1Les initiatives se multiplient au sein des écoles de gestion pour intégrer une éducation aux grands enjeux sociaux et environnementaux actuels et pour amener les étudiants à envisager un autre rapport au monde. Certaines de ces initiatives s’inscrivent dans une perspective résolument critique et cherchent à déconstruire les fondements politiques ou idéologiques du système économique dont les écoles de gestion font étroitement partie, afin de former des citoyens responsables et des gestionnaires capables d’œuvrer à la transformation du système économique plutôt qu’à sa simple reproduction ou réforme (Parker, 2018).
2Peu de littérature existe sur les impacts de ces cours sur les étudiants en gestion, en particulier les cours qui sont les plus critiques du système économique actuel. Dans cette recherche, nous nous sommes intéressés aux effets d’un cours de second cycle universitaire intitulé « Décroissance soutenable : théorie et pratiques » sur les étudiants qui l’ont suivi. Ce cours propose une critique radicale du système capitaliste, des entreprises et de la gestion, et explore la notion de décroissance soutenable comme une voie de sortie possible des crises sociales, économiques et écologiques actuelles.
3Pour explorer les effets du cours, nous avons mené des entrevues semi-dirigées avec des étudiants qui avaient suivi le cours entre un mois et cinq ans auparavant. Pour bon nombre d’entre eux, ce cours a représenté un « choc » dans leur parcours et les a beaucoup marqués. Dans ce qui suit, nous cherchons à lever le voile sur ce « choc » vécu par ces étudiants, à comprendre comment et pourquoi ils ont ressenti un tel choc et quels ont été ses effets sur leurs vies personnelle et professionnelle, à court, moyen et long terme. Nos résultats soulèvent plusieurs questions concernant la façon d’éduquer des étudiants en gestion aux grands enjeux environnementaux et sociaux. Nous questionnons aussi les responsabilités des enseignants et des écoles de gestion face à ces grands enjeux.
4Une large littérature porte sur les effets généraux des années d’études universitaires sur les étudiants, tant au niveau cognitif, qu’aux niveaux identitaire, psychosocial, moral, affectif, et épistémologique (Pascarella et Terenzini, 2005). Les études sont beaucoup moins nombreuses concernant les effets particuliers d’un ou de plusieurs cours sur les étudiants. Au moins trois éléments rendent l’entreprise complexe : d’abord, tenter d’isoler les effets d’un cours en particulier sur les étudiants est une gageure sur le plan méthodologique ; ensuite, la compréhension de ces effets passe nécessairement par une attention portée aux caractéristiques socio-démographiques des étudiants et à leurs expériences antérieures en lien avec le cours qui fait l’objet de la recherche ; enfin, ces effets se déploient dans un horizon temporel qui peut être long (plusieurs années), ce qui invite à un regard longitudinal et pas seulement transversal (Astin, 1970).
5Face aux crises écologiques et sociales actuelles, les initiatives se multiplient pour déployer des enseignements susceptibles d’aider les étudiants à comprendre et affronter de telles crises. Au sein des écoles de gestion, se développent des cours qui tentent d’initier les étudiants à un rapport au monde qui s’écarte de la perspective techniciste et instrumentale traditionnelle de ces écoles (Huault et Perret, 2011). De rares études suggèrent que de tels cours peuvent parfois générer désespoir ou impuissance chez les étudiants face à l’immensité de la tâche qui les attend (Beaujolin-Bellet et Grima, 2011), ainsi que des sentiments d’imposture et de perte d’innocence de la part d’étudiants qui peuvent vivre de tels cours comme un « suicide culturel » et une perte d’identité (Reynolds, 1999).
6Dans cette recherche, nous explorons les impacts d’un cours intitulé « Décroissance soutenable : théorie et pratiques » dans un programme de maîtrise d’une grande école de gestion québécoise. La majorité des participants ne sont pas contraints de s’inscrire à ce cours ; les autres ont choisi leur spécialisation en sachant que ce cours y est obligatoire. Au moment de l’enquête, le cours se donnait deux fois par année, à des groupes de 15 à 30 étudiants.
7Du point de vue de son contenu, le cours est divisé en deux grandes parties. La première propose un diagnostic critique des “sociétés de croissance”, du point de vue écologique, social et politique. La seconde partie porte sur les stratégies à mettre en œuvre pour amorcer la transition ou le basculement vers des sociétés post-croissance, en mettant l’accent en particulier sur la communalisation.
8Du point de vue de son approche pédagogique, le cours est présenté en distinguant explicitement les intentions poursuivies par son concepteur et les objectifs pédagogiques du cours. En ce qui concerne ses intentions, l’enseignant souligne sa volonté, en donnant ce cours, « d’agir contre la destruction de notre habitat terrestre, le creusement des inégalités et la perte de notre autonomie ». Les objectifs pédagogiques du cours, quant à eux, sont de comprendre et d’évaluer les idées défendues par les partisans de la décroissance soutenable et d’explorer des alternatives concrètes au modèle de l’entreprise capitaliste. Cette distinction entre intentions et objectifs pédagogiques permet d’éviter que les étudiants se sentent contraints d’être en accord avec l’idéologie de la décroissance pour « réussir » le cours. Le message aux étudiants est donc le suivant :
Ce que je vais regarder, ce n’est pas si vous êtes d’accord avec moi ou pas, ce n’est pas la question. Je vous fais découvrir ces idées pour qu’elles soient discutées et qu’elles se diffusent. Maintenant, j’ai un devoir qui est celui d’évaluer des apprentissages, de voir si vous avez fait des apprentissages et donc, mon objectif pédagogique, c’est juste de vous faire comprendre ces concepts-là, de vous rendre capables de les mobiliser et de bien cerner leurs limites aussi. (Concepteur et enseignant du cours).
9Le cours prend la forme d’un séminaire basé d’une part, sur d’importantes lectures préparatoires avant les séances et d’autre part, sur une large place laissée à la discussion durant les séances. S’y ajoute un recours fréquent à la projection en classe de séquences de films (documentaires et fictions), destinée à mieux “faire sentir” certaines des réalités abordées dans les lectures préparatoires. Ces séquences de films ont souvent un impact émotionnel fort sur les étudiants, d’où l’importance des discussions qui s’en suivent. Durant les discussions, l’enseignant cherche à favoriser l’expression de désaccords par rapport à l’idéologie de la décroissance ( « Ne cherchez pas à afficher votre accord avec moi » ), à miser sur le partage d’expérience et de points de vue entre pairs et à instaurer un climat de sécurité et de soutien en classe et hors classe.
10Les étudiants sont évalués sur la base de synthèses écrites individuelles portant sur les textes de la séance, sur un travail en équipe consistant à présenter, analyser et évaluer un projet « décroissanciste » concret (projet d’urbanisme, par exemple) et sur un travail individuel final visant à interpréter un sujet d’actualité dans une perspective décroissanciste.
11Pour explorer les effets de ce cours sur les étudiants, nous avons mobilisé un cadre théorique susceptible à la fois d’éclairer le potentiel « perturbateur » du cours, mais aussi les effets différenciés que le cours peut avoir d’un étudiant à l’autre, en fonction de leurs caractéristiques sociodémographiques. Nous mobilisons les principaux concepts du constructivisme social de Berger et Luckmann (1986), en particulier les notions d’intériorisation de la réalité, de socialisation primaire et secondaire et de choc biographique.
12Pour Berger et Luckmann, toute société existe à la fois en tant que réalité objective et subjective ; une réalité continuellement réaffirmée via différentes phases d’extériorisation, d’objectivation et d’intériorisation. Cela vaut également pour l’individu qui, simultanément, extériorise son propre être à l’intérieur du monde social et l’intériorise en tant que réalité objective (Berger et Luckmann, 1986, p. 177). L’intériorisation mène à la compréhension de ses semblables et du monde en tant que réalité qui a du sens. C’est à travers la socialisation primaire que ce processus d’internalisation se produit d’abord, puis, en grandissant, un autre type de socialisation débute, une socialisation « secondaire » qui « consiste en tout processus postérieur qui permet d’incorporer un individu déjà socialisé dans de nouveaux secteurs du monde objectif de sa société » (p. 179). L’école, les activités, les amis et le travail sont autant d’occasions d’intérioriser des « sous-mondes » qui entrent ou non en tension avec le monde de « base » acquis lors de l’enfance.
13La découverte d’un sous-monde qui diffère de la réalité initiale internalisée peut créer un choc plus ou moins important, selon les circonstances biographiques. Les transformations légères ne mènent pas nécessairement à des crises identitaires. Une transformation plus profonde change le « monde » de l’individu concerné et renvoie à ce que Berger et Luckmann appellent l’« alternation ». Il faut en général plusieurs chocs biographiques pour vraiment déstabiliser la réalité issue de la socialisation primaire. Une alternation réussie implique une réorganisation de l’appareil de conversation. L’individu doit non seulement changer sa façon de parler, mais aussi à qui il parle et de quoi il parle. C’est à travers une communication continue que la réalité altérée se maintient et conserve sa plausibilité.
14À la lumière de la perspective de Berger et Luckmann, notre interrogation au sujet des effets du cours « Décroissance soutenable » sur les étudiants peut s’exprimer ainsi : puisqu’en décalage avec les enseignements habituels des écoles de gestion, le cours propose aux étudiants de découvrir une réalité qui, pour certains d’entre eux, est radicalement différente de celle qu’ils ont intériorisée jusqu’à présent, étudier les effets du cours revient donc à explorer comment les étudiants réagissent à cette « réalité » qu’on leur donne à voir. En fonction de l’alignement ou du décalage entre la « réalité » proposée par le cours et la réalité à laquelle l’étudiant a été socialisé jusqu’à présent (socialisation primaire et socialisation secondaire), le cours pourrait représenter ou non un « choc biographique » avec lequel il devra composer. Notre question de recherche peut donc se formuler ainsi : Comment les étudiants qui ont suivi le cours « Décroissance soutenable » réagissent-ils à la « réalité » proposée par le cours et dans quelle mesure l’intériorisation de cette réalité peut-elle représenter un choc biographique pour certains d’entre eux ?
15Théoriquement, on peut s’attendre à trois réactions possibles des étudiants face à la réalité proposée par le cours : (1) la conservation de leur propre réalité intériorisée, soit parce que la réalité proposée par le cours est alignée avec la leur, soit parce qu’ils la rejettent et prennent des mesures pour conserver leur réalité intériorisée intacte; (2) l’incorporation partielle de la réalité proposée par le cours à leur propre réalité subjective, moyennant un réaménagement des « autres significatifs » (leurs proches), des conversations et de leur structure de plausibilité et (3) la mise-en-question radicale de « leur réalité » et la possible alternation qui pourrait s’en suivre, à condition de pouvoir s’appuyer sur de nouveaux « autres significatifs » et de pouvoir se construire une nouvelle structure de plausibilité. Seules les réactions (2) et (3) correspondent à un « choc biographique » au sens de Berger et Luckmann.
16Dans une telle perspective, les impacts d’un cours sur les étudiants doivent s’étudier dans le temps. Les répercussions d’un éventuel « choc biographique » se font sentir des mois, voire des années, après le « choc » ; le réaménagement éventuel de sa réalité « intériorisée », voire l’alternation, s’inscrivent également dans la durée : l’individu recompose en partie son entourage, se lie avec de nouvelles personnes, doit entretenir et consolider les « conversations » avec cet entourage, et s’approprier une nouvelle façon de justifier ses actions.
17Pour explorer les réactions des étudiants au cours « Décroissance soutenable », nous avons mené une étude qualitative basée sur des entrevues semi-dirigées auprès de ces étudiants. Nous avons divisé la population d’étudiants ayant suivi le cours en trois sous-groupes : (1) les étudiants qui venaient de suivre le cours ; (2) ceux ayant suivi le cours un ou deux ans auparavant et (3) ceux ayant suivi le cours il y a cinq ans ou plus. Invités à participer à la recherche par courriel, 38 étudiants sur les 145 concernés et sollicités ont répondu à l’invitation et nous avons finalement mené des entrevues avec 22 d’entre eux. Le tableau 1 présente le profil des 22 participants dans les trois groupes :
Tableau 1 : Profils et répartition des participants à la recherche
18Nous pouvons d’emblée affirmer l’existence d’un biais de sélection dont il faudra tenir compte dans les résultats : on peut supposer que les étudiants qui ont accepté de participer à la recherche sont ceux qui se souviennent bien du cours ou que le cours n’a pas laissé indifférents.
19Les entrevues semi-dirigées étaient divisées en trois parties. La première partie portait sur la façon dont l’étudiant(e) avait vécu le cours, ce qu’il ou elle en retenait, ses réactions pendant et après le cours et les impacts que le cours avait eus, ou non, sur sa vie académique, personnelle ou professionnelle. La seconde partie visait à dresser le profil socio-démographique de l’étudiant (âge, origine géographique, formation et expériences antérieures, emplois, parcours scolaire et profession des parents) et à connaître les circonstances dans lesquelles il ou elle avait suivi le cours. Finalement, la troisième partie de l’entrevue portait sur les projets personnels ou professionnels de l’étudiant(e), ses aspirations et les liens éventuels qu’il ou elle faisait entre ses projets/ aspirations et le cours, en particulier pour ceux qui avaient suivi le cours plusieurs années auparavant (groupes 2 et 3). Les entrevues ont duré de 60 à 90 minutes. À la suite d’une première lecture intégrale des verbatims, un premier codage des données a été effectué en fonction des réactions émotionnelles des étudiants face au cours. En effet, ce sont les émotions (positives ou négatives ; fortes ou modérées) qui sont ressortie comme un élément particulièrement marquant du discours des étudiants à propos du cours. À partir d’une première typologie de réactions émotionnelles, nous avons ensuite mobilisé les concepts du cadre d’analyse pour explorer dans quelle mesure ces réactions pouvaient être associées aux façons de composer avec une réalité alternative issue d’une socialisation secondaire (conservation, transformation partielle, alternation). Nous nous sommes particulièrement intéressés aux cas des étudiants pour qui le cours semble avoir occasionné un « choc biographique ».
20Cette recherche s’inscrit dans le courant du SoTL (Scholarship of Teaching and Learning) qui monte en puissance et en légitimité depuis les quinze dernières années, notamment en management (Wankel et DeFillippi, 2010). L’équipe de recherche (les trois auteurs de cet article) était composée : (1) d’une étudiante ayant suivi le cours un an et demi auparavant et qui avait décidé de réaliser son mémoire de recherche sur les impacts de ce cours sur les étudiants, elle-même ayant été fortement « bousculée » par le cours; (2) de l’enseignant-chercheur qui a créé et qui donne le cours depuis 2013; (3) d’une enseignante-chercheure du même département, spécialisée dans les recherches en pédagogie/ apprentissage de la gestion, sans lien direct avec le cours ni l’idéologie de la décroissance. La présence de la chercheure en pédagogie a été forte tout au long du processus, notamment durant les phases de design de la recherche et d’analyse des données, afin que la proximité des deux autres membres avec l’objet de recherche (l’un comme enseignant, l’autre comme étudiante) reste une force plutôt qu’un biais sur le plan méthodologique et permette une triangulation féconde des interprétations (Fusch et coll., 2018). Les entrevues ont toutes été menées par l’étudiante. Cette proximité entre la personne menant les entrevues et les participants a suscité un rapport de confiance et des entrevues ouvertes au cours desquelles les étudiants semblent avoir accepté de se confier assez facilement à une autre étudiante. Les deux autres chercheurs ont seulement eu accès aux données anonymisées et aux seuls fragments qui n’étaient pas identificatoires. La recherche a été approuvée par le Comité d’éthique de la recherche de l’institution concernée.
21Les résultats tirés des entrevues avec les 22 étudiants sont présentés en deux temps. D’abord, nous décrivons et analysons trois réponses émotionnelles typiques des étudiants au cours. Ensuite, nous explorons plus en profondeur la notion de « choc biographique » vécu par certains étudiants à l’occasion du cours et examinons les effets à court, moyen et long terme d’un tel « choc ».
22Pour les étudiants interviewés, le cours « Décroissance soutenable » est un cours dont ils se souviennent, même des années après. Ils font état d’émotions qu’ils se remémorent activement : surprise, enthousiasme, joie, doute, satisfaction, perplexité, inconfort, détresse, colère. Ce résultat découle notamment du biais de sélection mentionné plus haut : on peut supposer que les étudiants qui ont accepté de participer à la recherche sont précisément ceux que le cours a marqués. Ce premier résultat ne signifie donc pas que le cours bouscule tous les étudiants qui l’ont suivi ou reste mémorable pour tous. La recherche ne permet pas de savoir quelle est la proportion d’étudiants qui sont marqués par le cours ; elle suggère simplement qu’un nombre non négligeable d’étudiants le sont.
De la colère, de la joie, du désespoir, de l’espoir, de la dépression, de l’anxiété, de l’envie… Des fois j’enviais les gens qui n’avaient pas suivi le cours en me disant : Mon Dieu, ignorance is bliss! Comme on dit en anglais. Une profonde tristesse… toute la gamme, toute, toute, toute. (Gabrielle, Groupe 3)
23Comme en témoigne la citation de Gabrielle plus haut, une même étudiante peut avoir ressenti toute une gamme d’émotions parfois opposées à l’occasion du cours. Néanmoins, il est utile de distinguer trois types de réaction émotionnelle au cours : (1) ceux et celles qui n’ont pas ressenti d’émotions fortes et parlent « calmement » de satisfaction, de joie, de curiosité ou d’agacement ; (2) ceux et celles qui ont ressenti des émotions fortes dans un registre positif : enthousiasme, émerveillement ; (3) ceux et celles qui ont ressenti des émotions fortes dans un registre négatif : détresse, désespoir, rage. A priori, on peut penser que les émotions « fortes » sont le signal d’un possible choc biographique chez les étudiants, alors que des émotions plus mesurées signifieraient que la réalité proposée par le cours est assez alignée avec celle déjà intériorisée par les étudiants. L’analyse qui suit met à l’épreuve et approfondit ces liens possibles entre réponses émotionnelles au cours et « choc biographique ».
24Pour cinq des 22 participants, le cours, tout en restant mémorable à leurs yeux, a suscité des émotions « mesurées » comme la satisfaction, l’agacement, l’inspiration ou la frustration. Ces étudiants retiennent surtout la dimension cognitive du cours, en particulier l’intérêt des textes qu’ils ont lus à l’occasion du cours. Pour certains, comme Gaspar, la réalité donnée à voir par le cours ne les a pas ébranlés dans la mesure où elle ne différait pas frontalement de leur réalité déjà intériorisée.
Je n’ai pas réagi si fortement étant donné que j’étais déjà assez critique, je partageais déjà un bon nombre des critiques qui ont été évoquées dans le cours. (Gaspar, Groupe 2)
25D’autres opèrent plutôt une mise à distance de la réalité véhiculée dans le cours. Le contenu très critique du cours est abordé comme une lecture possible du monde d’aujourd’hui, intéressante, stimulante, importante, mais qui ne remet pas fondamentalement en question leur vision du monde et de la gestion, et dont certains aspects restent insatisfaisants. Certains reprochent par exemple au cours de formuler des critiques sans proposition concrète en contrepartie :
Je ne ressors pas de là en ayant en tête beaucoup de solutions… D’habitude, si on a des critiques, c’est qu’on a des propositions… (Sarah Jeanne, Groupe 1)
26Le cours n’est donc pas un choc pour tout le monde : soit il correspond à une réalité déjà intériorisée par certains étudiants, soit la réalité qu’il donne à voir n’est pas convaincante pour d’autres qui en restent alors détachés.
27Pour sept étudiants, les émotions associées au cours sont à la fois fortes et positives : émerveillement, exaltation, fort enthousiasme. Ce résultat en soi est assez surprenant compte tenu du fait que la réalité que le cours donne à voir est plutôt sombre et que les textes – que certains étudiants évoquent avec « émerveillement » – traitent essentiellement des aspects destructeurs, aliénants, inéquitables et catastrophiques du système « croissanciste » actuel. Ces émotions positives fortes pourraient renvoyer à deux positions différentes par rapport à la réalité proposée par le cours. Pour certains – comme Stefan cité ci-dessous haut –,il semble que le cours leur apporte une confirmation d’une réalité qu’ils ont déjà intériorisée ou qu’ils étaient en voie d’intérioriser.
Je ne sais pas si c’est le bon terme, mais ça s’approche peut-être le plus de l’émerveillement, de la révélation et de l’éveil au niveau spirituel d’une certaine manière. Ce que je croyais, ce que je pensais, ça existe réellement, ça existe pour vrai ! (Stefan, Groupe 3)
28Le cours leur donne l’occasion de solidifier la structure de plausibilité associée à cette réalité et surtout, de s’associer à de nouveaux autres significatifs et d’intensifier la conversation associée à cette nouvelle réalité. Le cours ne provoque pas de choc biographique, mais il vient alimenter un processus de socialisation secondaire en cours et peut-être, contribuer à la reconstruction qui suit un choc biographique antérieur au cours lui-même. Un choc biographique, au sens sociologique de Berger et Luckmann mobilisé ici, est une expérience nécessairement perturbante et inconfortable qui s’accorde mal, dans un premier temps, à des émotions positives fortes. Une fois le « choc » passé, les expériences qui tendent à confirmer la plausibilité de la nouvelle réalité peuvent être associées à des émotions positives intenses.
29Néanmoins, l’enthousiasme de certains autres étudiants pourrait aussi s’apparenter à la même position, en plus intense, de l’intérêt purement intellectuel manifesté par les étudiants de la section précédente : le cours les a passionnés, mais ces effets sont cantonnés à un niveau cognitif qui ne pénètrent pas la sphère identitaire. Ils trouvent intéressante et nécessaire la critique radicale portée par le cours, mais celui-ci n’a pas ébranlé fondamentalement leur vision du monde et n’a pas engendré de « choc biographique » à un niveau plus personnel.
30Pour dix étudiants sur vingt-deux, les émotions ressenties à l’occasion du cours sont très intenses et à dominante négative - depuis le désespoir jusqu’au sentiment d’impuissance, en passant par la rage – même si peuvent s’y mêler des émotions positives. Il ne s’agit pas d’émotions contre le cours ou l’enseignant, mais plutôt d’émotions suscitées par le cours à propos du monde qu’il « donne à voir » et des remises en question provoquées par la confrontation avec cette « réalité ».
C’était vraiment de l’anxiété, à chaque fois que je finissais de lire les textes, je prenais une chute émotionnelle. J’étais vraiment en dépression, car je ne pouvais pas parler à mon copain, il me disait ‘arrête il n’y a pas de problème’, donc moi je pensais que j’étais folle et que je n’avais pas raison de penser comme ça. (Tabitha, Groupe 2)
J’ai beaucoup pleuré, mais j’ai surtout été tellement fâchée. Comment est-ce possible qu’on vive dans ce monde-là ! Comment est-ce possible que personne ne nous l’avait dit ! Comment est-ce possible que je ne l’avais pas remarqué... (Florence, Groupe 2)
31Ces étudiants semblent avoir été peu socialisés auparavant à la réalité dépeinte par le cours et ils la reçoivent de plein fouet comme une « claque » (c’est le terme utilisé par l’un de ces étudiants) qui ébranle leur vision du monde et leurs convictions. Plusieurs comparent leur état après le cours à un « deuil » ou à une dépression : « Émotionnellement, je suis vraiment passée par différentes étapes et, je pense, j’ai même été en dépression pendant un an par rapport à ça. » (Simonne, Groupe 3)
32Pour certains de ces étudiants, le cours semble avoir initié ou alimenté un « choc biographique » au sens de Berger et Luckmann. Un choc biographique implique une remise en question personnelle et professionnelle qui se traduit par des changements concrets souvent assez radicaux et sans retour en arrière possible dans la vie de la personne : changements dans les proches qui font partie de l’entourage, changement de domaines d’études ou d’activité professionnelle, changement d’objectifs de vie et d’intérêts, etc. Un choc biographique implique que la personne « renie » en partie ce qu’elle a été à mesure qu’elle intériorise une « autre réalité ».
33Les étudiants pour qui le cours semble avoir été un « choc biographique » n’hésitent pas à dire que le cours « a changé leur vie ». Pour mieux comprendre ce que cela signifie, nous nous intéressons plus en détail ici aux cas de Gabrielle et de Simonne qui ont suivi le cours il y a cinq ans ou plus (groupe 3). Être capable de reconstruire un narratif de vie « cohérent » à partir d’un choc biographique prend du temps. C’est dans ce groupe 3 que les étudiants, d’une part, se sont remis des émotions fortes et perturbantes que le cours a provoquées à court terme et que, d’autre part, ils ont eu le temps de « se reconstruire » en intériorisant la réalité, ou une partie de la réalité, proposée par le cours.
34Gabrielle est une Québécoise qui avait une trentaine d’années au moment de suivre le cours. Elle vient d’une famille de classe moyenne et a d’abord suivi des études en travail social et œuvré quelques années dans ce domaine, avant de s’inscrire en maîtrise en gestion de l’innovation sociale. Elle affirme qu’elle ne connaissait rien du mouvement de la décroissance et de la « réalité » qu’il porte avant de suivre le cours, et parle d’un « deuil » que le cours a provoqué :
J’ai carrément traversé les différentes phases du deuil. Moi, ça a déconstruit mon monde et ça l’a reconstruit complètement, et je me suis battue pour garder certaines idées parce que c’est difficile à travers ce cours-là de tenir à certaines choses (…) Le problème avec ce cours-là, c’est qu’il se [transforme] tranquillement en un changement de vie. Dans mon cas, une grosse remise en question, des grands deuils de vie et des grandes bifurcations que je ne pensais pas avoir.
35Le choc qu’elle a vécu à l’occasion du cours a été supportable grâce au soutien des « autres significatifs », ceux de son « ancien monde » - son conjoint - mais aussi ceux de son « nouveau monde » - les autres étudiants du cours :
J’ai la chance d’avoir un conjoint qui était extraordinaire et qui a embarqué dans l’aventure avec moi, puis qui a accepté qu’on traverse ça ensemble. Donc pour moi, ça a été ma soupape ; c’est avec lui que j’ai réussi à traverser ça, et avec les amis que je me suis fait dans la spécialisation où on debriefait ensemble : on traversait ça ensemble.
36Après une période où Gabrielle a tissé des liens et s’est investie dans cette communauté « décroissanciste », elle a par la suite décidé de s’en distancer :
Un moment donné, j’avais l’impression que [l’enseignant] s’entourait d’un groupe d’étudiants qui n’avaient rien à faire dans une école de gestion. C’étaient des étudiants qui reniaient complètement le modèle de gestion, mais qui faisaient une maîtrise en gestion, finalement moi j’étais mal à l’aise avec ça. (…) J’étais vraiment inconfortable avec le fait que j’étais d’accord avec tout, et je me suis dit : non, ce n’est pas possible, je me fais brainwasher. Donc oui, ça a jeté à terre un peu tout mon univers, et il a fallu que je me reconstruise et que je réfléchisse à ces questions-là tranquillement à tête reposée par la suite et que je me refasse une tête, si on veut.
37Au bout du compte, c’est une transformation partielle de sa « réalité » que Gabrielle semble avoir menée à la suite au choc biographique provoqué par le cours « décroissance soutenable ». Cinq ans après le cours, elle continue d’affirmer que le cours a changé sa vie, mais qu’elle a aussi délaissé certains aspects de la réalité portée par le cours, en particulier « l’espèce de lecture sévèrement critique du monde ». Actuellement étudiante au doctorat, elle réalise une thèse sur les réponses concrètes aux grands défis environnementaux et affirme : « Je ne ferais pas un doctorat en ce moment si je n’avais pas suivi ce cours ». Gabrielle veut maintenant poursuivre une carrière académique.
38Simonne est une Européenne qui était dans la fin vingtaine au moment de suivre le cours. Elle est l’enfant de deux immigrants d’origines différentes qui ont connu leurs lots de défis. Après avoir fait ses études en ingénierie et travaillé quelques années sur les chantiers, Simonne vit un problème de santé grave qui la pousse à un changement de vie majeur : « C’est un signe, faut que tu t’écoutes, faut que tu écoutes ce que tu veux faire, et j’avais envie d’aller traire des vaches et planter des tomates ! ». Simonne déménage à Montréal où elle s’implique dans des organismes environnementaux et travaille dans quelques fermes. Son désir de faire une différence dans la communauté la pousse à s’inscrire à la maîtrise. Comme Gabrielle, Simonne ne connaissait pas le mouvement de la décroissance avant le début de sa maîtrise. Elle décrit le choc vécu pendant le cours comme une « crise existentielle » qui a duré longtemps :
Je marchais puis je me disais : Mais qu’est-ce que je vais devenir ? J’ai l’impression que tout le monde avance par là et moi j’avance dans l’autre sens ! Je m’imaginais un grand tableau avec plein de cases et tout le monde va dans des cases et moi je n’ai pas de case, il faut que je crée la case, mais je fais ça comment ? J’étais complètement désemparée, en pleine crise existentielle !
39Après une année complète de « dépression, de crise existentielle et de questionnement personnel », Simonne se reconstruit et voit le cours comme faisant partie des choses positives qui l’ont amenée là où elle est aujourd’hui :
C’est un cours qui a changé ma vie, c’est un cours qui m’a permis de travailler là où je suis aujourd’hui. Donc c’est assez gros l’impact. (…) J’ai quitté Montréal, je suis à la campagne dans un petit village dans une petite maison, j’ai deux poules et une lapine. Je fais mon potager, j’apprends à construire de mes mains.
40Le cours « Décroissance soutenable » est arrivé dans la vie de Simonne après d’autres chocs qui avaient en quelque sorte « préparé le terrain » à une alternation que le cours a peut-être précipitée ou à laquelle il semble avoir contribué.
41Dans leurs différentes façons de réagir à la réalité portée par le cours DSTP, le rôle de l’entourage et de la « conversation » que les étudiants peuvent maintenir ou non au sujet de la réalité portée par le cours, semblent des éléments cruciaux. Pendant et après le cours, la plupart des étudiants ont ressenti un grand besoin d’échanger et de partager leur expérience avec leur entourage, mais aussi entre eux, au point que certains ont pu parler d’une « clique » dont se sentaient exclus ceux qui n’avaient pas suivi le cours, ou ceux qui affichaient un grand scepticisme à son sujet.
42Les étudiants cherchent également à discuter du cours avec leur entourage (parents, conjoints, amis, etc.) et la réaction de celui-ci, ainsi que la « conversation » qui pouvait avoir lieu ou non au sujet du cours, semblent déterminantes pour maintenir ou modifier la réalité intériorisée des étudiants. Quand les étudiants pouvaient poursuivre avec leur entourage la conversation amorcée par le cours, cela renforçait en quelque sorte la réalité portée par le cours et cela permettait surtout de la « digérer », de la mettre en perspective, ou de la nuancer :
Je rentrais à la maison, il fallait que j’en parle, je ne pouvais pas rester silencieuse sur le sujet et même au courant de la semaine, quand je faisais mes lectures, j’en parlais pis mon chum en a appris beaucoup. Il m’écoutait, c’était le fun. Il fallait en parler, c’était ça ma solution, ma façon de composer avec ça. (Maggie, Groupe 2)
43À l’inverse, quand l’entourage n’était pas réceptif à cette conversation, cela pouvait soit accélérer le « rejet » de la réalité portée par le cours, soit créer de grandes tensions avec l’entourage. Les difficultés à partager avec son entourage sont un élément récurrent dans les entrevues et semblent jouer un rôle majeur dans la façon dont le cours est reçu. En tant que socialisation secondaire qui « exige l’acquisition de vocabulaires spécifiques » (Berger et Luckmann, 1986, p. 190), le cours « Décroissance soutenable » mobilise un vocabulaire particulier et, face à des personnes qui ne maîtrisent pas ce vocabulaire, les étudiants ont l’impression de « ne pas parler le même langage » (Florence, Groupe 2). Se sentir incompris par son entourage peut aussi générer un sentiment de détresse et de tristesse chez des étudiants déjà fragilisés par ce qu’ils ont vu en classe :
J’ai eu beaucoup d’incompréhension avec mon entourage. J’essayais d’expliquer, de retranscrire tout ce qu’on avait donné en cours et à quel point c’était important pour moi maintenant et comment je voyais les choses différemment, mais je dirais que c’est un peu difficile ; tu passes facilement pour la rabat-joie. (Marie, Groupe 2)
44Lorsque le cours se termine, la capacité de l’étudiant à maintenir une conversation au sujet de la réalité qu’il porte est déterminante des effets plus ou moins durables du cours sur leur réalité intériorisée. Plusieurs étudiants ont vécu la fin du cours comme la fin d’un processus de déconstruction d’une partie de leur réalité, mais qui les laisse démunis pour en « reconstruire » une autre.
45L’analyse conduite dans cette recherche ouvre plusieurs pistes pour réfléchir aux façons de former les étudiants aux grands défis sociaux et environnementaux. Les enseignements centrés sur ces défis et sur l’insoutenabilité de notre rapport actuel à l’environnement peuvent provoquer des réactions émotionnelles fortes qui s’expliquent notamment par la socialisation primaire des étudiants. Les structures de plausibilité issues de leurs socialisations primaire et secondaire peuvent s’accorder plus ou moins avec la réalité portée par ce type de cours et déterminer la réaction de rejet, d’acceptation ou de choc face à la réalité difficile que de tels cours donnent à voir. La capacité à tisser de nouvelles relations avec des personnes qui supportent cette réalité et d’entretenir une « conversation » sur la durée au sujet de cette réalité semble déterminante pour pouvoir intérioriser tout ou partie de la réalité portée par ces cours. L’intériorisation de cette réalité peut se traduire en actions concrètes sur le plan personnel ou professionnel quand les étudiants ont « fait le tri » des pans de la réalité portée par ces cours qu’ils veulent garder ou délaisser.
46Cette recherche soulève plusieurs enjeux – éthiques, théoriques, méthodologiques, pédagogiques, mais aussi politiques. Nous aborderons notamment la question du rôle des émotions dans l’apprentissage, celle de la responsabilité de l’enseignant face aux effets de son enseignement, ainsi que la place de cours radicalement critiques qui invitent à un autre rapport au monde et à l’environnement.
47Après avoir longtemps été ignorées des théories de l’apprentissage, les émotions font l’objet de plus en plus de travaux ces dernières années, qui soulignent leur rôle crucial dans l’engagement des étudiants et leurs apprentissages, et l’indissociabilité des dimensions cognitives et affectives de l’apprentissage (Lund et Chemi, 2015). La recherche que nous avons menée témoigne de la richesse et de la diversité des réactions émotionnelles des étudiants à un cours, ainsi que de l’enchevêtrement de ces émotions avec le travail cognitif des étudiants pour assimiler et évaluer les concepts et les idées qu’on leur présente et pour tenter de les mobiliser dans leur vie personnelle et professionnelle. Cependant, un enseignant ne peut se satisfaire de simplement susciter des émotions auprès de ses étudiants, comme si n’importe quelle émotion, positive ou négative, était en soi une bonne chose et le signe certain d’un « apprentissage ».
48En particulier, il reste beaucoup à apprendre concernant le rôle de certaines émotions négatives dans l’apprentissage, mais plusieurs courants de recherches suggèrent qu’elles sont parfois un « passage obligé » vers l’apprentissage (Brookfield, 1994). L’inconfort, par exemple, lorsqu’il signale une « dissonance » entre ce que l’étudiant cherche à apprendre et ce qu’il sait déjà, ou même l’anxiété, sont des émotions plutôt négatives, mais qui peuvent jouer un rôle positif ou productif dans l’apprentissage profond (Vince, 2010 ; Taylor et Baker, 2019). Les travaux de Mezirow (1991) ont montré que des émotions négatives comme la culpabilité, la honte ou l’anxiété font partie du processus de déconstruction des perspectives antérieures et peuvent donc être un passage obligé pour certains apprentissages d’étudiants adultes. Dans cette perspective, les émotions négatives ressenties par certains des participants à notre recherche peuvent être le signal « positif » d’un travail de déconstruction/reconstruction nécessaire à un apprentissage « fonctionnel » (Cell, 1984). La ligne semble néanmoins très mince et très complexe à anticiper entre une émotion négative qui génère des apprentissages « fonctionnels » et une émotion négative qui paralyse et n’entraîne pas d’apprentissages, ou entraîne des apprentissages dysfonctionnels, c’est-à-dire des apprentissages qui servent à évacuer la conscience de ses propres limitations et de son impuissance relative (Cell, 1984).
49Le cas du cours étudié, tel que rapporté dans cet article, permet d’avancer trois ingrédients pédagogiques qui peuvent contribuer à faire en sorte que des émotions négatives suscitées par des enseignements sur l’état désastreux du monde soient porteuses d’apprentissages : (1) du point de vue du contenu, un équilibre entre les séances portant sur le constat du désastre et celles portant sur les voies de sortie et les solutions concrètes ; (2) du point de vue de l’approche pédagogique, un climat « sécuritaire » en classe propice aux discussions et à l’expression des désaccords et (3) la mise en place de dispositifs pour maintenir une conversation (avec ou sans l’enseignant) en dehors des séances de cours au sujet des enjeux discutés. À cet égard, il est intéressant de mentionner qu’à la demande des étudiants, l’enseignant a créé un nouveau cours conçu comme étant « la suite » du cours DSTP, cours optionnel offert aux étudiants qui ont déjà suivi le cours DSTP et qui permet à ceux qui ont adhéré au principe de la décroissance d'aller plus loin et de confronter celle-ci à des projets réels sur le terrain.
50Un enseignant pourrait se féliciter que certains de ses étudiants jugent que son cours « a changé leur vie ». Néanmoins, lorsqu’un tel impact signifie également que certains étudiants se sentiront désespérés, en détresse, en colère ou en dépression durant une période parfois longue, la responsabilité de l’enseignant est directement interpellée, ainsi que les balises « éthiques » qui pourraient ou devraient encadrer les effets recherchés.
51Face à une telle responsabilité, il nous semble qu’une conduite éthique pourrait consister pour l’enseignant à reconnaître que certains de ses enseignements peuvent avoir des effets très douloureux sur les étudiants et à discuter d’emblée de ces effets possibles avec eux en début de trimestre, mais aussi régulièrement au fil des séances. Brookfield (1994, p. 215) parle d’un « devoir de transparence » (full disclosure) de l’enseignant qui doit alerter les étudiants au sujet des effets douloureux ou pénibles possibles de son cours. Lors de ces discussions, l’enseignant pourrait souligner l’importance de l’entourage et de la communauté, et encourager les étudiants à multiplier les occasions d’entretenir cette « conversation » avec leurs pairs autour des enseignements qui les bousculent (sans que la présence de l’enseignant soit forcément nécessaire ou appropriée).
52Par ailleurs, les stratégies pédagogiques déployées dans de tels cours devraient viser elles aussi à soutenir les étudiants dans ces échanges et cette « conversation », et devraient faire une place aux réactions émotionnelles des étudiants face au « contenu » présenté (par exemple, en utilisant le « journal réflexif » comme activité pédagogique). Enfin, puisque le profil sociodémographique de l’étudiant et de son environnement d’étude semblent déterminer en partie l’expérience ou non d’un « choc biographique » à l’occasion d’un cours, c’est alors la responsabilité de l’enseignant de connaître ses étudiants – de recueillir au moins quelques informations initiales –, afin de pouvoir repérer plus facilement ceux qui pourraient être le plus fragilisés par le cours et les orienter, le cas échéant, vers des ressources adaptées pour les soutenir.
53La perspective théorique de Berger et Luckmann nous rappelle que tout enseignement véhicule une certaine définition de la réalité ou, si l’on préfère, une réponse, au moins partielle, à la question « Dans quel monde vivons-nous ? ». L’enseignement peut tendre soit à conforter la définition de la réalité qui a cours dans « le monde extérieur », soit à la contester plus ou moins radicalement. Mais, dans la perspective ouverte par Berger et Luckmann, tout enseignement est « engagé ». Il peut l’être dans deux directions opposées : l’une qui consiste à consolider la définition dominante de la réalité dans la société environnante, l’autre qui consiste au contraire à tenter de remettre en question cette définition. L’enseignement est toujours aussi une activité politique, dans la mesure où il contribue inévitablement à « construire la réalité ».
54Dans cette perspective, le malaise éprouvé par des étudiants qui commencent à douter de la validité de « l’ordre en place », puis se retrouvent en porte-à-faux vis-à-vis du rapport dominant à l’environnement n’est pas un problème, mais une étape préalable à un passage à l’action orientée vers la transformation radicale de nos sociétés. La rupture identitaire apparaît comme partie prenante de cette transformation ; l’alternation devient un objectif souhaitable. Du côté des enseignants, plusieurs précautions paraissent néanmoins indispensables (Fenwick, 2005) : ne pas profiter de leur position d’autorité pour imposer leur lecture critique du monde aux étudiants ; être conscients du fait que leurs enseignements sont susceptibles d’ébranler l’identité même de celles et ceux qui les suivent ; ne pas en rester à la critique, sous peine de laisser les étudiants avec le sentiment d’être dans une impasse, sentiment qui peut déboucher sur « l’inhibition de l’action » (Laborit, 1976) et ses effets potentiellement dévastateurs.
55Cette recherche a permis d’explorer les réactions d’étudiants en gestion à un cours radicalement critique sur la « décroissance soutenable » qui les invite à envisager un autre rapport au monde. Face à l’écoanxiété et diverses autres réactions négatives de découragement et d’impuissance que la confrontation avec les grands enjeux sociaux et environnementaux peut susciter chez les étudiants, cette étude permet de mieux comprendre, dans la durée, les diverses réactions émotionnelles des étudiants à de tels cours. Pour certains étudiants, ce cours semble avoir contribué à un « choc biographique » qui a entraîné une réorientation majeure de leurs trajectoires personnelles et professionnelles qui s’est parfois étalée sur plusieurs années. Des émotions fortes et parfois négatives ressenties par certains étudiants pendant et juste après le cours ont pu céder la place à une reconstruction de leur réalité en lien avec des émotions beaucoup plus positives d’accomplissement et d’authenticité.
