1Selon le géographe Stéphane Gombaud, le concept d’insularité souffre aujourd’hui d’un discrédit, car il a « d’abord été utilisé comme si l’idée allait à peu près de soi, puis ayant fait l’objet de nombreuses discussions théoriques [il] est désormais comme scindé en deux parts, l’insularité du sens commun et l’insularité du géographe » [Gombaud, 2007 : 21]. Pour Colette Ranely Vergé-Dépré, « (…), l’insularité, définie comme l’ensemble des caractères propres aux îles, est généralement appréhendée par des approches qui se veulent objectives, et souvent quantitatives » [Ranely Vergé-Dépré, 2017 : 26]. D’autres approches sont-elles pertinentes pour penser l’insularité sans déconnecter la théorie des analyses de terrain ? Quels sont les caractères propres aux îles ? Et « sur quelle base peut-on parler de l’insularité de ces îles, pourtant si différentes les unes des autres ? » [Mercier, 1990 : 10]. Dans un archipel, l’insularité est-elle la même pour toutes les îles et leurs habitants ?
2Pour Louis Brigand, l’isolement alimente en partie l’insularité [Brigand, 2009 : 188]. Dans ces conditions comment mesurer l’isolement ou l’ouverture des îles ? Il semble que les systèmes de transport puissent renseigner l’insularité, car selon Pierre Zembri, dans le cas de la Corse, les systèmes de transport doivent « gommer autant que possible les handicaps liés à l’insularité » [Zembri, 2014 : 3]. Ainsi, les systèmes de transport peuvent-ils ouvrir une nouvelle voie pour appréhender l’insularité ? Dans quelles circonstances l’insularité peut-elle être exacerbée et quelles en sont les conséquences pour les insulaires ? Notre objectif est de jeter les bases d’un indice d’insularité intégrant les systèmes de transport et de mobilité des insulaires.
- 1 La Nouvelle-Calédonie a un PIB par habitant de 34 694 US $ en 2020, alors que celui du Vanuatu est (...)
3Dans ce but, les îles de la Nouvelle-Calédonie et du Vanuatu sont comparées, car ces espaces connaissent des problématiques communes : au sein de ces archipels, les populations de certaines îles sont plus enclavées que celles des îles principales. De plus, l’étude de ces archipels donne la possibilité de déterminer l’influence de la configuration insulaire sur l’insularité, puisqu’il s’agit de territoires archipélagiques différents : douze grandes îles et quatre-vingts petites îles et îlots au Vanuatu ; une grande île et sept îles de superficies inférieures en Nouvelle-Calédonie. En outre, le PIB par habitant de la Nouvelle-Calédonie est dix-huit fois supérieur à celui du Vanuatu1 ; cela conduit à mettre en évidence les effets du niveau de développement sur l’insularité. Enfin, ces archipels ont des caractéristiques culturelles et identitaires semblables qui expliquent l’existence d’une même vision du territoire [Pantz, 2017 : 197]. Cette dernière se caractérise par le fait que « la valeur migration-voyage représente une tradition tout aussi forte que celle de l’enracinement […] » [Bonnemaison, 1989 : 115].
4Dans un premier temps, nous nous appuierons sur les travaux relatifs à l’insularité pour saisir l’essence de ce concept et un retour sur la notion « d’île » permettra de saisir les liens entretenus entre insularité et systèmes de transport. Puis, nous mettrons en évidence un biais majeur des indices développés dans les recherches antérieures relatives aux îles : ces dernières abordent généralement les îles du point de vue de l’isolement. C’est pourquoi nous développons des indices permettant d’apprécier l’ouverture des espaces insulaires. Enfin, une réflexion est menée sur la mesure de l’insularité, via une approche quantitative, puis en se basant sur les pratiques de déplacement des insulaires et enfin en analysant un espace insulaire particulier (Maré en Nouvelle-Calédonie) lors d’une période de « fermeture » de l’île.
5L’insularité définit l’ensemble des caractéristiques concourant à la spécificité de l’île [Varlet, Ageron, 2014 : 96]. Cependant, l’île étant « un objet géographique complexe » [Ranely Vergé-Dépré, 2017 : 22], ses caractéristiques sont difficilement identifiables.
6Pour Madly Fomoa-Adenet et Laurent Rieutort, le concept d’insularité a été forgé pour souligner les difficultés des îles : socio-économiques, éloignement, liens et dépendances [Fomoa-Adenet, Rieutort, 2008 : 5]. Ainsi, Roger Brunet définit l’insularité comme : « caractère de ce qui a la situation, les problèmes des îles ». Ce type de définition a donné lieu à des approches quantitatives « l’insularité relève d’un souci d’appréciation objective, externe, empirique, éventuellement fondée sur la mesure » [Brunet et al., 1993 : 281]. Mais d’autres approches pensent l’insularité en se basant sur les représentations. Pour Nathalie Bernardie-Tahir, l’insularité renvoie aux quatre « i » : imaginaire, immobilité, isolement, identité [Bernardie-Tahir, 2008 : 13]. Abraham Moles note, quant à lui, que plusieurs perceptions de l’insularité ont pour point commun de tourner « autour de la présence de l'eau comme limite à l'errance, et de l'intensité des contraintes qu'elle exerce sur le comportement de tous » [Moles, 1982 : 282]. Enfin, Philippe Pelletier définit l’insularité comme « la relation dynamique qui se construit entre un espace insulaire et la société qui y vit » [Pelletier, 2013 : 560].
7Dans ces dernières approches, la relation à l’océan est considérée comme constitutive de l’insularité [Moles, 1982 : 282]. En effet, « l’interface terre-mer est une discontinuité majeure et constitue le premier marqueur spatial de l’insularité » [Ranely Vergé-Dépré, 2017 : 27]. Ensuite, l’isolement, en est une des composantes [Bernardie-Tahir, 2008 : 13] ; c’est pourquoi l’insularité est souvent associée à l’isolement et inversement. Comme l’expliquent Ingrid Peuziat et Louis Brigand, dans le dictionnaire latin-français de Gaffiot (2001), « le mot isolement provient du latin insulatus, qui signifie changer en île, isolé, délaissé, et d’insula, qui désigne une île » [Peuziat et al., 2012 : 48]. Cependant, pour Colette Ranely Vergé-Dépré, « l’insularité ne doit donc pas être totalement assimilée à l’isolement insulaire. Celui-ci est, en effet, régulièrement rompu par des vecteurs naturels (courants aériens et océaniques) et des modes de transport qui acheminent êtres vivants et marchandises vers les îles » [Ranely Vergé-Dépré, 2017 : 48]. Enfin, relevons qu’on peut l’aborder de façon quantitative « fondée sur la mesure » [Brunet et al., 1993 : 281], mais aussi sous l’angle des « relations dynamiques » [Pelletier, 2013 : 560].
8Dans son acception la plus large, une île est une terre entourée d’eau de tous côtés. Pour certains géographes, comme Roger Brunet, cette définition n’est pas satisfaisante, car l’îlot comme le continent sont des terres entourées d’eau de tous côtés. Il considère la Nouvelle-Guinée avec 785 753 km2 comme étant la plus grande île du monde, les petites îles étant inférieures à 0,5 km2 [Brunet, 1997 : 40]. Cette définition semble stérile du fait du caractère arbitraire des délimitations en termes de superficie. Mais, comme le souligne François Taglioni, d’autres objets géographiques sont soumis à des définitions tout aussi arbitraires : montagne/colline [Taglioni, 2006 : 667-668]. Pourtant, comme l’explique Christian Germanaz, avant Roger Brunet, de nombreux géographes avaient déjà réglé la question. Dans l’introduction de sa thèse sur la Nouvelle-Calédonie, Augustin Bernard (1894) écrit : « qu'est-ce qu'une île ? C'est là une question qui ne mérite pas une longue étude. [...] Les développements sur ce sujet ne peuvent mener qu'à des discussions purement formelles et scolastiques » [Bernard, 1894 : 1]. De plus, Aubert de la Rüe dans son ouvrage de 1935, L’Homme et les îles, « évacue d'emblée la question tant elle lui paraît dérisoire » [Germanaz, 2005 : 29]. Plus récemment, Jean-François Staszak, dans le dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, rajoute la notion de petite dimension à l’île : « étendue de petite dimension entourée d'eau » [Staszak, 2013 : 527). Ainsi, l’île ne cesse d’échapper au géographe : « l’île semble insaisissable. Jusqu’alors, personne n’aurait réussi à proposer une définition consensuelle de ce qu’est une île… Quelle dimension ? Quelle distance au continent ? Quel nombre d’habitants ? Aucune n’est entièrement satisfaisante » [Soulimant, 2011 : 9].
9Abraham Moles, professeur en psychologie sociale, introduit une dimension psychologique dans la définition des îles : « une île ne peut être trop grande, faute de perdre son caractère insulaire, quand le sentiment de la fermeture de son contour échappe à la continuité du champ de conscience de ses habitants et que corrélativement la fréquence de son rappel recule dans les flux et reflux de ce champ de conscience » [Moles, 1982 : 283). La géographe Françoise Péron reprend cette approche basée sur les représentations : « une île est considérée comme petite quand chaque individu qui y vit a conscience d’habiter un territoire clos par la mer. Une île est considérée comme « grande » lorsque l’ensemble de la société a conscience d’être insulaire, alors que les individus peuvent ignorer ou oublier qu’ils habitent une île » [Péron, 1993 : 18]. Par conséquent, une île cesse d’être, pour devenir continent, quand ses habitants n’ont plus conscience de vivre sur une terre entourée d’eau de toutes parts.
10Ainsi, pour le géographe Joël Bonnemaison, en Océanie, une « "bonne île" est une montagne entourée d'un rivage qui peut servir de port. Grâce à ce "bon rivage", la rupture avec le reste du monde est moins abrupte » [Bonnemaison, 1990 : 121]. Le « bon rivage » est-il toujours aussi important pour l’ouverture des îles ? Pour Stéphane Gombaud, aujourd’hui, c’est grâce aux systèmes de transport que l’isolement des îles s’atténue [Gombaud, 2007 : 101]. Le système de transport peut être défini comme « un ensemble de moyens, dont la finalité fondamentale est de satisfaire un besoin de déplacement ou de transfert, ou plus généralement de communication, entre des lieux géographiques distincts » [Chesnais, 1981 : 12], dans le cas insulaire entre deux îles ou entre une île et un continent. Ainsi, la notion de transport renvoie aux dimensions techniques et logistiques qui permettent les déplacements et sous-tendent les mobilités des Hommes.
11Malgré l’importance des systèmes de transports pour les espaces insulaires, les îles ont souvent été pensées par le prisme de l’isolement, qui se définit comme un « sentiment lié à la faiblesse des relations avec les autres, avec l’extérieur » [Brunet et al., 1993 : 284]. Cependant, « la plupart des scientifiques reconnaissent que ces notions d’isolement et d’isolat sont devenues relatives, celles-ci relevant davantage des représentations, notamment à cause des progrès des moyens de communication » [Ranely Vergé-Dépré, 2017 : 28]. Dans ces conditions, quelles sont les conséquences de l’usage du concept d’isolement pour penser les îles ? Comment les transports peuvent-ils nous amener à penser l’ouverture des îles ?
12François Doumenge développe un indice d’isolement qui « consiste à diviser la surface de la Zone économique exclusive (ZEE) par la surface émergée du territoire ; en théorie, plus cet indice est élevé et plus l'isolement océanique est prononcé. [Il] définit quatre classes d'îles et d'archipels en fonction de leur isolement. On y trouve les territoires archipélagiques structurés ; les territoires océaniques très cohérents ; les territoires archipélagiques dispersés à îles isolées et enfin les îles extrêmement isolées ». Cependant, cet indice semble mal adapté aux espaces multi-insulaires : « dans ces conditions, il faudrait connaître la ZEE de chacune des îles composant un État, faute de quoi, l'indice sera général et ne permettra que des comparaisons d'État à État sans tenir compte de leur dispersion géographique » [Taglioni, 2003 : 8].
- 2 Programme des Nations unies pour l'environnement.
- 3 « À moins de 30 l’indice traduit un isolement très limité, caractéristiques des îles méditerranéenn (...)
13Un second indice a été développé par le PNUE2 en 1998. « Il s'agit de considérer cette fois les sources potentielles de colonisation des espèces végétales et animales endémiques. En partant du postulat qu'une appréciation objective de l'isolement est possible en prenant en compte les effets d'endémisme ressentis à la fois par les espèces vivantes végétales et animales et par la stabilité ou la fragilité de leurs associations » [Doumenge, 1984 : 303]. François Taglioni démontre qu’on peut l’utiliser comme indicateur de l’isolement insulaire : il s’agit « d’additionner la racine carrée de la distance de l'île la plus proche ayant une taille équivalente ou supérieure, la racine carrée de la distance de l'archipel le plus proche et enfin la racine carrée de la distance du continent ou pays continental le plus proche » [Taglioni, 2003 : 9]. Cet indice fait apparaître trois niveaux d’isolement3, mais « il ne tient pas compte des activités humaines des îles ou des continents proches, pas plus que de la desserte aérienne ou maritime et donc de l’accessibilité » [Taglioni, 2003 : 12].
14Intégré à un indice global de vulnérabilité, Lino Briguglio établit une variable basée sur l’isolement. L’auteur part du postulat que les liens économiques et commerciaux entre deux territoires insulaires ne sont pas forcément liés à leur proximité géographique. Ainsi, il prend en compte le coût du transport et la valeur des exportations. Il distingue « des îles faibles isolées (indice inférieur à 20 – moyenne mondiale), des îles assez isolées (indice compris entre 20 et 60 qui correspond surtout à l’aire caribéenne et des îles très isolées où l’indice est supérieur à 60 (…) ». Cette approche a aussi ses limites : la corrélation entre isolement et coût des transports est discutable, car ces derniers ne résultent pas uniquement de la distance, mais peuvent être liés au monopole de compagnies locales [Bernardie-Tahir, 2005 : 373].
- 4 Un indice composite socio-démographique, un indice de dépendance socio-économique, un indice calcul (...)
15Contrairement aux travaux précédents, ceux de François Merceron se focalisent sur l’ouverture des espaces insulaires : il développe un indice pour apprécier le poids respectif des États insulaires du Pacifique et de leurs îles sur la scène régionale. Celui-ci comprend : six sous-indices4, dont un, basé sur les communications aériennes. Ce dernier est calculé à partir du nombre de sièges hebdomadaires disponibles pour chaque territoire du point de vue des transports aériens [Merceron, 1995 : 47-51].
16En nous appuyant sur les travaux de François Merceron, nous considérerons que plus une île bénéficie d’un système de transport développé et plus celle-ci sera ouverte sur le reste de l’archipel. Nous utilisons les capacités de charge des modes de transport et les dessertes pour apprécier le degré d’ouverture. Ces informations ont été fournies par le département des Ports et Marine du Vanuatu, Air Vanuatu, Air Calédonie, mais également pour le transport maritime par les armateurs et membres d’équipages, et ce pour l’année 2017.
- 5 « Pour les navires, c'est la capacité cubique intérieure ou la capacité de transport. On parle de j (...)
- 6 La jauge nette (calculée en déduisant de la jauge brute : les espaces occupés par les installations (...)
17Ainsi, le volume commercial disponible pour chaque île en 2017 – le nombre de tonnes mis à disposition des insulaires par les systèmes de transport pour leur permettre d’importer ou d’exporter des marchandises – est calculé. Pour le transport maritime, on se base sur la jauge brute5 (TJB) des navires du Vanuatu et la jauge nette (TJN) des navires néo-calédoniens avant de convertir les TJB disponibles en TJN6. Concernant le transport aérien, la connaissance des types d’avions desservant chaque île a permis d’estimer les tonnes de fret disponibles. L’indice commercial de l’ouverture de l’île est calculé comme suit :
(TJN × fréquence mensuelle) + (tonnes de fret aérien × fréquence mensuelle)
- 7 Pour 15 navires de la flotte vanuataise, nous ne disposions pas de données concernant leur capacité (...)
18Un second indice relatif à la mobilité prend en compte le nombre de places mises à disposition des insulaires, leur permettant d’aller vers leur île et d’en venir7. Puis, la capacité en passagers est multipliée par les fréquences mensuelles des escales :
(nombre de places en navire × fréquence mensuelle) + (nombre de place en avion × fréquence mensuelle)
19En estimant le poids moyen d’un passager à 75 kg, ces deux critères ont pu être additionnés afin de créer un indice synthétique d’ouverture des îles. Il repose à la fois sur les capacités commerciales et de déplacements offerts par ces modes de transports mensuellement et exprimées en tonnes :
Indice d'ouverture des îles = indice commercial + indice de mobilité
20Plus l’indice est élevé, plus l’île est ouverte sur l’extérieur, plus l’indice est faible, moins elle est ouverte sur le reste de l’archipel. Cet indice révèle des situations contractées selon les îles (tableau 1 et figure 1).
Tableau 1. Indice d’ouverture et îles associées
Degré d'ouverture des îles
|
Indice en tonnes
|
Îles néo-calédoniennes
|
Îles vanuataises
|
Îles les moins ouvertes
|
800 <
|
Tiga, Les îlots au nord de Poum, l’île Ouen et l’île Art aux îles Bélep
|
Méré-Lava, Uréparapara, Aniwa, Anatom, Futuna, Lô, Makira, Mataso, Tongariki
|
Îles peu ouvertes
|
1 300 ≤ 2 900 <
|
|
Gaua, Mota-Lava, Érromango, Mota, Vanua-Lava, Émaé, Tongoa
|
Îles relativement ouvertes
|
15 000 ≤ 27 000 <
|
Maré, l’île des Pins, Lifou, Ouvéa
|
Paama, Maéwo
|
Îles ouvertes
|
34 000 ≤ 80 000 <
|
Grande Terre
|
Tanna, Ambrym, Épi
|
Îles les plus ouvertes
|
100 000 >
|
|
Mallicolo, Pentecôte, Ambaé, Éfaté, Santo
|
Figure 1. Indice d'ouverture pour quelques îles des deux archipels
21En Nouvelle-Calédonie, il est ainsi possible de distinguer trois catégories d’îles :
-
les îles les moins ouvertes comme Tiga ;
-
les îles relativement ouvertes comprenant les îles Loyauté comme Maré ;
-
des îles ouvertes comme la Grande Terre (l’île principale de l’archipel).
22Au Vanuatu, la variété des situations est plus importante :
-
les îles les moins ouvertes sont principalement situées au nord, au sud et au centre (îles Shepherd) de l’archipel ;
-
il y a des îles peu ouvertes, comme Gaua, située au Nord de l’archipel ;
-
parmi les îles ouvertes, on trouve Tanna, une île du sud de l’archipel et des îles du centre ;
-
enfin, les îles les plus ouvertes sont au centre de l’archipel (comme Mallicolo). Cependant, la côte est de cette île semble plus ouverte que la côte ouest (les aéroports et principaux mouillages sont sur la côte est).
23Ainsi, au Vanuatu, l’éloignement des principaux ports d’attache de la flotte (Port-Vila et Luganville à Santo), la présence de bon mouillage, l’orientation des façades maritimes et les effets d’abris qui en découlent pèsent sur l’ouverture des îles. Dans les deux archipels, les degrés d’ouverture sont variables, certaines îles sont davantage en retrait des flux d’échanges et les insulaires connaissent plus de difficultés pour se déplacer. Cette variabilité est plus importante au Vanuatu, ce qui révèle des inégalités plus importantes en termes de déplacements et d’échanges ; malgré un niveau de développement inférieur à la Nouvelle-Calédonie, certaines des îles de cet archipel sont plus ouvertes.
- 8 Les données relatives au peuplement des îles sont issues du recensement de 2016 pour le Vanuatu [Va (...)
24Si certaines îles ont un indice faible, cela peut être lié à leur faible peuplement, c’est pourquoi l’indice a été divisé par le nombre d’habitants de chaque île8. Nous obtenons le nombre de tonnes mensuelles par habitant. Cette opération n’a pas été réalisée pour les îles les plus peuplées des archipels (Éfaté, Santo et la Grande Terre). Les résultats (tableau 2 et figure 2) permettent de préciser le constat précédent.
Tableau 2. Indice d’ouverture rapporté aux populations insulaires
Degré d'ouverture des îles
|
Indice d’isolement en tonnes / habitant
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Îles néo-calédoniennes
|
Îles vanuataises
|
Îles les moins ouvertes
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< 1
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Ilôts du nord de Poum, de l’île Art aux îles Bélep, de Tiga
|
Méré-Lava, Anatom, Uréparapara
|
Futuna, Aniwa, Érromango, Vanua-Lava, Tongariki, Mota-Lava, Gaua, Lô
|
Îles peu ouvertes
|
1 ≤ 2,3 <
|
Île Ouen
|
Tanna, Tongoa
|
Îles relativement ouvertes
|
3,5 ≤ 3,7 <
|
Lifou, Maré
|
Mota, Mallicolo, Émaé
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Îles ouvertes
|
6 ≤ 7,5 <
|
Ouvéa, île des Pins
|
Épi, Pentecôte, Maéwo, Makira
|
Îles les plus ouvertes
|
≤10
|
|
Ambaé, Mataso, Ambrym, Paama
|
Figure 2. Indice d’ouverture rapporté à la population pour quelques îles des deux archipels
25L’indice d’ouverture rapporté à la population des îles indique que les îles néo-calédoniennes des Pins et Ouen gagnent en ouverture. L’île des Pins est dans la catégorie des îles ouvertes. Pour l’île Ouen, même s’il s’agit d’une île peu peuplée, elle fait partie de la même catégorie qu’une grande île fortement peuplée du Vanuatu : Tanna. Ainsi, le faible peuplement des îles semble moins prépondérant en Nouvelle-Calédonie.
26Certaines îles du Vanuatu ont perdu en ouverture : Vanua-Lava (3 072 habitants), Mota-Lava (1 574 habitants), Gaua (2 533 habitants) comptent parmi les îles les moins ouvertes. Pour ces dernières, les difficultés maritimes et l’éloignement des ports d’attache pèsent sur leur desserte malgré un peuplement relativement important.
27Les îles les plus faiblement peuplées sont parmi les moins ouvertes, comme Uréparapara (454 habitants), Méré-Lava (588 habitants). Si Mota compte seulement 673 habitants, sa proximité avec des îles plus peuplées lui permet du point de vue des transports maritimes d’être desservie : elle est proche de Mota-Lava et Vanua-Lava. Lô passe d’île la moins ouverte à île peu ouverte en rapportant l’indice à sa population (210 personnes). Cependant, les transports disponibles pour cette île étant au service de l’ensemble des insulaires des îles Torrès (soit 981 personnes), son indice est réellement de 0,3 tonne/habitant, soit la classe des îles les moins ouvertes.
28On constate que certaines îles peuvent bénéficier d’importants tonnages, mais ces derniers sont insuffisants rapportés à la population. Inversement, si certaines îles paraissent ne bénéficier que de peu de tonnage disponible, rapporté à leur faible population, elles semblent plus ouvertes. Au Vanuatu « le pullulement insulaire, (…) et la densité de population, peuvent s’additionner » et expliquer ces différents degrés d’ouverture des îles [Lamy-Giner, 2019] [Cross et Nutley, 1999].
29Après avoir identifié la diversité de l’ouverture des îles, il s’agit à présent de tenir compte de leur degré d’insularité. En effet, François Taglioni a mis en évidence que certaines îles sont en situation de sur-insularité ; elles sont en retrait des routes maritimes et aériennes [Taglioni, 2006 : 676]. Pour approcher les divers degrés d’insularité, nous nous baserons sur certaines caractéristiques communes aux îles identifiées par la géographe Nina Soulimant : « une île a, de manière générale, à gérer un efficace réseau de transport dont elle est tributaire pour de nombreux usages - sauf si elle a mis au point un fonctionnement autarcique. Le transport insulaire nécessite toujours l’utilisation des voies maritimes et/ou aériennes - et routières si l’île est reliée par un pont » [Soulimant, 2011 : 171]. Ensuite, nous étudierons le cas d’un espace insulaire « fermé » momentanément. En effet, « le binôme ouverture/fermeture est le paradoxe même qui rend les îles insaisissables et passionnantes, le point d'équilibre faisant qu'elles peuvent balancer vers les excès : la dépendance ou l'autarcie, la surexploitation ou la déprise » [Soulimant, 2011 : 14]. Si les transports influent sur l’insularité des îles, la défaillance de ces derniers peut-elle nous renseigner sur l’insularité ?
30Afin d’approcher l’insularité par le rapport des insulaires à l’interface maritime, nous nous appuierons sur le concept de maritimité qui recouvre « la variété des façons de s’approprier la mer » [Péron, 1996 : 14]. En raison du temps de trajet supérieur à celui de l’aérien, des difficultés météorologiques, nous considérons que plus la maritimité est élevée et plus l’insularité l’est aussi. Au contraire, les îles les plus tournées vers le transport aérien peuvent être considérées comme moins insulaires. Il s’agira d’apprécier la part de maritimité ou d’« aériennité » de chaque île. L’aériennité est un terme que nous formons par analogie avec le concept de maritimité.
31En prenant en compte la part des tonnages destinés au transport de fret et au transport de passagers selon les modes de transport utilisés, nous avons pu identifier sept types d’îles (figure 3), des plus maritimes aux plus aériennes (couleurs les plus foncées).
Figure 3. Typologie de la maritimité et de l’aériénnité des îles
- 9 Les îles de type 1 comprennent aussi, dans la province de MALAMPA : Norsup, Farun, Akhamb, Atchin, (...)
32Dans la catégorie des îles à la maritimité la plus élevée (type 1) on trouve des îles comme celle de Hiu9 : il n’existe pas de système de transport aérien et elles ne sont pas desservies par des navires de flotte. Les insulaires utilisent le transport maritime informel (navires à moteur hors-bord), seules des îles du Vanuatu font partie de cette catégorie.
- 10 Le type 2 comprend des îles néo-calédoniennes : les îlots du nord de Poum (100 % des tonnages de fr (...)
33Les îles du type 2 sont desservies par les transports maritimes uniquement pour le fret, le transport de passagers étant effectué par la flotte informelle. Il s’agit uniquement d’îles de Nouvelle-Calédonie comme les îlots du Nord de Poum10.
- 11 Les îles de type 3 comprennent les îles vanuataises de Méré-Lava, Uréparapara, Markira, Mataso, Ton (...)
34Le type 3 inclut des îles ne disposant pas de transport aérien, mais où le transport maritime permet le déplacement de fret et de passagers comme à Méré-Lava11.
35Les îles du type 4 disposent des deux systèmes de transport maritime et aérien, mais le transport de passagers et de fret reste dominé par le transport maritime : la part du fret aérien représente moins de 1 % des tonnages mensuels disponibles et le transport de passagers moins de 7 % des tonnages mensuels disponibles. Ces îles du type 4 sont exclusivement des îles vanuataises. Il s’agit des deux îles principales de l’archipel Éfaté et Santo, ainsi que les îles du centre : Mallicolo, Paama, Ambaé, Pentecôte, Maéwo, Ambrym, ainsi que l’île d’Épi.
- 12 Les îles de type 5 regroupent au Vanuatu les îles de la Province de Taféa : Tanna et Érromango. Au (...)
36Parmi les îles du type 5, on trouve l’île de Lô et d’autres espaces insulaires du Vanuatu et de Nouvelle-Calédonie12 pour lesquels la part des tonnages de fret aérien est marginale (moins de 1 %), mais où celle des tonnages aériens dédiés au transport de passager prend de l’ampleur (de 10 % à 27 %).
37L’avant-dernière catégorie (type 6) ne comprend qu’une île de Nouvelle-Calédonie : Tiga. Pour celle-ci, la part de tonnage aérien pour le fret est très importante (22 %) et supérieure au tonnage disponible en transport de passagers qui est relativement élevé (18 %).
38Enfin, dans les îles du type 7, les deux systèmes de transport se côtoient, mais les tonnages disponibles mensuellement pour le transport de passagers sont dominés par le transport aérien, tandis que les tonnages mensuels disponibles en fret aérien sont marginaux, comparativement au fret maritime. Le type 7 comprend des îles néo-calédoniennes : Ouvéa (96 % passagers, 2 % fret), la Grande-Terre (80 % passagers, 9 % fret), Lifou (78 % passagers, 5 % fret), l’île des Pins (70 % passagers, 5 % fret), Maré (68 % passagers, 3 % fret). Au Vanuatu : Aniwa (55 % passagers, 2 % fret), Anatom et Futuna (38 % passagers, 1 % fret), dans la province de Taféa.
39D’une manière synthétique, la maritimité caractérise majoritairement les îles du Vanuatu, alors qu’en Nouvelle-Calédonie la tendance est à l’aériénnité des îles. Cependant, pour certaines îles, le transport aérien est parfois le seul disponible comme à Lô.
- 13 En Nouvelle-Calédonie, nous avons des informations pour des voyages au départ de : la Grande Terre, (...)
40Les modes de transport disponibles pour les îles ont permis de renseigner les degrés de maritimité de celles-ci, mais le cas de Lô démontre qu’il s’agit d’une approche théorique. Ainsi, nous nous basons à présent sur les pratiques des habitants pour déterminer l’insularité. Nous nous appuierons sur l’exploitation de 474 questionnaires issus d’enquêtes de terrain réalisées dans les deux archipels entre octobre 2016 et août 201713. Ces questionnaires semi-directifs ont été menés sur les îles de Maré, l’île des Pins (Nouvelle-Calédonie), Ambrym, Tanna, Futuna, Lô, Gaua (Vanuatu), mais également place des Cocotiers à Nouméa et sur le marché de Port-Vila afin de rencontrer des insulaires voyageant vers et depuis les différentes îles des deux archipels. Ainsi, nous disposons de renseignements sur leur dernier voyage inter-îles.
41Le transport aérien étant le seul disponible pour certaines îles, nous considérerons les possibilités offertes aux insulaires en termes de déplacements. Ainsi, si la maritimité est une des composantes de l’insularité, nous postulons également que le manque d’alternatives pour se déplacer renforce l’insularité.
42Les îles les plus insulaires sont celles qui ne disposent pas d’aéroport et qui ne sont pas desservies par la flotte (figure 4). Il s’agit de Hiu, Malo, Moso, Ngnuna, Lamen Island, Kulivu (Vanuatu). Les insulaires utilisent leurs embarcations (navire à moteurs hors-bord) pour accéder au système de transport présent sur d’autres îles : les habitants de Moso et Nguna se déplacent vers Éfaté, ceux de Hiu se rendent vers Lô, les insulaires de Malo vont à Santo, ceux de Lamen se rendent vers Épi et les insulaires de Kulivu vers Mallicolo.
Figure 4. L'insularité au regard des modes de transport utilisés
43Cependant, les questionnaires réalisés ont mis en évidence qu’il existe des relations privilégiées entre certaines îles (familiales, coutumières ou religieuses) qui n’étaient pas soutenues par les systèmes de transport inter-îles : par exemple entre l’île des Pins et l’île Ouen (Nouvelle-Calédonie) ou entre Ambrym et Mallicolo (Vanuatu). Entre ces territoires, pour se déplacer, les insulaires utilisent également leurs propres embarcations. Ainsi, pour certains trajets, l’insularité est exacerbée.
44Pour Érromango, Lô, Futuna, Anatom, Vanua-Lava, Gaua (Vanuatu), le transport aérien domine en raison de la faiblesse des dessertes maritimes formelles ; les insulaires n’ont pas de solution alternative.
- 14 Soit 17 500 Vt entre Ambrym et Port-Vila (Efaté) ; 6 600 Cfp entre l’île des Pins et Nouméa (Grande (...)
45Ensuite, les insulaires de certaines îles disposent des modes de transport aérien et maritime pour se déplacer et le transport maritime a été privilégié. Il s’agit de Mallicolo, Ambrym, Tanna Pentecôte, Maéwo, Paama, Tongoa, Santo et Éfaté au Vanuatu. En effet, contrairement à la Nouvelle-Calédonie, les insulaires des îles périphériques de cet archipel ne disposent pas de tarifs subventionnés. Seules certaines compagnies maritimes pratiquent des tarifs « étudiants » ou des tarifs de « groupes ». Par exemple, pour des espaces séparés par des distances similaires (une centaine de kilomètre entre l’île des Pins et Nouméa et entre Ambrym et Efaté), le prix des billets d’avion payés par les insulaires est plus de deux fois plus élevé au Vanuatu (132 euros contre 55 euros pour le trajet néo-calédonien14).
46Contrairement aux cas précédents, pour les insulaires d’Ambaé, Épi (Vanuatu), la Grande Terre, Maré et l’île des Pins, Lifou (Nouvelle-Calédonie) le transport aérien est majoritaire, même s’ils disposent de lignes maritimes régulières. Pour Ambaé et Épi, leur proximité avec (respectivement) Santo et Port-Vila rend les déplacements aériens plus abordables. Pour les îles néo-calédoniennes, la fréquence des transports aériens et leurs prix abordables conduisent les insulaires à privilégier ce mode de transport. Comme l’explique le schéma global des transports et des mobilités, le marché des voyageurs maritimes pour les îles Loyauté est un marché de niche destiné à des personnes ayant besoin d’accompagner des marchandises ou des personnes réfractaires au transport aérien, ou constitue une alternative vers les Îles Loyauté, lors des périodes de pointe pendant lesquelles l’offre aérienne est insuffisante [Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, SAP, 2013 : 159].
47En effet, du point de vue du transport de fret, en Nouvelle-Calédonie les tarifs pour le fret maritime et aérien étant similaires (160 Cfp/Kg), c’est pour le déplacement de fret très lourd ou en raison de la proximité du quai avec la zone d’acheminement finale du fret que le transport maritime est privilégié. Au Vanuatu, le transport maritime est préféré pour le transport de fret en raison de son coût moins élevé que celui du fret aérien. Cependant, en raison de la distance/temps élevée entre certaines îles de cet archipel, liée aux multiples arrêts des navires, les insulaires privilégient le transport aérien pour le transport de fret périssable, en particulier le poisson. En effet, si en Nouvelle-Calédonie, entre l’île des Pins et Nouméa, le trajet ne dure que 2 heures 30 minutes (navires à grande vitesse), au Vanuatu pour des distances similaires, entre Ambrym et Efaté, le trajet est de plus de 25 heures.
48Cette analyse, basée sur les pratiques de déplacement des insulaires, met en évidence que les îles néo-calédoniennes sont généralement moins insulaires que celles du Vanuatu.
- 15 Avant cette décision, les habitants des îles bénéficiaient de tarifs réduits selon trois plages hor (...)
49En Nouvelle-Calédonie, sur l’île de Maré, des affrontements se sont déroulés en 2011 en raison de l’isolement momentané de l’île. En effet, située dans l’archipel des îles Loyauté à l’ouest de la Grande Terre, Maré s’est retrouvée momentanément isolée du reste de l’archipel, car ses moyens de communications étaient bloqués. Cela s’explique par le fait qu’en avril 2011 un collectif d’usagers s’est constitué en réponse à la hausse des prix du transport aérien. Ce collectif regroupait des habitants de Maré, Lifou, Ouvéa et l’île des Pins. La compagnie Air Calédonie, alors en déficit, était dirigée par Mr. Nidoish Nisseline, également grand chef du district de Ghama à Maré. Il avait opté pour une augmentation des prix aériens afin de faire face à la crise financière de la compagnie15. Pour résoudre le problème, Gilbert Tyuienon, membre du gouvernement en charge du transport, s’est rendu à Lifou pour récupérer le cahier de revendications du collectif. Suite à cela, le gouvernement a fait des propositions non acceptées par le collectif qui a demandé le gel des tarifs pour le reste de l’année 2011. Afin de se faire entendre, les collectifs d’usagers des différentes îles ont bloqué leurs aéroports respectifs.
- 16 Anonyme, 10 janvier 2011. En attendant la prochaine pénurie, Les Nouvelles Calédoniennes. Anonyme, (...)
50Ces revendications quant au transport aérien interviennent après plusieurs mois où la desserte maritime des îles Loyauté avait été aléatoire : une période d’intempéries, couplée à des réparations à effectuer sur les navires, avait conduit à une baisse de la fréquence des rotations, entraînant une pénurie de carburant16 (sur les îles Loyauté et l’île des Pins) occasionnant d’importantes difficultés de circulation interne.
- 17 Mainguet Yann, Frédière Philippe, Wibart Alexandre, 8 août 2011. Maré vit un cauchemar, Les Nouvell (...)
51À Maré, la décision de bloquer l’aéroport de la Roche (figure 5) n’a pas été acceptée par l’ensemble des insulaires. Une partie des habitants originaires du district de Ghama a monté un comité « de défense des populations les plus démunies », soutenu par leur grand chef de Ghama. Ce comité réclamait le retour des avions d’Air Calédonie17. Suite à la volonté de débloquer l’aéroport de La Roche, des affrontements armés ont éclaté entre les membres des deux collectifs. Le bilan a été de quatre morts, dont trois appartenant au district de Ghama, un mort venant du district de Pénélo, et de 23 blessés.
Figure 5. Les affrontements de Maré (août 2011), de la fermeture de l’île à la résurgence de conflits internes
- 18 Anonyme, 9 août 2011. Drame à Maré, Entre respect et blocage, Les Nouvelles Calédoniennes.
- 19 Agence de Développement rural et d’Aménagement foncier.
- 20 Mainguet Yann, Frédière Philippe, Wibart Alexandre, 8 août 2011. Maré vit un cauchemar, Les Nouvell (...)
52Ces violences puisent leurs origines dans différents conflits que ce phénomène temporaire de fermeture de l’île a exacerbés. Si pour le président du collectif de Lifou, « l’origine des violences est un conflit coutumier indépendant du dossier Aircal »18, le conflit d’intérêts du Grand chef de Ghama responsable d’Air Calédonie n’est pas à minimiser. En effet, en juillet 2011, les habitants de ce district, proches coutumièrement et religieusement des habitants de Wabao, avaient installé une borne géante entre leur district et celui de Medu. Ce dernier est lié du point de vue coutumier et religieux aux habitants des districts de l’est de l’île. L’objectif était de matérialiser leur revendication foncière située au-delà de la limite établie par les tracés coloniaux. Suite au conflit à Maré, l’ADRAF19 a été mobilisée. Le Sénat coutumier avait également été sollicité pour tenter de créer un « cadastre » coutumier, mais éprouvait certaines difficultés ; le président du sénat coutumier rappelait : « chez nous, l’homme et son nom sont le cadastre en lui-même. Contrairement à un cadastre occidental, il ne s’agit pas de tracer des lignes et des rectangles sur des parcelles ». De plus, Nidoïsh Naisseline avait contesté la légitimité du Sénat coutumier à mener cette entreprise. Ainsi, un conflit foncier opposait les habitants de Ghama aux districts de l’est de l’île : les personnes membres du « comité de défense des populations les plus démunies » à celles du comité des « usagers d’Air Calédonie ». Ces deux entités connaissaient également des rivalités religieuses : « la dimension de l’appartenance religieuse est importante à Maré. Nece, dans le district de Guaham, fief de Nidoïsh Naisseline, est d’obédience protestante. Alors que les chefferies de La Roche, Pénélo et Medu sont catholiques »20. Ces tensions religieuses se sont fait sentir durant cette période de fermeture de l’île lors d’un mariage à Tuo (district de Ghama), avec une mariée originaire de La Roche. L’alcool aidant, des bagarres ont débuté et c’est le lendemain après-midi que les affrontements se sont produits.
- 21 Anonyme, 9 août 2011. Albert Dupuy, personne ne pouvait imaginer une telle violence, Les Nouvelles (...)
- 22 Mainguet Yann, 9 août 2011, La médiation s’organise, Les Nouvelles Calédoniennes.
- 23 Anonyme, 31 octobre 2011. Les usagers d’Aircal satisfaits, Les Nouvelles Calédoniennes.
- 24 Ce dernier fournit qui fournit un diagnostic de l’organisation des transports dans l’archipel.
53Pour permettre de rétablir le calme, des gendarmes ont été acheminés en avion jusqu’à Tiga, puis en hélicoptère jusqu’à Maré21. Une mission de médiation a également été organisée par la ministre de l’Outre-mer, composée de représentants religieux et des responsables coutumiers dont le président du Sénat coutumier22. Puis, à Lifou une réunion s’est tenue pour annoncer aux collectifs des usagers les deux dispositifs retenus pour résoudre le conflit : le dispositif « solidarité transport » et la « continuité pays »23. Le conflit de 2011 a « permis au gouvernement de poser les conditions d’une réflexion globale sur la question du transport, notamment de la desserte aérienne et maritime des îles » [Tyuienon, 2012 : 210] dont découle la mise en place d’un Schéma global des transports et des mobilités24. On constate que l’isolement temporaire de l’île est responsable de la résurgence des divers conflits et c’est par l’intervention d’éléments et d’acteurs extérieurs que les tensions ont pu être apaisées.
54Les analyses des territoires océaniens par Joël Bonnemaison permettent de comprendre la situation de Maré. En effet, selon lui, dans l’espace étroit des îles s’est développé, par l’ancrage dans les lieux, une multitude de particularismes locaux : « la Coutume a d'abord cherché à répondre à ce problème fondamental : comment vivre dans une île ? Posée de cette façon, la question renvoie aux prémices : l'identité mélanésienne est apparue dans un monde où il semble que son premier problème ait été de survivre, non pas matériellement, mais culturellement. Dans cet univers étroit, clos et brisé, elle s'est efforcée de recréer des conditions maximales de diversité : en donnant un supplément de sens à son territoire, elle a en même temps donné un surplus de richesse à la vie de ceux qui l'habitaient » [Bonnemaison, 1986 : 382]. Ainsi, il n’existe que rarement de pouvoirs unifiés et la fragmentation sociale et culturelle domine. La cohésion sociale tient en grande partie à la possibilité de distanciation vis-à-vis de l’île ; le corollaire nécessaire de cet intense enracinement dans le territoire est le voyage, la territorialité en Océanie « se situe à la jointure de ces deux attitudes ; elle englobe à la fois ce qui est fixation et ce qui est mobilité, autrement dit, les itinéraires tout autant que les lieux » [Bonnemaison, 1981 : 254]. Cela explique que « l’Océanie est sans doute, dans le monde, le seul espace océanique où la mobilité des populations connaît une ampleur aussi importante et apparaît comme la règle plutôt que l’exception » [Bambridge, 2007 : 196].
55Ainsi, le particularisme exacerbé (social, territorial) et la nécessaire mobilité sont constitutifs de l’îléité. Relevant du domaine des « représentations qui entourent le sentiment insulaire » [Bonnemaison, 1997 : 122], ce concept en Mélanésie peut s’interpréter comme un essai de dépassement de l’insularité par le réseau et par l’enchantement des lieux [Bonnemaison, 1990 : 121, 124]. Dans ces conditions, la défaillance des systèmes de transport déstabilise l’îléité : accroissement des particularismes et tensions sociales dû à un manque de mobilité.
56L’étude des liens entretenus entre systèmes de transport et insularité a démontré que le concept d’insularité est une notion polymorphe. Ainsi, c’est en approfondissant davantage les travaux relatifs à la notion « d’île » que les liens entre systèmes de transport et insularité ont été explorés, notamment, à travers les travaux de Joël Bonnemaison et Stéphane Gombaud. Ils ont démontré que ces derniers étaient indispensables pour comprendre l’insularité.
57Cependant, paradoxalement, les études consacrées aux espaces insulaires ont généralement abordé les îles sous l’angle de l’isolement. Ainsi, pour comprendre les phénomènes d’ouverture/fermeture des îles nous avons élaboré nos propres indices d’ouverture des îles, qui intègrent la performance des systèmes de transport. Ces derniers ont mis en évidence la variabilité des situations d’ouverture des îles et ont permis d’identifier des similitudes entre les îles néo-calédoniennes et vanuataises : malgré le niveau de développement supérieur de la Nouvelle-Calédonie, le degré d’ouverture de certaines îles est comparable. Cependant, la variabilité des situations d’ouverture des îles est plus importante au Vanuatu : cela est moins lié au contexte insulaire (les îles sont plus nombreuses qu’en Nouvelle-Calédonie) qu’à l’organisation des systèmes de transport. Alors qu’en Nouvelle-Calédonie, les transports maritimes sont subventionnés généralement par les provinces, au Vanuatu, la concurrence entre les armateurs règne. Ainsi, pour cet archipel, les avantages comparatifs des îles (les bons mouillages - baie importante, passes, absence de récifs -, la distance par rapport aux ports d’attache de la flotte, les effets d’abris des vents selon la localisation des îles les unes par rapport aux autres, les relations de proximité, leur peuplement) s’en trouvent amplifiés. C’est donc l’organisation et la performance des systèmes de transport qui vont accentuer les effets de l’insularité en plaçant les îles en concurrence entre elles.
58Puis, en partant du postulat que la relation au milieu maritime est constitutive de l’insularité, nous avons approché l’insularité au regard de l’offre de transports. Ainsi, nous avons mis en évidence que les îles vanuataises sont plus tournées vers le transport maritime que les îles néo-calédoniennes, mais pour certaines îles, seul le transport aérien est disponible. C’est pourquoi nous avons opté pour une approche de l’insularité basée sur les pratiques des insulaires. Cela a mis en évidence que la maritimité n’est pas toujours un gage d’insularité. Pour certaines îles, le transport maritime est peu fréquent et le manque de solutions alternatives pour se déplacer renforce l’insularité. Ainsi, l’offre de transport affecte directement l’insularité des îles. Cela permet d’affirmer que la majorité des îles néo-calédoniennes sont moins insulaires que les îles du Vanuatu. On constate également qu’en intégrant des facteurs variés, comme les relations inter-îles, le déplacement du fret, les tarifs et le rapport distance/temps entre les îles, l’insularité naît de l’inadéquation entre le projet de déplacement des insulaires et les systèmes de transports dont ils disposent. Enfin, le cas de l’île de Maré met en évidence qu’une faible mobilité des insulaires augmente et nourrit les tensions sociales ; sur le temps long, cela ne peut conduire qu’à l’autodestruction du système insulaire. Ainsi, ce détour par l’îléité met en évidence que la mobilité est indissociable de l’insularité, c’est sa face cachée, mais complémentaire.