1Insularité et migration sont deux champs de la géographie qui suscitent de nombreux croisements possibles, déjà abondamment discutés et théorisés [King, 2009].
2De par leur isolement et leur taille réduite (à nuancer évidemment selon les cas), les îles se caractérisent dans l’absolu par l’exiguïté et la faiblesse relative de leurs ressources (matières premières, infrastructures, forces humaines), d’où la nécessaire ouverture à un réseau d'échanges avec l'extérieur. L’intensité de ces échanges varie dans l’espace et dans le temps, et ne relève pas directement de la dimension des îles et de leur degré d’isolement, par ailleurs difficile à évaluer.
3Considérant qu’il existe autant de systèmes insulaires de migrations que d’îles différentes, les îles sont souvent observées et étudiées comme des microcosmes géographiques pour l’analyses des processus de migrations et de leurs effets [King, 2009]. Les tenants d’un renouveau des island studies [McCall, 1996 ; Baldacchino, 2004 & 2008] au tournant des années 2000 mettent notamment en garde contre cette tentation des îles-laboratoires, vues comme des répliques en miniature des territoires continentaux ou alors comme des systèmes fermés, mais questionnées et analysées selon des points de vue et des standards extérieurs, continentalo-centrés. Il n’empêche que les îles et leurs circulations migratoires à toutes échelles doivent aussi s’objectiver à partir des relations qu’elles entretiennent avec le continent.
4Au fil des temps, les îles ont pu tenir des rôles historiques différents selon l’intensité et les types d’échanges migratoires avec le continent [Connell et King, 1999]. Certaines se sont révélées comme des lieux nodaux, des espaces-carrefours à l’origine d’importants échanges de population, et conduisant à la création de sociétés cosmopolites et stratifiées, à l’exemple de Malte en Méditerranée. D’autres ont pu être regardées comme des espaces marginaux qui tendent à devenir des aires d’émigration et de dépopulation, s’inscrivant dans le modèle MIRAB théorisé dans les années 1980 [Bertram, 2006 ; Bertram & Poirine, 2007]. Ce schéma est basé sur une Migration (MI) structurelle qui génère des Revenus (R) pour les populations autochtones, celles-ci ayant par ailleurs développé une dépendance très forte aux Aides (A) extérieures qui soutiennent financièrement la Bureaucratie (B) omniprésente.
5Il s’agit là d’une dichotomie simpliste ; il serait excessif de considérer que la Corse relève pleinement de cette seconde catégorie, comme pourraient le laisser penser des auteurs comme Fernand Braudel, qui narrait dans sa célèbre thèse comment la Corse s’était selon lui tenue en marge du progrès et avait survécu par l’émigration [Braudel, 1949]. Si l’ancienneté des émigrations insulaires de Méditerranée est à questionner (très précoce en Corse, par rapport à la Sicile ou la Sardaigne par exemple), la Corse n’est pas un cas isolé, et elle a connu comme la plupart des îles méditerranéennes une chute des mouvements d’émigration à partir des années 1960, période de relatif étiage démographique, auquel succède une stabilisation du peuplement voire un essor démographique autour d’activités nouvelles comme le tourisme [Kolodny, 2004].
6Si l’on cible la Corse, ses mouvements de population l’inscrivent dans une tradition qui depuis l’époque moderne la rattachait au contexte migratoire du Mezzogiorno de l’Europe du sud, la principale destination étant l’Italie jusqu’au XVIIIe siècle. Ce n’est que suite à la période d’instabilité que traverse l’île au XVIIIe siècle, puis au processus de francisation que connait la Corse (rattachement en 1768), que la France (et son empire colonial) commence à attirer massivement les insulaires.
7Du fait de l’archaïsme du système agro-pastoral, de l’absence de modernisation de l’économie insulaire et d’une véritable politique de développement, les vagues successives de départs, pour des destinations qui pouvaient évoluer, ont concerné des dizaines de milliers de Corses sans que leur attachement à l’île ne disparaisse. À l’échelle du territoire français, Paris et en premier lieu Marseille deviennent les grandes zones d’installation des migrants corses, Marseille devenant la « première ville corse » [INA, 1965 ; Ravis-Giordani, 2004]. Les années 1960 ont donc opéré un tournant, avec l’arrêt du déclin démographique et une inversion progressive des flux migratoires, l’île attirant dès lors davantage de population qu’elle n’en voyait partir, avec des apports humains depuis l’étranger (Italie et surtout Afrique du nord) ou la métropole [Kolodny, 1986 ; Pesteil, 2009 ; Arrighi, Jehasse, 2013].
8Indépendamment de la balance des flux migratoires dans les échanges Corse – continent, qui peut donc basculer au gré des époques, on peut se demander si les migrations résidentielles observées en Corse partagent des caractéristiques communes avec celles de la métropole. Le sujet n’est pas simple, la dimension insulaire venant complexifier le caractère déjà multiscalaire des migrations. Comment situer les trajectoires résidentielles depuis ou vers la Corse dans l’ensemble des trajectoires nationales ? De quoi témoignent leurs évolutions temporelles ? De quels autres territoires de France métropolitaines ces trajectoires peuvent-elles être rapprochées, et en quoi la dimension insulaire peut-elle jouer ? Pour répondre à ces questions, on doit bien sûr préconiser l’usage de données communes aux deux espaces (Corse et France continentale), et de référentiels communs d’analyse, aussi simples soient-ils.
9L’objectif n’est pas ici de produire un instantané des dynamiques migratoires à l’œuvre en Corse, il consiste bien davantage à pouvoir remettre en perspective les migrations résidentielles sur le temps long (depuis plus d’un siècle) selon une approche macro des trajectoires individuelles. Pour ce faire, il a paru opportun et instructif d’explorer le potentiel d’une base de données relativement nouvelle (disponible depuis 2018), le fichier nominatif des personnes décédées (partie 3.1). Ce fichier donne accès librement et pour chaque individu décédé aux communes de naissance et de décès. Ces informations apparaissent trop réductrices pour interroger les trajectoires de vie, car ne permettant pas de décrire la complexité des mobilités résidentielles au cours de la vie. Cependant, ces données présentent des caractéristiques appréciables (exhaustivité, fine granularité spatiale et temporelle), et leur couverture temporelle (1970-2024) permet d’identifier des tendances lourdes sur les trajectoires spatiales dominantes au cours du temps, et de questionner des dynamiques intergénérationnelles. Il s’agira donc de discuter les atouts de cette base de données, notamment par rapport aux bases de données sur les migrations résidentielles issues du recensement de la population, et d’illustrer dans le cas de la Corse les enseignements qui peuvent ou non en être tirés en termes de mobilités résidentielles à l’échelle d’une vie ou de générations successives.
10Peu de travaux s’appuient sur une analyse spatio-temporelle des données du fichier des personnes décédées, en particulier pour identifier des contrastes géographiques et leurs évolutions au cours du temps. Parmi ces premières études, Guibard, Leconte et Pistre [2020] font état d’« une augmentation généralisée des distances entre lieu de naissance et lieu de décès, qui prend la forme d’une transition générationnelle entre un régime ancien de trajectoires de vie locales et un régime nouveau de trajectoires de vie étendues, qui touche différemment les individus selon leur sexe, leur âge au décès et leur origine géographique ». Ces premiers constats devront donc être confirmés pour la Corse, en allant plus loin dans la compréhension des mouvements insulaires. L’analyse des trajectoires lieu de naissance – lieu de décès révèle aussi en creux un autre phénomène, celui de la concentration des naissances et des décès dans l’espace, ce qui à terme pourrait se traduire par une relative uniformisation de ces trajectoires spatiales, avec des effets qui peuvent varier selon les échelles d’analyse.
11La mise en évidence des caractéristiques majeures dans l’évolution des trajectoires résidentielles insulaires repose ici exclusivement sur des méthodes quantitatives, couplant traitements statistiques (pour établir les modèles dominants en fournissant les indicateurs adéquats) et analyses spatiales issues des systèmes d’information géographiques, en particulier pour s’intéresser à des spécificités locales en évitant de considérer l’espace insulaire comme une seule entité homogène.
12Les singularités insulaires sont questionnées par comparaison à des mesures analogues des trajectoires lieu de naissance – lieu de décès pour la France continentale, et plus précisément au niveau de territoires relativement comparables à la Corse, d’où le choix de la maille départementale. Les départements ciblés répondaient à plusieurs objectifs : être représentatif de situations régionales et d’organisations territoriales variées, mais aussi partager certaines caractéristiques communes avec la Corse. Le choix des départements mentionnés dans l’article (d’autres ont aussi été testés mais n’apportaient pas davantage), s’il est évidemment discutable, devait avant tout fournir un panel varié pour lequel la comparaison avec la Corse fasse sens (tableau 1). Outre leurs superficies importantes comme la Corse (considérée ici globalement en rassemblant les deux départements de Haute-Corse et Corse-du-Sud), plusieurs départements analysés présentent donc aussi des façades littorales, d’où leur caractère périphérique notamment par rapport à Paris (Alpes-Maritimes, Finistère, Aude, Pas-De-Calais). Ce caractère de périphéricité a notamment été privilégié afin de pouvoir mesurer son impact sur la portée des trajectoires, la distance à Paris et au reste du territoire national étant alors plus importante.
13Au-delà de leur surface et de leur population, les indicateurs retenus pour comparer les trajectoires résidentielles (voire 2.1.2) sont évidemment sensibles à la situation géographique des départements et aux relations topologiques qu’ils entretiennent avec le reste du territoire, mais aussi à la distribution interne de leur population ; par exemple, la présence de grandes villes ou d’une métropole aura forcément tendance à davantage polariser les trajectoires au sein du département concerné (le cas des Alpes-Maritimes et du Pas-de-Calais). Même si l’on raisonne sur des mobilités à l’échelle d’une vie, les questions d’accessibilité (et notamment d’obstacle à la mobilité, comme le relief) restent aussi déterminantes, de surcroît lorsqu’elles se conjuguent à des héritages historiques et socio-culturels, comme en témoigne d’ailleurs la Corse avec les fonctionnements relativement autonomes des deux départements de Haute-Corse et Corse-du-Sud séparés par les montagnes. Les effets de maillage géographique ne sont également pas neutres, comme le découpage communal auquel sont raccrochées les trajectoires (commune de naissance, commune de décès) ; plus le nombre de communes d’un département est important, plus la probabilité de trajectoires intercommunales est théoriquement élevée. Remarquons qu’un département comme l’Ardèche, souvent comparée à la Corse, présente d’importantes similitudes (densité de population et nombre de communes assez proches, altitudes comparables, etc.) avec la Corse, même si sa situation géographique l’en éloigne a priori. Cela dit, en l’absence d’analogie parfaite entre territoires, il était avant tout utile de diversifier les départements de comparaison.
Tableau 1 : Quelques indicateurs de base pour la Corse et départements de comparaison (Sources : Insee)
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Superficie (km²)
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Population (2021)
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Densité de population (hab/km²)
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nombre de communes
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caractère périphérique
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département littoral
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altitude moyenne des communes (m)
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altitude moyenne de résidence de la population (m) (2012)
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CORSE
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8 680
|
347 597
|
40,05
|
360
|
OUI
|
OUI
|
530
|
198
|
Départements
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ALPES-MARITIMES
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4 299
|
1 103 941
|
256,8
|
163
|
OUI
|
OUI
|
760
|
112
|
ARDÈCHE
|
5 529
|
331 415
|
59,9
|
335
|
NON
|
NON
|
540
|
294
|
AUDE
|
6 139
|
376 028
|
61,3
|
433
|
OUI
|
OUI
|
350
|
118
|
CHARENTE
|
5 956
|
350 867
|
58,9
|
362
|
NON
|
NON
|
110
|
89
|
FINISTÈRE
|
6 733
|
921 638
|
136,9
|
277
|
OUI
|
OUI
|
80
|
64
|
JURA
|
4 999
|
258 555
|
51,7
|
494
|
OUI
|
NON
|
460
|
394
|
PAS-DE-CALAIS
|
6 671
|
1 461 441
|
219,1
|
890
|
OUI
|
OUI
|
90
|
48
|
PYRÉNÉES-ATLANTIQUES
|
7 645
|
693 027
|
90,7
|
545
|
OUI
|
OUI
|
270
|
136
|
Sources : Insee
14En France, les données relatives aux décès diffèrent en particulier par l’implantation spatiale et la localisation du décès. Si les bases de données au niveau agrégé (données publiées par l’Insee à partir des statistiques d’état civil) fournissent des informations sur les décès domiciliés, c’est à dire ramenés au département ou à la commune de domicile, les bases individuelles (partie 3) font référence à la commune de constat du décès. Cette différence majeure ne permet donc pas de considérer que toutes les trajectoires lieu de naissance – lieu de décès correspondent à des trajectoires résidentielles sur le temps long de la vie, dans la mesure où les lieux de décès peuvent être plus ou moins éloignés du lieu de résidence (hôpital, maison de retraite, décès accidentel sur la voie publique).
15Avec l’objectif de s’appuyer sur les fichiers nominatifs des personnes décédées pour interroger les migrations résidentielles sur le temps long, il importe de préciser les atouts et les limites de ces données, en particulier face aux bases de données classiques diffusées chaque année par l’Insee (Fichiers détail des migrations résidentielles). Ces jeux de données ne sont en rien comparables, sauf à présenter à des instants t la localisation des individus, et ce de façon exhaustive dans les deux cas (figure 1).
Figure 1 – Base de données des personnes décédées et bases sur les migrations résidentielles, comparaison des données spatio-temporelles
-
À la différence de la base sur les personnes décédées, les fichiers détails des migrations résidentielles ne concernent bien sûr que les personnes en vie au moment du recensement. En termes géographiques et depuis la réforme du recensement de la population (1999), ces bases fournissent notamment les lieux de résidence actuelle et antérieure (au niveau communal), soit à 5 ans d’intervalle (de 2004 à 2008), soit par rapport à l’année précédente (depuis 2008). Elles permettent donc de caractériser finement les mouvements migratoires en cours au moment d’un recensement, en proposant un instantané des trajectoires résidentielles. Cela dit, du fait d’un taux de mobilité résidentielle proche de 10 % en France métropolitaine (d’une année sur l’autre, seul un individu sur 10 change de résidence), les effectifs de population migrante peuvent être très faibles une fois désagrégés spatialement au niveau des communes. Si l’on considère également les incertitudes liées au recensement par échantillon, la connaissance fine des mouvements migratoires n’est pas toujours évidente à faire émerger, en particulier pour les espaces ruraux et peu denses. Par ailleurs, ces données sont anonymisées et ne permettent pas de suivre la trajectoire résidentielle des individus au cours du temps (par exemple une personne qui reviendrait sur le tard dans sa commune d’enfance après avoir déménagé plusieurs fois lors de sa vie professionnelle) ; les origines de chaque individu sont enfin caractérisées assez grossièrement, puisque seul le département de naissance est diffusé, et l’année de naissance connue à 5 ans près.
-
À l’inverse, les fichiers nominatifs des personnes décédées sont très précis aux niveaux temporel et spatial, mais pour deux événements uniquement, la naissance et le décès. Ces données constituent donc des trajectoires origine – destination qui peuvent être observées finement dans le temps et dans l’espace, mais n’informent bien sûr pas directement sur les changements de résidence. Au-delà de la médicalisation croissante des débuts et fins de vie, qui peut écarter les lieux de naissance et de décès des véritables lieux de vie fréquentés entre les deux, il est cependant permis de considérer ces trajectoires, du moins une part importante d’entre elles, comme des mouvements résidentiels sur le temps long. Plus précisément, du lieu de naissance à la dernière demeure, ces trajectoires peuvent être vues comme la résultante – certes simplifiée à l’extrême – de l’ensemble des mobilités résidentielles au cours de la vie. Agrégées et analysées globalement, ces trajectoires mélangent des personnes dont les trajectoires de vie ont pu être éminemment complexes et variées. À ce titre, elles vont beaucoup moins rendre compte de mobilités conjoncturelles pouvant intervenir à tout moment de la vie (par exemple des mobilités professionnelles entrainant des mobilités résidentielles) que de redéploiements territoriaux structurels sous l’effet de flux migratoires soutenus et enracinés dans le temps. Le lieu de naissance correspond généralement approximativement à l’espace de vie des parents (soit l’espace de vie de la génération précédente), le lieu de décès peut quant à lui traduire différentes réalités selon l’âge auquel intervient le décès. Même pour les décédés âgés uniquement (l’essentiel du jeu de données), plusieurs cas de figure sont communs : finir sa vie dans le même territoire que celui fréquenté lors de la vie active, retourner aux sources en rejoignant les lieux de son enfance après la retraite, migrer vers des espaces plus fonctionnels (les métropoles et leurs services) ou plus attractifs. Quoiqu’il en soit, ces différentes options traduisent bien des destinations choisies et, considérées dans leur ensemble, elles expriment des choix résidentiels qui évoluent d’une génération à l’autre. À défaut de pouvoir renseigner à l’échelle des individus sur leurs trajectoires de vie à une période donnée, la base nominative des personnes décédées s’avère donc a priori un instrument utile pour témoigner des restructurations spatiales à l’œuvre en termes de répartition de la population, du fait des déplacements sur la durée d’une vie.
16Pour le fichier nominatif des personnes décédées, la granularité des variables spatiales et temporelles, ajoutée à la connaissance du nom et du sexe des individus (voir partie 3), peut permettre de mener des analyses différenciées par segments de population (par classe d’âge au décès, par génération, par sexe, par type de commune ou d’espace, etc.). Si les dimensions d’analyse n’ont pas été démultipliées, et nous nous en expliquerons, c’est avant tout pour privilégier l’approche multiscalaire et comparative des trajectoires relatives à la Corse. Trois niveaux d’observation ont ainsi guidé les analyses, celui des régions, celui des départements, et celui des communes, notamment pour le calcul des distances (figure 2).
Figure 2 - Les trois niveaux d’observation pour la Corse : l’île, les deux départements et les 360 communes
Note : La typologie figurée sur cette carte s’appuie sur une nouvelle définition du rural établie par l’Insee [D’Alessandro, Levy et al., 2021] qui rompt avec les précédentes approches centrées sur la ville ; cette nouvelle typologie croise des critères de densité et des critères fonctionnels, en l’occurrence le degré d’influence d’un pôle d’emploi.
17Les indicateurs utilisés, s’ils concernent les trajectoires lieu de naissance – lieu de décès, sont les mêmes que ceux classiquement convoqués pour l’étude des mobilités résidentielles, à savoir des décomptes de départs et d’arrivées par territoire d’origine ou de destination, ainsi que les soldes correspondants.
18Les parts respectives des trajectoires internes (intra-insulaires pour la Corse) ou externes (entrantes ou sortantes), relativement aux espaces de départ ou d’arrivée, dépendent évidemment du niveau d’observation (région, département, commune et tout niveau intermédiaire). Dans une perspective comparative et à défaut de mieux, c’est donc le département qui a été choisi comme pendant du niveau insulaire de la Corse, en raison de superficies de même ordre de grandeur (voir tableau 1).
19Cet argument vaut aussi pour l’autre famille d’indicateurs mobilisés, destinés à discuter la portée spatiale des trajectoires lieu de naissance – lieu de décès. La mesure la plus simple, celle adoptée ici, consiste à s’appuyer sur la distance euclidienne entre ces deux points. Toute autre formulation de distance géographique serait par ailleurs difficile à justifier et prêterait à débat, ne serait-ce que sur la façon de prendre en compte les distances maritimes par rapport aux distances terrestres.
20L’objectif de comparabilité a également conduit à se limiter aux données relatives à la France métropolitaine, malgré la mention des lieux de naissance à l’étranger ou en territoires d’outre-mer dans la base de données des décès nominatifs. Cette restriction n’est pas neutre, elle écarte de fait toute considération sur les migrations internationales, dont la Corse n’est évidemment pas exclue bien au contraire : les trajectoires depuis les pays étrangers (et les DROM&COM dans une moindre mesure) représentent près de 37 % des trajectoires entrantes pour les décès 1970-2023 survenus en Corse.
21Les systèmes insulaires, par leur diversité, se prêtent difficilement à des modèles théoriques généralistes, on pense notamment à l’hypothèse de « transition mobilitaire », formulée par Zelinsky [Zelinsky, 1971] en écho à la théorie de la transition démographique et exposée comme une mutation majeure des sociétés modernes, hypothèse qui développe en quatre phases le passage d’un modèle de sédentarité dominante à celui d’une hypermobilité généralisée. Si les phases initiales de la transition mobilitaire selon Zelinsky ne sont pas évidentes à dater ni même à valider pour la Corse (cf. le modèle de sédentarité dominante), le tournant mobilitaire qui caractérise la quatrième phase, avec une augmentation des mobilités tant en volume qu’en portée spatiale a bien sûr constitué l’une des pistes de réflexion ici. Si l’hypothèse de Zelinsky est souvent réduite à ses quatre premières phases, on oublie généralement l’actualité de la cinquième, pourtant assez visionnaire [Cooke et al., 2018], se projetant dès 1971 dans une société future super-avancée, et ayant l’intuition qu’il pourrait y avoir une diminution des niveaux de migrations résidentielles précédemment observés, notamment sous l’effet d’une progression des réseaux de communication et d’information.
22Avant de transposer aux trajectoires lieu de naissance – lieu de décès les hypothèses relatives à la portée des migrations, les îles, en tant que territoires finis, constituent en premier lieu des cas d’école pour s’intéresser à leurs balances migratoires. Sont-elles des terres d’accueil ou alors des terres d’immigration, dans quelles proportions, et selon quelles temporalités ? Dans le cas de la Corse (voir aussi l’introduction), la population, en hausse jusqu’à la fin du 19ème siècle où elle atteint alors 290 000 habitants, amorce une décrue qui continuera jusque vers 1960 avec un étiage autour de 180 000 habitants [Renucci, 1975 ; Arrighi, Jehasse, 2013]. Ce dépeuplement de plus de 70 ans (1890-1960) est surtout le fait de l’émigration, en réponse notamment à la « crise de structure économique » que traverse alors la Corse [Pomponi, 1977] ; l’émigration séculaire est ainsi devenue « massive sous la IIIe république qui offrait aux Corses l’attrait de carrières stables et souvent prestigieuses (armée, administration) » [Antonetti, 1973], en particulier dans les colonies jusqu’en 1920 environ. Parallèlement et dès 1890, la fonctionnarisation d’une grande partie des Corses, phénomène allant de pair avec la francisation accélérée, a permis en une génération d’émigrer vers Marseille, Toulon, Paris ou Nice et d’y conquérir désormais postes et emplois variés [Vergé-Franceschi, 1996]. Les années 1960 marqueront donc un revirement spectaculaire, en initiant une progression de la population qui ne se démentira plus ensuite, et qui ne doit rien à l’accroissement naturel : les Corses quittent de moins en moins leur île, et les arrivées sont nombreuses en provenance de France continentale ou du Maghreb : « de terre d’émigration, l’île est devenue pays d’immigration » [Arrighi, Jehasse, 2013]. Ces faits sont suffisamment connus pour qu’il soit attendu d’en retrouver la trace dans les données nominatives sur les personnes décédées (partie 4.1).
23Concernant leur portée spatiale, et que les trajectoires lieu de naissance – lieu de décès s’inscrivent dans un processus d’extension géographique ou bien de stabilisation voire de contraction, il semble pertinent de séparer les trajectoires intra-insulaires des trajectoires transméditerranéennes pour les analyser distinctement. La mer constitue de facto un obstacle, et les mouvements observés dans les deux cas ne recouvrent pas les mêmes réalités. On peut présager que les trajectoires extra-insulaires (trajectoires longues) correspondent pour l’essentiel à de véritables migrations résidentielles au long cours entre le début et la fin de vie, auquel cas celles-ci doivent résumer les vagues successives de migrations et les voies privilégiées qu’elles empruntent entre Corse et continent, bien établies en termes d’origines et de destinations géographiques depuis plus d’un siècle. On peut faire référence au recensement de 1911, qui révélait que 52 674 Corses nés dans l'île étaient alors établis en métropole, dont près de la moitié dans les Bouches-du-Rhône (22 000, surtout à Marseille), 9 000 dans le Var, 6 000 à Paris et 4 000 dans les Alpes-Maritimes [Pomponi, 1977]. Près d’un siècle plus tard, en 2013, l’analyse des migrations résidentielles montre que le Sud-Est constitue toujours la première zone d'échange de population avec la Corse, regroupant 35 % des flux entrants et sortants de l'île (Bouches-du-Rhône 14 %, les Alpes- Maritimes 8 %, le Var 6 %), loin devant Paris (7 %) puis les départements regroupant les principales métropoles régionales [Insee, 2017]. Les évolutions mineures dans la géographie de ces flux migratoires doivent là encore pouvoir être révélées et affinées au travers des données étudiées (partie 4.2).
24A priori les trajectoires intra-insulaires de la naissance au décès (trajectoires courtes) peuvent de moins en moins être assimilées à des trajectoires résidentielles. En effet, si en France au début des années 1970 les décès au domicile sont encore les plus nombreux (plus de 50 % jusque 1976), les décès s’effectuent depuis lors majoritairement à l’hôpital (à hauteur de 60 % environ, valeur stable depuis le début des années 1980), puis au domicile (27 % environ depuis la fin des années 1990) et en maison de retraite (environ 14 %, en augmentation) [Bellamy, 2017]. Cet encadrement désormais assez ancien de la fin de vie, et sa médicalisation croissante, contribuent à l’évidence à détourner une part importante des lieux de décès vers des lieux de concentration hospitalière pas forcément proches des lieux de résidence en fin de vie. Conjugué au phénomène équivalent de concentration des naissances, peu perceptible encore dans la base de données mais amené à enfler, les trajectoires courtes apparaissent moins déchiffrables et ne seront pas commentées en détail ici. Elles témoignent cependant de certaines réorganisations spatiales majeures de l’île, en particulier autour des grands pôles urbains, et peuvent à ce titre alimenter la discussion sur la remise en perspective de nos résultats pour la Corse, par rapport aux migrations résidentielles observées sur la période récente (partie 5).
25Les fichiers des personnes décédées (source : https://www.insee.fr/fr/information/4190491) sont diffusés à la fois par l’Insee, et également redistribués sur la plateforme Data.gouv (https://www.data.gouv.fr/fr/datasets/fichier-des-personnes-decedees/) (tableau 2).
Tableau 2 - Détail des 9 variables du fichier nominatif des personnes décédées
VARIABLES
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Précisions-remarques
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Nom et prénoms de la personne décédée
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En majuscules, Nom et prénom(s) étant séparés par le caractère *
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Sexe de la personne décédée
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1 (Homme) ou 2 (Femme)
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Date de naissance de la personne décédée
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De forme Année/Mois/Jour AAAAMMJJ
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Code du lieu de naissance de la personne décédée
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Code Officiel Géographique (5 caractères) en vigueur au moment de la prise en compte du décès ( = code insee des communes pour la France, ou du pays pour les pays étrangers)
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Pays de naissance de la personne décédée
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Plus précisément DOM/TOM/COM/Pays de naissance en clair
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Commune de naissance de la personne décédée
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Commune de naissance en clair
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Date de décès
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De forme Année/Mois/Jour AAAAMMJJ
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Code du lieu de décès
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Code Officiel Géographique (5 caractères) en vigueur au moment de la prise en compte du décès ( = code insee des communes pour la France)
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Numéro de l’acte de décès
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De forme et longueur variables selon les cas
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26Les rares erreurs ou imprécisions, outre des données incomplètes au départ du fait de l’informatisation progressive des fichiers de décès dans les années 1970, sont en atténuation au cours des années. Ces erreurs peuvent cependant concerner toutes les époques, et prennent des formes assez diverses selon les variables impactées. Le principal souci demeure le nombre élevé de doublons dans la base, à savoir les mêmes personnes décédées présentes deux fois. Après fusion des différents fichiers annuels de personnes décédées, une base de données regroupant 27 608 139 enregistrements a été constituée pour la période s’étalant de 1970 à 2023, avant de procéder à un certain nombre de corrections et d’ajustements.
27Deux transformations majeures ont été apportées pour consolider la base de données :
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La suppression des doublons
Le passage d’un premier filtre pour évacuer tous les « doublons parfaits » (les 10 variables identiques, en différenciant nom et prénom) s’est avéré insuffisant. Suite à des tests, les doublons manifestes ont pu être identifiés sur la base de seulement six des variables (nom, sexe, date de naissance, code lieu de naissance, date de décès, code lieu de décès). Ce choix minimise le risque de supprimer des individus bien réels, et le gain est considérable puisqu’il permet d’évacuer de nombreux décédés comptés en double (près de 230 000 soit 0,84 % du total des enregistrements). Les doublons restants, essentiellement dus à des noms orthographiés de façon légèrement différente, sont négligeables.
-
L’harmonisation des codes géographiques
La géographie administrative est mouvante, les codes officiels géographiques des communes ont pu évoluer au cours du temps au gré des créations ou fusions ou de communes, et ce parfois plusieurs fois pour une même commune depuis un siècle. Ce fut le cas pour les communes corses, en particulier avec la modification des codes Insee suite à la partition de 1976 en deux départements (les préfixes 2A et 2B remplaçant le 20 de la Corse). Avec l’objectif d’analyse spatio-temporelle des trajectoires entre communes de naissance et de décès, un travail d’harmonisation des codes se révélait nécessaire. Une table de correspondance entre codes anciens et codes géographiques en vigueur en 2023 a été constituée, et la base de données modifiée en conséquence.
28Pour la France métropolitaine (un peu moins de 24 millions de décès), la base intègre la majorité des décès effectifs à partir de 1972. L’informatisation exhaustive des fichiers de décès a mis du temps à se mettre en place (années 1970 et 1980) et malgré une progression constante, ce n’est vraiment qu’à partir de 1990 qu’on peut considérer le fichier des personnes décédées comme remarquablement complet par rapport au nombre de décès réels (figure 3). Notons cependant que dès 1972, 61 % des décès sont pris en compte, et plus de 75 % à partir de 1977, soient des parts très représentatives qui permettent d’accréditer les résultats obtenus pour ces périodes.
Figure 3 - Décès par an depuis 1970 en France métropolitaine
29La prise en compte des naissances au cours du temps est radicalement différente (figure 4). La courbe illustre des aléas historiques avec les deux creux liés aux Première et Deuxième guerres mondiales, mais elle fait surtout apparaitre un déficit constant pour les naissances présentes dans le fichier des personnes décédées, par rapport aux naissances effectives.
Figure 4 - Naissances par an depuis 1890 en France métropolitaine
30Pour toutes les générations, y compris les plus anciennes qui correspondent à des individus très majoritairement décédées en 2023, la base de données est logiquement très déficitaire en termes de naissances, et ce pour plusieurs raisons : individus encore en vie / individus décédés avant 1970 / décédés à l’étranger / absence d’enregistrement du décès (facteur non négligeable jusqu’à la fin des années 80, cf. figure 3). Les générations les mieux représentées sont celles nées à partir de la Première guerre mondiale jusqu’au début des années 30, à hauteur de 65 à 72 % des naissances totales. La baisse est ensuite constante (de plus en plus de personnes étant encore en vie), s’accentuant au lendemain de la Deuxième guerre mondiale (seulement 26 % des naissances effectives dès 1946, et moins de 10 % à partir de 1962).
31Effet attendu, il parait néanmoins utile de montrer à quel point les âges au décès sont sensiblement différents selon les générations (mis à part pour la période 1890-1930), mais surtout jamais vraiment en adéquation avec les durées de vie attendues sur ces périodes, représentées ici par l’espérance de vie à la naissance (figure 5).
Figure 5 - Âges des personnes décédées par année de naissance
32Pour les générations les plus anciennes (avant les années 1940), seuls des individus matures, âgés ou très âgés (générations des années 1880 et 1890 et décès post 1970) peuvent apparaitre dans le fichier. À l’inverse, et très rapidement après la Deuxième guerre mondiale, les générations deviennent moins significatives en volume (figure 4), et correspondent à des personnes décédées jeunes et encore dans la vie active (générations 1950-1985), voire très jeunes et principalement de moins de 20 ans (générations 1985 à aujourd’hui). À l’extrême, la médiane à 0 illustre le fait que, dès les années 2000, les décès survenus correspondent majoritairement à une mortalité infantile.
33En tout état de cause, ces variations d’âge peuvent introduire des biais dès lors que l’on souhaite comparer des générations entre elles (surtout celles d’après 1950), les lieux de décès des personnes très âgées se distinguant évidemment de celles encore actives, par essence plus mobiles. Pour la caractérisation des dynamiques temporelles, cela justifie le choix de travailler davantage en fonction des années de décès plutôt que des années de naissance, même si cela lisse les facteurs conjoncturels qui peuvent impacter ponctuellement les migrations (cf. les conflits mondiaux). La distribution des âges au décès (figure 6) évolue en effet régulièrement au cours du temps, traduisant l’allongement de la vie sur la période 1972-2023, avec l’âge médian au décès se rapprochant de l’espérance de vie à la naissance (voir figure 5). À partir de 1975, plus des trois-quarts de la population sont décédés après 60 ans. Les lieux de décès fournissent donc en premier lieu des éléments sur la localisation des individus à l’âge de la retraite, soit à un moment que l’on pourrait qualifier de fin de parcours résidentiel dans la plupart des cas.
Figure 6 - Âges des personnes décédées par année de décès depuis 1972
34Pour l’ensemble du jeu de données (plus de 27 millions de décès), la carte de la figure 7 illustre le déséquilibre entre naissances et décès, révélant ainsi les départements qui ont davantage attiré des populations extérieures (pourtour méditerranéen, sud-est et sud-ouest, région parisienne) et à l’inverse ceux pour lesquels les départs ont été plus nombreux (Paris, nord et nord-est, massif central, Bretagne). Cette carte, qui résume à elle seule 50 ans de flux migratoires pour les générations 1900-1950, fournit donc une géographie des migrations internes, par ailleurs bien connue et documentée sur le temps long [Baccaïni, 2007 ; Haran, Garnier et al., 2018], avec des processus de concentration comme la métropolisation ou la littoralisation.
Figure 7 - Solde décès-naissance et ratio décès/naissances par département
Note : Le ratio décès / naissances permet de différencier les départements avec plus d’entrées que de sorties sur la période (ratio > 1, solde positif) et inversement (ratio < 1, solde négatif). La valeur absolue des soldes décès – naissances permet de quantifier les déséquilibres enregistrés. Exemple : le cercle rouge centré sur Paris (690 000 naissances de plus que de décès) révèle l’importance des départs pour la capitale, à l’opposé des départements limitrophes d’Île-de-France.
35Bien entendu, les mouvements migratoires révélés par cette carte n’ont pas forcément été pérennes au cours du temps. S’il n’est pas surprenant de trouver la Corse parmi les terres d’émigration dominante sur le temps long, l’ampleur très modérée du phénomène s’explique par un renversement majeur intervenu sur la période, qu’il est possible de précisément dater grâce aux données. Ainsi, pour les personnes nées après 1928 (ou bien décédées après 2007), les trajectoires continent – Corse sont devenues majoritaires et la tendance n’a fait que s’accroître après ce moment de bascule. En 2023 par exemple, 1 789 personnes non natives de Corse y sont décédées, contre seulement 796 ayant suivi le chemin inverse. Malgré le décalage dans le temps entre les données sur les décès et les migrations résidentielles en cours, le solde migratoire positif qui caractérise la Corse depuis les années 1960 (avec une accélération depuis les années 2000) produit désormais complètement son effet au niveau des décès recensés.
36L’analyse croisée des effectifs entrants ou sortants, réalisée ici au niveau départemental, ne renseigne en rien sur les populations moins mobiles, à savoir les trajectoires intra-départementales. Les mesures de la part des natifs d’un territoire qui continuent à y vivre, ainsi que le poids de ces natifs dans la population d’un territoire, sont des indicateurs assez classiques qui illustrent bien le caractère différencié des migrations et de leurs effets territoriaux. Ainsi pour la Corse (chiffres de 2016), il était observé que 44 % des habitants n’étaient pas nés sur l’île, reflet des soldes migratoires positifs successifs de la Corse, alors que dans le même temps 78 % des personnes nées dans l’île vivaient en Corse, la population native étant de moins en moins disposée à quitter l’île [Luciani, 2020].
37De la même façon, si le couple lieu de naissance – lieu de décès n’est qu’un révélateur parmi d’autres du lien à un territoire, il peut permettre de mesurer précisément l’effet cumulé des migrations dans le temps, d’autant plus à partir de données exhaustives. Pour la France métropolitaine, de moins en moins de Français décèdent dans le département où ils sont nés, preuve d’une plus grande mobilité interdépartementale : en 2014, un Français sur deux vivait dans le département où il était né, contre 61 % cinquante ans auparavant [Haran, Garnier et al., 2018]. Si cette évolution a été mesurée dans la plupart des départements, elle a été relativement rapide, régulière et très marquée pour la Corse : 85 % des décès intervenus en Corse dans les années 1970 concernaient des insulaires de naissance, contre seulement 50 % pour la période 2020-2023.
38Paradoxalement et sur cette même période de 50 ans, la Corse est l’un des rares territoires (voir figure 8) à retenir toujours plus ses natifs. La Corse, terre d’émigration plus que d’immigration jusqu’à la génération 1928, voyait partir près d’un natif sur deux pour les personnes décédées dans les années 1970. Les générations plus récentes ont de moins en moins tendance à quitter l’île, avec un ancrage au territoire de la population insulaire qui semble encore se poursuivre. Pour la période 2020-2023, près de 65 % des natifs de l’île sont décédés en Corse.
Figure 8 - Part des natifs décédés dans leur département de naissance, par décennie de décès
39Le tableau 3 fournit pour la Corse et ses deux départements un bilan quantitatif de la base nominative des décès, ainsi que les indicateurs de distance entre lieux de naissance (LN) et lieu de décès (LD) qui seront analysés ensuite.
Tableau 3 - Données personnes décédées 1970-2023 : bilan chiffré pour la Corse
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Corse entière
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Corse-du-sud (2A)
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Haute-Corse (2B)
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Naissances
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150 845
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63 783
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87 058
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Décès
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131 532
|
62 295
|
69 237
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Trajectoires internes
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87 161 (58 % des naissances, 66 % des décès)
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35 587 (56 % des naissances, 57 % des décès)
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45 028 (52 % des naissances, 65 % des décès)
|
Distance moyenne LN-LD (km)
|
22,6
|
16,2
|
19,7
|
Distance médiane LN-LD (km)
|
16,9
|
15,5
|
12,3
|
Partants
|
63 055 (42 % des naissances)
|
28 196 (dont 2285 vers la Haute-Corse)
|
42 030 (dont 4260 vers la Corse-du-Sud)
|
Distance moyenne LN-LD (km)
|
482,2
|
524,7
|
453,1
|
Distance médiane LN-LD (km)
|
342,7
|
367,1
|
339,4
|
Entrants
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44 371 (34 % des décès)
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26 708 (dont 4260 depuis la Haute-Corse)
|
24 209 (dont 2285 depuis la Corse-du-Sud)
|
Distance moyenne LN-LD (km)
|
690,1
|
726,6
|
653,6
|
Distance médiane LN-LD (km)
|
766,2
|
822,9
|
698,0
|
Note : Les distances pour les trajectoires partantes ou entrantes ne concernent que la France métropolitaine
40Les deux départements corses présentent des caractéristiques très proches pour les échanges tant extérieurs qu’intérieurs, de même en termes d’évolutions (voir par exemple figure 8), ce qui justifie que l’on puisse considérer la Corse comme une entité unique, dès lors qu’on la compare à d’autres régions ou départements.
41En revanche, les données illustrent le fonctionnement relativement autonome des deux départements, ce qui peut apparaître surprenant pour qui ne connait pas la Corse, et ce qui confirme la réalité de la bi-départementalisation (depuis 1976) qui reproduisait la division historique entre l’En-Deçà des monts (Haute-Corse) et l’Au-Delà des monts (Corse-du-Sud). Ainsi, les échanges entre les deux départements corses sont relativement faibles, et les départs de l’un ou l’autre se font beaucoup moins vers l’autre département corse que vers des départements continentaux comme les Bouches-du-Rhône ou les Alpes-Maritimes, ou même la région parisienne.
42La part des trajectoires « mono-communales », caractérisées par des distances nulles (communes de naissances et de décès identiques), est un indicateur simple mais dont l’interprétation des évolutions temporelles comme des contrastes spatiaux n’est pas triviale. Un poids élevé de ces trajectoires ne correspond pas forcément à des modes de vie plus sédentaires. Globalement, on observe une « diminution significative des décès dans la commune de naissance dans la deuxième moitié des années 70 » [Guibard, Leconte et al., 2020], illustration de la période de bascule dans la localisation des décès, lorsqu’ils sont devenus plus nombreux à l’hôpital qu’à domicile. Sur l’ensemble de la période de décès (1970-2023), le poids des trajectoires mono-communales est beaucoup plus élevé dans certains départements comme ceux du pourtour méditerranéen dont la Corse (près de 20 %). Si ce poids régresse encore lentement depuis les années 1990 presque partout en France (près de 12 % aujourd’hui), il n’y qu’en Corse qu’il progresse véritablement, et on peut essentiellement y voir les effets de la polarisation croissante d’Ajaccio et Bastia (voir figure 14).
43D’un point de vue global, en considérant toutes les trajectoires des natifs d’un territoire donné, la Corse apparaît évidemment en décalage par rapport au reste du territoire métropolitain. La figure 9 illustre en premier lieu les distances beaucoup plus importantes pour les trajectoires spatiales des Corses de la naissance au décès, avec une distance moyenne de 100 à 150 kilomètres plus élevée que dans la plupart des autres départements.
Figure 9 - distances moyennes lieu de naissance – lieu de décès pour les natifs de quelques départements, par année de naissance
44Au-delà de ce constat attendu (l’île se trouvant à 170 kilomètres environ des Alpes-Maritimes), la Corse se distingue pourtant par une évolution bien différente des distances moyennes au cours du temps. En premier lieu, l’impact des deux conflits majeurs du XXèe siècle, visible très nettement pour tous les départements continentaux (du fait des naissances en déplacement pendant les guerres), est pour ainsi dire invisible pour la Corse puisque la courbe ne montre pas de pics de distances pour les périodes 1914-1920 et 1939-1946. En second lieu, et c’est sans doute la différence majeure, la distance moyenne des trajectoires corses a globalement baissé pour les générations 1890-1950, avec notamment les générations des années 1920 qui semblent opérer un tournant, alors que dans le même temps elle progressait sur le continent de façon relativement homogène. L’évolution continue vers « un régime nouveau de trajectoires de vie plus étendus » [Guibard, Leconte et al., 2020] ne se vérifie pas pour la Corse, comme le laissait présager la propension de plus en plus forte à demeurer sur l’île pour les insulaires de naissance (voir figure 8). Ailleurs sur le continent en revanche, sans généraliser à toutes les régions pour autant, on observe bien une augmentation des distances procédant par paliers [ibid.], avec les distances moyennes de l’entre-deux-guerres légèrement supérieures à celles d’avant 1910, se maintenant ensuite à un niveau encore plus élevé après 1945 (+20 à 40 kilomètres en moyenne sur 50 ans). S’il ne fait pas de doute que, globalement, les distances ont augmenté et que les mobilités se sont accrues sur la période, conformément à l’hypothèse d’une mutation majeure des sociétés vers une hypermobilité généralisée [Zelinsky, 1971], cela n’est cependant pas vrai partout (voir l’Ardèche par exemple, outre la Corse), et les tendances observées pour les générations post-1945 restent à confirmer, car celles-ci concernent des effectifs réduits d’individus dans la base (d’où des valeurs très fluctuantes), par ailleurs moins représentatifs (non prise en compte des personnes âgées).
45Les distances lieu de naissance – lieu de décès ne sont évidemment pas homogènes au sein des départements, et très contrastées lorsqu’on les calcule au niveau communal. Pour l’ensemble des trajectoires des natifs corses, la figure 10 illustre à quel point, d’une microrégion à l’autre, ce ne sont pas les mêmes logiques qui ont prévalu sur le temps long. Pour les communes sous influence des pôles d’Ajaccio et Bastia, les distances sont plutôt courtes. À l’autre bout du spectre, ce que met bien en évidence la médiane des distances, on peut identifier des groupes de communes, et certaines isolées, pour lesquelles les trajectoires de vie des natifs sont majoritairement tournées vers le continent (> 175 kilomètres). Sur le plan spatial, la dominante des logiques migratoires peut parfois basculer et s’inverser d’une commune à l’autre (voir le Cap Corse), ce qui est assez marquant.
Figure 10 – Distances médianes lieu de naissance - lieu de décès des natifs de Corse, par commune
46La figure 10 pointe également combien il est réducteur de résumer les distances lieu de naissance – lieu de décès par des indicateurs synthétiques, de surcroît pour une île, sans différencier les trajectoires internes et extra-insulaires. S’il n’y a pas de saut dans la distribution des distances entre les trajectoires internes à la Corse (175 km au maximum) et les trajectoires Corse-Continent (169 km au minimum pour la trajectoire Calvi-Menton), comme si elles formaient un continuum, elles constituent bien deux groupes distincts qu’il convient d’analyser séparément.
47Les trajectoires longues se divisent en trajectoires entrantes et sortantes. Si ces flux diffèrent souvent en volume, origines et destinations sont en revanche souvent corrélées, comme c’est le cas pour la Corse (voir figure 12), l’observation des seules destinations des natifs de Corse se révèle donc déjà éclairante (figure 11).
Figure 11 - Destinations des natifs de Corse
48Les mouvements de population de longue distance extraits de la base des décès 1970-2023 se font prioritairement vers la façade méditerranéenne et plus précisément la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, ce qui confirme l’idée que les mouvements d’hier préfiguraient les migrations internes observées actuellement, même si les contrastes sont moins marqués aujourd’hui [Luciani, 2020] (voir partie 5.2). La cartographie des trajectoires sortantes Corse – continent montre que la région Provence-Alpes-Côte d’Azur regroupe plus de 60 % des décès continentaux de natifs de Corse, dont 36 % pour les seules Bouches-du-Rhône. L’Île-de-France est la deuxième région à entretenir des flux privilégiés avec la Corse, avec près de 15 % des décès.
49Les échanges de population entre Corse et continent suivent grosso modo les mêmes schémas pour la Haute-Corse et la Corse-du-Sud, et la hiérarchie est globalement la même dans le sens des départs ou des arrivées (figure 12). Toutefois, les départements de Provence-Alpes-Côte d’Azur pèsent beaucoup moins dans les arrivées que les départs (13 % contre 36 % pour les Bouches-du-Rhône par exemple), avec un poids plus important de Paris et des départements de région parisienne, et plus généralement des départements du nord de la France. Un département comme le Nord représente 3 % des arrivées, mais seulement 0,3 % des départs. Rappelons que c’est à partir de 2007 que les trajectoires entrantes deviennent majoritaires, ce très relatif rééquilibrage au profit des départements plus lointains dans les échanges avec la Corse relève donc essentiellement de la période récente.
Figure 12 - Mouvements croisés Corse - France continentale pour les deux départements corses
50Logiquement, ce dernier constat est corroboré par l’analyse des distances pour les trajectoires longues (figure 13). Pour la Corse, après une période de stagnation jusqu’aux générations décédées vers 2005, les distances moyenne et médiane des trajectoires extra-insulaires ont globalement progressé depuis (de 30 à 50 kilomètres), ce qui résulte avant tout de l’essor des très longues distances (le troisième quartile passant de 600 à 800 kilomètres), traduisant ainsi la part accrue des trajectoires vers la région parisienne (à 800 km de la Corse) et au-delà.
Figure 13 - Distances lieu de naissance – lieu de décès des trajectoires longues (interdépartementales) sortantes, par année de décès et par département
51Ce mouvement d’expansion spatiale des destinations et de rallongement des distances ne se vérifie pas ailleurs, on observe même une légère baisse pour certains départements (Finistère, Ardèche). Ces évolutions pour les trajectoires longues (hausse des distances pour la Corse, stagnation ou baisse ailleurs) sont contraires à celles observées globalement sur les distances (voir figure 9), ce qui n’est pas contradictoire. Les valeurs globales sont avant tout sensibles à la répartition des trajectoires entre trajectoires courtes et longues, et en l’occurrence la Corse n’a pas évolué de la même façon que la plupart des départements continentaux (voir figure 8) : de plus en plus de natifs restent dans l’île, avec des trajectoires de plus faibles portées, là où ailleurs les trajectoires sont de plus en plus interdépartementales.
52En amont de cet ensemble de traitements, relier les trajectoires lieu de naissance – lieu de décès à d’effectives trajectoires résidentielles pouvait relever de la gageure. Les résultats précédents semblent bien prouver que les trajectoires longues (extra-insulaires dans le cas de la Corse) sont bien le reflet des mouvements migratoires, au moins sur le temps long. Pour la période récente et actuelle, la comparaison des trajectoires lieu de naissance - lieu de décès aux données individuelles sur les migrations résidentielles (voir figure 1) permet d’éclairer le lien qui peut être établi entre les deux.
Tableau 4 - Migrations résidentielles 2008 et 2020 : Données synthétiques pour la Corse (source INSEE, 2008, 2020)
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Corse entière 2008 (migrations résidentielles depuis 2003)
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Corse entière 2020 (migrations résidentielles depuis 2019)
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Résidents
|
288 253
|
340 699
|
Résidents natifs de Corse
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162 562 (56 %)
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188 721 (55 %)
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Migrations internes
|
63 575
|
25139
|
Distance moyenne (km)
|
11,2
|
10,1
|
Distance médiane (km)
|
0
|
0
|
Partants
|
15109
|
4789
|
Distance moyenne (km)
|
609,7
|
644,3
|
Distance médiane (km)
|
566,2
|
630,75
|
Entrants
|
22841
|
6634
|
Distance moyenne (km)
|
618,3
|
641,1
|
Distance médiane (km)
|
609,3
|
645,8
|
Note : la distance médiane vaut 0 pour les migrations internes car plus de 50 % des migrations se déroulent au sein de la même commune.
Source : INSEE, 2008, 2020
53Rappelons que les trajectoires intra-insulaires de la naissance au décès sont plus difficilement assimilables aux migrations résidentielles en cours au XXIe siècle, essentiellement en raison de la concentration des décès et des naissances dans les communes pourvues d’établissements de santé importants. Pour autant, au-delà de ces évolutions structurelles dans l’encadrement des débuts et fins de vie, les trajectoires lieu de naissance – lieu de décès rendent encore compte actuellement des mutations spatiales en cours dans le peuplement de la Corse, qui peuvent aussi s’apprécier à partir des migrations résidentielles réellement observées.
54Pour l’heure, les distances lieu de naissance – lieu de décès sont bien plus longues que les distances lieu de résidence antérieure – lieu de résidence actuelle (voir tableaux 3 et 4), si l’on compare les 22,6 kilomètres aux 10,1 kilomètres des migrations résidentielles pour 2020, a fortiori avec des trajectoires de courte portée beaucoup plus nombreuses pour les changements de résidence (cf. les médianes de 17 et 0 kilomètres respectivement). Les trajectoires internes lieu de naissance – lieu de décès amorcent cependant un raccourcissement au vu des données (la distance médiane a ainsi perdu près de 5 kilomètres depuis 2008), tendance également perceptible pour les migrations résidentielles internes (tableau 4). Cette relative contraction des espaces de vie n’est pas due à la concentration des décès dans les établissements de santé des principales unités urbaines, ce facteur ayant plutôt pour effet de rallonger les trajectoires. La mise en évidence de ce revirement inattendu semble plutôt faire écho à de véritables glissements de population, probablement plus nets en Corse qu’ailleurs. Sur le temps long, les montagnards se sont rapprochés des littoraux et des urbains, qui ont eux-mêmes de moins en moins tendance à naviguer entre espaces (s’il y a un changement de domicile, il a lieu pour plus de la moitié des cas au sein de la même commune, cf. tableau 4). Les déplacements supplémentaires générés par une fin de vie en établissement de santé ne compensent pas cette réorganisation démographique, d’autant que ces établissements se trouvent déjà dans les unités urbaines polarisant et attirant la population insulaire. Un panorama plus précis des trajectoires intra-insulaires lieu de naissance – lieu de décès peut être dressé en cartographiant l’ensemble du jeu de données (figure 14).
Figure 14 – Trajectoires internes lieu de naissance – lieu de décès en Corse
55Cette représentation des flux internes fait clairement ressortir les polarisations très marquées, et presque symétriques, exercées par Bastia et Ajaccio. Outre les mouvements mono-communaux, concentrés pour moitié ou presque à Ajaccio et Bastia (soit plus de 15 % des trajectoires internes), tous les flux dominants sont connectés à Bastia ou Ajaccio (essentiellement en destinations). En dehors des mouvements mono-communaux, Il faut attendre le 78ème rang (Calenzana-Calvi, 136 trajectoires) pour trouver trace d’une liaison qui ne concerne pas ces deux villes. En bref et à cette échelle, on ne distingue aucun territoire de vie indépendant, au sein duquel des villes de second rang joueraient le rôle de pôle intermédiaire. Néanmoins, les distances médianes lieu de naissance – lieu de décès, forcément réduites dans les couronnes urbaines et péri-urbaines de Bastia et Ajaccio, font apparaitre trois bassins de population secondaires qui génèrent des distances plus réduites, du fait du poids de leurs villes-centres (Porto-Vecchio, Corte, Calvi) et des trajectoires de proximité.
56Ces trajectoires internes illustrent bien sûr la polarisation ancienne des lieux de décès. Un très net déséquilibre du solde décès moins naissances s’observe d’ailleurs en faveur de quelques communes seulement, au premier rang desquelles Ajaccio et Bastia qui s’affichent comme des pôles de décès relativement aux naissances enregistrées (+ 26 000 et + 17 000). À l’inverse, pour plus de 90 % des communes, les naissances ont été plus nombreuses que les décès sur la période, parfois dans des proportions importantes (Sartène, Calenzana, Ghisoni, Bastelica). Cette concentration manifeste des décès dans certaines communes, loin de correspondre systématiquement aux communes de résidence au moment du décès, met en avant des communes vouées à la fin de vie sous l’effet de la concentration hospitalière. Le même phénomène commence à s’observer au niveau des naissances depuis les générations 1940, et il s’explique aisément du fait du « grand déménagement des années 1950 quand les naissances sont passées massivement du domicile au milieu hospitalier » [Morel, 2018], puis dans la foulée de la réduction du nombre de maternités en France, de 1 369 en 1975 à 458 en 2020 [Drees, 2022]. Les restructurations actuelles augurent d’une concentration des naissances qui devrait s’accroitre encore, comme l’illustre la décision récente que toutes les naissances de Haute-Corse s’effectuent désormais au seul hôpital de Bastia [Quilici-Orlandi, 2023]. La survenue rapide de la concentration des naissances n’est pas étrangère au tassement des distances lieu de naissance – lieu de décès en Corse. La population s’est globalement rapprochée des grandes villes de l’île, et de surcroît les lieux de naissances et de décès se confondent de plus en plus dans ces mêmes villes.
57Les données exhaustives contenues dans les fichiers individuels de migrations résidentielles (qui renseignent notamment sur le département de naissance) viennent d’ailleurs corroborer la thèse d’un renouvellement et d’un glissement de population en Corse, en partie responsable du tassement des distances lieu de naissance – lieu de décès. En effet, à l’échelle de l’île, la part des natifs de Corse dans la population a légèrement baissé (de 56 à 55 %) entre 2008 et 2020 (tableau 4), et ces natifs ont tendance à se redistribuer en premier lieu dans les espaces les plus urbanisés (évolutions positives), là où ils étaient moins présents avant (figure 15) du fait des apports extérieurs depuis 50 ans. Par voie de conséquence, en raison des départs des insulaires vers les zones urbanisées et des apports migratoires depuis le continent, la part des natifs de Corse est en légère diminution ailleurs, mais reste très largement dominante dans les communes de l’intérieur en particulier.
58
Figure 15 - Part des natifs de Corse dans la population résidente par commune (2020) et évolution depuis 2008

59De la naissance au décès, les trajectoires longues (extra-insulaires) témoignent de la résultante des mouvements migratoires au cours de la vie, et partagent à ce titre plusieurs caractéristiques communes avec les migrations résidentielles observées à un temps t.
60Ainsi, la distance moyenne des trajectoires sortantes lieu de naissance – lieu de décès a régulièrement augmenté en Corse, atteignant plus de 500 kilomètres pour les données de décès les plus récentes (tableau 3 et figure 13). Les migrations résidentielles des personnes encore en vie semblent prolonger cet allongement des distances (de 610 kilomètres en moyenne en 2008 à 644 kilomètres en 2020, tableau 4). On peut noter que les flux entrants présentent des indicateurs plus stables au cours du temps, avec une distance moyenne de plus de 640 kilomètres aujourd’hui pour les migrations résidentielles, valeur qui était déjà atteinte et même dépassée pour l’ensemble des trajectoires de la naissance au décès (690 kilomètres, tableau 3). Il faut rappeler que les non natifs de Corse décédés en Corse sont plus nombreux sur la période récente, avec des origines géographiques qui évoluent peu si on les compare aux mobilités résidentielles (figure 16).
61Les mouvements migratoires, s’ils évoluent dans le temps au point que la balance puisse s’inverser comme en Corse (bascule à partir de l’année de naissance 1928 ou de l’année de décès 2007), témoignent finalement d’une certaine inertie dans la hiérarchie des espaces de départs et d’arrivées. À ce titre, les évolutions déjà constatées au cours du temps à partir de la base des décès nominatifs sont annonciatrices de celles révélées par les données sur les migrations résidentielles (figure 16). Pour la Corse, si la région Provence-Alpes-Côte d’Azur demeure la principale région d’échanges, son influence se réduit malgré tout, en particulier dans le sens des départs depuis la Corse avec l’émergence de la région Occitanie parmi les nouvelles destinations prisées. Cette diversification des flux, intégrant des régions forcément plus lointaines que la région PACA, va de pair avec l’allongement constaté des distances (voir précédemment, figure 13 et tableau 4).
62Les données sur les personnes décédées couvrent actuellement une période de 50 ans (décès 1970-2024, avec des données lacunaires pour les premières années), soit l’équivalent de deux générations. Pour ces deux générations (voir par exemple les périodes de décès 1970-1999 et 2000-2023, figure 16), nous avons montré que les régions d’émigration restaient les mêmes, malgré des inflexions. Ces flux migratoires ont donc continué à alimenter une diaspora corse relativement concentrée sur le territoire métropolitain (Bouches-du-Rhône, Var, Alpes-Maritimes, Paris, …). Bien entendu, la seule analyse des trajectoires lieu de naissance – lieu de décès ne peut pas informer directement sur l’ampleur de la population d’origine corse en France, qui relève surtout d’ailleurs de générations plus anciennes. Cela dit, il faut souligner que les données nominatives des personnes décédées gardent en un sens la mémoire des trajectoires passées : les aires de répartition des patronymes spécifiquement corses (aisés à identifier dans la base de données) peuvent en effet permettre de localiser les foyers de population d’origine corse sur le continent et d’en évaluer les effectifs, que ces populations se soient plutôt établies sur l’époque récente (nées en Corse) ou plus loin dans le passé (déjà nées sur le continent). Les liens ancestraux entre Corse et continent, fruits d’interpénétrations successives, génèrent des enracinements territoriaux qui peuvent donc aussi être démasqués dans une certaine mesure par la base de données nominatives sur les personnes décédées.
Figure 16 - Évolution des flux interrégionaux entrants et sortants pour la Corse, comparaison des trajectoires lieu de naissance – lieu de décès (1970-1999 et 2000-2023) et des migrations résidentielles (2008 et 2020)
63Les nouvelles données qui seront diffusées au cours du XXIe siècle permettront d’étendre la compréhension de mouvements migratoires intergénérationnels de longue portée, en continuant à pointer des logiques d’extension, de contraction, ou de renouvellement des espaces de vie. En effet, si les analyses spatiales au niveau local seront moins révélatrices et signifiantes, en raison de l’uniformisation et de la concentration des lieux de naissance et de décès qui faussent les interprétations à cette échelle, les trajectoires migratoires longues observées au prisme des trajectoires lieu de naissance – lieu de décès resteront riches d’enseignements, à plus forte raison sur une période étendue.