 1969]. Dans ce type d’analyse, les régions présentant des densités faibles ou extrêmement faibles semblent constituer des mondes résolument à part.

La croissance de la population et la progression de l’urbanisation dans le monde continuent à polariser l’attention des sociétés aujourd’hui. Pourtant, avec les processus de désertification et de déprise, la permanence d’espaces « vides » ou faiblement peuplés n’en demeure pas moins un des traits structurant de la configuration de l’occupation humaine [Le Tourneau, 2020]. Si la moitié de la population mondiale vit sur 1% des terres émergées, 62% de celles-ci présentent des densités inférieures à 2 habitants/km2 – ce qui ne veut pas dire que ces régions sont immunes aux impacts d’origine anthropique. Ces « espaces faiblement peuplés » sont, pour une partie d’entre eux, des « grands espaces » situés aux marges des œcoumènes, constituant les anécoumènes externes, comme les terres du grand Nord européen, canadien ou Sibérien, et les anécoumènes internes, comme le désert du Sahara et ses bordures, l’intérieur de l’Australie. Mais il peut aussi s’agir de régions de forêts tropicales, comme l’Amazonie ou le bassin du Congo, ou encore de zone de moindre extension situées au cœur de régions plus peuplées, notamment les massifs montagneux connaissant des phénomènes de déprise accentuée, comme le centre de l’Espagne. Par ailleurs, ces anécoumènes se voient de plus en plus associés à des fonctions de préservation de la biodiversité, sans que leurs habitants soient toujours consultés ou favorables aux restrictions d’usage que cela implique. Un nouveau « colonialisme vert » est parfois dénoncé pour désigner ce type d’impositions.

Depuis quelques décennies, un certain nombre de spécialistes de sciences sociales se sont penchés sur ces espaces faiblement peuplés en mettant en relief leurs caractéristiques particulières [Carson et al., 2011 ; Carson and Carson, 2014 ; Holmes, 1981 ; Le Tourneau, 2020 ; Taylor, 2016]. Parmi celles-ci, l’éloignement et l’isolement sont des réalités qui s’imposent dans toutes les dimensions de la vie sociale, créant dans leurs populations une sensation d’être à part ou mal comprises par les métropoles auxquelles ils sont le plus souvent rattachés. Ainsi, les boréaux russes [Stepanova et al., 2020 ; Vaguet, Ourng and Moriconi-Ebrard, 2021] parlent-ils du « continent » pour évoquer la lointaine région capitale. Des lectures radicales ont pu être proposées, dans lesquelles la coupure avec les zones plus densément occupées n’est pas vue comme une conséquence de la géographie mais comme une stratégie délibérée de la part de populations recherchant une autonomie politique, sociale ou culturelle [Le Tourneau, 2023 ; Scott, 2009]. À ces littératures récentes, s’ajoutent l’héritage des analyses des espaces peu peuplés comme des frontières dans lesquelles se déroulent des phénomènes d’incorporation à l’économie capitaliste, d’appropriation des espaces, d’exploitation des ressources naturelles et, sinon de fabrique, de ciment d’une identité nationale [Bazzi, Fiszbein and Gebresilasse, 2020 ; De Koninck, 2000 ; Geiger, 2009 ; Moraes, 2003].

Dans ce contexte, la revue Espace, Populations et Sociétés propose un appel à textes sur le thème des « espaces faiblement peuplés : des mondes à part ? » afin d’en proposer des visions actualisées, de faire le point sur les dernières approches de ces objets de recherche et de mettre en relief de nouvelles avancées sur leur théorisation.

Les directions que pourraient prendre les contributions potentielles sont nombreuses. La première concerne la caractérisation ou la quantification des espaces faiblement peuplés [Karácsonyi and Taylor, 2022]. À partir de quel seuil de population bascule-t-on dans cette catégorie ? Ces seuils sont-ils invariants en fonction du contexte géographique, social ou culturel ? En quoi leur définition change-t-elle la quantification ? Comment distinguer des concepts proches comme faiblement peuplé, sauvage, désert, etc. ? Les questions méthodologiques complexes trouveraient ainsi leur place ici, par exemple celle du découpage retenu, celle de l'échelle ou encore celle de la caractérisation de concepts comme distance et isolement [Bocco, 2016]. En France, au niveau des communes, 4/5^ème du territoire sont habités par un seul 5^ème de la population mais au niveau des mètres carrés, l’ensemble de la population vit sur moins de 1% du territoire laissant 99% de « vides ». Sur les fronts pionniers, à l’échelle fine, la vague de colonisation laisse de larges vides, loin des nœuds de communication, des terres les plus fertiles ou des nouveaux points d’extraction des ressources. Ces questions renvoient à la cartographie des régions faiblement peuplées ; où sont-elles et comment représenter les vides ?

Une deuxième série de questionnements pourrait concerner le fonctionnement temporel de ces espaces faiblement peuplés. Comment évoluent-ils ? Si la notion de « front pionnier » suppose une dynamique démographique positive on peut montrer que ce n’est en fait pas toujours le cas aujourd’hui [Tritsch and Le Tourneau, 2016]. A l’opposé, des régions autrefois bien peuplées ont vu leur population chuter drastiquement et continuent de se désertifier, comme les moyennes montagnes de l’Europe de l’Ouest. La perspective comparative serait bienvenue. En quoi sont-ils différents des espaces densément peuplés et quels facteurs expliquent ces différences ? Dans quelle mesure peut-on proposer une lecture globale de ces questions ? Peut-on considérer les espaces faiblement peuplés comme une catégorie géographique particulière dans laquelle les traits communs l’emportent sur les différences géographiques et culturelles ? Comment se nouent les relations avec les espaces plus densément peuplés ? Les rapports de pouvoir et domination pourraient être abordés ici ainsi que les représentations, réelles ou fantasmées. Les marges lointaines sont tantôt fardeau, tantôt eldorado pour les espaces centraux, à intégrer volens nolens [Bousquet, 2012 ; Le Tourneau, 2023 ; Moraes, 2003 ; Pilyasov, 2016 ; Scott, 2009].

Enfin, un troisième axe pourrait concerner des études de cas. Celles-ci pourraient apporter des lumières nouvelles sur la configuration de territoires faiblement peuplées, à des échelles fines et dans des contextes différents, ou sur l’articulation entre ces « espaces vides » et les « espaces pleins » qui leur sont voisins ou associés. On pourrait ainsi notamment voir comment les premiers sont souvent vus comme une solution pouvant assurer la fonction de déversoir du « trop » plein d’habitants des seconds, que ce soit de manière permanente ou temporaire. C’est le cas par exemple au sein de régions de montagne comme les Alpes, où on trouve des zones faiblement peuplées qui sont intensément fréquentées par différents types de tourisme (ski, randonnée, etc.), ce qui entraîne des conflits de gestion et de légitimité entre les populations locales et les utilisateurs extérieurs [Laslaz, 2005].

Sur la base de ces trois pistes, l’ambition de ce numéro spécial ouvert aux contributions internationales sera de rendre compte des recherches actuelles sur les espaces faiblement peuplés, en essayant de proposer un panel très large concernant les régions traitées, les approches et les méthodes.

Calendrier

- Date limite pour l’envoi des propositions d’articles (titre provisoire, résumé, méthode(s) et sources mobilisées/envisagées en 1/2 pages ou 500 mots) : 30 octobre 2024

- Date limite de l’envoi des articles au Comité de rédaction : 31 mars 2025

- Consignes de publications : https://journals.openedition.org/eps/3344

Contacts

Titres, résumés et articles sont à envoyer à :

François-Michel Le Tourneau (CNRS – UMR PRODIG) francois-michel.le-tourneau@cnrs.fr

Yvette Vaguet (UMR 6266 IDEES-Rouen) yvette.vaguet@univ-rouen.fr