1Aujourd’hui, l’insularité renvoie encore, à tort, à la notion d’isolement géographique. Produit d’une histoire conditionnée par un regard occidental [Bernardie, 2010], les productions scientifiques peinent à se détourner de projections continentalo-centrées. Cet héritage a alors conduit la géographie francophone à se tourner vers les contraintes physiques générées par l’insularité. Pourtant, force est de constater que les îliennes et les îliens s’affranchissent de leurs territoires d’origine par de nombreuses mobilités : celles-ci s’effectuent selon une imbrication d’échelles, de l’échelle infranationale, pour les îles comprises dans l’ensemble continental [Péron, 1988, 1993], à l’échelle nationale voire internationale pour des ensembles tels que la Polynésie [Giraud, 1999 ; Barcham et al., 2009 ; Muñoz Azócar, 2017] ou les Comores [Blanchy, 1998 ; Katibou, 2015].
2C’est dans ce cadre que l’étude des diasporas îliennes installées hors des îles se pose : si leurs mobilités ont fait l’objet de nombreux travaux, celles-ci restent peu abordées dès lors qu’il s’agit de les comprendre vers la France continentale. Certains ensembles d’îles restent également largement favorisés pour ces études, notamment les îles-départements, alors que d’autres diasporas îliennes, nouvelles ou non dans l’Hexagone, restent sous-représentées dans les recherches sur le thème.
3Pour pallier ce déséquilibre, cet article s’appuie sur deux diasporas relevant de contextes géographiques et politiques différents : d’une part, un Pays d’Outre-mer avec la diaspora polynésienne ; d’autre part, un État indépendant d’Afrique australe avec la diaspora comorienne. La régularité, voire l’augmentation, de leurs installations dans une ville moyenne littorale et portuaire – Brest – révèle la diversité des mobilités îliennes. La captation des flux de mobilité par Brest est à interroger, du fait de sa position à l’extrême ouest de la France continentale. Ces diasporas sont identifiables dans l’ensemble métropolitain du Pays de Brest (voir figure 1) - composé de sept intercommunalités et de cent trois communes polarisées par la ville-port. Toutefois, si leur présence est visible, les motifs de migrations ainsi que l’ensemble des choix et contraintes vécus par les personnes des îles le sont moins.
Figure 1. Brest et le pôle métropolitain du Pays de Brest
4Dès lors, interrogeant un large spectre décisionnel depuis le lieu de provenance jusqu’au lieu de résidence actuel, questionner l’insertion des îliennes et îliens est l’occasion de répondre à deux sujets récurrents dans les études des îles francophones : la contrainte caractérise-t-elle les mobilités îliennes ? Existe-t-il une spécificité îlienne dans l’insertion de ces populations au territoire de destination et dans leur appropriation de celui-ci ?
5Répondre à ces questions implique tout d’abord de se pencher sur l’insularité, voire les insularités conjointement aux diasporas, pour comprendre les mobilités des deux ensembles de population choisis et les échelles qui correspondent à ces déplacements. Dans le but de pouvoir analyser ces mobilités, une méthode mixte a été adoptée. Elle décrit l’emploi de plusieurs outils permettant de déterminer les motifs poussant à la mobilité. Un ensemble de résultats compris selon un spectre choix-contrainte permet de recentrer les arrivées des îliennes et îliens dans le Pays de Brest sur leur expérience de mobilité. Enfin, l’analyse des résultats permet de répondre à la question de la spécificité : celle-ci est finalement interrogée par le biais de la reconfiguration d’identités qui, loin d’être définies par leur fixité et par la contrainte, sont toujours mouvantes à l’image des mobilités effectuées.
6Manuel Castells, dans son ouvrage la société en réseaux associait la mobilité à une norme identitaire : il affirme que si un lieu reste un lieu, l’humain semble de plus en plus se transformer en flux [Castells, 1998]. Pour les populations îliennes, cette idée se confirme : elles constituent des ensembles relativement homogènes dont la présence est généralement connue dans des villes continentales. Leurs mobilités ciblent des lieux clés, composant alors des diasporas dès lors que l’on considère ce terme comme impliquant le mouvement. Selon Butler [2001], les diasporas doivent être vues selon une identité de groupe forte, mais en évolution. Les mobilités de ces groupes sociaux relient différents lieux entre eux tout en reconfigurant l’identité du groupe. Ce renouvellement identitaire, lié à l’adaptation au lieu d’arrivée, est au cœur de la notion d’hybridité [Kalra et al., 2005], définissant la diaspora par une translocalité mêlant ancrage et mouvement (figure 2).
Figure 2. La diaspora, résultat du mouvement et création d’une hybridation
7Dès lors que les populations îliennes partent tout en conservant des pratiques propres au lieu de provenance ainsi qu’un idéal de retour, elles constituent des diasporas pluriformes dans de nouveaux territoires. La diaspora polynésienne s’installe en France continentale dans certaines villes à vocation militaire ou étudiante [Gay, 2021 ; Sierra-Paycha, 2022] mais également aux États-Unis [Fardeau et al., 2021] et au Chili si l’on considère la sous-population rapanui [Muñoz Azócar, 2017]. La diaspora comorienne se dirige, quant à elle, vers des grands ports comme Marseille, Le Havre mais également vers Paris, pour les destinations les plus connues [Blanchy, 1998 ; Abdillahi, 2012 ; Katibou, 2015].
8Si la mobilité semble admise dans la littérature, l’isolement des îliennes et des îliens reste pourtant tenace depuis une perspective continentale. Nathalie Bernadie-Tahir annonçait il y a déjà vingt ans la nécessité de déconstruire le lien île-isolement [Bernardie-Tahir, 2005] ainsi que l’immobilité des îles, en prise aux logiques mondiales de la mobilité et de la vitesse (ibid.). En effet, c’est bien l’inverse de l’isolement qui se produit, ces dernières s’inscrivant par le biais de diasporas dans des réseaux multiscalaires complexes dont la temporalité se solidifie au fur et à mesure des arrivées.
9Ces départs dépendent d’un ensemble de facteurs révélant les îles comme marges par rapport au continent – du moins, si l’on projette le regard depuis ce dernier. Le concept de marge s’applique relativement bien aux îles en ce qu’il définit un espace flou et mouvant, suffisamment éloigné d’un centre pour générer ses propres forces. Au-delà de toute considération économique, la marge peut être considérée par rapport à son caractère « hors norme » : il s’agit d’un espace créateur de nouvelles formes d’innovation par rapport à une norme [Depraz, 2017]. Cette dernière correspondrait alors ici au continent.
10La marginalité et donc la minorité constituée par les îles et les personnes qui en partent fondent des départs qui dépendent de contextes îliens spécifiques. Pris dans le cours de processus mondiaux d’ampleur – la colonisation puis la décolonisation, la mondialisation et l’industrialisation –, les raisons de migrations depuis ces marges sont souvent économiques et s’accompagnent de changements socio-culturels majeurs [King & Connell, 1999]. Ces migrations relèvent d’inégalités socio-économiques en termes d’opportunités sur les territoires de provenance, où les emplois et formations qualifiantes manquent par rapport au continent [Sierra-Paycha, 2022 ; Sierra-Paycha et al., 2023]. Ce schéma se répète à l’envi dans les Départements et Régions d’Outre-Mer et les Collectivités d’Outre-Mer (DROM-COM) [Gay, 2017].
11Cependant, le seul point de vue économique ne saurait être suffisant : la mobilité résulte d’une combinaison de facteurs, subis ou choisis. La mobilité est une conséquence des autres faits sociaux qui l’entourent [Kaufmann et al., 2015]. Les départs s’effectuent alors selon des décisions multiples qui finissent par former un spectre global de décision de mobilité. Ces choix et contraintes dépendent d’une large palette, du développement de ses opportunités au désir de quitter son lieu de vie originel pour découvrir d’autres espaces.
12Choisir les diasporas polynésienne et comorienne correspond alors aux critères recherchés de la marge et du mouvement sur de grandes distances pour la mise en valeur de la variété des mobilités îliennes.
- 1 Comprenant les îles de Polynésie française, Wallis-et-Futuna et dans une moindre mesure, la Nouvell (...)
13Concernant la population polynésienne1 (figures 3), l’évocation des principales caractéristiques ne peut faire l’économie du croisement entre culture occidentale et culture locale, en lutte face à une ouverture définitive à l’occident via la construction de l’aéroport de Tahiti en 1962. Ces îles, originellement tournées vers une forte culture de la pêche lagonaire et de la navigation, voient leurs spécificités maritimes et artisanales s’estomper brusquement du fait d’une série d’événements liée à l’arrivée des continentales et continentaux d’Europe. Ces dernières sont liées au domaine militaire, à l’ouverture du CEP (Centre d’Expérimentation du Pacifique) en 1964. La culture de l’artisanat, l’identité polynésienne et les traditions alimentant cette identité se voient mises à mal par ce que Chantal Spitz appelle les « autochtones de France » [Spitz, 2006 in Mury, 2022] et leur désir de multiculturalisme. Des résistances s’affirment donc directement sur les îles face à celles et ceux qui, malgré elles et eux, portent une culture de la domination, dans le giron de rapports de pouvoir hérités et encore actifs.
Figure 3.A- Les îles polynésiennes
Figure 3.B- Wallis-et-Futuna et la Nouvelle-Calédonie
- 2 Pour exemples, 36,9 % des personnes originaires de Wallis-et-Futuna en France continentale sont eng (...)
14Pour comprendre l’ensemble des mobilités de la diaspora polynésienne sur le temps long, plusieurs éléments sont à préciser. Il est fondamental de souligner un paramètre concernant l’invisibilisation de cette communauté, notamment par rapport aux enfants d’immigrés africains et asiatiques ainsi qu’aux descendants d’esclaves des départements de France océanique [Guyon & Trépied, 2013]. Cela a largement contribué au manque d’intérêt concernant les mobilités polynésiennes, moins étudiées et plus difficiles à chiffrer. Pourtant, certains événements permettent de comprendre leurs arrivées dans les villes françaises continentales, notamment les villes littorales : la première relève d’un fort engagement dans l’armée sur les îles. L’instauration en 1961 du SMA (Service Militaire Adapté) devait à l’origine répondre à une jeunesse « désœuvrée » et « oisive », considérée comme telle par les institutions nationales lors de la mise en place du dispositif [Sierra-Paycha et al., 2023] poussant les jeunes des îles dans des parcours militaires2.
15Quant à elle, la diaspora comorienne est issue d’îles marquées par une forte structuration de la vie sociale des villages par l’accomplissement du grand mariage. Pilier dans le fonctionnement social des trois îles (figure 4), surtout à Ngazidja, les grands mariés deviennent des notables, au plus haut de la hiérarchie sociale comorienne. Cette coutume, dont la spécificité à Ngazidja entraîne de fortes dépenses malgré la faiblesse de revenus, peut amener à la mobilité vers d’autres pays pour amasser le pécule nécessaire. Ainsi, le pays d’accueil le plus fréquent dans les années 1960 était Madagascar. C’est également l’appel d’une main-d’œuvre peu qualifiée qui a pu inciter leur départ vers la France [Rouveyran & Djabiri, 1968].
Figure 4. Les îles comoriennes, dont Mayotte, île-département
16La colonisation a bousculé cette organisation : avant l’indépendance, les migrations étaient liées à l’engagement de combattants comoriens dans les rangs de l’armée française. Les marins comoriens conservent cette pratique de mobilité en partant notamment vers les grands ports. Si le système coutumier reste efficace, l’indépendance obtenue en 1975 opère un virage dans l’économie des Comores, davantage portée par les envois d’expatriés partis en France [Blanchy, 1998]. Avec l’indépendance, les migrations vers les villes françaises dont Brest s’accélèrent face à une conjoncture défavorable : les périodes de crises économiques et sociales se multiplient du fait d’une politique très instable [Katibou, 2015].
- 3 La nationalité ou le lieu de résidence antérieur à l’échelle des pays n’est disponible dans les tab (...)
17Si la présence des deux diasporas est connue à Brest et ses alentours, l’objectif est dans un premier temps de pouvoir en connaître la teneur : obtenir les recensements depuis 1968 pour analyser l’évolution des mobilités vers les communes du Pays de Brest s’avérait donc pertinent. Dans ce but, la création d’un Produit Sur Mesure (PSM) de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) a été nécessaire pour l’extraction des données concernant les populations ciblées, du fait de certaines variables sensibles3. La demande a concerné des communes de destination de plus de 5 000 habitants (Figure 5) afin de respecter le secret statistique. Ce PSM a permis également d’obtenir des informations sur les populations dont le territoire de résidence antérieur et la nationalité ne dépendent pas du territoire français.
Figure 5. Carte de la population (communes) du Pays de Brest
- 4 Pour rappel, il s’agit ici de sondage au quart et au cinquième. On peut en première approximation c (...)
18Une liste de variables a été choisie pour établir la présence d’îliennes et d’îliens des diasporas choisies. Les données reçues ont fait l’objet d’un secret statistique important : de nombreux croisements n’ont pu être diffusés en raison d’un nombre trop faible de personnes correspondant aux variables demandées (moins de quatre personnes). Les croisements diffusables ont été examinés selon l’indice de pondération4 affecté par l’Insee : ils ont ainsi permis de recevoir un nombre probable d’arrivées d’îliennes et d’îliens en fonction des millésimes choisis. Quand bien même des croisements n’ont pas été diffusés, leur visualisation a été permise en masquant la valeur par une case non renseignée mais présente. Ainsi, un chiffre inférieur à quatre a été aléatoirement attribué aux cases non renseignées.
- 5 Ce guide a été constituée dans le cadre du groupement de recherche Polygone, dont l’intérêt se port (...)
19Pour compléter cette analyse statistique, une enquête de terrain a été menée : l’objectif n’était pas seulement de chiffrer les flux, mais de pouvoir en connaître précisément les modalités. S’agissant d’une expérience de mobilité, à l’image de ce Kaufmann distingue d’un capital de mobilité [Kaufmann et al., 2015], un guide d’entretien a été construit pour mettre en valeur les parcours des îliennes et îliens dans le Pays de Brest. Plusieurs catégories constituent ce guide : les trajectoires et mobilités, les représentations spatiales, l’insertion et les relations sociales, les pratiques, lieux de vie et lieux fréquentés, les relations avec les îles d’origine et enfin, l’identité et son évolution5. Cependant, si le guide d’entretien était le même pour les deux diasporas, certaines modalités ont été modifiées pour correspondre à la situation des îles de provenance.
20Ce guide s’appuie sur un fil rouge concernant les choix et contraintes dépendamment de plusieurs sous-catégories : la mobilité vécue, le parcours de vie, le lieu d’origine, le lieu de résidence actuel (à échelle locale et nationale) et le lieu de résidence antérieur à la ville actuelle autre que l’île (échelle locale). L’analyse des choix et contraintes en fonction de ces catégories forme un spectre choix-contrainte (figure 6) dans l’ensemble de l’expérience de mobilité de la personne interrogée.
Figure 6. Le spectre choix-contrainte
- 6 Par exemple, les mobilités clandestines ne peuvent pas être recensées.
21Le croisement de ces deux méthodes a permis l’obtention de données originales sur les installations des deux diasporas choisies. Par le biais de 45 entretiens menés de 2022 à 2024, une corrélation entre les informations recueillies et les informations de l’Insee a été effectuée. Les discours, analysés d’un point de vue qualitatif, permettent de comprendre les chiffres mais invitent à prendre du recul sur ces derniers : si les recensements effectués sont une source essentielle d’informations, ils échappent à des logiques plus informelles concernant les déplacements6.
- 7 Le logiciel MAXQDA a été utilisé pour réaliser ces analyses.
22Concernant le croisement de méthodes, si l’analyse de discours permet de fournir des détails qualitatifs essentiels, l’analyse de contenu a permis de faire des comparaisons statistiques. Grâce à un logiciel d’analyse qualitative des données7, des variables d’encodage ont été utilisées pour traiter statistiquement du contenu des entretiens. Celles-ci concernent le spectre choix-contrainte, la dimension d’ancrage à Brest et à l’île de provenance, ainsi que les motifs de mobilités évoqués.
23La richesse de ces informations permet de comprendre la présence de ces deux diasporas dans le Pays de Brest en fonction d’éléments relevant de l’expérience vécue à l’échelle de la personne et du groupe, en fonction de l’île de provenance. Un croisement général a été opéré entre une méthode par déduction – supposant que la présence de ces deux populations est avérée en région brestoise – et une méthode empirique – allant à la recherche d’îliennes et d’îliens par le biais d’associations et par effet boule de neige, après la rencontre de contacts clés. L’association de ces méthodes permet également de pondérer les résultat de l’une et de l’autre et favorise une certaine distance critique vis-à-vis des données constituées [Lemercier et al., 2013].
24Les données constituées ont permis de confirmer que les deux diasporas sont présentes dans le Pays de Brest. Ces mobilités vers un ensemble de communes, dont la métropole (Brest), sont à analyser en fonction des contextes évoqués précédemment. Elles peuvent révéler des tendances, dont certaines ont pu être explorées dans la littérature [Gay, 2021 ; Mora, 2022 ; Sierra-Paycha, 2022], alors que d’autres sont nouvelles et relèvent d’une spécialisation du Pays de Brest dans certains secteurs d’emplois.
25Le recueil de données a donc permis d’identifier un nombre moyen d’arrivées selon les millésimes de recensement. La figure 7 recense par millésime les personnes ayant déclaré leur lieu de résidence antérieur sur une des îles choisies :
Figure 7. Évolution des arrivées des diasporas dans le Pays de Brest
Source : INSEE, 2024
26Pour la population polynésienne, les migrations résidentielles sont progressives et alternent entre hausse et baisse. Le maximum de migrations résidentielles a été enregistré en 2008-2009, correspondant à une forte crise du secteur touristique en Polynésie, avec un nombre pondéré de 268 habitants répartis sur les communes du Pays de Brest, la majeure partie étant dans la ville même de Brest. L’hypothèse de la fermeture du CEP à la fin des années 1990 comme élément déclencheur de mobilités plus fortes [Conte, 2019] peut être confirmée par ce résultat, à l’échelle brestoise. S’il semble que les mobilités se restreignent dans les années qui suivent 2008-2009, les résultats permettent néanmoins d’affirmer que ces dernières s’effectuent durablement vers le Pays de Brest.
- 8 Il faut rappeler que Mayotte fait originellement partie de l’archipel des Comores, et reste à ce jo (...)
27À l’inverse, la diaspora comorienne voit sa population augmenter dans la région brestoise à partir des années 2000. L’attraction exercée par le Pays de Brest est relativement nouvelle : les mobilités comorienne avaient et ont encore davantage tendance à se tourner vers les grands ports français, notamment vers Marseille, ville siège de la diaspora [Katibou, 2015]. Les mobilités, depuis Mayotte, ont également été prises en compte du fait de mouvements informels opérés depuis les trois îles officielles des Comores8 vers l’île départementalisée. Les migrations vers Mayotte sont une première porte d’entrée, pour la diaspora comorienne, vers la France continentale [Sakoyan, 2011], ce que l’on note sur la courbe ascendante mahoraise. Si les données de recensements de l’Insee sont en hausse à partir des années 2000, celles-ci sont en revanche sous-estimées. De nombreuses mobilités s’effectuent clandestinement et ne permettent pas de disposer d’un chiffre moyen officiel.
28Les arrivées vers la région brestoise sont donc diverses. La question consiste à comprendre pourquoi ce pôle métropolitain attire ces populations. Dans le cadre des entretiens, 275 segments ont été enregistrés comme traitant d’un motif de mobilité. Ces motifs de migration sont répartis entre nos différents répondant avec des fréquences plus ou moins importantes (figure 8). Les quantités sont représentatives de notre échantillon et permettent de faire émerger une typologie tendant à représenter la diversité des réponses :
Figure 8. Répartition croissante des motifs de mobilités énoncés
Source : données d’enquêtes, Jézéquel, 2024
29Le motif de migration résidentielle le plus mobilisé relève de l’emploi. Néanmoins, si celui-ci était attendu, un ensemble d’autres raisons a été cité par les personnes enquêtées mettant en lumière l’existence de motifs diversifiant les expériences de mobilités. S’ils relèvent du domaine économique - l’emploi, l’emploi du ou de la partenaire ou des parents si la personne interrogée a moins de 18 ans, les études -, ils expriment également des motivations liées aux contextes politiques, socio-culturels, sanitaires et enfin, à échelle individuelle, au domaine familial. Classés par ordre d’importance, les segments encodés mentionnent des motifs qui illustrent les choix les plus souvent cités. D’autres motifs, au taux de réponse plus faible, ont également été énoncés, comme le choix de la commune en fonction du cadre de vie ou encore du coût.
30Chaque diaspora est révélatrice de spécificités dues aux contextes des lieux de provenance : pour la diaspora comorienne, le motif « santé » est nettement plus présent que pour les autres diasporas, ceci étant dû au peu d’infrastructures présentes au niveau des îles comoriennes [Sakoyan, 2012]. Le contexte local difficile évoque la conjoncture politique défavorable au développement économique stable d’un foyer. Pour ce qui concerne le motif « sport et culture », il s’agit d’un motif uniquement mis en avant par la diaspora polynésienne, dont l’engagement dans des troupes de danses et associations est révélateur d’une identité îlienne forte.
31Enfin, un motif concernant ce qui a été nommé comme désir d’ouverture apparaît dans les cinq premières raisons évoquées au départ de l’île : il a de fait été compris dans l’analyse concernant les mobilités des îliennes et des îliens. Ce motif est à comprendre selon une volonté de découverte : si l’île peut donner le sentiment d’appartenir à une communauté unie [Burholt et al., 2013], elle peut aussi fomenter quelques désirs d’échappatoire. Le motif de l’envie d’ailleurs relève d’un choix souvent peu approfondi dans la littérature, s’entremêlant à des motifs plus fondés sur la stabilité socio-économique du foyer.
32Dans l’ensemble, les mobilités des îliennes et îliens répondent donc à une série de motifs dominée par l’emploi. Le bassin brestois se caractérise en effet par les métiers liés à la défense. La présence d’une des principales bases navales de l’arsenal militaire français explique la constitution d’une diaspora polynésienne, dont la population jeune et active [Fardeau et al., 2021 ; Sierra-Paycha et al., 2023] continue de se diriger vers la marine. À l’échelle nationale, les mobilités vers les ports militaires français sont notables, en particulier vers Toulon [Gay, 2021], premier port attractif pour cette population. Toutefois, il s’agit également d’une diaspora qui privilégie de grandes villes étudiantes dans la moitié sud du pays, privilégiée pour ses climats plus doux et chauds. Ainsi, des villes comme Bordeaux et Toulouse accueillent régulièrement des Polynésiennes et Polynésiens.
- 9 Selon le quotidien comorien Al-watwan. Néanmoins, malgré plusieurs tentatives de contact, ce chiffr (...)
- 10 S’il est possible d’obtenir des chiffres précis pour la diaspora polynésienne en France continental (...)
33Cependant, pour la diaspora comorienne, ce n’est pas la spécialisation portuaire de la ville qui a pesé mais la facilité d’obtention d’un emploi stable dans la région brestoise. La spécialisation agricole de la région Bretagne (14 000 emplois dans le bassin brestois) et la présence d’industries agroalimentaires ont joué dans l’attraction de cette population. Sur la vingtaine de personnes interrogées, dix personnes ont répondu avoir un emploi dans les serres de l’entreprise Savéol, implantée dans la commune de Plougastel, ou dans l’usine France Poulty, exportatrice de poulets vers le Moyen-Orient, les pays asiatiques et le continent africain. Si à l’échelle nationale, le nombre de Comoriennes et Comoriens avoisine, selon le président de la diaspora de France Mohamed Saïd Mouigni, 400 000 personnes9, la majeure partie de ces dernières résident à Marseille [Abdillahi, 2012], à Paris, Le Havre ou Dunkerque, mais également dans quelques villes étudiantes de la moitié sud [Guebourg, 1995], de même que la diaspora polynésienne10. Toutefois, Brest attire de plus en plus (revoir figure 7) : le recoupement des entretiens et observations situerait le nombre de Comoriennes et Comoriens dans une fourchette allant de 2 000 à 3 000 personnes dans le Pays de Brest.
34Les deux diasporas révèlent des comportements similaires sur des mobilités liées aux études et aux emplois. Les distinctions s’effectuent à l’arrivée sur les types de postes, tournés vers la marine pour la diaspora polynésienne et tournés vers l’agriculture pour la diaspora comorienne, malgré la prédominance des villes portuaires dans les lieux d’arrivées. Toutefois, la question réside dans les choix et contraintes ressentis dans les expériences de mobilité. Si le postulat de départ fondait ces mobilités davantage sur le mode de la contrainte, il s’est avéré que dans les discours de la population rencontrée, cette contrainte était nuancée en fonction des modalités choisies. La figure 9 reprend l’ensemble des segments abordant les choix et contraintes selon les modalités établies dans le spectre présenté plus haut (voir figure 6) :
Figure 9. Choix et contraintes par modalités des deux diasporas
Source : données d’enquêtes, Jézéquel, 2024
- 11 Soit la relation de domination d’un ensemble sur d’autres, les « parties subalternes ». Plus spécif (...)
35La mobilité en elle-même est considérée comme choisie plutôt que contraignante. L’expérience de mobilité est donc généralement vue comme positive. En revanche, l’île de provenance semble être plus détaillée sur le mode de la contrainte : cela était souvent exprimé concernant le nombre d’emplois et le manque de formations qualifiantes, mais également en rapport au coût de la vie pour la Polynésie, et au contexte politique pour les Comores. Ainsi, les îles sont des marges par rapport à une France continentale centrale dans les trajectoires, mais restent attractives dans l’idée d’un retour présent dans la majorité des cas. Les mobilités dépendent alors de ce que Tamatoa Bambridge nomme circularité de la mobilité [2004], ou de ce que Vincent Kaufmann [2001] nomme voyage : elles sont pour la plupart vécues comme choisies, mais révèlent la contrainte d’être éloigné d’un chez soi incarné par l’île. Néanmoins, les installations des deux diasporas semblent pérennes dans le Pays de Brest. La ville à échelle locale ressort selon de bons aspects dans les discours, contrairement à l’échelle nationale qui, cette fois, rassemble davantage d’éléments rappelant la contrainte, souvent liée à la colonialité11.
36Cette colonialité peut être décrite pour les deux diasporas qui, même si la ville de Brest est davantage vue via des aspects positifs, ressort dans les pratiques du territoire : si l’industrie agricole est par exemple privilégiée par les Comoriennes et Comoriens, le fait de se diriger vers ces emplois, même pour des personnes qualifiées, relève davantage d’une fatalité dans les discours. La facilité d’obtention de l’emploi et le bouche-à-oreille semblent déterminants dans leur arrivée dans le Pays de Brest. Mais le choix de ce travail relève également de l’urgence, supposant une contrainte dans l’insertion au territoire. La contrainte est également soulignée par les personnes originaires de Polynésie, dont l’ancrage à la ville reste limité : elles soulignent par exemple la difficulté à lier connaissance avec des personnes locales « métropolitaines ». Des difficultés d’interactions et d’intégration sont notées, malgré les mobilités choisies.
37De nombreux avantages aux migrations résidentielles ont malgré tout été révélés dans le cadre des entretiens. L’ancrage à la ville relève d’une stabilité économique, d’un environnement accueillant lié à la présence préalable de Polynésiens et de Comoriens. Les facilités d’accessibilité aux services et à de nouveaux lieux sont également mis en valeur dans les discours. Cependant, d’autres motifs permettent de renforcer l’ancrage des deux diasporas dans le Pays de Brest, particulièrement dans la ville : la reproduction de pratiques par le biais d’événements socio-culturels. Pour la Polynésie, ces dernières sont visibles par une densité notable d’associations sur le territoire. D’autres groupes informels de rassemblement se font et occupent certains territoires à l’échelle de la ville ou de quartiers ciblés pour reproduire des pratiques des îles (figure 10).
Figure 10. Carte des pratiques de la diaspora polynésienne
38De même pour la diaspora comorienne, de nombreux rassemblements permettent de maintenir une communauté active à l’échelle de la ville. La reproduction de pratiques issues des îles est d’ailleurs visible, notamment la pêche à la ligne au niveau du port de commerce (figure 11), qui permet d’assurer à l’ensemble des foyers comoriens un apport partagé.
Figure 11 : Carte des pratiques de la diaspora comorienne
39Les insularités sont alors diverses et ne sauraient se réduire à une insularité monolithique. Elles dépendent d’une communauté, de pratiques spécifiques et d’un ancrage puissant qui s’appuie sur l’expression d’un sentiment de sécurité du lieu de provenance. Les populations îliennes s’inscrivent donc dans un espace hybride entre îles et villes de France continentale. Les mobilités contraintes et choisies amènent à s’installer dans des lieux parfois nouveaux – comme c’est le cas pour la diaspora comorienne - et créent de nouvelles connexions entre les lieux. Alors que cet espace réticulaire est matériel bien qu’invisible et mouvant, le territoire constitue la résistante lisible de ces interactions complexes. Néanmoins, l’ensemble de ces interactions, formées de la migration et de l’expérience de mobilité des îliennes et des îliens dans ces réseaux n’est pas à lire suivant de simples déplacements. Ces mobilités sont le fruit d’une histoire coloniale, ayant mis au centre un « Occident dominateur et dédaigneux » [Gay, 2017, p. 73], instaurant une vision continentalo-centrée [Baldacchino, 2007]. De fait, cette vision marginalise les îles et tend à minorer les vécus îliens.
40Les identités portées par ces populations s’inscrivent pourtant dans ces réseaux et créent une territorialité spécifique, avec une reproduction de logiques sociales et culturelles. Ces dernières peuvent amener à reconfigurer certains lieux, comme c’est le cas à Brest avec des espaces assimilés comme polynésiens ou comoriens. Mais la diversité de ces identités est telle qu’une réelle spécificité insulaire relèverait sans doute d’une réduction de la pensée, et donc d’une essentialisation. Si une spécificité îlienne est à rechercher, elle sera sans doute davantage liée au caractère commun des mouvements continentaux venus transformer la vie des îles, des mouvements de l’île vers le continent comme conséquence et de l’expérience des mobilités vécues dans un espace entre l’île et le continent, où l’île est une marge sans pourtant relever d’un quelconque isolement.
41L’exploration des mobilités des deux diasporas choisies a permis de mettre en lumière une dynamique complexe alliant choix et contraintes : loin de se limiter à une lecture purement économique, ces migrations s’inscrivent dans un contexte socio-historique plus vaste, marqué par des héritages coloniaux et des réalités géopolitiques qui continuent d'influencer les trajectoires individuelles et collectives. Les îliennes et les îliens, bien qu’historiquement perçus comme isolés, sont en réalité profondément intégrés dans des réseaux de mobilités multiscalaires qui lient les îles à la France continentale et au-delà.
42L’augmentation des arrivées de la diaspora comorienne et la stabilité des flux polynésiens ont pu être illustrées selon les contextes des lieux de provenance, le besoin de stabilité économique, mais également selon des motifs nouveaux, dépassant le seul besoin économique. La notion d’isolement, employée au début de cet article, se voulait révélatrice de projections continentales encore fortes malgré les mouvements notables des populations îliennes. L’arrivée dans la région brestoise révèle que des grandes métropoles ne sont pas obligatoirement privilégiées par les îliennes et les îliens. Le concept d'insularité doit donc être reconsidéré à la lumière des expériences de ces diasporas. Ces populations ne se définissent pas seulement par la contrainte géographique, mais aussi par leur capacité à naviguer entre plusieurs mondes. Leur installation à Brest, un pôle urbain et littoral éloigné du centre économique français, illustre la diversité des parcours de mobilité, où l'ancrage dans de nouveaux espaces peut être vécu à la fois comme un choix délibéré ou comme une réponse aux conditions adverses dans les îles d’origine.
43Si les dynamiques de mobilités restent impulsées par le motif économique selon un désir commun d’accessibilité augmentée et de stabilité, la reproduction de pratiques spécifiques maintient vivace l’île de provenance dans le lieu d’arrivée. Ainsi, la reconfiguration identitaire des îliens à Brest s’opère par des pratiques culturelles spécifiques et par la reproduction de modes de vie communautaires. Ce phénomène d’hybridité culturelle, où se mêlent réalités insulaires et continentales, soulève des questions sur la manière dont ces populations se perçoivent et sont perçues dans l'espace métropolitain.
44Par ailleurs, la mobilité comme expérience souligne la nécessité de prendre en compte la dimension perçue des choix et contraintes qui peut avoir un impact dans les pratiques des diasporas et dans leur insertion en ville. Enfin, la tentative, bien que timide, de sortir d’une vision continentalo-centrée, privilégiant l’expérience des îliennes et des îliens, tente de nuancer la prédominance d’un discours qui tend à marginaliser les îles et à rendre compte de processus qui continuent de toucher les îliennes et îliens. Malgré tout, le panorama général des mobilités et pratiques en ville des deux diasporas à Brest tend à montrer que les destinations se diversifient et que l’installation des diasporas dans la péninsule bretonne révèle la mise en place pérenne d’un double ancrage à l’île et à la ville. Ces mobilités depuis les îles se font donc l’écho d’insertions choisies et réussies, reliées à des éléments sociaux et culturels selon des logiques qui s’insèrent dans un espace relationnel, à rebours de l’isolement. Ainsi, la notion de mobilité îlienne est avant tout une réponse aux dynamiques globales et aux opportunités locales, tout en constituant un vecteur de transformation identitaire. Brest, dans ce cadre, devient un lieu de réinvention où les îliennes et les îliens construisent de nouvelles appartenances sans pour autant rompre avec leurs racines.