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III - Le rapport aux autres et aux lieux des populations insulaires

La différenciation des pratiques familiales en Polynésie française. Influences du lieu de vie, du genre, de la classe sociale et de l’âge

Variations in Family Practices in French Polynesia: Influences of Gender, Social Class, and Age
Louise Protar et Leïla Fardeau

Résumés

Cet article livre une lecture combinée, à la fois sociologique et démographique, de la diversité des façons de vivre en famille en Polynésie française contemporaine. La vie des personnes en famille est ici appréhendée à travers les enjeux matériels des relations de parenté, à la fois au sein du groupe domestique quotidien (habiter ensemble, élever des enfants …) et du réseau familial, à proximité et à distance (se rendre service, se voir, se parler, partager des ressources, prendre soin des enfants et des aînés, …). Il s’agit de questionner les conditions concrètes de la vie de famille des Polynésiens et des Polynésiennes et de donner à voir la manière dont des déterminants sociologiques tels que le genre, l’âge, la classe sociale ou encore le lieu de résidence façonnent les pratiques familiales. L’objectif est donc de saisir les logiques sociales qui déterminent ces pratiques, dans un contexte d’insularité où les liens familiaux sont conditionnés par des mobilités intenses et l’éloignement. Pour ce faire, l’article construit le dialogue entre deux enquêtes : une étude quantitative fine des configurations familiales et une enquête ethnographique sur les pratiques familiales contemporaines.

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Texte intégral

1En Polynésie française, certaines pratiques familiales, comme la cohabitation intergénérationnelle ou les mobilités dans le réseau de parenté, sont tour à tour désignées dans les discours médiatiques et politiques comme la cause de problèmes sociaux (la surpopulation des habitations, les violences intrafamiliales) et comme une solution à certaines difficultés, par exemple le vieillissement de la population. Ces discours opposent facilement une image de la famille urbaine, nucléaire, individualiste et une norme de la famille traditionnelle, rurale et solidaire. Cette dichotomie stéréotypée s’appuie néanmoins sur une réalité : la pluralité des modes de vie sur le territoire.

2L’intérêt scientifique pour la question de la parenté dans l’ensemble géographique correspondant à la Polynésie française actuelle, et plus largement dans la région du Pacifique, a connu des fluctuations au fil des décennies. Les écrits du début du XXème siècle ont décrit la parenté polynésienne pré-contacts avec les Européens, en associant des sources amateures et savantes [Conte, 2019 ; Oliver, 1974 ; Saura, 2020]. À partir de la fin des années 1960, des chercheurs de l’O.R.S.T.O.R.M ont produit des recherches caractérisant les transformations sociales et économiques des années 1960 et 1970 [Fages, 1974 ; Ottino, 1972 ; Ringon, 1972 ; Robineau, 1989]. En effet, la décennie 1965-1975 est marquée par un triple processus d’urbanisation, de tertiarisation de l’économie et d’insertion dans la société de consommation. Il s’agit d’un développement à deux vitesses [Merceron and Morschel, 2013], qui se traduit aujourd’hui par un écart de 10 points entre le taux d’emploi de la zone urbaine et celui du reste du territoire [Bodet, 2022]. Néanmoins, Tahiti et les îles ne constituent pas deux mondes coupés l’un de l’autre. Hier comme aujourd’hui, les familles se répartissent sur plusieurs archipels et les personnes circulent [Bambridge, 2004 ; Bernard and Bernardie-Tahir, 2021 ; d’Hauteserre, 2004].

3Cet article livre une lecture combinée, à la fois sociologique et démographique, de la diversité des façons de vivre en famille. Il vise donc à les expliquer en les reliant à des déterminants sociologiques pertinents pour le territoire comme l’âge, le genre, la classe sociale ou encore le lieu de vie. Nous souhaitons éclairer la vie des personnes en famille à travers les enjeux matériels des relations de parenté, à la fois au sein du groupe domestique quotidien (habiter ensemble, partager des repas, élever des enfants, …) et du réseau familial, à proximité et à distance (se rendre service, se voir ou se parler, partager des ressources, prendre soin des aînés). Dans un contexte d’insularité où les liens familiaux sont conditionnés par l’éloignement, le cas polynésien contribue ainsi à la littérature scientifique internationale sur les populations insulaires [Bedford et al., 2007 ; Defrain, Defrain and Lepard, 1994 ; Poland et al., 2007].

4Ce travail construit le dialogue entre deux méthodes. La première est une étude quantitative sur les configurations familiales construite à partir du recensement de la population et de l’enquête Feti’i e fenua (Ined-ISPF, 2020). Cette enquête se situe dans la lignée des grandes enquêtes sur l’entourage [Bonvalet and Lelièvre, 2012 ; Rault et al., 2011 ; Marie, 2011]. Elle collecte des informations géographiques, socio-économiques et relationnelles concernant les membres de la famille des personnes enquêtées (parents, enfants et adelphes) et, le cas échéant, en symétrie du côté du conjoint. Elle s’est déroulée sur 31 îles représentatives des 5 circonscriptions administratives du territoire, auprès de 5 139 individus âgés de 40 à 59 ans [Fardeau et al., 2021 ; Fardeau, Lelièvre and Sierra-Paycha, 2021].

5La seconde est une enquête ethnographique sur les pratiques familiales, menée dans un quartier populaire urbain de Tahiti, ainsi qu’à Rangiroa et Maupiti, entre 2021 et 2023. Elle articule des observations de la vie du quartier et des familles, éclairées par des entretiens informels, sous forme de conversation individuelle ou de groupe, à des récits de vie enregistrés avec des personnes âgées de 23 à 70 et quelques années. Au total, 35 histoires de vie ou portraits de famille ont été collectés, majoritairement auprès de femmes.

6Plus qu’une confrontation, cette démarche permet de combiner des résultats quantitatifs exhaustifs ou représentatifs à des observations intensives de longue durée sur les pratiques familiales. Aux deux extrémités du spectre des méthodes en sciences sociales, ces recherches posent une question commune : Quelles sont les conditions concrètes de la vie de famille des Polynésiens et Polynésiennes ? Peut-on parler d’une différenciation sociale des pratiques familiales ? Quelles sont les logiques sociales qui les déterminent ?

7Une des spécificités socio-démographiques du territoire consiste en l’importante proportion de personnes résidant en famille élargie, pratique captée par le recensement à travers la catégorie statistique « ménage complexe ». Cette pratique, plus fréquente en milieu urbain et dans les familles pauvres, souvent marquées par différentes formes de précarité, est une conséquence de l’organisation socio-spatiale du territoire (I). La deuxième partie relie la dispersion spatiale des familles avec les pratiques de mobilités intenses et de résidences multiples qui marquent les parcours de vie individuels (II). La troisième partie analyse les effets d’âge et de genre sur ces pratiques familiales (III).

I. La « petite famille » : moderne, urbaine et riche ?

I.1. Profil socio-démographique de la Polynésie française contemporaine

8La Polynésie française, collectivité d’Outre-Mer de la République française, se caractérise par la structure archipélagique de son territoire, composé de 121 îles, réparties sur une surface aussi grande que l’Europe1. En 2017, 76 d’entre-elles sont habitées et le pays compte près de 276 mille habitantes et habitants, d’après le recensement. La moitié de la population est regroupée dans la zone urbaine de Tahiti (voir carte 1 ci-dessous), dans les Îles Du Vent, où se concentrent l’essentiel de l’activité économique du pays, les emplois et les services. Aujourd’hui, si le reste de l’archipel de la Société peut être considéré comme un espace péri-urbain, les autres archipels s’apparentent à des périphéries peu peuplées, privées d’opportunités professionnelles et contraintes dans l’accès à l’emploi et aux services publics. L’économie se caractérise par un faible taux d’emploi [Pasquier, 2022], une dépendance aux financements de l’État français et une vulnérabilité aux crises économiques [Siu, 2020].

Carte 1 : La Polynésie française avec les densités de population selon les îles en 2017

Carte 1 : La Polynésie française avec les densités de population selon les îles en 2017

Champ : Habitants de la Polynésie française.

Source : ISPF, https://data.ispf.pf/​bases/​Recensements/​2017/​cartes.

9Après avoir connu une transition démographique rapide [Villedieu-Liou, 1994], le territoire est dans la deuxième phase de la transition démographique, caractérisée par un indice conjoncturel de fécondité bas (1,7 enfants par femme en 2021) et la diffusion de ménages dits « émergents » : les couples sans enfants (16 %, cf. tableau 1) et les familles monoparentales (9 %). Amorcée à la fin du XIXème siècle, la nucléarisation des ménages a atteint ses limites dès les années 1990, malgré le maintien d’une part substantielle de ménages complexes (25 %) [Sierra-Paycha et al., 2022].

10Parmi ceux-ci, une majorité correspond à des cohabitations intergénérationnelles (16 %) et une minorité, à la corésidence de pairs d’une même famille (6 %). Le mode de cohabitation le plus répandu est celui des couples avec enfant(s) (36 %), localement appelé « petite famille ».

Tableau 1 : Typologie des ménages (avec la proportion par archipel)

Type de ménage

Zone urbaine de Tahiti

Zone rurale Iles-du-Vent

Iles Sous-Le-Vent

Australes

Marquises

Tuamotu-Gambier

Ensemble

Personne seule

15,4 %

14,2 %

15,6 %

16,3 %

16,1 %

17,1 %

15,3 %

Couple sans enfants

16,1 %

15,9 %

16,8 %

13,4 %

14,2 %

14,9 %

15,9 %

Couple avec enfants

33,8 %

37,2 %

36,7 %

37,1 %

40,6 %

37,3 %

35,6 %

Famille monoparentale

9,3 %

8,6 %

6,9 %

7,9 %

7,7 %

8,4 %

8,7 %

Ménages lignagers

16,4 %

17,1 %

16,4 %

16,6 %

13,3 %

12,1 %

16,2 %

Ménages de collatéraux

5,8 %

5,4 %

4,9 %

5,7 %

6,1 %

5,7 %

5,6 %

Autres

3,2 %

1,6 %

2,7 %

3,0 %

2,1 %

4,4 %

2,8 %

Nombre de ménages

37 584

19 518

10 051

1 913

2 694

4 784

38 960

Champ : Ménages résidant en logement ordinaire.

Source : Recensement de la Population de la Polynésie Française, 2017, Insee-ISPF.

  • 2 Dans le recensement (comme dans l’enquête Feti’i e fenua), les variables relatives à la catégorie s (...)

11La prévalence de la cohabitation intergénérationnelle et son maintien au cours des dernières décennies suggèrent que cette pratique est ancrée dans les modes de vie contemporains. Pour éclairer ce phénomène, nous avons cherché à caractériser les membres de ces ménages dits complexes. Les régressions logistiques présentées dans le tableau 2 évaluent l’influence des caractéristiques individuelles sur la probabilité d’appartenir à chacun des types de ménage complexe (ménage lignager et ménage de collatéraux). Les variables sélectionnées comprennent : le type de noyau familial de l’individu, son âge, le fait d’avoir déménagé au cours de la période intercensitaire, sa zone de résidence, son sexe, ainsi que le statut d’activité et le diplôme2. Nous avons également contrôlé par le statut d’occupation du logement occupé par le ménage, qui influence sensiblement les modes de cohabitation (tableau 2).

Tableau 2 : Déterminants du fait de vivre en famille élargie au niveau individuel (régressions logistiques)

 

Ménages lignagers

Ménages de collatéraux

Variables

Odds-ratio

P<Z

Odds-ratio

P<Z

Constante

0,17

***

0

0,03

***

0

Type Noyau (réf =Couple avec enfants)

 

 

 

 

 

 

Couple sans enfants

1,16

***

0

0,99

 

0,683

Famille monoparentale

2,05

***

0

1,53

***

0

Personne seule

0,7

***

0

2,44

***

0

Activité (réf =Actifs occupés)

 

 

 

 

Actifs chômeurs

1,34

***

0

1,04

 

0,164

Élèves, étudiants

0,47

***

0

0,88

***

0

Retraités

1,06

***

0,008

0,78

***

0

Autres inactifs

1,16

***

0

1,05

**

0,036

Âge

 

 

 

 

15-29

2,49

***

0

1,25

***

0

30-44

1,09

***

0

1,42

***

0

60-74

1,03

0,143

0,67

***

0

75+

1,11

***

0,001

0,43

***

0

A déménagé (5 ans)

2,03

***

0

1,62

***

0

Zone résidence (réf =Îles Sous le Vent)

 

 

 

 

Australes

0,97

0,369

0,98

 

0,751

Marquises

0,73

***

0

1,05

 

0,319

Tuamotu-Gambier

0,59

***

0

0,9

**

0,015

Zone rurale Iles-du-Vent

1,08

***

0

1,08

***

0,01

Zone Urbaine de Tahiti

1,42

***

0

1,4

***

0

Niveau de diplôme (réf =Bac gen. ou tech)

 

 

 

 

Aucun/CEP

1,74

***

0

1,58

***

0

BEPC

1,17

***

0

1,32

***

0

Diplôme pro.

1,35

***

0

1,36

***

0

Dipl. du supérieur

0,45

***

0

0,54

***

0

Sexe =Femme

1,12

***

0

0,96

**

0,034

Statut d'occ. du logt. (réf =Propriétaire)

 

 

 

 

Locataire, privé

0,24

***

0

0,96

*

0,099

Locataire, social

1,73

***

0

1,06

 

0,134

Logé gratuitement

0,37

***

0

1,64

***

0

Propriétaire, terrain loué ou indivis

1,1

***

0

1,28

***

0

Champ : Habitants de la Polynésie française de 15 ans et plus, résidant en logement ordinaire.

Source : Recensement de la Population de la Polynésie Française, 2017, Insee-ISPF.

I.2. La cohabitation en famille élargie : une adaptation à l’organisation socio-spatiale du territoire

12Alors que la cohabitation en famille élargie est facilement associée au mode de vie rural et à l’activité agricole qui prédominait sur le territoire avant les années 1960, cette pratique est aujourd’hui plus fréquente en zone urbaine qu’en zone rurale. En effet, la cohabitation en famille élargie (intergénérationnelle ou entre collatéraux) a une plus forte probabilité en zone urbaine (odds ratio de 1,4 pour les deux types de ménages, cf. tableau 2).

13Les raisons des cohabitations familiales sont multiples. Dans bien des cas, celui d’un ménage de collatéraux formé quand une famille accueille une sœur pour des soins médicaux, ou celui d’un ménage lignager, fruit des mises en couples des enfants alors qu’une décohabitation n’est pas encore possible. Les parcours qui amènent à la corésidence familiale sont déterminés donc par des contraintes sociales, spatiales et économiques.

14En effet, l’agglomération urbaine est la destination de nombreuses mobilités motivées par la concentration des opportunités d’emploi et les services publics. Il s’agit notamment de jeunes gens souhaitant poursuivre leurs études ou trouver du travail [Sierra-Paycha and Lesage, 2019]. Or l’offre de logements s’avère largement insuffisante [Ellacott, 2014] et inaccessible aux nouveaux arrivants et arrivantes, souvent en situation de précarité économique. Cette importance de l’accueil dans la formation des ménages complexes se traduit par des odds ratio importants (respectivement 2 et 1,6, selon le type de ménage, cf. tableau 2) associés à un déménagement au cours des 5 dernières années. Les odds ratio associés au fait d’avoir entre 15 et 29 ans (respectivement 2,5 et 1,3 pour les ménages lignagers et de collatéraux, cf. tableau 2) corroborent le recours des plus jeunes à la parentèle pour se loger.

15Les tensions autour du logement résultent aussi d’enjeux fonciers, liés au régime de l’indivision très répandue sur le territoire [Bambridge, 2013 ; Sana-Chaillé de Néré, 2023]. Dans ce contexte, la propriété et l’usage des terres et des maisons font fréquemment l’objet de conflits familiaux. Dans ces disputes, la légitimité qu’accorde une présence prolongée dans un lieu est décisive. Cette norme, déjà décrite dans les travaux anthropologiques des années 1970 [Ottino, 1970], revient fréquemment dans les entretiens sur les relations familiales et les parcours résidentiels. L’extrait suivant, réalisé avec Simone, 69 ans, à Rangiroa en 2022, montre la fonction d’une maison de famille à Papeete, à la fois lieu d’accueil pour la famille élargie (ici pour les enfants scolarisés) et objet de rivalité foncière.

Enquêtrice : - Qui te dispute ce terrain, ce sont tes frères et sœurs ou les frères et sœurs de ton père ?

Simone : - Non, de mon père, mais ils ne sont plus en vie, ce sont plutôt les enfants. […] Parce que mon père me disait, il ne faut jamais sortir de là, il ne faut jamais vendre cet endroit, ça fait plus de 30 ans, 50 ans, 60 ans que je suis là, j'ai grandi là...

E : - Il y a quelqu'un maintenant sur le terrain ?

S : - C'est ma fille. La dernière, celle qui est à l'université. […] Il y avait une autre fille, les enfants...quand il y a l'école, il y a les petits-enfants qui viennent là […], parce qu'ils ont leur chambre et tout. Mais actuellement il y a un... le fils de ma nièce est là.

16Les contraintes matérielles qui conditionnent les mobilités et les cohabitations s’articulent à un fort devoir d’hospitalité et de solidarité envers les membres de la parentèle, qui n’est pas exempt d’ambivalence [Bastide, 2020].

I.3. Habiter avec sa famille élargie, une pratique des ménages précaires

  • 3 « Famille » ou « parent (personne unie par la parenté) » en tahitien (Source : Dictionnaire en lign (...)

17Les récits de vie collectés révèlent que vivre avec ses feti’i3 est d’abord une solution par défaut, sur laquelle se greffe l’adhésion à une norme familiale. Les personnes n’ont pas les moyens de faire autrement.

18C’est le ressenti qu’exprimait Heiata, une femme d’une trentaine d’années, qui a grandi dans un milieu populaire de la zone urbaine de Tahiti. À l’âge de 17 ans, elle s’est mise en couple avec un garçon. Les parents du garçon, désapprouvant la relation, l’ont chassé de chez lui et il est venu vivre chez Heiata et ses parents. En 2022, Heiata, son conjoint et leur fils vivent avec la mère d’Heiata. La maison est grande, mais la jeune femme souhaite déménager, ce qui n’est pas aisé. En effet, les temps d’attente pour obtenir un logement social sont longs, les terrains de son père, situés dans la zone suburbaine, sont trop loin. Elle ne souhaite pas s’installer chez sa belle-famille avec laquelle elle n’entretient pas une bonne relation. Ici, la cohabitation en famille élargie apparait clairement comme un arrangement faute de mieux, ce qui nous amène à formuler l’hypothèse que cette configuration familiale est une conséquence de la précarité des ménages. Cette observation peut-elle être consolidée par l’analyse quantitative ?

19En Polynésie française, 26 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, contre 14 % en France hexagonale, et ce seuil est lui-même plus bas qu’en France. Le taux d’emploi est faible (53 %) et les chômeur/ses, ont un risque de pauvreté 3 fois supérieur à la moyenne [Vucher-Visin, 2022]. Cette situation s'explique par les difficultés d’accès à un emploi salarié et par l'absence de revenus provenant du chômage. Le territoire n’est pas doté d’un système d’assurance chômage ni de minima sociaux associés à la recherche d’emploi [Herrera and Merceron, 2010]. Les seules sources d’aides publiques disponibles pour les ménages sont l’allocation adulte handicapé, une allocation pour les aidantes et aidants, de maigres allocations familiales ainsi que le minimum vieillesse. Les personnes inactives et les travailleuses et travailleurs indépendants sont aussi plus exposés au risque de pauvreté, car leurs revenus sont en moyenne plus faibles que ceux des salariés [Vucher-Visin, 2022].

20Les résultats des régressions logistiques (tableau 2) sur les modes de cohabitation montrent que le fait d’avoir un faible niveau de diplôme (odds ratio de 1,7 et 1,6 respectivement selon le type de ménage, cf. tableau 2), ainsi que le fait d’être en situation d’inactivité (respectivement 1,2 et 1,1) sont associés à une plus grande probabilité d’appartenir à chacun des types de ménages complexes. Les chômeurs et chômeuses ont également une plus grande probabilité de vivre en ménage lignager (odds ratio de 1,3). La corésidence en famille élargie vient donc pallier les difficultés économiques que rencontrent les habitants et habitantes du territoire [Fardeau, Lelièvre, and l’équipe Atolls, 2023]. Mais, elle provoque aussi la sur-occupation des habitations notamment du fait de l’inadéquation du parc de logements urbain à ces modes de vie. Ainsi, plus de la moitié (54 %) des ménages lignagers et 40 % des ménages de collatéraux sont sur-occupés, contre environ 20 % des familles nucléaires avec un ou plusieurs enfants (d’après le recensement de 2017).

II. La famille dans les îles : plus proche, plus fort ?

II.1. Vivre sa famille sur plusieurs îles

21Les familles sont rarement rassemblées sur une seule île, en particulier dans les archipels périphériques [Fardeau, Lelièvre and Sierra-Paycha, 2021]. Les parcours individuels se décrivent sur plusieurs îles et sont sous-tendus par l’espace de vie familial (cf. carte 2 ci-dessous), défini comme le réseau de résidences formé par les membres de la parentèle [Bonvalet and Lelièvre, 2005]. Ainsi, Jacqueline, rencontrée en 2022 à Rangiroa, a passé la plus grande partie de sa vie dans des îles des Tuamotu. Depuis son adolescence, sa vie de famille se déroule dans plusieurs localités, et induit de fréquentes mobilités.

Carte 2 : Espace de vie familial des 40-59 ans selon leur subdivision de résidence

Carte 2 : Espace de vie familial des 40-59 ans selon leur subdivision de résidence

Champ : Personnes âgées entre 40 et 59 ans et résidant en logement ordinaire en Polynésie française.
Lecture : Parmi les personnes cible habitant aux Australes, 93 % ont de la famille dans l’Archipel de la Société, 20 % ont de la famille aux Tuamotu-Gambier et 7 % ont de la famille aux Marquises.

Source : Carte reproduite à partir de Fardeau, Lelièvre et Sierra-Paycha (2021) et des données Feti’i e fenua (Ined-ISPF, 2020).

22Jacqueline est née en 1951, dans un village de l’île de Huahine, et a été élevée par ses grands-parents maternels. Le mode de vie qu’elle décrit correspond à la société rurale polynésienne des années 1950, où le travail agricole et la religion structurent les relations familiales. Elle a grandi en sachant que sa mère vivait à Hao, dans les Tuamotu. Vers l’âge de quinze ans, sa grand-mère est décédée. Elle a décidé de partir à Tahiti, où elle a circulé au sein de son réseau familial.

Enquêtrice : - Et tu as atterri où à Tahiti ?

Jacqueline : - A Pirae. J'avais de la famille, la maman de ma cousine. J'ai été avec eux. […] Mais j'ai essayé aussi après d'aller voir Papa, […] Je suis retournée dans ma famille maternelle. Après je suis partie pour voir Maman ici à Hao.

23Après quatre années à Tahiti, Jacqueline part pour Hao, île des Tuamotu où est installée la base militaire arrière des essais nucléaires. Au début des années 1970, l’île connait une activité sociale et économique intense. Jacqueline va vivre avec sa mère et son beau-père, un homme prospère originaire de Hao. Un dimanche, elle rencontre un paumotu qui travaille dans la construction. Ils se marient au début des années 1970 et vont avoir de nombreux enfants. La famille vit en circulant entre Hao, deux petites îles proches (appelées ici île1 et île2) et Tahiti. Ils possèdent une ou deux maisons sur chaque île.

J :- Parce qu'on est partis après, on a laissé notre première maison, on est partis, on est venus un peu à île1, pour voir un peu l'endroit de mon mari, après on est retournés encore, on est retournés encore.

E :- Ton mari a continué à travailler dans la construction à Hao ?

J : - Oui, après, il a laissé tomber là-bas, il est revenu à Tahiti, après il est venu à île1, chez lui, habiter. […] Alors on est venu à île2 habiter aussi, et on a habité longtemps là-bas. On vivait de la pêche et du coprah, mon mari a des terres familiales. [ …]

24Les relations familiales structurent l’activité économique et les déplacements. La mobilité intense de Jacqueline et de son mari est permise par une grande disponibilité foncière, par héritage du côté du beau-père de Jacqueline et de la famille de son mari. Cette propriété multiple est fréquente : parmi les 40-59 ans, 45 % sont propriétaires, seuls ou en indivision, de biens en dehors de leur résidence principale [Pasquier and Lelièvre, 2023].

25L’organisation domestique change quand la baisse du cours du coprah diminue les revenus de la famille. Or, plusieurs des enfants de Jacqueline sont scolarisés à Tahiti et elle doit envoyer de l’argent à son frère qui les accueille. Au début des années 2000, elle passe un concours de la fonction publique pour travailler à Hao puis à Rangiroa, jusqu’en 2020. Son mari résidait dans leur maison à Hao et se rendait à Tahiti pour son suivi médical, logé chez une nièce à qui Jacqueline envoyait de l’argent. Il y est décédé en 2011. En 2022, au moment de l’entretien, Jacqueline loue une maison avec son fils dernier-né, à Rangiroa, où elle vit de sa retraite et de la vente de colliers de coquillages.

II.2. Vivre proche de ses feti’i

26La dispersion spatiale des familles est à la fois le résultat et un facilitateur des mobilités, qui s’articulent avec la proximité résidentielle. Les personnes qui se déplacent temporairement entre des îles logent souvent dans leur famille, et les personnes qui migrent, ou qui vivent entre plusieurs maisons, habitent généralement dans des quartiers familiaux.

27Outre l’organisation du foncier, la formation de quartiers familiaux en zone urbaine est liée à l’histoire des migrations vers la ville dans les années 1970. Jacqueline en fait mention lorsqu’elle raconte son passage à Tahiti entre 1967 et 1971 :

Enquêtrice : - Ça se passait bien avec tes feti'i avec lesquels tu habitais ?

Jacqueline : - Oui, pas de problème. […] Mais après j'ai changé d'endroit pour habiter.

E : - Quand tu es partie de chez eux tu es allée où ?

J : - Chez mon tonton en bas, pas loin. Il y a beaucoup de famille dans ce quartier. Ma tante, son frère jusqu'à côté, l'autre cousin qui est à côté ... ... c'était la famille.

E : - C'était des terrains familiaux ?

J : - Non, ça appartient à quelqu'un d'autre, et eux louaient et ont construit leurs maisons dessus. Une cousine y habite toujours, jusqu'à présent

28À cette période, de nombreux habitants et habitantes des îles quittent leur archipel d’origine, attirés par les nouvelles opportunités professionnelles et des salaires élevés. Ces mobilités sont encouragées par la crise des prix des denrées agricoles et l’épuisement des ressources minières en phosphate [Merceron and Morschel, 2013]. Des quartiers se constituent alors dans la zone suburbaine de l’agglomération et dans certaines parties du centre-ville. Les migrants et les migrantes s’y regroupent souvent par familles élargies, plusieurs ménages apparentés construisant leurs maisons sur un terrain loué par l’un des membres [Ringon, 1971].

29À l’échelle du territoire néanmoins, la proximité résidentielle paraît moins fréquente parmi les habitants et habitantes de l’agglomération de Papeete (16 % des 40-59 ans, d’après l’enquête Feti’i e fenua) et dans une moindre mesure le reste des Îles Du Vent (35 %) tandis qu’elle est très répandue aux Marquises (57 %). Pour confirmer l’hypothèse d’une proximité résidentielle plus fréquente dans les périphéries, nous avons réalisé une régression logistique sur le fait d’avoir au moins un ou une membre de la parentèle résidant dans un logement adjacent à celui de la personne enquêtée. Les variables explicatives sélectionnées sont : sa zone de résidence, son âge, son sexe, son statut d’activité, son niveau d’études, une indicatrice du fait de vivre en ménage complexe et son statut de résidence.

30La proximité résidentielle est plus fréquente dans les périphéries avec des odds ratio significatifs pour les Marquises (1,15), par rapport aux Îles Sous-Le-Vent (référence). Ils le sont aussi pour la zone urbaine (0,82) et la zone rurale de Tahiti et Moorea (0,94), indiquant une moindre probabilité de vivre à proximité immédiate de la famille. Alors qu’en zone urbaine les contraintes liées à l’espace disponible favorisent la co-résidence en famille élargie, dans les îles la disponibilité de terrains (notamment familiaux) sous-tendent la proximité résidentielle. Cela s’explique aussi par la concentration des personnes venues de l’hexagone ou de l’étranger (ayant rarement de la famille en Polynésie) et par une moindre disponibilité des terrains familiaux ou disponibles sur lesquels s’installer.

31De même que pour la co-résidence en famille élargie, le niveau d’études influence négativement le fait de vivre à proximité directe de la parentèle : les odds ratio diminuent avec le niveau de diplôme (cf. tableau 3). La proximité résidentielle est donc aussi liée à la précarité économique potentielle.

Tableau 3 : Famille sur le même terrain : régression logistique

Variables

Odds Ratio

P<Z

Constante

1,49

***

0

Zone de résidence (ref=Îles Sous-le-Vent)

 

 

Australes

1,03

 

0,434

Marquises

1,15

***

0

Tuamotu-Gambier

1

 

0,972

Zone rurale Iles-du-Vent

0,94

***

0,002

Zone Urbaine de Tahiti

0,82

***

0

Age

1

 

0,862

Sexe (binaire) = Non-masculin

1,01

 

0,518

Activité (réf=Actif occupé)

 

 

Autre inactif

1,02

 

0,142

Chômeur

1

 

0,889

Retraite

0,97

 

0,274

Niveau d'études (réf="BEP, CAP ou équivalent")

 

 

École primaire, CJA, ou moins

1,07

***

0,001

Collège

1,05

***

0,005

Lycée

0,99

 

0,788

Études supérieures

0,92

***

0

Statut Résidence (réf="Propriétaire sans indivision")

 

 

Locataire privé

0,85

***

0,684

Locataire social

0,84

***

0

Logé gratuitement

0,97

 

0

Propriétaire en indivision

1,1

***

0

Propriétaire logt OPH

0,97

 

0

Famille élargie

0,93

***

0

Champ : Personnes âgées entre 40 et 59 ans, résidant en Polynésie française

Source : Enquête Feti'i e fenua, Ined-ISPF, 2020

II.3. Être proche de ses feti’i

32Les divergences entre centre et périphéries reflètent l’organisation économique et spatiale du territoire. La vie « dans les îles », comme on le formule localement, varie grandement selon l’intensité de leur activité (économique, touristique ou agricole par exemple), leur éloignement de Tahiti et l’intensité des liaisons aériennes ou maritimes. De manière générale cependant, la pauvreté monétaire est particulièrement marquée dans les périphéries, où les opportunités d’emploi sont rares. Cependant la moindre difficulté d’accès au logement et un recours fréquent à l'autoproduction compensent cela [Vucher-Visin, 2022].

  • 4 Le nom commun « fa’a’apu » désigne 1) plantation, champ, exploitation agricole, ferme, jardin. 2) c (...)

33La disponibilité des terrains familiaux dans les îles favorise la petite production agricole vivrière (fa’a’apu4), pour la vente ou (plus souvent) pour l’autoconsommation. Elle concerne 23 % de la population de la zone urbaine, la moitié (51 %) de celle de la zone rurale de Tahiti et Moorea et 60 à 75 % des habitants et habitantes des autres archipels (67 % aux Îles Sous le Vent, 74 % aux Tuamotu-Gambier, 65 % aux Marquises et 60 % aux Australes).

34Il s’agit souvent d’une pratique familiale, comme le montre le récit que fait Jacqueline de son travail avec ses grands-parents qui l’ont élevée :

Jacqueline : […] Tous les matins on allait marier la vanille. Quand j’avais neuf ans je peux aller marier la vanille hein ? Ma grand-mère, c’est elle qui m’a appris, avec grand-père aussi hein ? […] On vivait simplement, comme des Polynésiens. On mangeait du taro, de la banane, du fe’i, tout ça. Et du poisson du lagon.

35Plus tard, Jacqueline et son mari tiraient leurs revenus du coprah, des ventes de colliers de coquillages et de langoustes. La collecte des cocos se fait sur des terres familiales, sous le régime d’indivision, qui nécessite de respecter les partages familiaux de l’usage des terres, selon l’organisation « décidée par les ancêtres » dit Jacqueline. Il y a un clair encastrement entre les sphères familiale et économique [Ravault, 1979].

36Le fait de vivre et de travailler, souvent en famille, sur des terres familiales nourrit l’idée d’une plus grande proximité relationnelle dans les îles. Les statistiques confirment d’ailleurs cela : seulement 28 % des 40-59 ans qui vivent en zone urbaine sont en contact quotidiennement avec au moins un frère ou une sœur contre 45 à 55 % pour les autres zones (cf. figure 1). De même 4 sur 10 sont en contact avec au moins un parent quotidiennement alors que c’est le cas de 50 à 60 % des individus habitants les autres zones. Ainsi les contacts familiaux sont plus resserrés dans les archipels périphériques où les personnes vivent plus souvent près de leur parentèle. Toutefois on ne tient pas compte ici de la famille co-résidente qui est plus fréquente en zone urbaine. La fréquence des contacts et la proximité spatiale ne nous permettent donc pas de conclure sur l’intensité des relations familiales, d’autant plus que les personnes ont des moyens de maintenir et d’entretenir des liens à distance. Alors que les contacts téléphoniques sont une pratique commune dans toutes les familles, l’envoi de colis est particulièrement pratiqué entre la famille à Tahiti et dans les îles. Par exemple, la fille de Jacqueline lui envoie des fruits des Marquises, car il en pousse peu aux Tuamotu. Celle-ci envoie des colliers de coquillages à sa sœur et sa nièce de Tahiti, pour les vendre. Et la sœur, à Noël, peut envoyer des chocolats ou d’autres produits trop chers dans les îles.

Figure 1 : Prévalence des contacts quotidiens avec au moins un adelphe ou un parent selon la zone de résidence

Figure 1 : Prévalence des contacts quotidiens avec au moins un adelphe ou un parent selon la zone de résidence

Champ : Personnes âgées entre 40 et 59 ans, résidant en Polynésie française.

Source : Enquête Feti'i e fenua, Ined-ISPF, 2020.

III. La famille : une question d’âge et de genre

III.1. L’effet « cycle de vie » sur les pratiques de cohabitation

37La photographie statistique rend visible la distribution sociale des types de ménages et de certaines pratiques familiales. Elle permet également de confirmer une dynamique de transformation cyclique des configurations familiales, déjà décrite par Claude Robineau [1989]. L’observation, ou la reconstruction, des organisations résidentielle et domestique d’un groupe familial sur plusieurs années, montre que sa configuration familiale évolue au fil des mises en couple, naissances, décès et autres changements de vie des individus.

38En France hexagonale, les étapes d’entrée dans l’âge adulte sont fréquemment : décohabitation du foyer parental, mise en couple, cohabitation conjugale puis naissance d’un premier enfant [Breton et al., 2020]. En Polynésie, il est fréquent d’habiter en couple avant de quitter la maison de ses parents (en 2017, l’âge médian de la première cohabitation en couple est de 22 ans et celui de la décohabitation du foyer parental de 27 ans, d’après le recensement). Cela explique en partie la diversité des modes de cohabitation. Les personnes ne décohabitent parfois qu’après la naissance du (ou des) premier(s) enfant(s). La mise en ménage de Jacqueline, évoquée plus haut, a suivi ces étapes, puisqu’après son mariage, son mari et elle ont vécu quelques années chez le beau-père et la mère de Jacqueline. Ainsi, une petite famille peut évoluer en ménage lignager avant de se fragmenter progressivement en ménages nucléaires lorsque les membres de la fratrie décohabitent. Les ménages de collatéraux sont souvent liés à des cohabitations entre jeunes adultes ou au décès des aînés alors que des membres de l’adelphie cohabitent encore.

39Bien qu’il n’existe pas encore d’enquête quantitative longitudinale sur les ménages polynésiens, l’analyse du recensement permet néanmoins de corroborer l’existence d’un « cycle de vie des ménages », en montrant clairement le lien entre le mode de cohabitation et l’âge (cf. figure 2).

40Ainsi, les couples avec enfants sont les formes de cohabitation caractéristiques des jeunes âges (décroissance à 15 ans) et après 30 ans. À l’inverse entre 20 et 30 ans les ménages lignagers sont majoritaires : on se met en couple au domicile parental et on décohabite quand les enfants grandissent. Parmi les formes de ménages minoritaires, les ménages de collatéraux sont plutôt associés au début de la vie adulte. Les couples sans enfant sont quant à eux plus courants après 55 ans : on peut supposer que les enfants décohabitent à ce moment-là.

41La lecture horizontale de la pyramide des âges met également en lumière des différences en fonction du sexe.

Figure 2 : Pyramide des âges selon le mode de cohabitation

Figure 2 : Pyramide des âges selon le mode de cohabitation

Champ : Habitants de la Polynésie française résidant en logement ordinaire.

Source : Recensement de la Population de la Polynésie Française, 2017, Insee-ISPF.

III.2. La famille, l’affaire des femmes

42En Polynésie française comme dans d’autres contextes socio-culturels, les femmes sont les piliers de la famille, à la fois par le travail de care qu’elles assurent et par les sociabilités qu’elles entretiennent [Déchaux, 2009 ; Déchaux and Le Pape, 2021 ; Elliston, 2000]. Qu’elles soient issues de milieu populaire ou privilégié, les femmes sont au centre des interactions familiales, à proximité comme à distance, et des pratiques d’entraide, notamment la garde d’enfants et le soin aux personnes âgées.

43Dans un contexte de dispersion spatiale des familles, les deux extraits d’entretiens suivants illustrent la place des interactions téléphoniques dans les contacts entre parentes.

44Extrait d’entretien avec Simone, 69 ans, classe moyenne supérieure.

Enquêtrice : : - Et tu as de bonnes relations avec tes petits-enfants ?

Simone : - Oui ! Ils veulent tous vivre avec moi mais moi je ne peux pas ! Ils ne veulent même pas rentrer. […] On s'appelle tout le temps, même celle du Canada, "Mémé, j’arrive !". […]. Même mon petit-fils qui m'appelle hier de France, "Mémé, je viens avec ma copine !".

45Extrait d’entretien avec Hauata, 32 ans, Maupiti, diplômée de l’université, en emploi à temps partiel. Son père et son frère vivent dans une autre île.

Hauata : Après moi, avec mon frère on est très comme ça, il prend ma défense ... […]. Il me demande conseil à moi, on s'appelle tous les jours, même avec mon papa on s'appelle tous les jours, pas un jour je ne l'appelle pas, si ce n'est pas moi c'est lui.

46Ainsi, 92 % des femmes (âgées de 40 à 59 ans et qui ont des parents, enfants ou adelphes vivants et non co-résidents) déclarent avoir des contacts quotidiens avec au moins un de ces membres de la parentèle, contre 87 % des hommes (cf. figure 3 ci-dessous).

Figure 3 : Contacts quotidiens avec les membres de la famille en fonction du genre

Figure 3 : Contacts quotidiens avec les membres de la famille en fonction du genre

Champ : Personnes âgées entre 40 et 59 ans, résidant en Polynésie française et se déclarant de genre masculin et féminin.
Note : Les personnes ayant déclaré un genre autre que féminin ou masculin ("Mahu", "Rae Rae" ou "Autre") sont exclues du champ.

Source : Enquête Feti'i e fenua, Ined-ISPF, 2020.

47De plus, elles sont deux fois plus nombreuses que les hommes à déclarer s’adonner à une « activité familiale » comme s’occuper d’une personne âgée, d’enfants, etc. Ces activités de soins, souvent réalisées gratuitement dans le cadre familial, font l’objet d’une sous-déclaration, mais l’écart entre hommes (7 %) et femmes (13 %) reste marqué (d’après l’enquête Feti’i e fenua).

48Ainsi, Josépha (30 ans, zone urbaine de Tahiti, milieu populaire) vit avec ses parents, ses deux frères et leurs enfants. Elle s’occupe beaucoup de ses neveux et nièces depuis que leurs parents sont séparés. Elle prépare leur repas, les accompagne à l’école et joue avec eux. Cela lui semble normal car les enfants ne vivent pas avec leur mère et ont « besoin d'affection maternelle ».

49Fetia (30 ans, zone urbaine de Tahiti, milieu populaire) vit dans la maison familiale avec sa mère, son frère et sa petite famille, son mari et ses deux enfants. Quand sa belle-sœur a accouché, c’est elle qui s’est occupé des démarches administratives car son frère n’avait pas pu se libérer de son travail. C’est également elle qui allait à la pharmacie chercher les vitamines pour le bébé. Comme la mère du nourrisson a dû reprendre le travail juste après la naissance (car elle travaillait au noir, ne bénéficiait pas de congé maternité et que la famille ne pouvait pas diminuer ses revenus), c’est Fetia qui a gardé l’enfant dans les premiers mois.

50Les responsabilités familiales des femmes ont des effets sur les modes de cohabitation. Tout d’abord, les femmes vivent plus souvent (proportionnellement) que les hommes en ménage lignager à partir de 40 ans (cf. figure 2). Ce sont plus souvent elles qui prennent en charge les aînés [Dos Santos, 2023]. Elles sont aussi plus nombreuses à vivre en famille monoparentale à partir de 35 ans : elles sont plus souvent à la tête de ces dernières. Elles prennent plus souvent en charge les enfants en cas de séparation.

51Ces analyses confirment deux logiques de l’organisation des solidarités familiales. La première est une logique de genre : ce sont principalement des femmes qui assurent le travail matériel et émotionnel sur lequel reposent les solidarités familiales [Palazzo-Crettol et al., 2018]. La deuxième est une logique de parenté, selon laquelle les individus aident en priorité leur famille de naissance, et non celle de leur conjoint [Jonas and Le Pape, 2008]. La combinaison de ces deux logiques donne lieu à un phénomène largement observé dans d’autres contextes, à savoir l’orientation matrilatérale de l’aide familiale.

***

52La propension à vivre en « petite famille », en famille élargie ou à proximité d’un membre de sa famille varie donc en fonction du lieu d’habitation, de l’âge, du genre et des ressources économiques. L’analyse quantitative de la distribution de ces pratiques de cohabitation permet de généraliser à l’ensemble du territoire certaines des logiques sociologiques structurantes de la vie en famille que les enquêtes qualitatives ont mises en évidence [Fardeau, 2025]. L’ensemble des parents par le sang et l’alliance, les feti’i, constitue ainsi un réseau de parenté potentielle, réparti sur plusieurs localités, notamment entre Tahiti et les autres îles. Cet « archipel familial » [Michel, 2016 ; Quesnel, 2009] est semblable à un réservoir d’entraide potentielle, entretenu par le travail de care et de sociabilité des femmes. La circulation des personnes au sein de cet espace familial est intense, et échappe en partie à l’analyse quantitative. Ces mobilités résultent des contraintes spatiales et économiques du territoire, étant fréquemment motivées par l’accès à la formation, à l’emploi, aux soins médicaux. Mais elles sont aussi causées et dirigées par l’accès aux terres familiales, en droit et en pratique, car la présence et l’usage fondent la légitimité de la personne occupante, ce qui explique la fréquence de la multi-résidence. À ces logiques de mobilités et de pratiques foncières, s’ajoute, en milieu urbain, l’accès difficile au logement, qui conditionne des pratiques d’accueil temporaire, de cohabitation qui s’allonge et de terrain qu’on partage. Vivre avec ou à proximité de membres de sa famille peut impliquer de partager des ressources et des activités, mais pas toujours [Protar, 2022]. Dans un contexte où l’emploi est rare et précaire, où travailler signifie, pour une grande partie de la population urbaine et pauvre, bricoler entre les secteurs formels et informels, l’entraide au sein de la famille et du voisinage est une ressource centrale de la vie quotidienne [Giraud, 2023]. Cette solidarité, quasiment incontournable, peut néanmoins être vécue avec ambivalence.

53Mais la famille ne doit pas être pensée seulement à travers l’image du filet de sécurité. D’autres recherches permettraient de mieux comprendre comment les relations familiales articulent la prise en charge du quotidien et les enjeux de reconnaissance sociale aux affinités et aux affects.

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Notes

1 https://www.ispf.pf/themes/societe

2 Dans le recensement (comme dans l’enquête Feti’i e fenua), les variables relatives à la catégorie socioprofessionnelle contiennent un grand nombre de valeurs manquantes. En effet, le taux d’emploi est relativement faible. Ainsi, la condition d'occupation et le statut des personnes vis-à-vis de l'emploi sont de bons indicateurs de leur potentielle pauvreté. Le niveau d'éducation est également un bon prédicteur du risque de pauvreté des Polynésien·nes [Vucher-Visin, 2022]. Nous avons donc choisi d’intégrer le statut d’activité et le niveau de diplôme comme prédicteurs et d’exclure la catégorie socioprofessionnelle.

3 « Famille » ou « parent (personne unie par la parenté) » en tahitien (Source : Dictionnaire en ligne de l’Académie Tahitienne, https://www.farevanaa.pf/)

4 Le nom commun « fa’a’apu » désigne 1) plantation, champ, exploitation agricole, ferme, jardin. 2) cultivateur, agriculteur (Source : Dictionnaire en ligne de l’Académie Tahitienne, https://farevanaa.pf/)

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Table des illustrations

Titre Carte 1 : La Polynésie française avec les densités de population selon les îles en 2017
Légende Champ : Habitants de la Polynésie française.
Crédits Source : ISPF, https://data.ispf.pf/​bases/​Recensements/​2017/​cartes.
URL http://journals.openedition.org/eps/docannexe/image/15819/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 288k
Titre Carte 2 : Espace de vie familial des 40-59 ans selon leur subdivision de résidence
Légende Champ : Personnes âgées entre 40 et 59 ans et résidant en logement ordinaire en Polynésie française. Lecture : Parmi les personnes cible habitant aux Australes, 93 % ont de la famille dans l’Archipel de la Société, 20 % ont de la famille aux Tuamotu-Gambier et 7 % ont de la famille aux Marquises.
Crédits Source : Carte reproduite à partir de Fardeau, Lelièvre et Sierra-Paycha (2021) et des données Feti’i e fenua (Ined-ISPF, 2020).
URL http://journals.openedition.org/eps/docannexe/image/15819/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 248k
Titre Figure 1 : Prévalence des contacts quotidiens avec au moins un adelphe ou un parent selon la zone de résidence
Légende Champ : Personnes âgées entre 40 et 59 ans, résidant en Polynésie française.
Crédits Source : Enquête Feti'i e fenua, Ined-ISPF, 2020.
URL http://journals.openedition.org/eps/docannexe/image/15819/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 168k
Titre Figure 2 : Pyramide des âges selon le mode de cohabitation
Légende Champ : Habitants de la Polynésie française résidant en logement ordinaire.
Crédits Source : Recensement de la Population de la Polynésie Française, 2017, Insee-ISPF.
URL http://journals.openedition.org/eps/docannexe/image/15819/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 228k
Titre Figure 3 : Contacts quotidiens avec les membres de la famille en fonction du genre
Légende Champ : Personnes âgées entre 40 et 59 ans, résidant en Polynésie française et se déclarant de genre masculin et féminin. Note : Les personnes ayant déclaré un genre autre que féminin ou masculin ("Mahu", "Rae Rae" ou "Autre") sont exclues du champ.
Crédits Source : Enquête Feti'i e fenua, Ined-ISPF, 2020.
URL http://journals.openedition.org/eps/docannexe/image/15819/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 129k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Louise Protar et Leïla Fardeau, « La différenciation des pratiques familiales en Polynésie française. Influences du lieu de vie, du genre, de la classe sociale et de l’âge »Espace populations sociétés [En ligne], 2024/2-3 | 2024, mis en ligne le 13 février 2025, consulté le 24 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/eps/15819 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13el3

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Auteurs

Louise Protar

Sociologue.
Chercheure associée, UMR Développement et sociétés, IRD-Paris 1
Enseignante au département de sociologie, Université Grenoble Alpes.
UFR SHS Bâtiment Michel Dubois 1251 rue des Universités, 38400 Saint Martin d'Hères.
louise.protar[at]univ-grenoble-alpes.fr

Leïla Fardeau

Doctorante en démographie.
Institut de démographie de l’Université Paris 1 (Idup) et Institut national d’études démographiques (Ined)
Ined, 9 cours des Humanités, 93300, Aubervilliers
leila-anjali.fardeau[at]ined.fr

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Droits d’auteur

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