2Les collègues qui ont participé à la discussion et alimenté le dialogue dans cet article sont d’horizons aussi variés que l’animation en nature et l’éducation à l’environnement, le travail en établissement de petite enfance, l’enseignement dans les établissements du primaire et du secondaire, les arts du spectacle, la recherche en sciences de l’éducation ou en didactique, en éducation à l’environnement, en géographie, en politique éducative, en psychologie, etc., la formation en Institut National Supérieur du Professorat et de l’Éducation et dans le Réseau Canopé ou la création de jardins pédagogiques. La diversité de ces parcours et domaines s’avère précieuse pour la recherche collaborative. C’est ainsi que cet article prend cette forme, sinon inédite, au moins peu courante. Que l’ensemble des participants à la discussion soient ici sincèrement remerciés pour leurs apports.

3Cela étant posé, entrons dans le vif du sujet.

Nos angles d’observation et de réflexion

4Programmes chargés et optimisation du temps pédagogique sont au cœur des défis de l’enseignant consciencieux. Faire l’école dehors rebat les cartes temporelles de manière évidente, et pour l’enseignant qui débute dans cette approche alternative, cela peut constituer un frein. Nous avons pu constater la peur de perdre du temps, la croyance ou l’interprétation d’une situation comme constituant une perte de temps, la sensation que les programmes sont trop chargés pour pouvoir se permettre de sortir de sa zone de confort et de prendre des risques (sensation ressentie pour chaque cycle de l’école primaire), les problèmes de formation et d’organisation des sorties et des accompagnements qui doivent parfois se faire sur le temps personnel, etc.

5Nous ne pouvons pas nier les réalités suivantes :

• la nécessité d’un temps de formation,

• le travail d’organisation des sorties,

• la démarche d’obtention des autorisations (au moins celle de la direction, l’adhésion des parents au projet étant quand même bien utile même si elle n’est pas formalisée),

• la gestion des vêtements et de l’équipement des enfants,

• la mise en place d’habitudes en extérieur,

• la gestion des risques (la route, les chutes, l’eau, les champignons…),

• la gestion de l’hygiène (besoins, salissures, blessures),

• la gestion du groupe (rassemblement, mise en mouvement…),

• l’absence (ou presque) de matériel pédagogique.

6Tout cela demande du temps et il est vrai que lors des premières sorties, la situation peut sembler chaotique, voire hors de contrôle. Mais bientôt, les élèves et les enseignant·e·s prennent leurs marques, se familiarisent avec les règles, les appliquent et tout comme le chaos de la rentrée des classes laisse place à une classe concentrée et avide d’apprendre au bout d’un moment, le désordre des premières sorties va se transformer en un espace de liberté et d’apprentissages fluide et agréable (du moins autant qu’entre les murs).

• 3 Dans cet article, les paragraphes précédés d’un astérisque sont rédigés par les co-auteur·e·s tel q (...)

(*) Laure Kloetzer3 : Dehors, comme dedans, des rituels se mettent en place en quelques semaines, qui organisent des espaces-temps collectifs rassemblant enseignant·e·s et élèves autour de repères partagés, marquant les transitions entre activités. L’extérieur n’est pas moins structuré que l’intérieur : petit chemin qui marque la semaine et aussi le parcours ; entrée dans la forêt, avec salut au grand chêne ; temps pour soi dans la nature ; cercles, où l’on écoute et raconte ; ces rituels nombreux et variés rythment le temps scolaire et lui donnent de la respiration, à tout âge. 

7Il est certain que le temps se gère différemment dehors et dedans. Nous faisons ici un tour des principales différences dans la gestion du temps entre l’école dedans et l’école dehors. Concernant les temps pédagogiques, nous discutons les aspects suivants :

• les temps incompressibles à l’école dehors,

• les temps plus longs dehors que dedans,

• les temps plus efficaces dehors qu’entre les murs,

• l’optimisation du temps de l’école dedans si elle est pratiquée aussi, afin que les programmes puissent être respectés et que les périodes passées dehors et celles passées dedans puissent être les plus bénéfiques possible,

• l’investissement que constituent les premières sorties, si la pratique devient régulière.

8Concernant la notion de temps plus globalement, nous élargirons la question au rapport que notre société entretient avec lui, et qu’elle impose à ses enfants. L’école dehors a le pouvoir de reconnecter les pratiquants au rythme de la nature, au rythme de l’humain, au rythme de l’eau, et présente ainsi un potentiel unique pour que les enfants construisent un autre rapport au temps et au monde.

9Cet article se fonde sur des retours de pratiques et sur des discussions concernant des représentations bloquantes ou contraignantes, ceux et celles de l’instigatrice de la réflexion, de ses proches collègues et des co-auteurs et co-autrices de l’article.

(*) Ziad Dabaja : Avant d’aller plus loin dans l’article, définissons l’école dehors : « L’école dehors (ou la classe dehors) est une branche de l’éducation qui se déroule dans des milieux extérieurs et/ou extrascolaires proches ou distants, qu’ils soient naturels ou artificiels, où les élèves ont la possibilité de s’engager dans une multitude d’activités d’apprentissage. L’école dehors pourrait aider à améliorer non seulement les connaissances des élèves liées aux programmes scolaires et à l’environnement, mais aussi leurs habiletés personnelles/interpersonnelles et leur bien-être général à travers une implication active dans des activités expérientielles et pratiques » (Dabaja, 2022a, p. 3). Dans cette définition, les lieux de l’éducation dehors peuvent aller d’une cour de récréation à une montagne. 

Les temps investis

10Il est des actions et des apprentissages qui requièrent un investissement de départ et qui apporteront des bienfaits à l’enseignant·e et aux élèves. Ces temps sont longs au début et se raccourcissent, voire disparaissent avec la pratique. Nous pensons en particulier :

• au temps de formation (qui peut être inclus dans les heures de formation obligatoires et donc dans le temps de travail) ;

• à la mise en place de nouvelles habitudes pour les élèves (s’habiller pour la sortie, marcher au bord de la route en sécurité, s’installer sur un lieu, poser les frontières du lieu, prendre de l’autonomie sur le site, gérer les risques et l’hygiène, savoir quoi faire d’un temps libre, faire la transition entre jeu libre et temps de travail…) – à terme, cela constitue un grand gain d’autonomie, de savoir-être et de comportements sûrs et respectueux en ville et dans la nature ;

• à la mise en place de nouvelles habitudes chez l’enseignant·e (concernant les papiers administratifs, la communication avec les parents, la préparation du sac de sortie et des ateliers, le port des « lunettes pédagogiques » pour voir les ressources que la nature et l’extérieur mettent à notre disposition pour travailler, la saisie des activités de jeu libre pour rebondir sur le programme, l’organisation des groupes de travail en extérieur…).

11Lors de la première année de pratique, l’enseignant·e peut créer une fiche de présentation ou préparer une explication lors de la réunion de rentrée, produire une liste d’équipements vestimentaires ; ces outils pourront être réutilisés presque tels quels les années suivantes. Il en est de même pour les tableaux d’accompagnement, qui, une fois créés, peuvent être vidés puis remplis à nouveau. Le document existe, il a la forme qui convient, il est où on l’a mis…

(*) Marion Mousset : Ces temps investis peuvent être allégés ou partagés, entre autres avec les parents et notamment en les rendant « participants » de la construction du projet (par exemple, la fiche de présentation/explication pourrait être créée avec eux et pas seulement pour eux). 

12La première séance de l’année peut être employée principalement à poser ces règles, à lancer ces nouvelles pratiques (qui deviendront des habitudes), à découvrir le lieu qui deviendra une 2^e classe, ainsi qu’à découvrir qui on est quand on est dehors : quel lecteur suis-je ?, quel joueur suis-je ?, quel scientifique suis-je ?... en proposant quelques activités simples.

13Cette période de rodage va par définition s’achever lorsqu’une expérience suffisante aura été acquise pour que tout fonctionne de manière fluide et que chacun sache comment procéder en toute situation.

Les temps incompressibles

14Certains temps non pédagogiques sont impliqués par l’école dehors, mais nous verrons que la plupart sont également présents à l’école dedans, simplement à d’autres moments ou d’autres manières. Il en est ainsi des temps d’habillage, de déplacement, de goûter, d’appel au calme, des interruptions pour les besoins naturels et l’organisation (dans sa version optimale) des accompagnants le cas échéant.

15Temps d’habillage : certain·e·s enseignant·e·s sortent dès que les enfants arrivent à l’école, avant qu’ils ne retirent leurs vêtements d’extérieur, ils sont alors déjà en tenue et on ne perd pas de temps à se déshabiller ! Que ce soit le cas ou pas, les enfants qui travaillent dans l’école vont aller en récréation à un moment et devront alors à nouveau s’habiller et se déshabiller. Ce temps perdu sur le jeu libre dans la cour n’est pris qu’une fois si l’on fait l’école dehors.

17Goûter (plus important pour les cycles 1 et 2, moins nécessaire pour le cycle 3) : ce temps peut être combiné à la lecture d’une histoire, pour un moment tout doux, constituer un temps calme pour certains, un temps de langage pour d’autres. Le temps du goûter est l’occasion pour chacun de vivre pleinement à son rythme. Il peut être intégré au temps accordé en jeu libre, les deux équivalents alors au temps de récréation dans la cour.

(*) Marion Mousset : La théorie de restauration de l’attention (Kaplan et Kaplan, 1989) présente la nature comme riche et complexe, mais d’une grande compatibilité avec les fonctions humaines, ce qui ne génère pas de fatigue cognitive, contrairement au milieu artificiel (fabrication humaine) de la classe qui propose beaucoup de stimulations donc provoque de la fatigue mentale.

(*) Eva Lemaire : Au sujet des objectifs que l’on fixe (que l’on se fixe) pour une sortie en nature, dans les visions du monde autochtones, la pédagogie de la terre se veut justement une pédagogie où l’on accepte que l’enseignant soit la nature elle-même. « Dans ce système, il n’y a pas de curriculum standard parce qu’il est impossible de générer un curriculum pour ce qui nous est donné avec amour par les esprits, et parce que cela n’a pas de sens que chacun apprenne le même corps factuel d’information. […] Dans ce contexte où l’humilité et l’agentivité sont centraux, les décisions autour de l’apprentissage sont, par essence, un accord entre les individus et le monde spirituel. » (Simpson, 2014, p. 10, traduction libre) Le monde naturel est ici vu comme une entité spirituelle (La Terre-Mère). L’enseignant, en nature, devrait aussi repenser sa posture pour faire place à la nature, comme instructeur additionnel : il doit accepter de s’effacer, de ne pas se placer au centre, ainsi que les apprentissages et interactions prévues, pour laisser de la place à ce qui survient naturellement, spontanément, en connexion avec le milieu et les enfants. 

19Besoins naturels : les enfants les gèrent à leur rythme, en fonction de leurs besoins réels. Dehors, il n’y a pas de demandes intempestives pour se balader et décompresser ou jouer dans les couloirs ; il n’y a pas de ruée avec moins de toilettes que d’enfants (chacun va chercher son petit coin et la demande est répartie dans la demi-journée) ; les élèves se dépensant davantage physiquement, ils gagnent en endurance (en particulier en maternelle).

20Organisation des accompagnants : ce temps est spécifique à l’école dehors. Il ne sert à rien de chercher un équivalent pour l’école en intérieur. Cependant, lorsque des accompagnants sont présents, le ratio d’enfants par adulte est bien meilleur et les élèves peuvent bénéficier de plus d’attention, profiter de conversations plus personnalisées, en plus petits groupes. Cela peut donc apporter des bénéfices au niveau du développement langagier si tant est que les accompagnants se saisissent de cette opportunité et entrent en dialogue avec les enfants.

21Sans tomber dans l’idéalisme et l’utopisme, nous pouvons constater que certains éléments qui pourraient constituer des problèmes trouvent leurs équivalents à l’école dedans. Le contexte de l’école dehors permet même parfois et sur certains points de simplifier les choses, en offrant une approche plus individuelle (pour le rythme du goûter, pour les besoins naturels, pour le développement du langage en particulier). Il reste à l’enseignant de lâcher prise et d’accepter que les choses ne se fassent pas au rythme qu’il ou elle a planifié, ni de manière absolument collective, mais justement plus en adéquation avec les besoins de chacun. Avec la liberté, vient la confiance, qui s’apprivoise, se gagne, et finit par être bénéfique pour tous.

Les temps gagnés grâce aux sorties en extérieur

22Le contexte extérieur a des impacts sur des dimensions variées de l’apprentissage et du temps scolaire. Certains de ces impacts se reportent même sur les pratiques à l’intérieur des murs de la classe et de l’école. Parmi les dimensions où la gestion du temps est améliorée ou simplifiée (soit dès le début des sorties, soit après un temps d’adaptation), on pense par exemple à l’absence de séparation stricte entre les périodes de travail, de toilettes, de récréation, etc. ; à l’augmentation de l’autonomie et de la prise d’initiative ; à l’efficacité des apprentissages ; aux relations humaines ; à la gestion des risques de blessures. Examinons chacune de ces dimensions.

23Alternance travail/récréation/toilettes : Dans l’enceinte de l’école, il est difficile d’utiliser des espaces différents sur une même séance pour mettre en place des ateliers parallèles. Comment avoir un groupe à la bibliothèque, un autre en récréation, un autre en atelier graphisme et un autre encore dans un atelier langage ? Avec des salles prévues pour que chacun soit assis sur sa chaise, à sa table, comment adapter l’activité et le niveau sonore de la classe en fonction de l’énergie que les enfants ont encore à dépenser (quand certains auraient bien besoin de courir cinq minutes, quand d’autres voudraient pouvoir se poser et lire quelques pages…) ? L’espace extérieur permet une flexibilité et une adaptabilité aux besoins de petits groupes d’élèves que l’intérieur n’offre pas (on autorise rarement les enfants à sortir dans la cour avec un livre, et rarement à courir dans la classe). En profitant de cette possibilité, les élèves travaillent davantage à leur rythme et canalisent leur énergie dans des activités adaptées au niveau de « feu » qui les anime et au niveau de concentration dont ils sont capables à un instant donné, via des activités plus ou moins énergiques/physiques et plus ou moins guidées. On peut donc tirer le meilleur de chaque élève à chaque instant, si l’on est attentif à cet aspect dans la répartition des groupes et des tâches. Ici, l’énergie et la concentration des élèves sont mises à contribution de leur apprentissage de manière optimale dans un contexte collectif. En cela, du temps est gagné car les élèves ont moins besoin de respecter un rythme qui n’est pas le leur, ce qui les met en peine, rend leur apprentissage moins efficace et réduit leur confiance en leurs capacités d’apprentissage.

24Autonomie et prise d’initiative : Si l’enseignant·e envisage l’école dehors comme un contexte propice à l’apprentissage de la gestion des risques, à la découverte de soi-même et de ses capacités, à l’apprivoisement de sa liberté, alors des savoir-faire de base (la marche, ouvrir/fermer la porte chez les petits, pousser un chariot, marcher d’un pas léger et silencieux pour les élémentaires, escalader/grimper pour tous) se développent côte-à-côte avec des compétences comme la résolution de problèmes et la gestion de ressources. On observe que le développement de ces diverses compétences ramène dans la classe des élèves grandis et plus matures. Les parents nous rapportent des témoignages similaires concernant l’évolution de leur enfant à la maison. Si les élèves transfèrent dans la classe ces prises d’initiative et que la confiance instaurée dehors se maintient dedans, alors de nombreuses interruptions disparaissent et la classe se déroule de manière plus fluide en intérieur. Plus de « Maitresse ? – interruption de l’introduction d’un atelier – Je peux me moucher ? », ni de « Maitre ? – interruption de l’histoire lue ou de la correction d’un exercice – Je trouve plus le bouchon de mon feutre… » : les élèves chercheront bientôt à résoudre leurs problèmes par eux-mêmes, avant de lever la main ou de solliciter l’enseignant·e.

25Apprentissages : Dehors, les apprentissages se font avec le corps tout entier, en prise avec le monde. On n’apprend pas à distinguer le jour et la nuit sur des images et des frises, mais en vivant dehors, en voyant la course du Soleil évoluer dans la demi-journée. On n’apprend pas à compter en dessinant des bâtons sur un papier, mais en allant chercher des bâtons pour fabriquer une cabane. On ne comprend pas les textes de Jean de La Fontaine dans une salle de classe du XX^e ou du XXI^e siècle, mais au bord d’un parcours de vitesse pour Le Lièvre et la tortue, au bord d’un champ pour Le Laboureur et ses enfants, etc. Ces apprentissages, incarnés, incorporés, se mémorisent avec du relief ; l’abstrait est confronté au concret ; l’imaginaire s’appuie sur le monde physique. On peut ainsi par exemple, jouer à la marchande pour apprendre à manipuler les additions et les soustractions ; on peut jouer ainsi avec des cailloux, des pierres et des feuilles en lieu et place de monnaie et de billets : on manipule ou on s’inscrit dans un lieu, on procède aux mécanismes cognitifs nécessaires et on compose avec la réalité des ressources disponibles. On observe que les apprentissages sont généralement vite mémorisés et transférés dans des contextes variés. En cela, ils semblent en moyenne plus efficaces et plus durables que ceux réalisés en classe.

(*) Eva Lemaire : Il y aussi, très fortement ancrée dans les épistémologies autochtones, cette idée que tous les savoirs sont interreliés et que la nature/le milieu naturel va justement nous permettre de travailler ces interconnexions entre les savoirs. On combinera ainsi facilement en sortie des objectifs d’apprentissage en arts, sciences, langage, études sociales, ce qui permet de décloisonner les savoirs et les périodes espace-temps de la classe en dedans. 

26Relations humaines : Dehors, chaque enfant dispose de bien plus de superficie que dans la classe, et même que dans la cour de récréation. Ceux qui ont besoin de calme peuvent s’isoler plus aisément, ceux qui veulent se défouler génèrent moins de collisions. Il y a cependant parfois davantage de désaccords pour grimper sur un rocher ou sur un arbre, pour observer de près un champignon ou un escargot, etc. Ce sont des occasions pour travailler les savoir-être et les relations entre les enfants, et entre les enfants et les adultes, s’assainissent et gagnent en qualité et en respect. Cela peut se répercuter en classe à l’intérieur et dans les relations des enfants en général.

27Menus soins : La terre, le sable et l’herbe sont moins dangereux pour la peau que le bitume. Dans les premiers temps, il y a des chutes et des égratignures parce que les élèves ne savent pas encore bien marcher et courir sur un sol inégal, ni regarder leur environnement proche et adapter leurs déplacements ; mais très rapidement, ces risques sont repérés et gérés par les enfants, et les soins deviennent moins nombreux.

28Sur ces points, les bénéfices temporels sont réels. Ils peuvent compenser certains temps « perdus » ou investis dehors, qui ne l’auraient pas été dedans. Mais on voit aussi les avantages pédagogiques possibles, si l’on accepte de sortir de l’espace institutionnel sécurisant et si l’on agit avec organisation et logique.

Optimiser les temps dedans et dehors

29On ne clamera pas ici que l’école dehors intégrale est une panacée, ni que tout peut se faire dehors sans aucun aménagement. Certaines tâches peuvent se faire plus facilement dehors que dedans, et réciproquement. Il est donc judicieux de répartir les tâches en fonction des moyens disponibles. Le tableau suivant indique quelques idées de tâches plus adaptées à un lieu ou à l’autre, sans aucun aménagement dehors.

Tableau 1 : Exemples de tâches selon le contexte : dedans ou dehors

Dedans Recours aux moyens mnémotechniques affichés en classe Recours à une grande surface de représentation (le tableau) Graphisme de détail (maternelle) Écriture des lettres (cycle 2) Rédaction de textes (cycle 3) Visionnage de vidéos Utilisation de matériel fragile (dont les livres non couverts) Recours aux chevalets ou à de grandes surfaces planes (pour la peinture par exemple) Activités de collage

Dehors Observation des éléments naturels (pour les sciences, l’histoire, la géographie…) Recours à une grande surface meuble (sol ensablé ou en terre meuble) pour les représentations schématiques ou le graphisme Techniques de création, de construction, de numération (avec les éléments de la nature) Exercice de la motricité (utilisation de l’espace horizontal et vertical, des dénivelés, des obstacles) Lecture et compréhension de texte (appui sur l’environnement et sur le monde) (*) Eva Lemaire : Lecture de la nature comme « texte », comme « racontant des histoires » (*) Eva Lemaire : Place de l’oral et d’autres manières de transmettre et d’évaluer le savoir (par la parole, le chant, les arts, les actions...). Dans la pédagogie occidentale, tout le primat est à l’écrit. La pédagogie autochtone nous rappelle que l’oral et l’action sont aussi des manières valables d’apprendre, en interaction avec la nature.  Théâtralisations, mises en scène et imitations

30Si l’enseignant·e n’utilise pas les ressources de chaque lieu de manière judicieuse, pas de doute que du temps sera perdu. Si au contraire, on optimise l’utilisation des ressources de chaque lieu, alors on en gagne beaucoup.

31Il apparaît rassurant de pouvoir transférer simplement des tâches de l’intérieur à l’extérieur, ce qui se fait parfois sans trop d’encombres. Par exemple, on peut facilement emporter l’ardoise et le feutre pour procéder à du calcul mental ou à des exercices d’orthographe. On peut aussi glisser le texte de lecture fonctionnelle dans une pochette plastique pour l’exploiter sans craindre la boue et la pluie. On peut emporter sa règle pour procéder à des mesures d’éléments à l’extérieur. On peut emporter des boites d’œufs qui tiendront lieu de tableaux à double entrée à remplir, ou de tableaux à cases pour les multiplications, les divisions et les fractions. On peut emporter des feuilles blanches et quelques sous-mains rigides pour faire du dessin, apprendre le report de proportions, faire des silhouettes, etc. On peut emporter la dinette pour imiter la cuisine sur une table de pique-nique publique, et y préparer une soupe aux cailloux ou un gâteau à l’herbe par exemple.

32En choisissant dans un premier temps des activités déjà connues des élèves et bien maitrisées par l’enseignant·e, on garde une zone de confort pédagogique tout en sortant de la zone de confort physique et géographique. Cela peut être une posture pédagogique tout aussi valable que celle d’une transition plus radicale des pratiques qui, elle, sera plus coûteuse en temps au départ.

(*) Eva Lemaire : On peut aussi apprendre à lâcher-prise par rapport au papier et au crayon et privilégier l’expérience qui, si l’activité amène une connexion émotionnelle au savoir, saura laisser une trace dans la mémoire et la compréhension des élèves. Accepter que tout moment d’apprentissage ne doit pas être documenté : il doit être pleinement vécu, en connexion avec l’extérieur, la nature, les autres. 

Le temps long

33On l’aura bien compris tout au long de cet article, il n’est pas question de presser les élèves pour qu’ils se dépêchent de tout faire et ressentent un stress accru en sortant de la salle. Au contraire, le rôle de l’enseignant·e est, selon nous, d’adapter les demandes institutionnelles, qui sont indéniablement nombreuses et réalistement à peu près inatteignables dans une année scolaire, au rythme des élèves, à leur capacité d’attention, leur besoin de mouvement, de changement, leur insouciance, leur tempérament, leur énergie… L’enseignant·e peut avoir à absorber ou à transformer le stress de la lourdeur des programmes et la frustration des comportements inappropriés, pour créer une ambiance sereine et propice aux apprentissages, dans le respect et le calme, dans la joie et la bonne humeur … ! Mais ces considérations relèvent du temps court, de l’objectif à atteindre ce matin, de la bousculade qui vient d’arriver, des décalages dans la programmation sur les deux semaines à venir… Les sections précédentes ont traité de ce temps-là.

34L’école dehors permet également de commencer à toucher, du bout de l’esprit, le temps long. Le temps de la nature. Le temps des saisons, celui des années, celui des arbres (qui vivent plusieurs siècles et ont observé des générations d’enfants avant eux, et les verront peut-être devenir des vieillards puis mourir, et d’autres naitre encore). Les jeunes enfants (cycle 1) vivent dans le présent immédiat, les moins jeunes commencent à sentir la régularité des jours et des semaines, mais il leur reste ardu de ressentir la durée et les rythmes des années, des générations, le temps de l’histoire et celui de la nature. Comment le pourraient-ils, quand la température est régulée en intérieur, quand le nez de certains est collé à un écran au lieu d’observer les animaux et les arbres, quand leur propre vie a été si courte et leur conscience du monde qui les entoure parfois si peu stimulée ?

35En sortant, en attirant leur attention sur l’évolution de la nature tout au long de l’année scolaire, on peut commencer à leur donner cette sensation du rythme des saisons. Pour cela, cependant, la régularité des sorties est primordiale. On peut distribuer aux enfants autant de photocopies d’images d’arbres aux 4 saisons, autant de roues phénologiques que l’on veut, cela ne leur permettra jamais de sentir cette régularité, cette détermination de la nature à suivre les mouvements météorologiques impliqués par la course de la Terre autour du Soleil. Seule l’expérience consciente du ressenti et l’observation attentive peuvent le permettre.

36Certaines classes récoltent des éléments de la nature et créent un coin nature dans la classe, qui est vidé et recommencé à chaque période. Cette pratique, parmi d’autres, aide les enfants à voir et à conscientiser les caractéristiques de chaque demi-saison. Si elle est répétée d’année en année, ils constatent la répétition et intègrent la certitude du renouvellement des cycles saisonniers.

L’éducation lente, ou slow education

37L’inscription dans le temps de la nature peut être révélateur d’un non-sens des sociétés modernes : nous avons tous une seule vie, qui dure en moyenne de 7 à 9 décennies, et il semble que nous nous laissions le plus souvent emporter par un rythme effréné. Les causes peuvent être variées : travailler plus pour avoir plus d’argent pour posséder plus de choses ; aller plus vite pour avoir plus d’activités dans une journée pour apprendre plus de choses ou pour répondre à plus de désirs ; assurer toutes les obligations que nous nous imposons sans hiérarchie ; agir plus vite pour avoir plus de temps libre pendant lequel nous pourrons vivre dans une léthargie proportionnelle à la suractivité qui l’a précédée et la suivra… Et puis, chaque jour, on ne sait plus où est passé notre temps. Chaque année, on n’a pas vu le temps passer. À 40 ans, ou à la retraite, on se demande quel sens a eu notre vie. L’empressement comprime le temps, et plus on a de choses à faire, plus on agit dans l’urgence, dans le besoin de faire, moins on prend le temps de le faire en conscience, ancré dans le présent, en profitant de l’instant.

38C’est dans cette culture de l’empressement, dans ce tourbillon d’activités, de choses à faire, de contenus à apprendre, de projets à mettre en œuvre, de thèmes à aborder, de plans de prévention à mettre en place, etc. que nous enseignons aux élèves. C’est dans cette culture qu’ils baignent au quotidien, avec des dessins animés aux narrations accélérées, des « Dépêche-toi, on est en retard ! », et du zapping attentionnel. Si nous choisissons de prendre du recul par rapport à ce rythme qui rend bien des gens malades, nous en préservons les enfants et leur offrons la possibilité de découvrir leur propre rythme, quelques heures de quelques jours de leur semaine. Ils peuvent se reconnecter à leurs besoins, apprendre à s’écouter, à se connaitre et se construire en tant que personnes en s’appuyant sur des bases plus saines.

39Nous n’inventons rien ici. En revanche, nous nous inscrivons résolument dans une approche pédagogique qui prend de l’essor depuis une vingtaine d’années, et qui dérive du mouvement du slow food qui s’oppose au fast food. Cette tendance se généralise dans de nombreux autres domaines de la vie (slow medicine, slow living, slow science, slow parenting, etc., Honoré, 2004).

(*) Eva Lemaire : Les visions du monde traditionnelles autochtones remettent justement en question l’hégémonie de la culture occidentale dominante où le temps est de l’argent. Le contact avec la nature, avec les arbres centenaires, avec l’eau de la rivière qui coule depuis toujours, apprend aux humains l’humilité, il leur apprend qu’ils font partie d’un tout, dans lequel il faut trouver sa place avec harmonie. Le temps occidental, anthropocentré, est repensé à l’aune du temps naturel. 

40Appliquée à l’enseignement, cette philosophie invite à reconsidérer les programmes afin d’en dégager les éléments les plus nécessaires, de prendre le temps que ceux-ci soient travaillés en profondeur et de profiter des aléas de la classe, de l’actualité ou de la nature pour aborder des éléments qui sont plus périphériques, afin qu’ils aient un sens. L’intention est de déplacer le curseur des priorités pédagogiques de la quantité vers la qualité des apprentissages.

(*) Ziad Dabaja : La pédagogie lente « remplace la transmission directe des savoirs par des procédures collaboratives et individuelles favorisant l’esprit critique, la réflexion et l’introspection » (Shaw, Cole et Russell, 2013, p. 327). Elle consiste à « reporter [...] la participation directe de l’éducateur au meilleur moment possible. Plutôt, l’enseignant structure et facilite l’enchaînement des tâches » (Shaw, Cole et Russell, 2013, p. 325). En fait, les caractéristiques de la slow pedagogy coïncident, en grande partie, avec celles de l’école dehors axée sur la nature comme Forest School (Dabaja, 2022b, 2022c). 

(*) Laure Kloetzer : On peut aussi se poser la question du temps libre de l’élève. N’est-ce pas un droit fondamental de l’enfant que de voir son rythme respecté, de pouvoir alterner entre des moments de concentration exigeante et des moments de détente où le corps et l’esprit s’engagent de concert en répondant à ce qui se passe dans la vie du moment présent ?

Conclusion

41La gestion du temps, qui nous cause tant de soucis dans l’atteinte de nos objectifs professionnels, est en fait le symptôme de notre déconnexion de la nature et de son rythme.

(*) Marion Mousset : Le Syndrome de manque de Nature (Nature deficit disorder, Richard Louv, 2005) est en soit un argument pour l’école dehors, car l’espace d’apprentissage dehors est bien plus fluide (puisque naturel au sens biologique du terme) et agréable pour l’enfant que celui de la classe. 

42Les peuples autochtones, qui ont gardé ce lien avec la nature et qui ont su sauvegarder une pédagogie ancrée dans le territoire, sont une inspiration pour l’école dehors que nous commençons à remettre en œuvre en France entre autres. Cet article montre la tension qui existe entre une culture sociétale de l’empressement et du toujours plus, et ce que la nature a à nous offrir et que les enseignant·e.s de l’école dehors s’efforcent de saisir tant bien que mal : le réapprentissage du bien-être et du savoir-vivre, et le respect du rythme de chacun. Mais il n’est pas pour autant question de faire l’apologie d’un contexte et de dénigrer l’autre. Tout est une question d’équilibre et d’usage judicieux.

43Thierry Deshayes nous offre ces derniers paragraphes :

(*) Il me semble que intérieur/extérieur ne constitue pas une simple alternative entre deux types d’espaces physiques mais que l’« extérieur » est d’une « nature », d’un ordre différent de l’« intérieur ». L’école à l’extérieur met de côté toute une construction matérielle, symbolique, institutionnelle à laquelle on est habitué à l’« intérieur » et qui a des fonctions de classification et d’organisation fonctionnelles et hyper spécialisées du temps, de l’espace, des activités, des rôles des uns et des autres (y compris des enseignants et des élèves). Cette construction peut être rassurante. Elle a l’avantage de l’habitude, des normes connues, de la routine, du contrôle, etc. Elle a l’inconvénient d’être limitée, peu propice aux découvertes et expérimentations, et d’éloigner les élèves du monde tel qu’il est, dehors. En mettant partiellement de côté le construit scolaire, les habitudes, les objectifs, les fonctions et les programmes, les activités sont alors troublées par un milieu (telle cour, telle forêt, tel bord de mer …et le monde vivant et non vivant qui le compose et l’anime) toujours singulier, complexe, pluriel, riche et imprévisible. De fait, le milieu en question n’a pas été conçu pour l’éducation telle qu’elle est organisée institutionnellement. Il n’est pas neutralisé, séparé, cloisonné par le contrôle que constitue le "cadre" scolaire. Il ne s’agit pas seulement d’un "lieu", et encore moins d’un "cadre", construit, avec ses fonctions, dispositifs, règles, etc. : il s’agit d’un milieu de vie toujours singulier et jamais complètement connu/maîtrisé que vont devoir rencontrer et intégrer, de façon expérimentale, les élèves et enseignants.

Les objets/supports/médiateurs ne sont plus des textes, des mots sur un tableau, des cartes ou vidéos qui viennent appuyer le propos de l’enseignant.e mais des matérialités, vivantes ou non, en interaction, imprévisibles (météo, sols, paysages, vivants, etc.), qui vont conditionner autrement et dès lors troubler la place des enseignant.e.s et des élèves, et leurs activités. Il va falloir alors composer avec cette vie, cette agentivité, les multiples manières dont elle nous affecte et tout ce qu’elle peut amener à la perspective éducative. Je rejoins les remarques d’Eva sur la « nature » agentive (comme tous les êtres qui la composent) qui participe de l’enseignement et avec laquelle (et pas seulement sur laquelle) il faut composer. Elle nous met dans des dispositions alternatives à ce que le cadre scolaire intérieur a précisément cherché à désamorcer, à empêcher, à éloigner. Notre place, nos rôles, nos activités sont soumises aux aléas de ce que l’on voit, regarde et observe, mais aussi de ceux que l’on rencontre et qui agissent sur nous : je pense ici aux animaux bien sûr que l’on va rencontrer si l’on se rend disponibles à eux et qui vont venir « perturber » l’ordre social des humains/de l’école qui arrive dans le milieu ; j’ai des exemples d’insectes, de chien, de grenouille, d’oiseaux qui vont « déconcentrer », « retarder », « éparpiller » un ou plusieurs élèves, mais il peut s’agir aussi, bien sûr, de rencontres avec la pluie, le vent, les végétaux, d’autres humains, etc.. Que fait-on avec ça ? Est-ce qu’on l’évite ? Est-ce qu’on le repousse, l’ignore ? Est-ce que cela nous agace, trouble notre programme, nous stresse ? Comment le gérer ? Comment saisir ces rencontres comme des opportunités ? Comment s’appuyer sur celles-ci ? Comment repenser la pédagogie à partir de là ?

44Les projets initialement planifiés en fonction de programmes, d’objectifs, d’emploi du temps, de parcours connus, etc.) seront ainsi nécessairement mis en travail, mis en question, ce qui a de quoi perturber l’ordre scolaire ainsi externalisé. La tension entre les deux ordres est alors inévitable. Cet article tente je crois de répondre en partie à cette tension et aux accommodations qu’elle induit. Comment saisir les opportunités du réel que l’on rencontre tout en suivant autant que/si possible/nécessaire le programme, les horaires, la gestion du groupe, les contraintes matérielles, les pratiques usuelles, etc. ? C’est à la fois problématique et absolument insoluble. Mais cela ouvre aussi la porte à des expérimentations, à des formes de déplacements pour les élèves et les enseignants et à des apprentissages inattendus à développer, exploiter, etc.