1Malgré les progrès médicaux et l’amélioration globale des systèmes de santé et de sécurité sociale, les inégalités spatiales de mortalité subsistent et se sont même accentuées depuis plusieurs décennies dans de nombreux pays occidentaux [Higgs et al., 1998 ; Taulbut et al., 2014 ; Windenberger et al., 2012]. Dans les pays en développement, ces inégalités spatiales sont également très importantes, sans qu’un réel schéma d’évolution d’ensemble se dégage, par exemple en Afrique subsaharienne [Tabutin, Schoumaker, 2020].

2La plupart des études considèrent que les caractéristiques sociales de la population expliquent une part importante des différences spatiales de mortalité, les lieux les plus défavorisés se caractérisant, dans le passé comme aujourd’hui, par les niveaux de mortalité les plus élevés et inversement [Caselli, Vallin, 2002 ; Deboosere, Fizman, 2009]. Mais d’autres paramètres entrent aussi en jeu : les attitudes face à la santé, les comportements alimentaires, les composantes environnementales et culturelles des « territoires », l’offre et la qualité des soins, etc. Il est bien souvent difficile d’en mesurer l’effet réel, tant au niveau agrégé qu’individuel [Deboosere, Gadeyne, 2002 ; Rican et al., 2003 ; Reid, Van den Boomen, 2015, Eggerickx et al., 2020]. 

3L’ampleur des inégalités régionales de mortalité, et leur accroissement au cours des dernières décennies, invitent à s’interroger sur la dimension spatiale des causes de décès. L’examen de la manière dont elles évoluent à la fois dans le temps et l’espace permet d’affiner notre compréhension de l’évolution globale de la mortalité, de comprendre les différences sociodémographiques de mortalité, d’identifier les principales maladies mortelles et en cela d’apporter des éléments éclairants pour le développement de politiques de santé appropriées [Meslé, 2002 ; Gourbin, Wunsch, 2022]. Les contributions de ce numéro de la revue Espace Populations Sociétés s’inscrivent dans ce cadre général.

4Les approches spatiales fines permettent de nuancer certaines évidences en termes de déterminants et de trajectoires temporelles. En revanche, cette lecture fine de la distribution spatiale de la mortalité par cause n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes méthodologiques soulevés par la plupart des articles de ce numéro. Une des principales interrogations concerne la qualité des données et donc la manière dont les causes de décès était ou sont diagnostiquées et enregistrées. Par extension, se pose aussi le problème de l'évolution des codes de la Classification Internationale des Maladies (CIM), car les pratiques de codage se sont modifiées en fonction des changements technologiques, des connaissances médicales et des normes sociétales. Il en résulte de potentiels problèmes de comparabilité des données dans le temps, nécessitant des ajustements, des compromis, ou l’option de travailler sur des catégories très larges de cause de décès au détriment de la précision. D’autres difficultés sont liées aux approches spatio-temporelles de la mortalité par cause. Elles concernent par exemple la disponibilité des données de dénominateur, soit les structures par âge et sexe, pour de petites unités territoriales. Elles portent aussi, et surtout, sur le problème des petits nombres et donc des aléas statistiques, compte tenu des occurrences très faibles, voire nulles, de certaines causes de décès pour de petites unités administratives. Ceci renvoie au choix du découpage spatial optimal et des méthodes utilisées pour la cartographie des indicateurs de causes de décès. Un découpage trop fin posera d’emblée le risque d’aléas statistiques dû aux petits nombres de décès et complexifiera la lecture des cartes. A contrario, un découpage spatial trop large pénalisera la précision, par exemple dans la détection de zone de surmortalité liée à certaines causes de décès. Tous ces problèmes méthodologiques sont clairement identifiés et analysés dans l’article de P. Paeps et al. [2024, dans ce numéro] à partir de l’exemple concret de la mortalité par cancer en Belgique au 20^e siècle.

5L’évolution de la mortalité par cause de décès s’inscrit dans le cadre de la transition épidémiologique. Celle-ci traduit le passage d’une situation de mortalité élevée où dominent les maladies infectieuses (coqueluche, variole, tuberculose, diphtérie…) - dont les principales victimes sont les enfants - à une situation de mortalité où prédominent les maladies non transmissibles (maladies cardiovasculaires, cancers…) affectant surtout les personnes plus âgées, ainsi que les maladies dites de société (accidents de la route, suicides…). Ce « modèle » développé initialement par A. Omran [1971] dans le contexte occidental, se caractérise par une hausse de l’espérance de vie à la naissance et s’explique par une série d’évolutions sociétales telles que l’industrialisation, l’urbanisation, l’amélioration de l’hygiène publique et privée, de l’alimentation, des progrès médicaux (vaccination, antibiotique…), de l’organisation des services de santé, du développement de l’instruction obligatoire et des systèmes de sécurité sociale [Meslé, Vallin, 2002 ; Mackenbach, 2020]. Mais cette première phase de ce modèle transitionnel ne marque pas la fin de l’évolution de l’espérance de vie. Celle-ci poursuit sa croissance grâce notamment au recul important des maladies cardio-vasculaires et de certains types de cancers et à l’adoption de comportements individuels plus favorables à la santé. Cette nouvelle phase dans laquelle se situe aujourd’hui le monde occidental a conduit à faire de la transition épidémiologique le premier moment d’un mouvement plus vaste appelé « la transition sanitaire » [Frenk et al., 1991 ; Vallin, Meslé, 2013]. En dépit des progrès significatifs menés contre une série de maladies non-transmissibles, la période récente se caractérise aussi par le développement des maladies neuro-dégénératives liées à la vieillesse (Alzheimer, Parkinson…).

6Toutes les régions du monde ne figurent pas au même stade de cette transition sanitaire. Le processus est bien avancé dans les pays d’Europe du Nord, de l’Ouest et du Sud ainsi qu’aux Etats-Unis, au Canada, en Australie, en Nouvelle-Zélande ou encore au Japon, alors que l’Afrique Sub-saharienne accuse un retard important. En d’autres termes, le poids relatif des grandes causes de décès varie fortement entre les grandes régions du monde (figure 1), comme au sein de celles-ci (figures 2 à 5). Cette diversité est mise en évidence par l’article de J. Garcia et F. Meslé [2024, dans ce numéro] portant sur la transition sanitaire en Amérique latine. Ce continent a connu une transition sanitaire rapide, mais à un rythme variable selon les pays et les degrés d’urbanisation. Les auteures démontrent, par des analyses mêlant âges et causes de décès, « une transition réussie ou en cours dans les pays et groupes spatiaux les plus urbanisés, parallèlement à une transition ratée ou retardée dans les moins urbanisés » [Garcia, Meslé, 2024, dans ce numéro]. Cette différence de calendrier au niveau de la transition sanitaire est également observée au niveau local en Belgique dans le cas précis de la tuberculose. L’article de Charlier et al., [2024, dans ce numéro], qui se base sur une reconstruction inédite de la mortalité par tuberculose entre 1889 et 1991 au niveau des communes, montre qu’en dépit d’une baisse globale de la mortalité liée à cette maladie infectieuse depuis la seconde moitié du 19^e siècle, elle sévissait encore avec virulence dans les bassins industriels de Wallonie après la Seconde Guerre mondiale.

7Dans l’histoire de l’humanité, les maladies infectieuses et parasitaires furent la principale cause de mortalité. Celles-ci sont provoquées par des agents pathogènes (bactéries, virus, champignons, parasites…) transmis par une personne, un animal ou l’environnement. Parmi les pathologies les plus graves, en termes de morbidité et/ou de mortalité, citons le sida, les hépatites, la tuberculose, le paludisme, mais aussi la rougeole, la grippe, la gastroentérite, la bronchiolite ou encore la pneumonie. Les grandes épidémies du passé sont aussi à attribuer aux maladies infectieuses, à l’image de la peste, du choléra, du typhus, de la variole, de la grippe espagnole, mais aussi très récemment de la Covid-19. En termes relatifs, comme en nombres absolus, les décès dus à ces maladies ont sensiblement diminué. En 2000, elles représentaient encore 17% du nombre total des décès dans le monde, pour 9% en 2019 (figure 1). Ainsi, grâce aux mesures déployées pour prévenir l’infection, dépister et traiter la maladie, le VIH-sida est passé de la 8^e cause de décès en 2000 à la 19^e en 2019. Ce recul est aussi observé par exemple dans le cas de la tuberculose, passée du 7^e au 13^e rang au cours de la même période [OMS, 2020].

8Si ce recul des maladies infectieuses est généralisé, le poids de ces maladies comme cause de décès varie fortement entre les grandes régions du monde et même entre les pays qui les composent (figure 2). Aujourd’hui, la quasi-totalité des décès dus aux maladies contagieuses survient dans les pays à revenus faibles et intermédiaires où ils représentent encore la première cause de mortalité. C’était le cas dans les pays développés jusqu’au milieu du 20^e siècle. Les progrès en matière d’hygiène et de nutrition, grâce à l’amélioration du niveau de vie, la vaccination, le développement des antibiotiques ont permis d’y éradiquer la coqueluche, la rougeole, la diphtérie ou encore la tuberculose comme agents de la mortalité, favorisant ainsi des progrès notables de l’espérance de vie [Mackenbach, 2020].

9Au-delà de ces tendances de fond, dans un contexte de globalisation des échanges, on a observé au cours de ces dernières décennies l’émergence ou la réémergence de maladies infectieuses comme la fièvre hémorragique d’Ebola, la maladie à virus Zika, les grippes aviaires et porcines, la variole du singe (M-pox). La tuberculose est aussi en recrudescence dans le monde [OMS, 2021] et la pandémie récente de Covid-19 nous a rappelé combien les maladies infectieuses peuvent être meurtrières. Selon P. Debré et J.-P. Gonzalez [2013], nous serions entrés dans l’ère d’une nouvelle transition favorisée par une série de facteurs liés à la mondialisation, auxquels s’ajoutent les comportements humains, les impacts du changement climatique, de la déforestation et d’une façon générale de l’empiètement sur les milieux naturels, de l’évolution des modes de production agricole, ou encore de l’urbanisation, ainsi qu’une résistance accrue aux antimicrobiens.

10La géographie d’une épidémie peut nous renseigner sur son (ses) lieu(x) d’émergence, sa propagation (par diffusion hiérarchique et/ou par proximité géographique) et les facteurs expliquant sa virulence (proximité des voies de communication, densité de population, pauvreté [Vinet, 2018]. Il convient donc de distinguer la structure des contacts constituée par les déplacements humains à différentes échelles et les facteurs spatiaux qui génèrent, par endroit, des conditions particulièrement favorables à la transmission du pathogène. Parmi ces facteurs, nous pouvons citer la densité de population, la promiscuité, la pauvreté, les mauvaises conditions d’hygiène, les structures des ménages (famille nombreuse et/ou élargie), la quantité et qualité de l’offre de soins, les antécédents pathologiques, les éléments environnementaux… Ces déterminants sont généralement ceux qui expliquent les disparités spatiales de mortalité selon les maladies contagieuses étudiées dans ce numéro. C. Mangeney et al. [2024, dans ce numéro] dans leur étude sur la première vague de Covid-19 au niveau des intercommunalités en Ile-de-France – la région la plus touchée par cette première vague –, soulignent l’importance de la combinaison de ces facteurs, souvent interreliés, hier comme aujourd’hui.

11La tuberculose, étudiée dans ce numéro à partir du cas de la Belgique [Charlier et al., 2024, dans ce numéro], est généralement considérée comme une maladie sociale et urbaine, intimement liée aux fortes concentrations de la population, à l’insalubrité des conditions de vie et aux carences alimentaires que la pauvreté génère [Guillaume, 1988 ; Mackenbach, 2020]. L’approche locale menée dans l’article de V. Charlier et al. [2024, dans ce numéro] permet de nuancer ce tableau. Si certaines villes se caractérisent effectivement par des taux élevés de mortalité par tuberculose, cela n’est pas systématique. Les structures spatiales évoluent au fil du temps. Toutes les villes ne sont pas concernées par une surmortalité par tuberculose, celle-ci ne se manifestant, par exemple, dans les bassins industriels wallons qu’après la Seconde Guerre mondiale. L’étude souligne également la mortalité plus élevée dans les communes bénéficiant d'établissements de soins de santé (dispensaires, sanatorium). De telles disparités spatiales de mortalité sont mises en évidence dans le cadre des flambées de grippe saisonnière en Italie entre 2016 et 2021 [Rosano, 2024, dans ce numéro]. Les régions centrales (Marches, Abruzzes, Ombrie et Latium) ainsi que le Val d'Aoste et la Basilicate présentent les indices de surmortalité les plus élevés, alors que les plus faibles sont observés en Vénétie et dans le Trentin-Haut-Adige. Dans le cadre de l’épidémie de choléra de 1866, la plus meurtrière qu’ait connu la Belgique, M. Bourguignon et al. [2024, dans ce numéro] montrent que le choléra n’est pas qu’une épidémie urbaine. Certaines zones rurales furent sévèrement touchées avec, pour certaines communes, des taux de mortalité par choléra largement supérieurs à ceux des grandes villes comme Bruxelles, Anvers, Gand ou Liège. L’étude qui exploite une base de données individuelles de plus de 5.000 personnes ayant contracté le choléra (guéris et décédés) permet un suivi spatio-temporel de l’épidémie. Trois zones de « hots spots » ont été identifiées et se sont développées selon avec un processus de diffusion spatiale, notamment le long de voies de communication importantes (chemin de fer, route…) et donc par la mobilité/migration de personnes. Au-delà du principe de diffusion, l’analyse des données individuelles a mis en évidence que la mortalité par choléra n’était pas socio-démographiquement neutre. Les milieux ouvriers, non-qualifiés comme qualifiés, sont davantage touchés que les professions « supérieures » et les agriculteurs, ce qui souligne à nouveau l’importance de déterminants comme la pauvreté, la promiscuité ou encore l’intensité des contacts interpersonnels inhérents à certaines professions. [Bourguignon et al. 2024, dans ce numéro]. Enfin, l’âge est un facteur particulièrement discriminant de la mortalité par maladie infectieuse. Globalement, la lutte contre les maladies infectieuses, grâce notamment aux progrès de l’hygiène et à la vaccination, a surtout favorisé une baisse de la mortalité des jeunes enfants, qui en sont les principales victimes…, mais pas les seules. V. Charlier et al. [2024, dans ce numéro] montrent qu’au 19^e siècle et jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les jeunes adultes figurent parmi les victimes privilégiées de la tuberculose, suivies par les personnes âgées de 65 ans et plus. Quant au choléra, le risque de mortalité est le plus élevé pour les jeunes de moins de 15 ans et les personnes âgées [Bourguignon et al. 2024, dans ce numéro]. De nombreuses études ont confirmé que le risque de décès par Covid-19 était le plus élevé pour les personnes âgées de plus de 75 ans. Le cas de l’Ile-de-France n’échappe pas à cette règle, mais la recherche menée par C. Mangeney et al. [2024, dans ce numéro] démontre que les déterminants contextuels de la mortalité varient selon les groupes d’âges. Ainsi, l’effet combiné de la densité urbaine et de la pauvreté a surtout un impact négatif sur la mortalité des 50-74 ans lors de la première vague de la Covid-19 en Ile-de-France.

12Une autre phase marquante de la transition sanitaire est celle de la lutte contre les maladies chroniques, telles que les pathologies cardiovasculaires et les cancers. Cette phase, qui démarre vers 1960-1970 dans les pays développés est caractérisée par l'amélioration des techniques de dépistage et de traitement de ces maladies, ainsi que par des efforts pour lutter contre les effets du tabagisme et de l'alcoolisme [Gourbin, Wunsch, 2022]. L'importance des maladies cardiovasculaires et des cancers découle de l'évolution de nos modes de vie, ainsi que du vieillissement de la population. Ces affections sont principalement associées à la vieillesse, tout comme plus récemment le développement des maladies dégénératives telles que Parkinson ou Alzheimer. La lutte contre ces maladies contribue donc à réduire la mortalité à un âge avancé, ce qui, en particulier dans les pays développés, est un facteur clé de l'augmentation de l'espérance de vie à la naissance.

13La littérature montre que les structures spatiales de mortalité par maladie chronique au sein d’un même pays évoluent dans le temps, selon les causes de décès, selon les âges et le sexe. C’est ce que mettent notamment en évidence les articles consacrés à cette mortalité publiés dans ce numéro. L’ampleur des inégalités spatiales de mortalité peuvent s’expliquer en partie par les changements de composition sociodémographique de la population et par extension sur le rôle des migrations/migrants [Norman et al., 2005 ; Ghosn et al., 2012]. Hier comme aujourd’hui, les migrations structurent profondément les populations à une échelle locale. De plus, les migrants diffèrent des non-migrants par une série de caractéristiques - âge, sexe, situation familiale, niveau d’instruction, revenu…- et peuvent donc influencer la composition démographique et socio-économique des territoires de départ et d’arrivée, et donc leur situation de mortalité. L’effet sélectif des migrations peut donc en partie expliquer l’accroissement des inégalités spatiales de mortalité ainsi que l’évolution des structures spatiales de mortalité.

15Des disparités spatiales s’observent aussi à l’intérieur des pays, comme le montre la recherche menée sur la Belgique par L. Bevernaegie et al. [2024, dans ce numéro]. Cet article décrit les disparités spatiales de la mortalité due aux maladies cardio-vasculaires au niveau communal de 1890 à 2011, un exercice jamais encore réalisé jusqu’à présent. Jusqu’en 1930, dans un contexte où ces causes de décès étaient peu fréquentes et où les mesures préventives et de traitement de la maladie n’en étaient qu’à leurs balbutiements, aucune structure spatiale claire n’apparait. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale qu’un schéma spatial se développe progressivement avec l’apparition de zones de surmortalité par maladies cardiovasculaires en Wallonie, dans le sud du pays. L’accroissement des inégalités spatiales de mortalité serait lié aux progrès considérables réalisés, notamment à partir des années 1970, dans les traitements médicaux et l’identification de facteurs de risque. Plus le statut socioéconomique (niveau d’instruction, ressources financières…) d’un individu ou d’une région est élevé, plus l’accès aux traitements performants et l’adoption de comportements favorable à la santé seront importants, et inversement, creusant ainsi les inégalités en termes de santé et de mortalité. D’autres facteurs se combinent pour expliquer les différences entre régions et la présence de « hotspots » en leur sein. Il s’agit des habitudes alimentaires, indépendamment du niveau socioéconomique, plus ou moins favorable à l’émergence des maladies cardiovasculaires, telles que la consommation plus élevée de beurre et de graisse animale en Wallonie. Cela peut être aussi la pollution de l’air ou encore l’accessibilité aux services d’urgence.

16L’importance relative des cancers comme cause de mortalité s’est accrue partout au cours des deux dernières décennies et est devenue la deuxième grande cause de décès au niveau mondial, mais aussi en Europe, dans les Amériques et dans la zone « Ouest Pacifique » (figure 1). Dans certains pays, comme par exemple, la Belgique, le Danemark, la France, la Norvège, les Pays-Bas, le Royaume-Uni, l’Australie, ou encore le Canada, les cancers sont aujourd’hui la première cause de mortalité (figure 4).

17Néanmoins, grâce à l’amélioration des pratiques de dépistage, des techniques de diagnostic, de l’efficacité et de la précocité de la prise en charge, on observe une diminution de certains types de cancer dans certaines « sous-régions » du monde, telles que l’Europe de l’Ouest et du Nord [Gourbin, Wunsch, 2022].

18P. Paeps et al. [2024, dans ce numéro] retracent l’évolution de la mortalité par cancer au cours du 20^e siècle pour l’ensemble des communes de Belgique. Chaque période d’observation se caractérise par d’importantes disparités spatiales et la structure spatiale de cette mortalité a évolué au fil du temps. Durant la première moitié du 20^e siècle, les taux de mortalité par cancer étaient plus élevés en Wallonie, avant qu’un glissement significatif et durable ne s’opère vers le nord du pays, en Flandre. Mais aucun lien clair ne peut être établi entre l’intensité de la mortalité par cancer, l’urbanisation et l’industrialisation. Au gré des périodes, les « hotspots » concernent à la fois des zones urbaines et rurales. Au début des années 1990, les taux de mortalité étaient par exemple très élevés dans la partie moins urbanisée de la province de Flandre orientale et dans les communes rurales situés au sud-est du pays, le long des frontières françaises et allemandes. Au-delà de certaines pistes explicatives, telles que les habitudes tabagiques locales, les auteurs supposent que les changements et les particularités des modèles spatiaux peuvent aussi être influencés par les pratiques de diagnostic et d’enregistrement de ces causes de décès.

19Le cancer du poumon est la principale cause de décès par cancer dans le monde chez l'homme et chez la femme, avec le tabagisme actif et passif comme principal facteur de risque, mais aussi l’exposition professionnelle à certains matériaux, tel que l’amiante, ou à la concentration de particules atmosphériques [Gourbin, Wunsch, 2022]. En France, le cancer du poumon est aussi la première cause de décès par cancer et 80% de de ces cancers sont attribués au tabagisme. L’article de Z. Vaillant et al. [2024, dans ce numéro] étudie la diffusion spatiale de la mortalité par cancer bronchopulmonaire des femmes et des hommes en France à l’échelle des unités urbaines entre 1973 et 2016. Les disparités spatiales observées sont d’abord liées à la diffusion et à l’intensité des pratiques tabagiques. Du côté des femmes, en début de période d’observation, les taux de mortalité par cancer sont faibles et ne semblent obéir à aucune logique spatiale (rappelant en cela le cas de la mortalité par maladie cardiovasculaire en Belgique avant la Seconde Guerre mondiale [cf. Bevernaegie et al. 2024, dans ce numéro]). Par la suite, les taux de mortalité augmentent et les différences spatiales s’accroissent selon un modèle de diffusion hiérarchique, des grandes villes vers celles de plus petite taille. Chez les hommes, les différences spatiales au début de la période d’observation sont très marquées – la consommation de tabac étant nettement plus ancienne et pratiquée que chez les femmes – mais la structure spatiale des taux de mortalité est assez stable et se caractérise même par une réduction des écarts. Globalement, entre 1950 et 1980, les niveaux d’industrialisation et d’urbanisation déterminent dans une large mesure la distribution spatiale de la mortalité par cancer bronchopulmonaire. Aujourd’hui, « … les difficultés sociales, d’accès à l’emploi, l’opposition entre les espaces les plus dynamiques économiquement et les plus en marges semblent constituer les éléments les plus structurants… » [Vaillant et al., 2024, dans ce numéro].

20Les maladies neurodégénératives, telles que Parkinson et Alzheimer, sont des maladies chroniques qui occupent une place croissante dans l’évolution de la transition sanitaire, et plus particulièrement dans le schéma de mortalité par cause des pays dits « développés » car elles sont fortement liées au vieillissement de la population [Mackenbach, 2020 ; Zixiang et al., 2024]. Au-delà de cette tendance générale, les disparités de mortalité entre les pays pour la plupart des maladies neurodégénératives sont importantes [Deuschl et al.,2020]. Dans le cas des maladies de Parkinson et d’Alzheimer, les inégalités entre pays se sont accrues au cours de ces dernières décennies. Pour Alzheimer, les différences sont plus marquées chez les femmes que chez les hommes, alors qu’on observe une situation inverse dans le cas de Parkinson [Zixiang et al., 2024]. Les différences en termes de prévalence et de mortalité dues à ces maladies sont également observées à l’intérieur des pays [Akushevich et al., 2021 ; Ho, Franco, 2022 ; Bezzini et al., 2024].

21Ces maladies neurodégénératives sont influencées par une combinaison complexe de facteurs – l’importance du vieillissement de la population, l’efficacité des systèmes de santé, le poids des facteurs comportementaux (type d’alimentation, tabagisme, alcoolisme) et environnementaux (exposition à des polluants, à des pesticides…) – qui peuvent expliquer les disparités internationales et infranationales [Bezzini et al., 2024]. Les différences spatiales observées peuvent aussi être dues à la manière de diagnostiquer la maladie, compte tenu de systèmes de santé plus ou moins performants, d’une moins bonne reconnaissance des symptômes ou encore de différences culturelles dans l’expression des symptômes.

22L’article de J. Dinneweth et S. Gadeyne [2024, dans ce numéro] analyse les variations spatiotemporelles de la mortalité liée aux démences et à la maladie de Parkinson en Belgique de 1970 à 2020. Comme observé dans d’autres contextes, le poids relatif des décès liés aux démences, plus élevé chez les hommes que chez les femmes, a augmenté depuis 1970. L’importance relative des décès liés à la maladie de Parkinson augmente quant à elle plus tardivement, à partir des années 2000. C’est plus ou moins au même moment que s’opère un renversement du poids relatif de cette maladie selon le genre. Désormais, la contribution des décès liés à Parkinson est plus élevée chez les femmes. La structure spatiale de la mortalité due à la démence a évolué au fil du temps, touchant d’abord la Flandre puis couvrant progressivement l’ensemble du pays à l’aube du troisième millénaire. Depuis, les niveaux de surmortalité due à ces maladies se concentrent à nouveau dans le nord du pays, précisément dans les provinces d’Anvers et de Flandre Orientale. Toutefois, une constante demeure, avec une mortalité par démence plus importante dans les grandes agglomérations urbaines d’Anvers et de Bruxelles. En revanche, la mortalité due à la maladie de Parkinson, tout en présentant une organisation spatiale très variable au cours du dernier demi-siècle, n’affiche pas de « hotspot » dans les zones les plus densément peuplées.

23Les causes externes de mortalité ou les morts violentes constituent une catégorie importante, mais qui ne s’inscrit pas clairement dans le cours de la transition sanitaire. La mortalité externe ou violente se réfère à des facteurs qui entraînent la mort mais qui ne sont pas directement liés à des maladies ou des troubles internes du corps. Elles regroupent par exemple les accidents de la route, les chutes, les noyades, les suicides, les homicides, les intoxications, les brûlures ou encore les blessures liées à des catastrophes naturelles. La mortalité par causes externes de décès a connu une évolution complexe avec, hier comme aujourd’hui, des phases de forte mortalité durant les guerres, suivies par des périodes de progrès en matière de sécurité et de prévention. Dans les sociétés préindustrielles, avant le 19^e siècle, les accidents courants (chutes, blessures liées à des outils ou au travail) et les guerres constituaient les principales causes externes de décès. Avec l’industrialisation du 19^e siècle, les accidents de travail dans les mines, les usines et les chantiers de construction étaient très fréquents, et les accidents de transport ont augmenté avec le développement du chemin de fer. Au cours du 20^e siècle, et en particulier après la Seconde Guerre mondiale, la mortalité routière a explosé avec le développement de l’automobile individuelle. Les suicides se sont également accrus à mesure que les guerres, les crises économiques et l’évolution des structures sociales impactaient de plus en plus la santé mentale des individus. Néanmoins, au cours de ces dernières décennies, l’amélioration des législations sur la sécurité au travail et des technologies ont favorisé une baisse des accidents de travail. De même, des mesures de sécurité routière plus strictes (limitation de vitesse, port de la ceinture de sécurité, contrôle d’alcoolémie…) et l’amélioration des infrastructures et des véhicules ont permis une diminution importante de la mortalité par accident de la route. Malgré les programmes de prévention, les suicides et les violences domestiques demeurent des préoccupations majeures dans de nombreuses sociétés [Mackenbach, 2020]. Aujourd’hui, en dépit d’avancées majeures dans les domaines de la prévention et de la sécurité, des risques nouveaux se développent en lien avec l’accroissement de la consommation de drogues et des catastrophes naturelles, notamment. On observe également une recrudescence des conflits armés et des homicides selon l’OMS.

24Le risque de mourir d’une cause violente, qu’elle soit provoquée par une intervention volontaire (homicide, suicide…) ou par une cause extérieure (accidents, catastrophes naturelles…), varie fortement selon les pays et les régions [Chesnais, 2003]. La figure 5 présente le poids relatif des décès (parmi l’ensemble des décès) provoqués par blessure, par pays. A l’instar des autres causes de décès, les disparités entre les pays sont importantes, mais la structuration spatiale de la mortalité par blessure est nettement moins marquée. Si le monde occidental dans son ensemble se caractérise par une faible importance de cette cause de décès, la situation des continents asiatique, africain et sud-américain est très contrastée. Celle-ci, dans une large mesure, porte l’empreinte des conflits armés et de l’augmentation des homicides souvent liée aux trafics de drogue.

25L’article de J. Garcia et F. Meslé [2024, dans ce numéro] souligne le fléau que constitue l’augmentation de la mortalité violente dans certains pays d’Amérique latine. Cette mortalité touche surtout les jeunes hommes et le milieu urbain. Elle annihile, dans certains, cas les gains d’espérance de vie réalisés par la lutte contre d’autres causes de décès.

27L’évolution des taux de suicide est assez erratique, très souvent liée à l’histoire socioéconomique et politiques des sociétés. Dans les pays ou régions ayant connu une industrialisation et une urbanisation massives au 19^e siècle, le taux de suicide a augmenté compte tenu du déracinement provoqué par ces deux processus [Chesnais, 2003]. En référence aux travaux d’E. Durkheim, J. Mackenbach constate que le taux de suicide est bas en période de forte cohésion sociale, par exemple en temps de guerre, et en particulier chez les hommes. Par contre, ce taux a tendance à s’accroître durant les périodes de changements socioéconomiques importants, notamment lors de crises majeures, comme ce fut le cas lors de la Grande Dépression des années 1930 ou encore juste après la crise financière de 2008 [Mackenbach, 2020 ; Shu-Sen et al., 2013]. L’impact de la Grande Dépression sur l’évolution du suicide est clairement mis en évidence par l’article d’A. Plavsic [2024, dans ce numéro]. Cet article étudie le suicide en Belgique de la fin du 19^e siècle au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Il démontre dans un premier temps que ce pays se caractérise, par rapport à d’autres pays européens, par des taux de suicide élevés durant cette période. Encore aujourd’hui, la Belgique est l’un des pays d’Europe où le taux de suicide (pour 100 000 habitants) est le plus important (14,34 alors que la moyenne européenne est de 10,2) en 2021. L’article propose également une approche spatiale au niveau des arrondissements. Il confirme d’une part, que le taux de suicide est généralement plus élevé dans les arrondissements les plus urbanisés et industrialisés, et que d’autre part, cette mortalité s’accroit durant la période de la Grande Dépression, en particulier chez les hommes des arrondissements industriels, alors qu’elle diminue pendant et après les conflits mondiaux. C’est aussi durant cette période de crise économique que l’hétérogénéité spatiale est la plus grande.

28Les causes de décès par mort dite « violente » sont très variées. On peut y ranger, au moins partiellement, la mortalité des personnes atteintes de lésion médullaire, étudiée par F. Duchaine et al. [2024, dans ce numéro] dans le cas de la France. Il s’agit d’une lésion de la moëlle épinière le plus souvent d’origine traumatique (chute, accident de la circulation, de sport, fait de violence, tentative de suicide…), mais aussi non-traumatique (maladies inflammatoires, vasculaires, tumeurs…). Les personnes atteintes de ces lésions, quelle que soit leur origine, se caractérisent par une surmortalité par rapport à la population générale, même si leur espérance de vie a progressé grâce à une meilleure prise en charge des urgences, à l’amélioration des soins et des techniques de réadaptation. Les probabilités de survie de la population souffrant de ces lésions varient selon un certain nombre de caractéristiques individuelles. Les hommes sont davantage affectés que les femmes. Le taux de mortalité par lésion médullaire augmente avec l’âge, mais l’indice de surmortalité, rapportant la mortalité par lésion médullaire à celle de la population générale, décroit avec l’âge, en particulier dans le cas de lésion traumatique. Et selon la littérature, les conditions socioéconomiques, de l’emploi et du soutien social sont aussi des déterminants importants de la mortalité selon ce type de lésion. Enfin, comme pour toutes les causes de décès, les disparités départementales sont importantes et la géographie de ce type de mortalité varie selon qu’il s’agit de lésions traumatiques ou non-traumatiques.

29Enfin, il est indéniable que le risque de mortalité direct ou indirect en relation avec les événements liés au dérèglement climatique a augmenté. Les vagues de chaleur et les phénomènes météorologiques extrêmes, tels que les ouragans, les inondations, les incendies de forêt et les tempêtes, se multiplient à mesure que le climat se réchauffe. Ces événements peuvent entraîner directement des pertes humaines (décès dus à des accidents, noyades, incendies, etc.), mais aussi des conséquences indirectes (épuisement des ressources, insécurité alimentaire, propagation de maladies). Le risque de mortalité lié au changement climatique varie fortement en fonction des régions géographiques et des contextes socio-économiques. Les pays les plus pauvres, en particulier ceux situés dans les zones tropicales ou proches des côtes, sont plus vulnérables aux impacts du changement climatique, tout comme les populations marginalisées qui disposent de moins de ressources pour se protéger [Bourque et al., 2007 ; Calleja-Agiusa et al., 2021]. C’est dans ce contexte général que s’insère l’article proposé par F. Leone et al. [2024, dans ce numéro]. Cet article repose sur la constitution d’une base de données inédites construite à partir d’archives et d’enquêtes de terrain et répertoriant depuis 1950 les lieux, les causes, les circonstances de décès et les profils des victimes des aléas hydro-climatiques dans les territoires ultra-marins que sont la Guadeloupe, la Martinique et la Nouvelle Calédonie. Cette approche spatio-temporelle permet de lier la mortalité avec les caractéristiques des territoires étudiés et les mesures de prévention appliquées face aux aléas hydro-climatiques. Les résultats mettent en évidence une surreprésentation des hommes parmi les victimes, mais aussi des tendances de mortalité différentes au cours du temps selon les territoires. Aux Antilles, la mortalité a baissé, signe indéniable de l’efficacité des mesures de prévention des risques cycloniques, alors que la tendance inverse est observée en Nouvelle-Calédonie. Dans ce territoire en particulier, la mortalité est surtout liée à des comportements à risque (en extérieur, dans un véhicule), ce qui souligne la nécessité des actions d’éducation et de préparation des populations face à ces événements climatiques.