1Le développement d’une écocitoyenneté critique, compétente, engagée et consciente des interdépendances entre société et nature, est une des missions données à l’éducation relative à l’environnement (Sauvé, 2017). Suivant cette approche, l’expérience en nature joue un rôle clef. Alors que l’éducation « par la nature » a le vent en poupe dans l’enseignement fondamental, les cours et les formations dans l’enseignement supérieur sont principalement axés sur une vision gestionnaire ou experte du développement durable, via des compétences cognitives et argumentatives. Or une éducation à la hauteur de l’urgence écologique nécessite de réimaginer, récréer et restaurer l’éducation à l’environnement à tous les niveaux de formation.
2Les pratiques d’éducation par la nature pourraient-elles être introduites dans l’enseignement supérieur ? Comment mettre en place concrètement un dispositif pédagogique d’immersion en nature inspiré par les pratiques issues de l’écologie sensible, en particulier le Travail Qui Relie (TQR) et l’Intervention Psycho-sociale par la Nature et l’Aventure (IPNA) ? Ces interrogations étaient au cœur du projet TransDisc portant sur les dimensions subjectives et culturelles de la transition. L’une des plus-values majeures de ce projet de recherche était de rendre compte de la dimension pluridimensionnelle de la transition ainsi que de la complémentarité entre divers leviers de changements, la transition passant à la fois par des changements « extérieurs » (les comportements individuels et les structures collectives) et des changements « intérieurs » (les vécus subjectifs et la culture). Là où les études de la transition se centrent principalement sur les dimensions extérieures du changement (Köhler et coll., 2019), notre originalité est d’aborder les dimensions intérieures, tant individuelles que collectives, de la transition.
3En septembre 2022, 12 jeunes belges volontaires issus de cursus disciplinaires variés ont participé à une expérience inédite : une aventure collective d’immersion en nature pendant cinq jours. L’objectif principal était d’expérimenter l’intérêt d’un prototype d’activité ex-situ. Cet article se veut descriptif des processus vécus et des choix méthodologiques et pédagogiques opérés. Notre approche est réflexive, proposant des analyses et des pistes de réflexion destinées à contribuer à une transformation en profondeur de l’enseignement supérieur. Dans la dernière partie de l’article, nous présenterons les résultats en nous focalisant sur quelques aspects saillants du dispositif qui concernent les dimensions subjectives et culturelles de la transition.
4Les objectifs du projet ont été conçus et formulés en équipe de recherche via un processus d’intelligence collective. Dans sa réflexion, l’équipe s’est rapidement rendu compte que ces objectifs se déclinaient sur deux plans : celui du cadre institutionnel et au celui du dispositif lui-même.
5D’un point de vue institutionnel, le projet avait pour objectif de participer à l’ouverture de l’enseignement supérieur aux dimensions subjectives et culturelles de la transition via l’intégration dans les parcours pédagogiques de dispositifs ex-situ et de pratiques axées sur les émotions, le corps, l’imaginaire. Face à un monde en profonde mutation, une profonde mutation des pédagogies est nécessaire pour répondre aux défis de la transition écologique et sociale.
6En ce qui concerne le dispositif en lui-même, notre projet ambitionnait de proposer une aventure de connexion au vivant, à soi et aux autres humains. Il s’agissait ainsi de vivre des expériences nourrissantes permettant de découvrir ses propres ressources intérieures ainsi que celles inhérentes au vivant, et de grandir de l’interdépendance qui se tisse entre les deux. Ces activités ont été pensées pour susciter l’émerveillement dans la beauté des choses simples, le dépassement de soi dans un esprit d’aventure ainsi que l’émergence d’un autre regard sur notre vulnérabilité et celle du vivant. Ces pratiques sortent des habitudes transmissives faisant essentiellement appel aux compétences dites « cognitives » pour proposer l’apprentissage par d’autres biais : le corps, le groupe, l’émotion, l’imagination et le dépassement de soi. Le résultat est un processus fort, aussi engagé par ses visées qu’engageant par ses moyens. Afin de prendre du recul sur ce processus, des temps de réflexion ont ponctué le cheminement ainsi que des occasions de partager son vécu par le biais de créations artistiques.
7La particularité du design méthodologique proposé pour la création du dispositif pédagogique était de sortir de l’espace-temps des salles de classe pour expérimenter à travers un éveil des sens et du sens, un temps long et susciter un attachement à un territoire proche. Concrètement, le format du dispositif fut pensé en trois étapes distinctes : (1) une première journée de rencontre dans un but de connaissance mutuelle et de création de la dynamique de groupe, (2) le cœur de l’expérience composé d’un séjour résidentiel de cinq journées et (3) une journée de retrouvailles, destinée à un retour réflexif sur l’expérience vécue et ses conséquences à moyen terme.
8Le déroulé du dispositif s’est d’abord inspiré par un travail d’enquête approfondie mené dans la première phase du projet TransDisc portant sur le Travail-Qui-Relie (TQR) (Silva Castaneda, 2023) et l’IPNA (Bert, Dubetz et Huvelle, 2023). Le point commun de ces approches est de donner une place prépondérante au lien d'interdépendance avec le vivant, aux émotions, à l’imagination et au corps. Le TQR est une approche qui a été développée et popularisée par Joanna Macy. Conçu à l’origine à destination d’un public composé essentiellement de militants, il s’agit d’un ensemble de pratiques qui invitent à explorer notre lien avec le vivant et à (re)trouver le courage, l’implication et la solidarité nécessaire pour changer nos vies et s’engager pour un « changement de cap » (Macy et Brown, 2021). Concrètement, le TQR propose un processus en spirale constitué de quatre étapes : s’enraciner dans la gratitude, honorer notre douleur pour le monde, changer de regard et aller de l’avant. De son côté, d’origine canadienne, l’IPNA est une modalité d’intervention complémentaire qui se pratique en immersion dans la nature pour faire vivre des expériences inédites et stimulantes à des publics fragilisés (Rojo et Bergeron, 2017). L’aventure constitue un mode opératoire qui invite à un rapport spontané, sensoriel et affectif avec le vivant. En étant accompagnée d’une intervention psycho-sociale, elle offre l’opportunité d’une prise de conscience des forces et des faiblesses des participants.-e-s. Les enquêtes de terrain réalisées dans la première phase du projet ont permis d’identifier des « ingrédients actifs », soit les pratiques, postures et activités, qui font l’essence du TQR et de l’IPNA. Nous avons réfléchi à leur entremêlement de façon à planifier un déroulé de 5 jours, composé d’activités originales.
9Afin d’articuler les pratiques du TQR et de l’IPNA autour d’un fil conducteur qui donne du sens et induit le rythme d’un processus, nous avons choisi d’utiliser la symbolique associée à une partie de l’arbre comme récit porteur de l’expérience (Tableau 1). Ainsi, le début du séjour en immersion a été articulé sur les racines à travers des pratiques qui permettaient de poser les bases du séjour : la mise en place des intentions et d’une membrane de sécurité. Cette notion, issue de la pratique du TQR en Belgique, peut être définie comme un espace associant la familiarité, le soin, les liens d’affection avec un cadre de vie composé de règles décidées collectivement pour se sentir en sécurité dans le groupe. Les racines ont été travaillées via des pratiques comme la réalisation d’une œuvre collective où chacun.e était invité.e se présenter par le biais d’un dessin d’arbre ou encore par la proposition d’un contact direct avec le sol par une marche pieds nus en forêt. Dans la suite du séjour, nous nous sommes inspirés du tronc pour travailler la notion de reliance au vivant (notamment par un moment de partage avec un arbre choisi), mais aussi de reliance à notre vulnérabilité, notamment par l’activité des entrecroisements inspirée du TQR, ainsi qu’une activité de confiance en l’autre et de laisser-aller dans le déséquilibre du corps issue de l’IPNA. Le tronc a également été travaillé via des activités permettant le dépassement de soi et l’identification de forces intérieures (grimper dans les arbres assurés par quelqu’un d’autre, d’abord les yeux ouverts, puis les yeux bandés). Le troisième jour, nous avons construit le récit autour des branches qui symbolisaient un changement de regard (déplacement à vélo et randonnée vers un lieu de bivouac), une connexion au temps long (adaptation de la Deep Time Walk pendant le déplacement à vélo), apprendre à se faufiler à travers les incertitudes, oser l’inconfort, être lucide sur les difficultés (spéléo dans le Fondry du Chien). Quant à la fin du séjour et la journée de retrouvailles, ce sont les fruits de l’arbre qui symbolisaient la récolte de cette expérience, la puissance d’agir et les ressources qui peuvent en découler (œuvre LandArt).
10Un autre élément nous ayant permis de donner une intention particulière à chaque journée et d’induire une notion de processus à l’ensemble du séjour est celui des « 4R » du programme d’adaptation radicale proposé par Jem Bendell (Bendell et Read, 2021), soit Résilience, Renoncement, Réconciliation et Restauration. Concrètement, nous nommions chaque matin, l’un des R et proposions aux participant-e-s de réfléchir individuellement à la question soulevée, et ce, dans leur sit-spot respectif (lieu en extérieur, choisi individuellement et qui est investi de manière régulière pour observer, être présent à ce qui se passe à cet endroit-là).
11Dans le champ de l’écoformation, les travaux autour des pédagogies par alternance (Cottereau, 2007) nous enseignent l’importance d’associer les expériences ancrées dans le corps et les émotions avec des moments de mise en mots et d’échanges sur ces expériences. Ces moments sont cruciaux dans la mesure où ils permettent l’expression des représentations et des imaginaires, et un retour réflexif à la fois individuel et collectif sur ceux-ci. Ces espaces de réflexivité et de partage sont donc un ingrédient essentiel de notre dispositif. Ainsi, le contenu des journées comportait également des moments de partage du vécu des jeunes. Le matin était ouvert un cercle de météo intérieure. À la suite d’une activité, un cercle de partage sur le vécu était proposé et en fin de journée, se formait un cercle « de récolte » en petit groupe, sur le vécu général de la journée. Le Tableau 1 synthétise la démarche, en lien avec les sources d'inspiration du dispositif pédagogique
Tableau 1 : Déroulé et sources d'inspiration du dispositif pédagogique
12Dans ce projet, la posture de l’équipe de recherche, les objectifs généraux, les stratégies de récolte des données et l’application des résultats via un prototype d’activités utile pour la pratique sociétale reflètent une méthodologie transdisciplinaire (Dedeurwaerdere, 2013). Cette approche méthodologique est associée à une posture épistémologique : la connaissance ne doit pas être restreinte au milieu académique, mais doit pouvoir être mise au service d’enjeux sociétaux plus larges. Cette volonté de créer un lien étroit avec les acteurs de terrain dans toutes les étapes de la recherche est caractéristique de l’approche développée dans ce projet. Le schéma ci-dessous (Figure 1) représente les différentes étapes de la démarche méthodologique. Il apparaît que la co-construction et la mise en œuvre du dispositif pédagogique et différentes stratégies de collecte de données ont été étroitement liées durant une période de neuf mois.
Figure 1 : Etapes de la collecte des données
13L’équipe était constituée de chercheur.euse.s aux profils disciplinaires et aux parcours variés ainsi que de facilitateur.ice.s professionnel.le.s. D’un point de vue transdisciplinaire, l’intérêt est de rassembler aussi bien des expertises académiques que des expertises de terrain en lien avec le projet de recherche.
14Une des spécificités du projet était le côté multi-facette de la posture des membres de l’équipe. Autrement dit, la transdisciplinarité s’est déclinée non seulement à travers une collaboration ponctuelle avec des professionnels issus du monde associatif, mais également en interne, avec la diversification des postures des principaux intervenants.-e-s. Deux rôles peuvent en effet être identifiés. Le premier rôle était celui de chercheur.euse via à la fois la co-construction et l’évaluation continue du dispositif, et également la récolte et l’analyse des données. Le second rôle était celui de facilitateur.ice, ce qui était un défi et une réelle nouveauté pour les enseignants-chercheurs de l’équipe. Les facilitateur.rice.s sont à l’écoute du groupe et une certaine souplesse est de mise pour prendre en compte ce qui se vit dans le groupe : le postulat de base est celui que le groupe dispose de connaissances et d’un vécu expérientiel qui sera à la source des échanges. Notre posture de facilitation était impliquée et participative. En ce sens, nous avons décidé que les facilitateur-ice-s seraient des participant-e-s à part entière aux activités. Ce choix a été motivé par la volonté de jouer un rôle modélisant, les activités amenant à un dépassement, mais également de favoriser la confiance du groupe au moment des partages.
15Le processus de recrutement a été lancé en mai 2022. Les critères de base étaient les suivants : (1) être étudiant.e au sein d’une des trois institutions à l’origine du projet de recherche, (2) commencer en septembre 2022 sa 2e ou 3e année de bachelier, (3) être volontaire. Pour postuler, les étudiant-e-s devaient remplir un formulaire visant à recueillir des informations quant à leur profil disciplinaire, leur familiarité avec les séjours en extérieur, les enjeux environnementaux et leur engagement, ainsi que leur motivation à s’inscrire dans ce projet de recherche. L’objectif était de composer un groupe hétérogène sur la base de différents critères. C’est bien une collectivité que nous avons souhaité composer ; nous avons donc mis l’accent sur la complémentarité et l’hétérogénéité du groupe plutôt que sur les individualités (voir Tableau 2).
16Concrètement, l’hétérogénéité du groupe fut définie sur base de critères d’appartenance (hétérogénéité des cursus disciplinaires, de genre, d’institution d’étude, de statut socio-économique, de diversité culturelle, de sentiment d’aisance dans les études) et des critères d’implication (conscience des enjeux environnementaux, rapport avec le vivant, familiarité avec le TQR, l’IPNA ou les mouvements de jeunesse). Le Tableau 2 précise la composition du groupe.
Tableau 2 : Composition du groupe
17La récolte et l’analyse des données ont été cohérentes avec une méthodologie de type qualitatif et inductif (Paillé et coll., 2016). La démarche méthodologique est d’ordre compréhensive. L’objectif est de se mettre à l’écoute et de s’immerger dans le terrain afin de comprendre le sens que les acteurs donnent à leurs actions et, plus particulièrement dans notre cas, la portée collective et sensitive des situations au-delà des discours et des interprétations particulières qu’en donnent les acteurs. Nous avons procédé de manière itérative, c’est-à-dire en faisant des aller-retours entre la récolte des données, l’analyse et la théorisation. Il s’agit de faire émerger des connaissances, parfois insoupçonnées, d’une confrontation approfondie avec le terrain. Concrètement, trois types de matériaux ont été récoltés : des entretiens semi-directifs des participants avant le séjour, des observations et des enregistrements audios récoltés durant la durée de l’expérience ainsi que sur un retour réflexif approfondi sur le vécu des jeunes et celui des facilitateurs de l’expérience.
18Des rencontres individuelles des jeunes sélectionnés avec trois membres de l’équipe de recherche ont eu lieu afin de favoriser une connaissance mutuelle plus approfondie. Ces rencontres ont été l’occasion de réaliser un entretien semi-directif avec chacun.e. Il s’agissait d’approfondir les profils des étudiant-e-s, de mieux saisir leurs motivations, leur familiarité avec ce type d’expérience « nature », leur potentiel souhait d’implication dans les traces visuelles ou sonores de l’activité ainsi que leurs difficultés, phobies et régimes alimentaires auxquelles nous devions être attentif.ve.s.
19Durant la durée de l’immersion, la récolte des données a principalement été effectuée par le biais de l’observation participante. Ainsi, une des membres de l’équipe avait la fonction de se mettre en posture d’observatrice tout au long du projet. Cette posture a permis une solidarité dans les processus traversés avec les jeunes et de construire une compréhension mutuelle, servant de réceptacle au partage du vécu et des émotions fortes qui l’ont accompagné.
20Durant l’expérience immersive, des « cercles récoltes » ont été organisés périodiquement. Ces rencontres en sous-groupes étaient destinées à favoriser le partage et le retour réflexif « à chaud » sur les vécus. Des moments de partage en équipe de recherche ont été précieux pour enrichir l’analyse du vécu de l’expérience. Pour compléter ces observations, des traces audios ont été récoltées non seulement par l’équipe de recherche, mais également par les jeunes eux-mêmes, les invitant ainsi à devenir acteurs de la recherche. Une création sonore a été réalisée par l’équipe de recherche pour permettre au public de s’imprégner de l’expérience vécue par les jeunes.
21Cinquante-quatre (54) jours après l’expérience, une journée de retrouvaille axée sur un retour d’expérience réflexif et critique fut organisée dans un éco-lieu. Cette journée avait deux objectifs : premièrement, célébrer les retrouvailles et deuxièmement, évaluer l’impact de cette expérience à moyen terme dans le quotidien des participant.e.s. Nous avons proposé un world café avec trois thématiques : (1) les changements (par rapport à soi, l’environnement et les autres), (2) l’apprentissage (les liens avec le cadre institutionnel et scolaire) et (3) la résilience (creuser en quoi l’expérience a été formatrice et porteuse). La journée s’est clôturée par une ouverture sur l’action en découvrant la vie de l’éco-lieu et notamment, avec la plantation collective d’un arbre symbolisant le projet.
22Il serait impossible, dans le format de cet article, de présenter systématiquement l’ensemble des résultats issus de notre projet. Nous avons donc décidé de nous focaliser sur les aspects saillants du prototype d’activité du point de vue des dimensions subjectives (émotionnelles, corporelles, cognitives, existentielles) et culturelles (normes, valeurs, symboles, représentations). Pour chacune de ces deux dimensions, nous distinguerons, d’une part, le vécu dans le cadre de l’expérience (à travers l’analyse des entretiens et des observations) et, d’autre part, la construction pédagogique associée à ce vécu (à travers l’analyse de la co-construction du déroulé et le retour des facilitateurs). Ces analyses sont importantes pour nourrir les réflexions sur les ingrédients clefs associés aux pédagogies de la transition et favoriser la réplicabilité et la diffusion de ce type de propositions pédagogiques innovantes.
23Dans ce premier axe d’analyse, la confiance et la vulnérabilité sont apparus comme les deux concepts centraux : comment se traduisent-ils dans l’expérience des participant.e.s et comment ont-ils été intégrés dans le dispositif pédagogique ?
24Un élément fondateur à la fois du vécu subjectif des participants et de la dynamique de groupe du séjour a certainement été celui de la confiance. Fondamentalement (inter)subjective, l’étymologie du mot renvoie aussi bien au sentiment d’assurance que l’on a de sa propre valeur qu’à la capacité de tisser des liens en se fiant (voire en s’abandonnant) à l’autre. La confiance peut prendre différentes formes. Certains sociologues, comme Niklas Luhmann, font ainsi la distinction entre la confiance assurée (confidence) qui s’appréhende en référence à un état dans une situation donnée, sans choix conscient de la part de la personne impliquée et la confiance décidée (trust) qui correspond à un engagement délibéré qui établit une relation morale entre les personnes (Larrière, 2020, p. 5). C’est principalement la confiance décidée (trust), comme facteur d’émancipation, qui a été travaillée dans le cadre de notre dispositif.
25La co-construction, plusieurs semaines durant, du déroulé et le tissage de liens forts au sein du trio principal de facilitateurs et facilitatrices aux profils complémentaires a constitué une des pierres angulaires de la création d’un climat de confiance dès le début de l’expérience. Ce travail de tissage des liens dans l’équipe, au-delà des différences de vues et de fonctionnements, a demandé du temps et n’a pas été sans heurts.
26La confiance s’est construite au fur et à mesure de l’expérience et a été un choix conscient pour les jeunes impliqués dans le processus. Un ingrédient clef fut la création progressive et collective d’une membrane de sécurité, soit les règles décidées collectivement pour se sentir en sécurité dans le groupe. Lors de la première journée de rencontre, les jeunes ont ainsi été invités à nommer les éléments nécessaires pour garantir la confiance et favoriser les liens dans le cadre de l’aventure qui les attendait. Bienveillance (« non-jugement, écoute, amour »), respect, ouverture (« légèreté et profondeur, joie, rire ») confidentialité et souveraineté (« droit au stop »), sont ressortis comme des facteurs déterminants. Le groupe, ainsi sécurisé, pouvait se projeter dans des pratiques qui ouvriraient cette membrane à des activités nouvelles et parfois inconfortables pour certain-e-s.
27De manière générale, la confiance s’est manifestée à un triple niveau dans le cadre de notre dispositif. Premièrement, la confiance du groupe envers nos propositions pédagogiques. Même vers l’inconnu et en dehors de leurs zones de confort, les jeunes ont suivi les invitations de l’équipe. Ces propositions, dont certaines d’une grande intensité, étaient toujours amenées progressivement, ce qui permettait à la confiance de se construire au fur et à mesure, via notamment l’observation des plus téméraires. Cette confiance était décidée dans la mesure où la souveraineté était rappelée au début de chaque exercice. À deux reprises, il est ainsi arrivé qu’un jeune s’engage dans une activité et décide de ne pas la mener à son terme. Par exemple, L., sujet au vertige et susceptible de vivre un trauma lié à la grimpe d’arbre, se confronta à sa peur tout en choisissant de ne pas grimper les yeux bandés.
28Deuxièmement, la confiance mutuelle entre les jeunes et l’équipe de facilitation. En témoigne d’ailleurs une des facilitatrices : « Ce qui nous a portés en tant que facilitateurs, c’est la confiance qui régnait dans le groupe. Grâce à la préparation en amont, il n’y a pas eu de sous-groupes. C’est plein d’enseignement pour un groupe qu’on a choisi pour ses différences et qui parvient à faire collectif. C’est fascinant pour une société en général, comment le groupe peut permettre de faire des choses qu’on ne ferait pas seul. » L’horizontalité de la relation liée à la posture de facilitation a sans nul doute aidé ce sentiment de confiance mutuelle. Un autre élément clef est le rapport à l’espace-temps créé dans le cadre du dispositif. Ainsi, le dispositif proposé était non seulement « hors des murs », mais également « hors-temps ». Ce nouveau cadre ouvre ainsi la possibilité d’inventer d’autres manières de se relier. Il est possible de prendre distance avec les relations hiérarchiques identifiées à l’espace-temps du cadre scolaire. L’immersion dans un temps long et la répétition de rituels (comme le partage de sa météo intérieure en début de journée ou les chants au début des repas) sont des ingrédients clefs du dispositif pour entretenir la cohésion de groupe au quotidien.
29Troisièmement, la confiance des jeunes entre eux qui ont osé partager des ressentis intimes et parfois douloureux des expériences vécues et se laisser porter par le groupe (au sens propre comme figuré) : « Á l’école, je n’ai pas confiance en les personnes avec qui je traîne ; or ici, j’ai déjà confiance en tout le monde. Même par rapport à ma sœur, quand on va faire de l’escalade, je préfère toujours que ce soit mon père qui m’assure plutôt qu’elle. Ici c’est L. qui m’a assurée et j’étais en confiance ! » (A.) Dans le cadre du déroulé, cette confiance s’est construite notamment par les moments d’échanges dans les cercles de récolte en sous-groupe : « En venant d’horizons différents, on se connaissait à peine, et on a réussi à créer du lien tous ensemble. On pouvait ressentir, malgré nos différences, l’amour et la bienveillance qui s’est créée grâce à la confiance qui s’est établie petit à petit, grâce aux moments d’échanges en fin de journée. » (K.) Un autre ingrédient clef a été la pratique de l’écoute profonde : « La pratique des phrases ouvertes [moment d’écoute active en duo] a ancré en moi que j’ai le droit de prendre la parole même si on ne me répond pas [dans le sens où l’autre personne écoute, mais ne réagit pas]. Ça m’a donné la confiance que si je veux faire quelque chose, je le fais ! » (B.)
30Au bilan, l’expérience subjective de la confiance décidée construite dans le dispositif pédagogique à travers les différents ingrédients actifs explicités dans cette section, est un facteur d’émancipation, car il permet de faire le lien entre la confiance en soi et la confiance en l’autre à travers la notion d’interdépendance. « La notion de confiance, mainte fois mobilisée durant les chutes libres ou bien la grimpe dans les arbres, fut également une révélation. Une confiance en ma personne : « je suis là pour toi » ; et une confiance en l’autre : « tu es là pour moi ». Le fait de pouvoir compter sur moi, sur lui/elle m’a (ap)porté un appui. Cette sécurité de base me permettant d’aller au-devant de mes peurs : quoi qu’il arrive, j’existe et j’ai de la valeur, j’ai ma place, je ne peux pas abandonner ou être abandonnée. »
31Cette citation reflète bien les analyses de Laurence Cornu, spécialiste de la philosophie de l’éducation reconnue pour ses travaux et ses textes de référence sur la confiance. Elle estime en effet que la confiance permet d’approcher l’énigme de l’émancipation dans la responsabilité éducative.
La confiance comme relation émancipatrice est plutôt l’occasion, le défi même, de penser l’action éducative non pas comme une action sur, mais comme une action entre, non pas sur un objet, mais entre sujets, opérant par des actes de reconnaissance (on fait confiance à quelqu’un) : action qui ne relève pas alors d’un modèle idéal-technique d’efficacité, mais d’une institution symbolique. Sensible, cette confiance-là est une expérience d’espace libre, un sentiment de non-pouvoir entre des êtres. Elle est reconnaissance, acte commun d’émancipation. (Cornu, 2003, p.21)
32La seconde dimension subjective clef travaillée dans le cadre de notre dispositif pédagogique était le développement d’un autre regard sur notre vulnérabilité et celle du vivant. Dans une approche inspirée par l’éthique du care (Tronto, 1993 ; 2008), nous considérons la vulnérabilité comme constitutive de la condition humaine (et non pas simplement réservée à certaines catégories de personnes marquées par le sceau de la faiblesse). Il s’agit ainsi de reconnaître que chaque vie dépend des soins et des services d’autrui. Cette valorisation de la vulnérabilité met l’accent sur nos profondes interdépendances non seulement entre êtres humains, mais également avec le reste du monde vivant. Joan Tronto explicite clairement que le travail du care s’opère sur tout objet et sur l’environnement quand elle écrit :
Au niveau le plus général, nous suggérons que le care soit considéré comme une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre « monde », en sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie. (Tronto, 2008, p.244)
33Au niveau du vécu subjectif, ce qui fait de la vulnérabilité une force, c’est qu’une fois exprimée, elle met en relation. Une étudiante l’exprime : « C’est impressionnant de voir qu’on est tous confrontés à des peurs différentes, mais qu’on arrivait à les dépasser grâce à la force du groupe qui nous poussait à nous dépasser. C’est encourageant et motivant. Ça nous rapprochait à chaque fois encore plus de s’entraider. » (H.)
34Cet effet-groupe positif, cette force du collectif s’est construit sur l’expression des vulnérabilités, des difficultés, plus que sur la démonstration de « ce qui va », des compétences ou réussites. Le rapport à l’autre qui s’est installé, a permis que les vulnérabilités soient entendues, acceptées et soutenues. Ce qui était certainement fondateur de cette ouverture aux vulnérabilités et la force que cela pouvait générer, c’est que celles-ci se manifestaient par chacun.e à des moments différents, dans des contextes différents. Ainsi chacun.e pouvait comprendre ce que ressentait l’autre, mais aussi, être en soutien dans les moments moins confrontant personnellement. « Pendant l’aventure, il y a eu beaucoup de moments où je me suis sentie vulnérable, et où j’ai eu la possibilité de la partager à d’autres. Cette vulnérabilité ponctuelle ne signifiait pas que je suis faible aux yeux des autres de manière permanente. Et ça, ça a fait circuler quelque chose en moi qui m’a donné beaucoup de force, d’ancrage et de lien à moi-même dans mon retour. » (L)
35Deux ingrédients clefs ont favorisé l’expression des vulnérabilités et le changement de regard porté sur celles-ci. Premièrement, le rythme associé au déroulé. En quittant leur quotidien et en partant vers l’inconnu, les jeunes acceptaient déjà implicitement de sortir de leur zone de confort et de potentiellement se confronter à leurs vulnérabilités. Par ailleurs, les différentes activités proposées montaient généralement en intensité, ce qui permettait à la fois au groupe et aux différents individus d’évoluer par palier, de se rassurer et de se retrouver finalement à oser se dépasser.
36Le deuxième ingrédient clé a été l’attention portée à la composition du groupe. Nous avons ainsi été attentifs à l’hétérogénéité des profils, des parcours de vie, des formations et des sensibilités. Un critère clef a également consisté à sélectionner des candidats sur base volontaire. Finalement, ce type de sélection a favorisé les différences dans les types de vulnérabilité présentes dans le groupe et donc aussi le développement de l’entraide mutuelle. Prendre soin du groupe, ce fut enfin prendre le temps de choisir collectivement le fonctionnement que l’on souhaitait adopter. Dans le cadre du dispositif, la co-construction d’une membrane de sécurité a donc joué un rôle central pour l’expression des vulnérabilités. « Pendant l’expérience, c’était très propice à déposer des choses dont on avait besoin, dans la bienveillance. Je me suis montrée vulnérable, j’ai dévoilé des parties de moi-même que je ne dévoile pas forcément à mon entourage proche. Je ne me suis pas sentie plus vulnérable en revenant, juste sereine d’avoir déposé certaines choses. Il y a cette force de l’avoir dit. » (L.)
37Cette vulnérabilité partagée permet la mise en lien des individus qui se soutiennent et cette mise en lien est la prémisse d’une compréhension intime de la notion d’interdépendance, essentielle à la compréhension des enjeux socio-écologiques actuels.
38La culture de l’interdépendance et le changement de regard sur le vivant sont les deux éléments qui ressortent de notre second axe d’analyse. Nous expliciterons à la fois l’expérience des jeunes et la construction pédagogique associées à chacune de ces dimensions.
39Les valeurs d’individualisme et de compétition, prégnantes dans les sociétés occidentales contemporaines, ont marqué la culture scolaire de leur empreinte. Face à la sévérité des enjeux socio-écologiques en cours et à venir, certains voient l’école comme un vecteur essentiel de transformation et butent face au « polythéisme des valeurs », marqué à la fois par la valorisation de l’autonomie individuelle et l’hétérogénéité des valeurs. Boissinot et Delvaux (2021, p. 61) s’interrogent :
Faut-il pour autant renoncer à imaginer un socle de valeurs communes à l’ensemble des écoles d’un système scolaire national ? Un socle qui reconnaîtrait la légitimité de la quête d’autonomie des individus et l’existence d’une pluralité de valeurs, tout en évitant que cette quête verse dans l’individualisme, l’emprise de la compétition, la liberté sans limites ou l’hubris ? Cela suppose de donner une place réelle au collectif, ou plus précisément au commun. Un commun qui, du fait de la reconnaissance de l’autonomie individuelle, ne devrait pas être défini en référence à une communauté homogène, mais à une société hétérogène.
40Dans ce contexte, un des objectifs de notre dispositif était de permettre aux jeunes d’expérimenter une culture de l’interdépendance. L’enjeu est de transformer notre façon de concevoir notre place dans le monde en comprenant tout ce qui nous relie à l’environnement non humain, ce dont dépend notre survie, et en redonnant de la sorte leur place aux « attachements » et aux « vertus […] de la dépendance » (Morizot, 2020, p.107). En d’autres termes, il s’agit de passer de la seule conscience rationnelle de l’interdépendance écologique à une culture qui fasse de cette interdépendance la source d’une refondation de notre rapport au monde et de nos valeurs.
41Certains jeunes ont ainsi fait l’expérience d’une remise en question de normes culturelles qui avaient jusque-là marqué leur scolarité : « Grâce à vous, j’ai détecté une de mes croyances limitantes : « je dois réussir seule ». […] J’ai pris conscience que j’avais le droit d’accepter et de demander de l’aide et de valoriser le fait que quelqu’un m’aide. » (R.)
42On passe ainsi d’une culture du « chacun pour soi » à celle du groupe comme moteur. Le vécu d’un groupe soutenant, a permis de mettre en question la valorisation de la réussite personnelle et du mérite qui y est accordé dans une société individualiste. Dans les cercles de récolte, c’est bien souvent le vécu dans un collectif, la place qui y est occupée personnellement et le rapport aux autres qui ont été partagés. Cela laisse à penser que le vécu en collectivité était pour eux un aspect saillant de l’expérience. Vivre des émotions intenses, des expériences nouvelles et parfois confrontantes avec d’autres jeunes était source de beaucoup d’enjeux. De nombreux partages ont permis d’exprimer la puissance des liens établis entre eux, en si peu de temps.
43Une des jeunes témoigne : « Je me surprends beaucoup à m’aventurer, à être avec les autres, à oser sauter, à caresser la chèvre, parce que j’en ai peur d’habitude. Et ça, c’est grâce à la cohésion créée dans le groupe. » (A.)
44En ce qui concerne la construction de notre dispositif, un aspect déterminant a été de mobiliser le groupe des 12 étudiant.e.s et des trois facilitateur-ice-s dans des situations à géométries variables. Autrement dit, le dispositif comportait des moments en solitaire, en binôme, par trois, par cinq (cercles de récoltes) et enfin en groupe complet. Ces différentes géométries induisent des niveaux d’intimité différents, permettant des prises de paroles variées. Tout le monde n’avait pas le même rapport à cette intimité, la solitude étant parfois vécue difficilement pour certain-e-s et avec plaisir pour d’autres. Pour l’un « ce n’est pas facile de se retrouver seul, si je ne suis pas dans le groupe, est-ce que je suis encore là ? » (G.). Alors que pour un autre, « si je suis constamment en connexion avec le groupe, j’ai la sensation que ma pensée propre disparaît » (A).
45Ce qui a beaucoup été mis en avant, c’est l’intérêt du cercle de récolte qui permettait une réflexivité profonde grâce à la bienveillance et au niveau d’intimité. Il semblerait que la conscience émotionnelle ainsi simulée ait permis, une fois de retour dans le quotidien, un plus grand recul, un accueil des émotions sans jugement, une capacité à adapter ses attitudes/rôles en fonction du contexte.
46Le second aspect culturel saillant travaillé dans le cadre de notre dispositif est le changement de regard sur le vivant. Beaucoup de travaux (par exemple, Latour, 1999 ; Morizot, 2020) s’accordent pour considérer que le dualisme nature/culture, qui nous amène à concevoir l’environnement comme extérieur en créant une séparation nette entre humains et non-humains (Descola, 2015), est une des racines culturelles à l’origine des bouleversements écologiques en cours. Ainsi, selon le philosophe Baptiste Morizot, « nous avons une bataille culturelle à mener quant à l’importance à restituer au vivant » (Morizot, 2020, p. 13).
47Certains jeunes ont exprimé qu’ils vivaient une expérience qui les mettaient en contact avec le vivant d’une manière parfois tout à fait neuve. Une étudiante témoigne de sa mise en réflexion : « J’ai appris beaucoup de choses sur la nature, sur notre impact sur elle, le rôle qu’on prend et celui qu’on devrait avoir. J’avais des informations plus théoriques sur l’environnement, mais je n’avais pas le côté plus spirituel et intuitif, dans la pratique et l’expérience. C’est génial d’avoir pu combiner les deux ; ensemble, c’est plus enrichissant. J’ai senti comme un éveil. Des petits déclics intérieurs par l’expérience qui ont provoqué un changement interne. » (H.)
48Cependant, l’analyse des entretiens nous invite à relativiser cette remise en question du dualisme nature/culture, ancrée dans notre culture occidentale. En effet, la présence du terme de « nature » reste dominante dans les propos tenus par les jeunes et par là, une certaine objectivation de celle-ci comme extérieure et indépendante de leur personne. Nous nous interrogeons également sur l’impact véritable de l’expérience sur la conscientisation aux enjeux environnementaux et à leur politisation. Cette situation est compréhensible dans la mesure où la pensée complexe et critique, au cœur de l’éducation à l’écocitoyenneté (Sauvé, 2014), n’ont pas été spécifiquement travaillées dans le cadre de notre dispositif. Ceci nous rappelle que des expériences de ce type sont une des pièces du puzzle dans une formation plus large.
49Une explication de cette limite peut être la prédominance du vécu de certaines expériences nouvelles sur la prise de conscience de la signification de celles-ci. Une des facilitatrices remarque en effet que « c’est fascinant le nombre de premières fois pour une série de jeunes. Pour G., c’est un premier ancrage [méditation veillant à s’ancrer dans le moment présent] ; pour K. c’est un premier feu ; pour plusieurs, c’est la première fois qu’ils marchent pieds nus en forêt ; pour L., c’est la première plantation d’un arbre… C’est là que tu vois que dans la diversité de la proposition pédagogique, tu ne sais pas ce que tu sèmes. Nous avons tendance à considérer qu’une activité de dépassement est forcément très sportive ; or pour certain-e-s, marcher sous la pluie est déjà un dépassement, faire 30 km de vélo à plat aussi. » (M.)
50Dans le cadre de notre expérience, le travail sur ce changement de regard a été favorisé par le caractère enraciné et ouvert de notre pédagogie. Ainsi, nous avons accordé de l’importance à la cohérence entre les objectifs de notre dispositif et tous les côtés plus pratiques de la vie quotidienne en communauté. Nous avons veillé à proposer un environnement (au sens du contexte d’apprentissage, matériel, pédagogique et relationnel) riche du sens que nous souhaitions donner à cette expérience. Ainsi nos décisions quant au choix du lieu (un terrain vaste et verdoyant, avec deux yourtes, des chèvres, des poules, des pommiers, un potager, un ruisseau, des toilettes sèches), des modes de déplacements (transports en commun, vélo), du contenu des assiettes (végétarien de saison) et de la gestion de la vie en collectif (tâches partagées) ont été guidées par un souci de cohérence avec un mode de vie durable. Cette pédagogie enracinée et ouverte a permis aux jeunes de ne pas seulement aborder l’écologie comme discours ou théorie, mais de la pratiquer et l’expérimenter au quotidien.
51Un autre ingrédient essentiel au changement de regard sur le vivant mis en place au fil des activités fut également la mise en place d’espaces de parole et d’écoute profonde des émotions (aussi bien les siennes que celles des autres). Comme l’exprime une étudiante : « Ça m’a fait énormément de bien de pouvoir échanger sur la place qu’on avait dans le monde, la façon dont on voyait l’avenir, ces questions que notre génération se pose. Ces angoisses liées aux questions climatiques, pouvoir s’exprimer l’un après l’autre, pouvoir déposer et lâcher, ça m’a fait du bien. Tout ça ensemble a fait émerger beaucoup de belles choses en nous et ça fait bouger les choses. Pour ma part, je réfléchis depuis un moment à la manière dont je veux être au monde, et ce séjour a confirmé certaines choses. » (K.)
52Cette ouverture aux émotions ne fut pas aisée pour tout le monde. Lors d’une activité visant à prendre conscience de l’état du monde et à mobiliser les émotions liées à cette réalité, l’équipe de facilitation a observé un certain malaise chez les jeunes. Ce qu’ils-elles ont d’ailleurs exprimé : « Au début de l’activité, je rigolais, car c’était pour moi un moyen de prendre par-dessus le monde qui va mal, j’étais dans le déni. On me dit que le monde va s’effondrer, je rigole tellement c’est horrible. » (L.)
53L’éducation est souvent considérée comme une des pierres angulaires des profondes transformations au cœur d’une réelle transition écologique et sociale (Reid et coll., 2021). Se détourner d’une relation instrumentale à un environnement réifié implique notamment de travailler sur les ingrédients d’une véritable écocitoyenneté nourrie par l’expérience sensible du vivant et ancrée dans les territoires. L’enseignement supérieur a certainement un rôle clef à jouer. Il s’agit en effet d’un acteur central de la socialisation des jeunes aux pratiques et aux valeurs de leur profession et, plus largement, à une compréhension du monde dans lequel ils seront amenés à s’engager professionnellement.
54Considérée comme une composante centrale de l’écocitoyenneté, l’éducation par la nature est pourtant souvent absente des programmes de formation dans l’enseignement supérieur. Fort de ce constat, le projet de recherche TransDisc a conçu un dispositif pédagogique expérimental d’immersion en nature. Les revues de la littérature dans le champ de la transition notent un engagement croissant des chercheurs pour des travaux qui ne se contentent pas de décrire des processus de transformations sociétales, mais qui les initient et les catalysent (Köhler et coll., 2019, p.19). C’est dans cet état d’esprit que notre prototype d’activités pédagogiques a été élaboré. Inspiré notamment par une enquête approfondie des pratiques issues du TQR et de l’IPNA, nous avons créé un projet pédagogique original que nous avons expérimenté avec une dizaine d’étudiant.e.s aux parcours et formations variés.
55Les résultats de cette expérience inédite sont encourageants et stimulants à de nombreux égards. Les jeunes nous ont témoigné des transformations opérées à la fois au niveau subjectif (facteur d’émancipation via les expériences qui les ont nourris et les liens tissés qui leur ont permis de grandir) et au niveau culturel (changements de regard à plusieurs niveaux). Le potentiel d’ancrage d’un tel vécu dans le temps long, surtout s’il s’agit d’une expérience unique et déconnectée par rapport aux autres apprentissages, doit cependant être questionné et davantage exploré. L’immersion en nature représente l’une des voies de construction d’une écocitoyenneté parmi d’autres, dont l’éducation à la pensée complexe et critique ou l’encapacitation (De Bouver, 2023), qui n’ont pas été systématiquement travaillées dans notre dispositif. L’expérience proposée ne peut donc suffire et devrait être articulée avec d’autres pratiques pédagogiques tout au long de la formation des jeunes.
56De manière générale, le contexte actuel de l’enseignement supérieur (formation encore essentiellement en silo/solo et parfois à la carte, problèmes de financement, peu de disponibilité pour innover, peu de sortie hors des murs, etc.) semble encore peu propice à l’intégration d’une éducation en (par la) nature. L’expérience menée dans le projet TransDISC n’est cependant pas un cas isolé ; les pratiques et les structures pédagogiques innovantes se multiplient (Blake et coll., 2013 ; Leichenko et coll., 2022 ; Renouard et coll., 2021). La transformation de l’enseignement supérieur est déjà en marche.
