- 1 Contrairement aux populations d’autres territoires géographiquement insulaires, notamment des dépar (...)
- 2 Cette expression a déjà été utilisée par au moins deux autres auteurs dans le cas de Mayotte [Berti (...)
1Sur le plan géographique, Mayotte est une île de l’océan Indien située à l’entrée nord du canal du Mozambique, entre l’Afrique continentale et Madagascar. Si le département français le plus proche de Mayotte est situé à moins de 1 500 km vers le sud-est (La Réunion), la France hexagonale se situe à environ 8 000 km. Outre cette insularité géographique (être non seulement une île mais aussi éloignée), Mayotte est confrontée à ce que nous proposons d’appeler une autre « insularité » qui se constate sur le plan démographique1, voire à une double insularité2 en ce qui concerne l’étude d’une population majoritaire qui se distingue : les personnes d’origine et de nationalité comoriennes.
2D’une part, Mayotte est une « île démographique » au sein du territoire national français, puisqu’en raison notamment d’un éloignement des centres de décision et de distinctions juridiques et administratives malgré l’appartenance à un même pays, la population de Mayotte se distingue fortement sur le plan des principaux indicateurs démographiques et sociaux.
- 3 Les aspirations départementalistes ont contribué à l’invisibilisation progressive des nombreuses ca (...)
3Par ailleurs, rappelons que du côté de l’archipel des Comores, l’île la plus proche de Mayotte est visible depuis sa côte ouest, à 70 km seulement (Anjouan) (Carte 1). L’insularité se matérialise par une frontière qui sépare deux États, mais les populations sont unies par des références culturelles communes3 [Blanchy, 2002 ; Carayol et al., 2019 ; Goreau-Ponceaud, 2024 ; Hachimi Alaoui, Lemercier et Palomares, 2013 ; Idriss, 2013] et ont toujours circulé entre les quatre îles (jusqu’à aujourd’hui, y compris de manière clandestine) à la faveur de la proximité géographique des deux territoires (au même titre que celles entre les trois îles de l’État des Comores). Ainsi, la population comorienne est importante à Mayotte et les Comoriens et personnes originaires des Comores constituent la majorité de la population de l’île. Cette population n’est pas uniformément répartie sur le territoire et elle vit ainsi une autre « insularité » au sein même du département.
4Ces insularités concernent toute la population comorienne et d’origine des Comores et notamment la jeunesse, pour laquelle s’ajoute d’importantes différences de niveau dans le monde de l’éducation, ainsi que des inégalités pour quitter l’île afin d’étudier ou de travailler. Les capacités et opportunités sont très différentes selon que ces derniers sont Français ou étrangers [Goreau-Ponceaud, 2024].
5Nous présenterons ainsi dans cet article les caractéristiques de cette double insularité démographique de la jeunesse vivant à Mayotte : celle liée à la place de Mayotte au sein de la République et celle liée à la position des populations comoriennes au sein du département de Mayotte.
Carte 1 – Archipel des Comores
Source : Division géographique de la Direction des Archives et du ministère des Affaires étrangères
6L’insularité géographique désigne ici le fait d’être un territoire isolé d’un continent par une mer. De façon métaphorique, l’insularité « démographique » désigne, si l’on considère des caractéristiques démographiques et sociales, une population qui se distingue d’une population plus vaste, unie par une identité reconnue sur le plan politique, au niveau national ou régional notamment (Fourquet, 2019).
- 4 Cette insularité géographique de Mayotte vis-à-vis de la République française est renforcée par l’i (...)
- 5 Depuis l’indépendance des trois autres îles des Comores, la non reconnaissance internationale de Ma (...)
7La première colonisation de Mayotte par les Arabo-musulmans dès le XVe siècle a participé au processus de peuplement de l’île, tandis que la seconde colonisation, par la France en 1841, a installé une ère de stagnation économique durable4, accompagnée d’une déstructuration de l’ordre social établi dans un contexte de domination coloniale [Morano, 2023]. À la suite de la colonisation des trois autres îles des Comores par la France (Carte 1), à la fin du XIXe siècle, l’ensemble de l’archipel a été administré comme un seul territoire jusqu’au 6 juillet 1975. À cette date, la trajectoire de Mayotte se sépare de celles de Grande Comore, Anjouan et Mohéli – qui proclament leur indépendance et forment l’Union des Comores – en restant dans le giron de la République française5. Si l’histoire de cette séparation dévoile un climat de défiance, de lobbying et de violences [Carayol, 2023], l’histoire contemporaine mahoraise montre également une « constante adaptation de l’élite locale face aux aléas de la politique comorienne sous administration coloniale » [Idriss, 2013].
8Selon Sophie Blanchy, « entre les îles de la région, une culture homogène crée un fort sentiment d’identité locale » et « l’altérité est représentée soit par les métropolitains (culturellement distincts malgré le partage – théorique – de la même citoyenneté française), soit par les Comoriens venus des îles voisines, politiquement distincts malgré le partage de nombreux éléments culturels. » Alors, jusqu’au début du XXIe siècle, « la controverse juridique provoquée par [la] séparation [avec les Comores] et les spécificités culturelles de Mayotte ont empêché l’État français d’accorder à l’île le statut de département » [Blanchy, 2002].
9Malgré tout, à la demande réitérée des responsables politiques locaux, et sur la base d’un programme d’assimilation législative sur 10 ans6, le territoire connaît une évolution rapide pour finalement obtenir le statut de département le 31 mars 2011. Cette départementalisation suppose une intégration au droit commun avec, notamment, la création d’un état civil, l’établissement d’un cadastre, voire le bénéfice total des droits sociaux communs à l’ensemble des habitants, au même titre que toutes celles et tous ceux vivant dans un autre département de la République française. Toutefois, cette transition, mal préparée, a été difficilement vécue par les Mahorais, qui ont pu avoir « l’impression qu’il s’agissait d’éliminer leur culture et leur identité, ce qui fait d’eux ce qu’ils sont, dont le droit local fait partie » [Blanchy et Moatty, 2012].
10La transformation du droit local dans le cadre du processus de départementalisation impacte les structures familiales : les ménages polygames deviennent dans le cadre des politiques publiques partiellement des familles monoparentales, tandis que des mineurs étrangers auparavant accueillis dans un cercle familial élargi extra parental intègrent la catégorie des mineurs non accompagnés puisque les détenteurs de l’autorité parentale ne vivent pas (ou plus, en cas d’expulsion) sur le territoire mahorais [Blanchy, 2018]. Le caractère inachevé de ce processus et la gouvernance du territoire, parfois qualifiée de « postcoloniale », provoquent des discontinuités brutales sous l’effet d’une mise aux normes françaises de la société locale [Roinsard, 2022].
- 7 L’instauration de ce visa à l’initiative du gouvernement d’Edouard Balladur marque un tournant dans (...)
11Ainsi, la « convergence des droits » n’est que très partiellement atteinte. En outre, le droit relatif au séjour des étrangers et des enfants nés de parents étrangers diffère. Depuis le 18 janvier 1995, après avoir librement circulé, depuis toujours, entre les différentes îles de l’archipel, les Comoriens qui souhaitent se rendre à Mayotte doivent obtenir un visa, impliquant des démarches administratives lourdes et des frais de dossier7. Par ailleurs, depuis mars 2019, les enfants nés à Mayotte n’accèdent pas à la nationalité française dans les mêmes conditions que les enfants nés ailleurs sur le territoire français [Sahraoui, 2020].
12Par conséquent, sur le plan politique, Mayotte est marquée par une première insularité au sein de la République française : soit parce que les caractéristiques sociales et politiques découlant des normes de droit commun se distinguent, la convergence de l’ensemble des droits (droit au séjour, droits sociaux, mais aussi droits liés à la scolarisation, à la santé...) n’étant pas aboutie ; soit parce que la situation sociale, politique et culturelle actuelle semble marquée par une revendication croissante d’une identité distincte et complémentaire au sein de la République. L’entrelacement de ces trajectoires depuis plusieurs siècles éclaire le contexte avec lequel compose la population de Mayotte, notamment la population jeune née après la départementalisation. Il existe en outre un décalage entre la mémoire collective mahoraise et une réalité beaucoup plus complexe, marquée aujourd’hui par un processus de reconstruction mémorielle [Idriss, 2013]. En effet, c’est dans ce contexte que Mayotte a vu aboutir en 2011 un long processus de départementalisation, dont la revendication « s’apparentait ainsi plus à un dogme qu’à une idéologie et ne reposait sur aucun fondement théorique en rapport avec le statut de département français. » [Idriss, 2013]. La réflexion sur les formes que doit prendre ce statut semble connaître un renouveau depuis la départementalisation, notamment au regard des crises successives [Idriss, 2013 ; Roinsard, 2022].
13La singularité de Mayotte avec le reste du territoire national, dessinant une autre insularité, s’illustre aussi sur le plan démographique, notamment en ce qui concerne la jeunesse : son poids démographique dans la population, sa composition selon l’origine, mais aussi la scolarisation et la non-scolarisation.
- 8 Avec 4,7 enfants par femme, l’indicateur conjoncturel de fécondité le plus proche de celui de Mayot (...)
14Portée par une natalité qui a très fortement augmenté depuis la départementalisation (10 200 naissances en 20238 contre 6 500 en 2012), la composition par âge de la population est beaucoup plus jeune que celle de la France entière (Figure 1). Plus d’une personne sur deux est mineure ; 60 % de la population de Mayotte a moins de 25 ans, contre moins de 30 % pour la France entière.
Figure 1 - Répartition par sexe et âge de la population de la France et de Mayotte au 01/01/2024 (pour 10 000 habitants)
Source : Insee, RP, estimations de population au 1er janvier 2024 pour Mayotte et la France entière
15La population a très fortement augmenté depuis quelques décennies, passant d’environ 20 000 habitants à la fin des années 1950 à plus de 320 000 habitants en 2024 selon les dernières estimations9 de l’Institut national de la statistique et des études économiques - Insee (Figure 2). Le taux d’accroissement annuel moyen de la population est de 3,8 % entre 2012 et 2017, bien au-dessus de l’accroissement de l’ensemble de la population française10 (0,5 % entre 2017 et 2018). La contestation des chiffres du recensement est un phénomène notoire à Mayotte. Si certaines études11 s’appuyant sur une estimation de la consommation moyenne de riz par habitant annoncent plus de 600 000 habitants, la superficie restreinte de l’île (376 km²) aboutit à une densité de population qui rend ces scénarios irréalistes. L’île est peuplée d’environ 851 habitants au km² selon les chiffres de l’Insee (contre 118 en métropole), ce qui octroie déjà à Mayotte la densité de population la plus élevée de France12 en dehors des départements franciliens. Selon un rapport de la Cour des comptes13 datant de juin 2022, « la plupart des interlocuteurs de la Cour s’accordent sur le chiffre de 350 000, voire 400 000 habitants », mais la Cour n’apporte aucune argumentation supplémentaire. De son côté, l’Insee a publié sur son blog un article14 visant à expliciter la méthode du recensement à Mayotte, tout en démentant les « fausses affirmations ».
Figure 2 - Évolution de la population de Mayotte entre 1958 et 2024
Source : Insee, recensements de la population (pour 2024, estimation de l’Insee fondée sur le RP 2017)
- 15 Insee Flash Mayotte n° 100, janvier 2020, « Beaucoup de familles nombreuses ».
16La population mahoraise se caractérise par l’importance des familles nombreuses. Selon une étude de l’Insee, la moitié des familles comptent au moins trois mineurs, en 2017 comme en 201215. Le territoire se distingue également par une monoparentalité plus fréquente qu’en métropole (un tiers des familles, dont le chef de ménage est une femme dans 90 % des cas, contre un peu plus d’une famille sur cinq en métropole), bien que moindre par rapport aux autres départements et régions d’outre-mer (Insee, 2021). Toujours selon cette étude, 28 % des enfants de moins de 3 ans vivent déjà dans une famille monoparentale, contre 12 % en métropole. Dans un contexte de transition démographique très lente et encore loin d’être achevée (5,8 enfants par femme en 1990, 5 en 2007 et 4,7 en 2019), l’âge à la maternité est particulièrement précoce puisque 35 % des naissances concernent des mères de moins de 25 ans en 2017 (13 % en métropole), tandis qu’en 2021, 4,4 % des naissances concernent des mères mineures à Mayotte, contre 0,3 % en métropole.
17Selon le recensement de la population de 2017, presque la moitié de la population de Mayotte est étrangère (tableau 1). Les Français et les Comoriens représentent respectivement 51,8 % et 45,7 % de la population. La situation s’inverse pour la population des 18-25 ans : les Français et les Comoriens représentent alors respectivement 45,3 % et 52,3 % de la population (TAB2).
18Les analyses selon le lieu de naissance montrent que plus d’un habitant sur trois est né à l’étranger (35,6 %), tandis que 58,6 % de la population est native de Mayotte. La situation s’inverse à nouveau pour les 18-25 ans : les natifs de l’étranger représentent 55,6 % alors que les natifs de Mayotte ne représentent plus « que » 41,4%.
19Si la répartition selon le genre est plutôt équilibrée pour la population de nationalité française comme pour celle des natifs de Mayotte, il y a en revanche davantage de femmes chez les Comoriens et chez les natifs de l’étranger (respectivement 61 % et 62 %).
Tableau 1 – Une population étrangère plus importante que celle des natifs de l’étranger. Répartition de l’ensemble de la population mahoraise selon la nationalité et le lieu de naissance.
Champ : Ensemble de la population
Source : Insee, RP 2017
- 16 Contrairement à la notion commune d’« étranger », qui désigne une personne n’ayant pas la nationali (...)
- 17 Mais cette question est plus que jamais d’actualité au regard des récents débats sur une possible s (...)
20La composition de la population selon la nationalité et le lieu de naissance diffère largement à Mayotte en comparaison de celle de l’ensemble de la population française. Ainsi les Français nés en France représentent 89 % de la population de la France, contre légèrement moins de la moitié de la population de Mayotte (49 %), tandis que les immigrés16 représentent 10 % de la population de la France entière contre 35 % de la population mahoraise (Figure 3 et Figure 4). À Mayotte, les étrangers nés en France sont majoritairement des mineurs et une partie d’entre eux a vocation à devenir Français à leur majorité17.
Figure 3 - Composition de la population des 18-25 ans vivant en France hexagonale en 2018
Champ : Population âgée de 18 à 25 ans en France hexagonale
Lecture : La population des 18-25 ans vivant dans l’Hexagone en 2018 est composée de 6,5 % d’étrangers nés à l’étranger et de 3,5 % de Français par acquisition, soit 10 % d’immigrés et 6,8 % d’étrangers.
Source : Insee, RP 2018
Figure 4 - Composition de la population des 18-25 ans vivant à Mayotte en 2017
Champ : Population âgée de 18 à 25 ans à Mayotte
Source : Insee, RP2017
- 18 Alors que le Défenseur des droits évoque un chiffre supérieur à 15 000 enfants, sans indiquer le mo (...)
- 19 En Guyane, selon l’Insee, 6 200 enfants âgés de 3 à 16 ans ne sont pas scolarisés en 2020, soit 7 % (...)
- 20 Par ailleurs, selon nos propres calculs sur les bases fournies, 75 % des jeunes pris en charge par (...)
- 21 Modification de l’article L131-1 du code de l’éducation par la loi n° 2019-791 du 26 juillet 2019, (...)
21Dans ce contexte, les enfants mahorais ne bénéficient toujours pas du même niveau d’accès aux droits les plus fondamentaux que les autres enfants vivant dans un département français. Le phénomène de la non-scolarisation pointe des dysfonctionnements très importants. Une étude réalisée par l’Université Paris Nanterre [Mathon-Cécillon et Séraphin, 2023] établit pour l’année 2023 deux estimations du minimum d’enfants non scolarisés (5 300 ou 9 500 selon la méthode utilisée18). En France, il n’y a qu’en Guyane que l’on peut retrouver un phénomène d’une ampleur comparable19. Sur une base de 9 500 enfants non scolarisés à Mayotte, la part d’enfants non-scolarisés20 (8,8 %) est plus de deux fois plus élevée qu’en métropole (4 % selon l’Insee en 2020, peu après l’obligation de scolarisation dès l’âge de 3 ans entrée en vigueur à la rentrée 201921).
22Cette « distinction » sur des caractéristiques plus sociales se retrouve si l’on considère d’autres indicateurs. Selon l’Insee, en 2018, 77 % de la population de Mayotte vit sous le seuil de pauvreté, soit cinq fois plus que le niveau national, et près de la moitié de la population de Mayotte (42 %) vit avec moins de 160 euros par mois. De plus la moitié des 18-25 ans vit dans un logement en tôle et 64 % sont chômeurs ou inactifs.
23Ainsi, Mayotte est une véritable île au sein de la République française, non seulement sur le plan géographique, mais aussi et surtout sur le plan démographique. La trajectoire politique et sociale de l’île induit une véritable distinction de la population qui vit à Mayotte, que l’on étudie la répartition par âge de la population, la composition de la population, la répartition selon la nationalité ou des critères plus précis comme celui du taux de non-scolarisation. Toutefois, dans cette île démographique, nous pouvons observer une autre île, constituée par la population comorienne ou originaire des Comores. Cette île démographique au sein de Mayotte et constituée de plusieurs îlots localisés puisque cette population distincte est géographiquement regroupée dans des îlots populationnels dans le territoire mahorais.
24Les données du recensement de 2017 montrent que plus de 95 % des jeunes étrangers entre 18 et 25 ans vivant à Mayotte sont de nationalité comorienne. Ces derniers représentent plus de la moitié de l’ensemble de la tranche d’âge (52,3 %). Près de 4 % d’entre eux sont nés à Mayotte, et plus de 95 % sont nés à l’étranger (soit 56 % de l’ensemble des 18-25 ans).
25Les femmes sont sur-représentées chez les jeunes de nationalité comorienne (61 %) et chez les jeunes natifs de l’étranger (62 %), alors que les effectifs par sexe sont plutôt équilibrés chez les Français et les natifs de Mayotte (respectivement 53 % et 52 %).
- 22 L’enquête MFV-Mayotte a été menée conjointement par l’Institut national d’études démographiques (In (...)
- 23 Les non natifs de Mayotte représentent plus de 52 % des 18-25 ans, soit 6 points de moins que dans (...)
26L’enquête Migrations, Famille et Vieillissement – MFV Mayotte22 [Marie et al., 2017] confirme ces résultats et montre que les jeunes natifs de l’étranger sont très majoritairement natifs des Comores. Un des apports de MFV est de permettre de distinguer, au-delà des Comores comme pays de naissance, l’île des Comores dans laquelle l’individu est né. Ainsi, parmi les natifs des Comores âgés de 18-25 ans, 75 % sont originaires de l’île d’Anjouan, 21 % de celle de Grande Comore et 4 % de Mohéli. Dans l’enquête MFV les natifs des Comores représentent 47,4 % de la population des jeunes de 18-25 ans23.
Encadré 1- Un contexte politique aux Comores d’abord instable puis autoritaire
Qualifiée d’« État fragile » par la Banque mondiale, la République fédérale islamique des Comores a subi de graves troubles politiques à répétition entre son accession à l’indépendance en 1975 et 2001, avec le développement de mouvements sécessionnistes et une vingtaine de coups d’État [Cottereau, 2021 ; Idriss, 2017]. Devenues Union des Comores en 2001 avec l’adoption de la nouvelle constitution, les trois îles attribuent à la « décolonisation ratée » de Mayotte un rôle important dans ces déséquilibres, qui ont provoqué en 1997 la tentative de sécession d’Anjouan et sa demande de rattachement à la France [Blanchy, 2002].
D’après la Banque mondiale, les trois îles de l’Union des Comores comptaient 850 000 habitants en 2019, tandis que le PIB par habitant est près de 13 fois inférieur24 à celui de Mayotte. Il s’agit d’un des territoires les plus pauvres au monde avec un indice de développement humain de 0,497, soit le 160e sur 188 pays d’après le Programme des Nations unies pour le Développement (Pnud). D’importants problèmes structurels (fortes crises énergétique et économique, des systèmes éducatif et sanitaire peu développés et saturés) sont amplifiés par la faiblesse des institutions et la corruption dans les plus hautes sphères du pouvoir [Peccia et Meda, 2017]. Selon un rapport de la Banque mondiale sur l’évaluation de la pauvreté aux Comores en 201425, près de 40 % de la population comorienne souffre de privations sévères, c’est-à-dire une privation dans plus de 50 % des indicateurs couvrant cinq dimensions du bien-être. Le contexte politique des Comores conduit à un important phénomène de « brain drain » (fuite des individus les plus qualifiés). Ces nombreux départs ne sont pas compensés par des migrations de retour par peur d’un « brain waste », un gaspillage des compétences dans un territoire dépourvu de toutes possibilités de changement.
27Qualifié d’ « État autoritaire », selon les critères de l’indice de démocratie 201526, l’Union des Comores est dirigée par le colonel Azali Assoumani, qui s’est emparé du pouvoir par un coup d’État militaire le 30 avril 1999 [Ibrahime, 2024] et qui a entamé début 2024 un quatrième mandat, à la suite d’une élection entachée par de nombreux soupçons de fraude. L’opposition, largement réprimée, dénonce la violence de sa gouvernance et une lente dérive autoritaire.
28Les analyses réalisées à partir du recensement et de l’enquête MFV montrent que les Comoriens et les natifs des Comores sont fortement désavantagés par rapport respectivement aux Français et aux natifs de Mayotte.
29En termes d’activité et de scolarisation, le recensement montre qu’une écrasante majorité des jeunes de nationalité comorienne entre 18 et 25 ans sont au chômage ou inactifs (80 %, contre 44,3 % des Français) (tableau 2). Ils sont également trois fois moins nombreux à occuper un emploi (6,9 %) que les Français (22,2 %). Près de la moitié de ces derniers (Français) possèdent un diplôme supérieur ou égal au baccalauréat (45,5 %) contre seulement 13 % des jeunes Comoriens. Enfin, plus de deux tiers des jeunes Comoriens ne possèdent aucun diplôme (67 %), c’est beaucoup plus que les Français (20 %).
30Les données du recensement permettent également de comparer les conditions de logement de ces deux populations : les jeunes Comoriens vivent dans des conditions plus difficiles que les jeunes Français. Ainsi deux tiers des Comoriens de 18-25 ans vivent dans un logement en tôles (ou composé de bois, matières végétales ou terre), contre un tiers des Français. Les logements sont inégalement équipés selon la population, puisque seulement la moitié des Comoriens peuvent s’approvisionner en eau à l’intérieur de leur logement contre trois quarts des Français ; par ailleurs plus de trois quarts des Comoriens n’ont pas de douche ni des toilettes (78 %, contre 42 % des Français).
- 27 Parmi les personnes nées à l’étranger, plus de 90 % sont de nationalité comorienne.
- 28 Sur l’ensemble des jeunes français de 18-25 ans, 7,6 % sont nés à l’étranger.
31La tendance est évidemment identique si l’on compare les natifs de l’étranger27 aux natifs de Mayotte, systématiquement avantagés. Les jeunes natifs d’un autre territoire français sont largement plus favorisés que tous les autres : les trois quarts ont un diplôme au moins égal au baccalauréat, 95 % vivent dans un logement en dur et 98 % peuvent s’approvisionner en eau à l’intérieur de leur logement. Les Français de naissance sont également plus favorisés que les Français par acquisition28 selon toutes les variables présentées, mais l’écart entre ces deux populations est plus faible s’agissant de l’activité (7 points pour les actifs en emploi, aucun écart pour les étudiants) et de la scolarisation (8 points pour les individus au moins diplômés du baccalauréat) que pour les variables ayant trait aux conditions de logements (32 points d’écart pour un logement en dur). La différence de diplôme et de scolarisation entre les Comoriens et les Français par acquisition pourrait s’expliquer par un effet de sélection chez ces derniers, dont certains ont, peut-être, bénéficié de plus de compétences découlant de l’expérience (connaissance et réalisation des démarches administratives, soutien et encouragements de leur entourage, ...).
Tableau 2 - Statistiques descriptives selon le lieu de naissance et la nationalité (RP)
Champ : 18-25 ans – utilisation de la pondération
Source : Insee, RP 2017 Mayotte
32Les données de l’enquête MFV confirment que les jeunes Français sont (très) favorisés par rapport aux jeunes étrangers (très majoritairement Comoriens), quelle que soit la variable d’analyse (tableau 3). Les résultats présentés vont systématiquement dans le sens d’un effet important de la nationalité, sachant que parmi les jeunes étrangers âgés entre 18 et 25 ans, près des trois quarts déclarent se trouver en situation administrative irrégulière (72 %).
- 29 Modalités « Y arrive difficilement » et « Ne peut pas y arriver sans faire de dettes ou demander de (...)
- 30 Modalités « Ça va » et « À l’aise ».
33Les données de MFV confirment les conditions de logement moins favorables pour les jeunes de nationalité comorienne, nés ou non à Mayotte à travers des indicateurs différents. Les jeunes étrangers vivent ainsi beaucoup plus souvent dans un logement surpeuplé : la moitié d’entre eux vivent dans un logement qui compte deux fois plus de personnes que de pièces d’habitation, alors que cette situation est deux fois moins fréquente chez les Français (22 %). Cette situation peut en partie s’expliquer par l’aisance financière du ménage ressentie par les enquêtés : une majorité des jeunes Comoriens déclarent se trouver dans une situation difficile voire intenable (71 %) contre moins de la moitié des jeunes Français (43,9 %)29. L’analyse de cette variable montre également que plus d’un tiers des Français âgés entre 18 et 25 ans déclarent se trouver dans une situation financière favorable30 (35,9 %), contre seulement 13,8 % des étrangers.
34Si une grande majorité des jeunes Français et étrangers déclarent avoir des frères et sœurs en dehors de Mayotte (près de 80 % pour les deux populations), une nette différence apparaît selon le territoire de vie de ces derniers : plus de 8 jeunes Français sur 10 ont des frères et sœurs en France hexagonale (81,4 %) contre moins de 3 jeunes étrangers sur 10 (27 %).
35Enfin, les jeunes Français déclarent une nouvelle fois se trouver dans une meilleure situation concernant leur état de santé en général et leur maîtrise du français. Ils sont moins nombreux à déclarer un état de santé estimé entre moyen et très mauvais (14,9 %) que les jeunes de nationalité étrangère (24,6 %), tandis qu’ils déclarent très rarement n’avoir aucune maîtrise du français (1,9 %), situation qui concerne plus d’un quart des jeunes étrangers (27 %).
36Les autres variables indiquent une meilleure situation déclarée par les jeunes Français par acquisition s’agissant de l’aisance financière, l’état de santé en général et la maîtrise du français : 10 % des jeunes Français de naissance déclarent que leur ménage se trouve dans la pire situation financière possible contre seulement 1 % des jeunes Français par acquisition ; 66 % de ces derniers déclarent maîtriser le français contre 40 % des jeunes Français de naissance, soit 26 points de moins. L’enquête MFV conforte ainsi l’hypothèse qui semblait émerger de l’exploitation des données du recensement, avec la possible existence d’un effet de sélection parmi les jeunes Français par acquisition, dont certains bénéficient selon les données de MFV d’une meilleure situation les jeunes Français de naissance.
Tableau 3 – Statistiques descriptives selon le lieu de naissance et la nationalité (MFV-Mayotte)
Champ : 18-25 ans – utilisation de la pondération
Source : Enquête MFV-Mayotte, 2015-16, Ined-Insee
37La population comorienne ou originaire des Comores vit une double insularité démographique puisqu’à l’insularité au sein de la République française se superpose une insularité au sein de Mayotte, économique et sociale, mais aussi géographique.
- 31 Les données par communes du recensement sont accessibles sur le site de l’Insee uniquement par âge (...)
38La Carte 2 indique que les jeunes étrangers âgés de 15 à 24 ans31 sont beaucoup plus nombreux dans certaines communes de l’île, leurs zones d’habitation formant ainsi des îlots territoriaux. A partir des données par commune du recensement de 2017, cette carte présente pour chacune des communes le nombre de jeunes étrangers et leur proportion par rapport à l’ensemble de la tranche d’âge.
39Certaines communes comptent autant de jeunes de nationalité française que de jeunes de nationalité étrangère. Cinq communes ont une proportion de jeunes étrangers supérieure à 45 % (dont deux communes au-dessus de 50 %). Au contraire, 7 communes ont moins de 35 % de jeunes étrangers (dont 3 communes en dessous de 25 %).
40Les communes qui possèdent les proportions les plus élevées de jeunes étrangers sont toutes situées dans le nord-est et dans le centre de l’île. Ce sont également les communes qui comptent le plus d’étrangers en valeur absolue : plus de 5 900 jeunes étrangers habitent à Mamoudzou, soit 49 % de l’ensemble des jeunes de ce groupe d’âges. Koungou et Dembéni sont les deux autres communes qui regroupent le plus d’étrangers (respectivement 2 825 et 1 453 jeunes), et elles sont également avec Mamoudzou les trois communes ayant les plus fortes proportions d’étrangers de Mayotte.
- 32 La députée de la première circonscription de Mayotte, élue lors des élections législatives de 2022, (...)
41Au contraire, les communes du littoral ouest, notamment au nord et au sud de l’île, ont les plus faibles effectifs et pourcentages d’étrangers. Ce phénomène peut s’expliquer par l’éloignement géographique de Mamoudzou, commune chef-lieu qui concentre une grande partie de l’activité économique et des services administratifs du territoire. Mais il pourrait également illustrer une certaine méfiance des populations locales à l’égard des individus originaires des autres îles de l’archipel, voire une ethnicisation des relations sociales qui a pour effet de stigmatiser les Comoriens, comme cela a été montré au sein l’espace religieux mahorais [Bréant, 2021]. Cette défiance se traduit parfois par des actes violents visant les populations immigrées, accusées d’être la source tous les maux de l’île par des « collectifs de citoyens mahorais » et des élus locaux32 [Carayol et al., 2019 ; Gros, 2023].
42La Carte 3 montre que les jeunes étrangers inscrits à la Mission locale de Mayotte (MLM) résident inégalement dans les différentes communes de l’île, ce qui confirme la formation d’îlots territoriaux. Cette carte présente le nombre d’étrangers inscrits à MLM selon leur commune de résidence ainsi que leur proportion dans l’ensemble des jeunes inscrits de la commune.
43Selon la même tendance que celle que nous avons pu observer avec les données du recensement, les jeunes inscrits à la MLM résident beaucoup plus souvent dans les communes du nord-est de l’île. En revanche, deux communes ne comptent aucun jeune étranger inscrit.
Carte 2 – L’insularité géographique des jeunes étrangers à Mayotte selon le recensement de la population
Lecture : Les jeunes étrangers représentent 28,4 % des 15-24 ans dans la commune de Chiconi, ils sont 368.
Champ : Individus âgés de 15 à 24 ans.
Minimum : n = 163 à Bouéni ; % = 16,1 à Mtsamboro. Maximum : n= 5 907 à Mamoudzou ; % = 52,4 à Dembéni. Moyenne : n = 1 078 ; % = 37.
Source : Insee, RP2017
Carte 3 – L’insularité géographique des jeunes étrangers à Mayotte selon la Mission locale
Lecture : Les jeunes étrangers représentent 28,6 % des jeunes inscrits à la MLM dans la commune de Tsingoni, ils sont 205.
Champ : Individus inscrits à la Mission locale de Mayotte.
Minimum : n = 0 et % = 0 à Bouéni et Pamandzi. Maximum : n = 340 à Mamoudzou ; % = 35,1 à Dzaoudzi. Moyenne : n = 82,2 ; % = 17,9.
Source : Mission locale de Mayotte
44Ainsi, la population comorienne et originaire des Comores vit sur l’île de Mayotte une double insularité. Les données de la MLM confirment le constat. Il est possible de se demander en conclusion si les institutions de la République renforcent cette situation inégalitaire ou si leur action les limite.
45Toutefois, peu d’institutions disposent de bases de données précises intégrant des variables concernant l’origine ou la nationalité. Il est donc malaisé de réaliser et surtout de généraliser ce type d’analyse. La MLM fait figure d’exception. Nous allons donc préciser cette question à titre exploratoire.
46En préalable, précisons que les conditions d’entrée à la MLM stipulent que les jeunes ne sont « pas étudiants, ne suivent pas une formation et rencontrent des difficultés d’accès à l’emploi durable ». L’entrée dans les dispositifs de la MLM concerne donc tous les jeunes les plus défavorisés, sachant qu’il n’y a pas d’autres conditions que l’âge (entre 16 ans et 25 ans révolus).
- 33 Bien que nous ne disposions pas de l’âge des individus dans les données fournies par la MLM, les je (...)
- 34 La MLM a accepté de nous fournir une base qui regroupe 6 671 jeunes, entrés dans le dispositif du C (...)
47Tout d’abord, nous constatons que le pourcentage moyen de jeunes étrangers inscrits33 à la MLM par commune est de 17,9 %, soit près de 20 points de moins que le pourcentage moyen de jeunes étrangers âgés de 15 à 24 ans recensés dans les communes (37 %). Parmi l’ensemble des jeunes inscrits à la MLM sur les données dont nous disposons34, seuls 21 % sont de nationalité étrangère (contre près de 55 % des 18-25 ans selon le RP). Nous pouvons émettre l’hypothèse que les jeunes étrangers n’ont pas connaissance de ce dispositif ou ne savent pas comment en faire usage, ou alors qu’ils ont des craintes d’y avoir accès, surtout s’ils sont dans une condition « délicate » en ce qui concerne le droit au séjour. En ce qui concerne l’accès aux dispositifs de la MLM, cette insularité est donc toujours autant marquée.
48Toutefois, les données de la MLM semblent montrer que malgré certaines différences observées en fonction de la nationalité en ce qui concerne l’accès, il existe une égalité de traitement pour tous les individus une fois qu’ils ont intégré le dispositif, quelle que soit la nationalité.
- 35 Rappelons que près de 95 % des étrangers nés à l’étranger sont natifs des Comores, et 7,4 % de l’en (...)
49Certes, en ce qui concerne la population des jeunes bénéficiaires, quelques différences peuvent être constatées. Si les proportions de jeunes ayant le niveau baccalauréat sont plutôt équilibrées (près des deux tiers des jeunes dans les deux cas), les Français ont plus souvent le niveau CAP ou BEP (+ 7 points) et le niveau licence que les jeunes étrangers35 (respectivement, 4,5 % et 0,4 %). Ces derniers ont en revanche plus souvent le niveau collège (7,4 %, contre 1,4 % des Français). Un autre enseignement de cette base est le nombre d’enfants des jeunes inscrits à la MLM : si une majorité n’a pas d’enfant, c’est le cas de 81 % des jeunes nés en France mais 73 % des natifs des Comores. Ces derniers sont 18 % à avoir au moins deux enfants, contre 6,7 % des Français.
50Toutefois, la variable des dispositifs secondaires suivis par les jeunes montre que tous les jeunes inscrits à la MLM bénéficient d’une égalité de traitement. Ainsi, quelle que soit la nationalité, les jeunes bénéficient dans les mêmes proportions des différents dispositifs de prise en charge : 24 % des Français bénéficient du dispositif d’accompagnement du Cep (Conseil en évolution professionnelle) contre 23 % des étrangers ; 23,6 % des Français et 23,3 % des étrangers bénéficient du diagnostic approfondi ; et 20 % des jeunes Français et des jeunes étrangers bénéficient du Parcours contractualisé d’accompagnement vers l’emploi et l’autonomie (Pacea).
51Ainsi, la MLM, dont l’action porte sur les jeunes les plus défavorisés, a certes un « recrutement » inégalitaire. Néanmoins, malgré cette différence à l’entrée, l’organisme délivre les mêmes prestations à tous les jeunes, sans aucune différence selon la nationalité. Certes, il n’établit pas une équité par une « discrimination positive » assurant l’égalité des chances, mais assure au moins une égalité réelle, action parfois difficile à tenir sur une île régulièrement traversée par des débats, voire des combats, concernant les droits des étrangers, voire des populations françaises ayant des origines étrangères.
52Cette étude exploratoire sur les données de la MLM – à confirmer par l’étude de bases de données d’autres institutions si jamais elles intègrent des variables concernant la nationalité et les origines – permet d’émettre l’hypothèse que les institutions de la République contribuent à atténuer les effets de l’insularité et alimente le « creuset de la République » en intégrant de futurs citoyens. Alors que les décisions politiques, en ce qui concerne la nationalité et le droit au séjour, divisent et séparent [Roinsard, 2023], les institutions semblent œuvrer pour le rassemblement et l’intégration, et contribuent ainsi à lutter contre l’insularité « démographique » mahoraise, voire contre la double insularité vécue par les populations des jeunes Comoriens et originaires des Comores vivant à Mayotte.