1La question de la protection de la nature s’est principalement imposée ces dernières décennies comme la principale préoccupation écologique, notamment en Amérique du Nord (Jones et Dunlap, 1992). Cette question amène à porter un regard critique sur le rapport de l’humain à la nature et sur le système cognitif qui influence son rapport à l’environnement. Comprendre les facteurs sous-jacents aux problèmes écologiques est fondamental pour réduire les impacts de la crise environnementale. Face aux impasses de cette crise qui sont indissociables des aspects humains et sociaux, et face à ses impacts sur la qualité de vie, sur la santé humaine et sur la société, quel rôle devons-nous jouer pour proposer des éléments de réponse aux problématiques relatives à la dégradation de l’environnement ? Que pouvons-nous faire ? Quelles représentations et quels outils cognitifs favorisent le renouvellement de notre rapport à l’environnement ? Ces questions comptent parmi les plus difficiles auxquelles les experts et les décideurs doivent apporter des éléments de réponses.
2Au Maroc, l’urbanisation accélérée génère des problématiques complexes. L’une de ses conséquences les plus néfastes sur les conditions de vie est la propagation des ordures dans les espaces publics. L’augmentation des déchets incontrôlés, en raison des métamorphoses économiques et sociales que subit le pays et qui sont associées à un nouveau mode de vie orienté vers la production et la consommation, ne fait qu’exacerber la détérioration des espaces publics. Bien que plusieurs stratégies relatives à l’environnement et aux déchets ont été mises en place ces dernières années (Loi 28-00, Loi 22-10, Loi-cadre n° 99-12, Loi 13-03 ; le Programme national des déchets ménagers, le Programme national d’assainissement liquide, etc.), nous remarquons une prolifération colossale des ordures urbaines qui envahissent les espaces publics. Cela constitue un défi de taille nécessitant des interventions qui visent la protection de l’environnement.
3Si cette préoccupation peut paraître d’ordre économique, technique, financier et juridique, il faut spécifier qu’elle comporte également des aspects socioculturel et éducatif. Au Maroc, à notre connaissance, aucune étude ne s’est penchée sur les facteurs culturels associés à la propagation des déchets en milieu public, afin de clarifier les contours du phénomène et de fournir des pistes de réflexion pour renforcer l’adoption de comportements en faveur de l’environnement. Compte tenu de l’importance de ce sujet, nous avons entrepris une recherche qualitative visant à étudier la perception d’un groupe hétérogène de citoyens marocains à l’égard des ordures urbaines. Cette recherche vise à répondre à l’interrogation centrale suivante : Quelles sont les perceptions des Marocains à l’égard de la propagation des déchets dans les lieux publics ?
4Nous nous attarderons d’abord aux principaux éléments du cadre théorique qui sous-tend cette recherche : l’influence des valeurs et le rôle de l’habitude sur les choix comportementaux.
5Plusieurs facteurs peuvent pousser une personne à transgresser au cours de sa vie les normes de conduite pro-environnementale. Ce qui nous intéresse davantage ici, c’est l’influence des valeurs sur les comportements écologiquement inadaptés. Les valeurs constituent la dimension centrale de l’identité humaine (Chataigné, 2014). Ce concept désigne des préférences reliées à ce qui est idéal et désirable ; les valeurs représentent un ensemble de principes globaux, motivationnels durables qui guident la vie quotidienne des gens (Fiske, 2008). Comme les normes et les attitudes, les valeurs déterminent nos comportements (Yzerbyt et Klein, 2019). La famille est habituellement considérée comme le principal milieu de socialisation, d’éducation et de transmission de valeurs et de traditions. Également, l’appartenance à des groupes sociaux (comme les amis ou les collègues de travail) implique l’insertion dans un système de valeurs et de normes sociales (Rondal, 1999). La socialisation et l’influence sociale contribuent à transformer les individus et à façonner le développement de leurs conduites (Yzerbyt et Klein, 2019). Nous savons que les valeurs sociales standardisent les attitudes dans un contexte donné et favorisent une action à adopter. Nous observons que certaines personnes, en raison des influences sociales, ont tendance à se comporter d’une manière nuisible à l’environnement. Ce qui peut signifier que certains comportements nocifs à l’environnement sont essentiellement appris et maintenus, au même titre que les autres conduites sociales acquises. Les valeurs, les normes et les attitudes sont ici considérées comme des facteurs qui facilitent l’apparition des comportements écologiquement dommageables. Éduquer les individus et les familles à agir en faveur de l'environnement, à devenir des écocitoyens en intégrant les comportements pro-environnementaux au cœur de leur fonctionnement quotidien est l'un des enjeux de notre époque pour parvenir à préserver nos milieux naturels. Cette tâche requiert une attention spécifique aux aspects culturels (Poškus, 2017) qui se développent naturellement par l’éducation, l’apprentissage social, l’influence des informations reçues du milieu de vie, et l’observation sociale (Poškus, 2018). Si les valeurs façonnent la manière dont les croyances sont construites, et que les croyances influencent la formation des valeurs (Goodwin et coll. 2012), il est clair qu’il y a une interaction entre ces deux dimensions et les actions humaines.
6Différents systèmes de valeurs peuvent générer des réseaux comportementaux différents et donc des stratégies hétérogènes d’interactions avec l’environnement (Huang et Bargh, 2014). Bien que l’interaction personne-environnement et la démarche de socialisation jouent un rôle crucial dans la détermination et la stabilité du fonctionnement de la personne, les valeurs et les croyances sont malléables et modifiables par l’éducation et les nouveaux apprentissages (Myyry et coll. 2013). En ce sens, les personnes possèdent la capacité de modifier de façon active leur cadre moral, leurs valeurs et leurs croyances et de s’ajuster selon l’évolution de leur contexte environnemental. Ainsi, lorsque le respect de l’environnement nécessite l’adoption d’une vision du monde pro-environnementale pour agir de manière conforme aux principes de l’éco-civisme (de Groot et Steg, 2009), l’activation concrète des valeurs et des compétences pro-environnementales sont suffisantes afin de générer concrètement des effets positifs et durables sur l’environnement (Steg et coll. 2014).
7Mais l’activation des dimensions du système cognitif pro-environnemental est exigeante lorsque le fonctionnement de l’individu est influencé notamment par les valeurs hédonistes (Steg et De Groot, 2012). Dans ce cas, les forces internes associées au plaisir et l’énergie hédonique constituent des facteurs de risque et des contraintes qui bloqueraient l’expression des valeurs et de l’éthique pro-environnementales. La transformation des individus semble en effet difficile lorsque la satisfaction spontanée et irréfléchie des besoins personnels annihile l’éveil des croyances et des principes éco-civiques. Les personnes motivées par des valeurs égoïstes et hédoniques accordent plus d’importance aux enjeux personnels au détriment des défis de la préservation de l’environnement. Ces personnes ont tendance à se battre pour leur propre désir et leur cadre moral ne conduit pas nécessairement à des stratégies d’action en faveur de l’environnement (Steg et De Groot, 2012). Selon leur vision, les conséquences négatives de la détérioration de l’environnement ne concernent que les générations futures. Avoir accès aux savoirs et aux informations génère certes une sensibilisation accrue envers l’environnement, mais cela ne garantit pas l’adoption concrète et durable des actions pro-environnementales (de Groot et Steg, 2009). En effet, la sensibilisation et l’information ne suffisent pas à modifier les croyances traditionnelles et les valeurs écologiquement inadaptées (de Groot et Steg, 2008 ; Ye, Chen et Chen, 2016).
8En revanche, les individus qui intériorisent une vision du monde pro-environnementale développent un attachement écologique à celui-ci et adoptent une posture éthique favorable à l’environnement en agissant d’une manière responsable et en s’engageant dans une trajectoire comportementale en accord avec leur système de référence. Les valeurs altruistes et en faveur de l’environnement correspondent à des principes de dépassement de soi qui ont la possibilité d'être au premier plan de nos comportements (Fischer, 2017 ; de Groot et Steg, 2009).
9Kollmuss et Agyeman (2002) montrent que la personnalité et les facteurs contextuels sont importants pour stimuler les actions pro-environnementales. La recherche scientifique montre l’importance des comportements passés, mémorisés et disponibles dans l’adoption d’un comportement futur (Moser, 2009). Les nouveaux comportements appris ne perdurent que lorsque l’individu reproduit ces actions de manière régulière afin de les transformer en des habitudes si fermement ancrées. C’est l’habitude qui permet d’activer automatiquement le nouveau comportement désirable et de réduire l’influence puissante des conduites antérieures. Ce sont les habitudes comportementales passées qui orientent les actions futures (Moser, 2009), puisque la répétition comportementale et l’accumulation des conduites homogènes et de même nature donnent spontanément la direction et la constance à l’agir de la personne. Les habitudes comportementales (Moser, 2009), orientées par les valeurs et les croyances personnelles, ont tendance à désactiver l’effet de la sensibilisation et des nouvelles connaissances environnementales reçues. Ce qui précède est dominant et explique ce qui arrive après : le passé anime le fonctionnement présent et futur, car l’individu ne se sent pas obligé de délibérer pour sélectionner une conduite alternative. Les savoirs dérivés du vécu ont plus d'effet sur le fonctionnement humain que les nouvelles données abstraites reçues par la sensibilisation et l’information, par exemple. C’est l’habitude qui constitue le facteur clef pour la mise en place des comportements écologiques puisqu’elle facilite le déclenchement de l’action spontanée. En ce sens, sensibiliser et informer sont essentiels mais leur impact est indirect sur le comportement souhaitable (Bamberg et Mðser, 2007). Nous savons par ailleurs que l’agir de la personne est rarement rationnel ; il est souvent émotionnel, donc déterminé en grande partie par la logique affective (Leiserowitz, 2006). Les actions humaines trouvent parfois leurs justifications dans des croyances irrationnelles, voire erronées et en contradiction avec la sagesse et les directives morales. En raison de l’influence de la dimension émotionnelle sur le fonctionnement humain, la personne fait parfois un tri d’informations et adopte un comportement particulier malgré le fait que ce dernier va à l’encontre des actions écologiquement désirables.
10L’approche qualitative a permis de répondre à l’objectif de notre étude, soit caractériser les perceptions des participants marocains relativement à la propagation des ordures dans l’espace public.
11Deux stratégies ont été utilisées pour la collecte de données : des entrevues semi-directives ont été menées auprès de trente participants (N. = 30) ; nous avons également invité vingt autres répondants à participer à la recherche en remplissant un questionnaire. Les deux instruments de collecte de données sont construits de manière à explorer les différentes perceptions des participants et ils sont structurés de la même façon : une entente éthique, des données sociodémographiques et un ensemble de questions semi-directives. Ces outils permettent aux chercheurs d’avoir une vue d’ensemble des caractéristiques des participants et de leurs points de vue subjectifs. Les deux outils ont été validés, dans leur contenu et leur forme, auprès de deux experts en recherche qualitative. Les questions portent sur les aspects suivants : 1) la perception à l’égard de la propagation des ordures dans les lieux publics ; 2) la signification du fait de jeter des ordures dans les lieux publics ; 3) la perception à l’égard des facteurs culturels responsables des comportements qui nuisent à l'espace public.
12Les entretiens ont été enregistrés sur bandes audio et retranscrits entièrement. Quant au questionnaire, il a été acheminé par voie électronique. Les responsables de la recherche ont eux-mêmes procédé aux entrevues et à l’envoi du questionnaire. L’entretien avec les participants a eu lieu une seule fois ; sa durée a varié entre 45 et 70 minutes. Quant au questionnaire, tel qu’explicité, il comprend également trois sections : 1) la partie réservée à l’éthique ; 2) les données socio-démographiques ; 3) les questions ouvertes de la recherche. Les responsables de la recherche ont élaboré les questions à partir de la recension des écrits préalablement effectuée. Le recrutement s’est fait par l’entremise de notre réseau personnel (boule de neige). Nos collègues ont ensuite identifié un nombre de personnes ayant accepté de participer à la recherche. Concernant l’éthique, nous avons expliqué aux participants le projet de recherche et la possibilité de participer ou non à notre étude. Le consentement libre et éclairé a été obtenu avant le début de la collecte de données. La codification des noms des participants a été utilisée pour assurer la confidentialité.
13Il est remarquable de constater en contexte marocain que le recours à l’entrevue semi-directive (l’interaction directe), nous a permis d’obtenir des informations très riches comparativement à celles recueillies par le biais du questionnaire.
14Dans le cadre de cette recherche, cinquante participants (n = 50) ont donc été interviewés (Tableau 1). Par conséquent, les résultats ne seront pas généralisables à l’ensemble des Marocains, vu que les informations qualitatives obtenues ne s’accordent qu’avec l’expérience unique de chaque individu (Miles et Huberman, 2003). Les profils des participants et la taille de l’échantillon (n = 50) sont également des variables de cette recherche qui rendent difficile la généralisation des résultats à l’ensemble des citoyens marocains. Les participants ont été sélectionnés selon les critères d’inclusion suivants : avoir 18 ans et plus ; être résidant-e au Maroc ; être en couple avec ou sans des enfants ou faire partie d’une famille nucléaire ou élargie ; être capable de répondre activement aux questions.
Tableau 1 : Caractéristiques des participants
15La stratégie d'analyse qui a été retenue est l'analyse thématique proposée par Braun et Clarke (2006). Ce procédé permet de réduire de manière structurée les données collectées et de répertorier les thèmes émergents et les unités de sens à partir de la transcription des informations colligées (Braun et Clarke, 2006 ; Miles, Huberman et Saldaña, 2014). Des extraits de verbatim sont présentés pour appuyer l’analyse des données et illustrer la perception des répondants à l’égard des thèmes émergents. Pour effectuer l'analyse, nous avons repéré et regroupé les thèmes à partir des verbatims. Nous n’avons pas étudié la forme verbale du contenu, mais plutôt les unités de sens. L'analyse thématique avait pour but de résumer le corpus de données recueillies en un ensemble de thèmes significatifs. La démarche d'analyse thématique retenue se base sur une procédure en six étapes (Tableau 2) proposées par Braun et Clarke (2006) :
Tableau 2 : Procédure en six étapes de Braun et Clarke (2006)
16Les résultats de notre recherche sont issus de l’exploitation des éléments de réponses apportées à la question de l’étude par les participants. Ils témoignent donc de l’avis de ces derniers ou de la perception qu’ils ont à l’égard du thème discuté. Ils ont identifié deux grandes catégories de facteurs qui, selon eux, sont responsables de la propagation des déchets dans les espaces publics : l’irresponsabilité écologique, le manque de valeurs pro-environnementales.
17Selon les répondants, c’est particulièrement l’indiscipline, le manque d’éducation familiale pro-environnementale, l’indifférence et l’irresponsabilité des citoyens qui est à la base de la présence des ordures dans les espaces publics. Ceci est renforcé par le fait que les pratiques défavorables à l’environnement ne font pas l’objet d’aucune mesure disciplinaire :
Les facteurs responsables de la propagation des ordures dans les lieux publics au Maroc sont le manque de valeurs morales et humaines, ainsi que le manque de responsabilité sociale. C'est une question de mentalité manifestant un grand manque en matière de l'éducation responsabilisante (38).
18Un autre participant partage cette observation :
Les gens se préoccupent simplement de savoir si les ordures sont bien évacuées de leur maison. Plusieurs individus dans un contexte urbain déversent les déchets dans la rue et assistent à une prolifération des ordures sur les voies et espaces publics, et près des habitations. Je vois quotidiennement des gens qui se débarrassent des sacs, des bouteilles, des mouchoirs, des papiers, des mégots, des canettes, etc., dans la rue et par la fenêtre de leurs voitures sans aucun remords. Je crois tout simplement que la cause de ces incivilités est associée aux perceptions individuelles erronées, mais également à l’irresponsabilité sociale.
19Ces réponses indiquent que certains individus ne se sentent pas personnellement responsables envers l’environnement, même si leurs actions, répondant à leurs intérêts personnels, peuvent désormais altérer les conditions écologiques.
20Le participant suivant confirme les réponses précédentes :
Je ne vois pas qui que ce soit qui s'intéresse réellement à la préservation de l'environnement au Maroc, et l’État ne prend pas l'affaire au sérieux et la punit […] (42).
21Selon un autre répondant,
La plupart des parents sous-estiment à leur tour la propreté de l’environnement et n'enseignent pas à leurs enfants les valeurs vertueuses liées à l’environnement (47).
22Ces parents ont donc des valeurs qui ne favorisent pas le respect de l’espace public. Ce sont les actions et les réactions des autres, notamment celles des figures d’autorité qui sont responsables de cette transmission des conduites défavorables à l’environnement (Grusec et Davidov, 2019). Leurs attitudes sont molles face à la protection du milieu et ils ne s’investissent pas adéquatement dans cette cause. L’absence d’un modèle social positif rend les gens moins efficaces dans leur fonction écocitoyenne. Ce manque d’investissement a pour effet que la personne ne s’aperçoit pas qu’elle a des comportements inadéquats et ne peut donc fournir des efforts de façon à corriger la situation. Une participante explique ceci :
La responsabilité familiale devrait faciliter l’acquisition des normes saines qui permettent de rendre les jeunes convaincus de la nécessité du respect des espaces publics. Les enfants ont la permission de tout faire, car leurs parents ont aussi l’habitude de minimiser l’effet nocif des ordures jetées dans l’espace public. Je vois souvent des parents qui polluent l’espace public. Ils jettent les bouteilles d’eau et les sacs de plastique sur la pelouse. Je vois constamment des enfants qui jouent avec ces bouteilles vides (46).
23Une autre participante partage le même point de vue :
Vous savez, l’espace public est un milieu de vie concret et physique multifonctionnel, qui englobe des espaces verts, des places qui sont aménagés et entretenus pour un usage public et que nous devons protéger, mais il y a bien certaines personnes qui jettent leurs ordures n’importe comment dans cet espace. Je crois qu’il y a un manque de responsabilité parentale. Ça me choque énormément ces gens qui jettent tout n'importe où (43).
24Ainsi, l’amélioration de certains comportements favorables à l’environnement dépend de l’activation de certaines normes environnementales. Dans ce sens, il serait très difficile d'envisager des solutions au problème de la propagation des ordures sans avoir compris l'importance des valeurs dans les relations qui lient les individus à l’environnement.
25Pour un autre participant :
Le lieu public est un espace où l'on peut sortir, socialiser, s'amuser et passer un bon moment, et chacun doit travailler à le protéger, mais malheureusement, il faut le dire, certaines familles sont responsables de l’asphyxie de cet espace parce qu’elles ne remplissent pas leur rôle social. Certains parents se sentent moins concernés et moins outillés pour accompagner leurs enfants à développer des comportements écocitoyens et ne donnent pas l’exemple à suivre en raison de leurs propres comportements incohérents avec les attentes environnementales (49).
26La gestion des déchets est difficile à concevoir sans implication efficace des parents, de la société et du système de valeurs qui agit en tant que catalyseur de comportement. Les approches classiques qui visent la lutte contre ce problème écologique montrent qu’il est difficile de s’engager dans des actions pro-environnementales dans la mesure où l’espace public est plutôt perçu comme distant. Les préoccupations envers la propagation des ordures dans les espaces publics sont très faibles quand le problème en question et ses impacts sont perçus comme éloignés de soi et n’affectent que les autres qui sont distants de leur propre contexte.
27Selon certains participants, le manque de valeurs en faveur de l’environnement est associé à la propagation des ordures dans les espaces publics :
Je crois que les valeurs responsables de nos comportements qui nuisent à l'espace public sont celles qui se construisent à travers l'éducation sociale, tu sais, les enfants imitent leurs parents et répètent les gestes des adultes, ils ne font qu’absorber les informations véhiculées par leur entourage, donc un parent qui n’a pas l’habitude de prendre soin de son environnement transmet un message à ses enfants, mais également aux enfants d’autrui, selon lequel « faites ce que je viens de faire ». (3).
28Cette affirmation confirme que certaines personnes adoptent des valeurs qui encouragent l’émission de comportements défavorables à l’environnement. Leurs comportements traduisent des valeurs qui les rendent moins attentifs aux besoins écologiques des autres : l’irresponsabilité citoyenne, l’indifférence, l’absence de contrainte et l’expression individuelle des désirs. Un autre participant affirme ceci :
La famille essaie, avec un double effort, de répondre à tous les besoins biologiques de l'enfant, et ne ménage pas le moindre effort d’éducation, d'interdiction ou de punition lorsque l’enfant jette le reste d'une banane par la fenêtre. L’enfant qui jette ses ordures par la fenêtre le fait, car ses parents l’ont déjà fait (8).
29Dans ce sens, l'influence intergénérationnelle permet le transfert direct ou indirect des comportements, des attitudes, des valeurs et des préférences d’une génération à l'autre. Il est clair que l'apprentissage social est responsable non seulement de l'engagement environnemental observé chez certains individus (Matthies et Wallis, 2015), mais aussi du désengagement et des orientations écologiques inadaptées. Une participante appuie ce constat :
Certains parents ne sont pas sensibilisés dès leur plus jeune âge à la protection de l’environnement ; ils pensent seulement à satisfaire leurs besoins et leurs désirs sur le court terme au détriment de l’espace vert par exemple. D’autres sont indifférents et croient que la gestion des ordures est une responsabilité principale des autorités.
30Le rejet des déchets permet de satisfaire le besoin immédiat de la personne porteuse de valeurs égoïstes, mais provoque une détérioration de l’environnement et des coûts sociaux. Cette tendance traduit une crise comportementale et reflète la prédominance de valeurs individuelles et collectives d’irresponsabilité. Un des répondants associe le "je-m'en-foutisme" à la dégradation de l’environnement : […] C’est le je-m'en-foutisme et le laisser-aller qui règnent dans les esprits de beaucoup de citoyens, et la valeur de l'irresponsabilité (4). Cela peut s’expliquer par le fait qu’il s’agit d’une socialisation déficiente, notamment que les figures d’autorité n’ont pas su bien transmettre les valeurs écologiques. Selon nos entrevues, l’indifférence parentale à l’égard des conduites écologiquement inadaptées de leurs enfants reflète un problème de valeurs transmises d’une génération à l’autre.
Nous trouvons des enfants qui jouent dans les jardins avec leurs parents et les voyons jeter les restes de leur nourriture par terre, sans réaction parentale et nous percevons une indifférence de la part des parents, ce qui reflète l'incapacité à élever ces enfants. Certains parents encouragent leurs enfants à se débarrasser des déchets n’importe où. Dans d’autres situations, les parents sont habitués à jeter les canettes vides dans le parc et condamnent les responsables municipaux de la gestion des déchets et les agents responsables de la collecte des déchets (45).
31Ces constats s’accordent avec les résultats de plusieurs recherches qui rapportent des similitudes parent-enfant significatives quant aux valeurs, aux normes, aux préoccupations, aux attitudes et aux comportements (Grønhøj et coll. 2009), en montrant que les enfants qui ont grandi dans une famille pro-environnementale sont susceptibles de s'engager dans des comportements pro-environnementaux en tant que jeunes adultes (Evans, Otto et Kaiser, 2018). On observe que dans les familles qui parlent fréquemment de l'environnement, les préoccupations environnementales sont plus efficacement transmises des parents aux adolescents. En ce sens, un participant indique que « les déchets peuvent être attribués à un manque de valeurs en faveur de l’environnement et à la considération de l'espace public comme une propriété personnelle. […] » (10).
32En effet, il semble que les gens qui ne possèdent pas des valeurs écologiques et dont l’identité environnementale est faible ne s’engagent pas dans des actions pro-environnementales. Selon nos entrevues, malgré le fait que les bacs à déchets sont accessibles à l’ensemble des habitants, certaines familles se débarrassent encore de leurs déchets sur les trottoirs de la ville et utilisent la rue comme dépotoir. Ces gestes inciviques peuvent être expliqués par l’indifférence des citoyens à l’égard de la dégradation de l’environnement. Écoutons ce participant :
Je vois plusieurs fois des poubelles vides dans les lieux publics et des ordures éparpillées juste à côté de ces contenants, la majorité des citoyens laissent leurs déchets là où ils ont fait leur activité et s'en vont. Où sont nos valeurs alors ? (14).
33Ces résultats montrent bien l’inconscience de certains citoyens et leur indifférence au sujet de la gestion de leurs ordures. En effet, une fois évacuées de leurs appartements, les ordures ne les préoccupent pas (Le Dorlot, 2004). Cette situation problématique montre bien que les questions concernant les défis environnementaux ainsi que la conscience écologique sont très faibles. En France, les citoyens n’ont réussi à modifier leurs comportements nuisibles à l’environnement que lorsque la propagation des ordures dans l’espace public est apparue comme un risque de santé publique (Fiorello, 2011).
34Certains participants font le constat suivant :
On ne peut nier le fait que la plupart des gens, lorsqu'ils jettent leurs déchets par la fenêtre ou dans un lieu public, s’attendent à ce que les services de nettoyage les collectent vu qu’ils croient que la protection de l’environnement et son entretien ne concernent en aucun cas les individus (17).
La diffusion de la culture de l'indifférence et de l’irresponsabilité et la régression des valeurs citoyennes entraînent ce problème (20).
Le citoyen marocain estime que la seule patrie dont il doit s'occuper et qu’il doit nettoyer est sa maison. Pour le reste, il s'en fiche. La rue n'est pas sa patrie, la plage n'est pas sa patrie, le parc n'est pas sa patrie. L'espace public, à ses yeux, appartient à l'autre inconnu, pas à lui (22).
35Même si la conscience écologique des gens est parfois forte, certaines variables peuvent les empêcher de se comporter en fonction d’une telle conscience. De plus, les normes sociales et l’imitation des comportements inappropriés pourraient influencer le fait que certains individus adoptent ou non des comportements en faveur de l’environnement. Nous pouvons conclure qu’en contexte marocain, le fait de jeter les ordures dans les espaces publics indique que les valeurs écologiques sont moins fortes que les valeurs égoïstes et hédonistes.
36Si l’espace public est central dans la vie quotidienne des citoyens, il est clair qu’il témoigne de l’identité culturelle et la personnalité de ses occupants. Concernant les facteurs responsables des comportements nuisibles à l’environnement, les répondants associent la propagation des déchets à un ensemble de traits culturels qui renvoient à l’égoïsme associé à l’indifférence et à l’irresponsabilité. Selon les résultats de notre recherche, au Maroc, plusieurs individus ont coutume de jeter leurs ordures dans l’espace public. Leurs représentations et valeurs ne considèrent pas de tels comportements chaotiques comme une violation de l’environnement. Les personnes porteuses de valeurs égoïstes se dirigent consciemment vers leurs propres désirs qui parasitent l’espace public et ne favorisent pas l’émergence d’un accord sur les actions acceptables dans celui-ci, étant donné qu’elles sont conditionnées par des attitudes principalement utilitaristes. Elles restent indifférentes (Lindenberg et Steg, 2013), ce qui n’encourage pas le développement d’une compétence écologique et la réduction de la pollution et des nuisances multiples qui accélèrent la dégradation de l’écosystème. Ces individus ont de la difficulté à s’adapter aux changements et à assumer leur responsabilité environnementale (Morval, 1981). La question du déchet traduit des problèmes de valeurs et d’attitudes. Elle dépend des représentations que les personnes en ont. La disposition à adopter des actions écologiquement favorables est directement influencée par les valeurs auxquelles les individus adhèrent (Poortinga, Steg et Vlek, 2004) : à l’inverse des individus porteurs de valeurs altruistes (Whitmarsh et O'Neill, 2010), les personnes individualistes-égoïstes sont peu enclines à s’engager dans la protection de l’environnement, notamment parce qu’elles perçoivent la nature comme résistante, forte et résiliente. Elles ne perçoivent pas l’environnement comme fragile et vulnérable. Elles n’ont pas une grande empathie envers la nature, qui serait de nature à renforcer le degré d’attachement et le lien émotionnel que les gens ressentent à son égard (Félonneau 2004 ; Schultz, 2000). Nos résultats s’expliquent par le fait que le point de vue hédoniste est dominant chez de nombreux citoyens : la personne vise le bien-être subjectif au détriment de l’environnement.
37Plus les gens adhèrent aux valeurs écologistes (Schwartz, 2012), plus leur identité environnementale est forte (van der Werff et coll., 2014), plus leurs normes personnelles intériorisées les incitent à agir en faveur de l’environnement. Dans ce sens, bien que le nombre d’individus préoccupés par les questions écologiques soit élevé au Maroc, il existe un écart de comportement : plusieurs ne parviennent toujours pas à déployer les efforts nécessaires pour protéger l’environnement. Certaines études ont montré que les valeurs personnelles peuvent expliquer ce manque de conduites pro-environnementales prises par les individus (de Groot et Steg, 2008 ; Schultz et Zelezny, 1999). D’autres études montrent que les individus ne se comportent pas forcément selon leurs valeurs personnelles ; ils sont plutôt influencés par les valeurs sociales dominantes (Lönnqvist et coll. 2006).
38Face à la gestion des déchets, comme pour tout autre problème environnemental sensible, il semble crucial que les citoyens, notamment les jeunes, soient parmi les acteurs directs de la conception et de l’application des stratégies visant la protection de la qualité de l’espace public. Les valeurs acquises au sujet de l’environnement durant l’enfance et l’adolescence sont dominantes et difficiles à modifier à l’âge adulte. Une famille écocitoyenne est essentielle au développement optimal des générations futures. Si les jeunes ne sont pas systématiquement et continuellement exposés dans leur milieu de vie à des expériences pro-environnementales, à des normes et valeurs écologiques, en les impliquant concrètement dans la conception et la mise en application de règles pro-environnementales, le changement comportemental à l’âge adulte de ces jeunes sera complexe et les futures générations connaîtront un niveau plus élevé d’inadaptation environnementale. Le savoir seul est insuffisant pour afficher une conduite pro-écologique ; il faut envisager le développement d’un système de compétences pratiques permettant de résoudre efficacement les problèmes écologiques. Les jeunes et leurs familles sont appelés à analyser les phénomènes écologiques, à participer activement aux processus de prise de décision et à la mise en place régulière des activités socioculturelles qui encouragent les citoyens à adopter des conduites saines.
39Il semble important d’adopter des stratégies éducatives qui s’éloignent des approches abstraites et principalement axées sur les problèmes, car les jeunes et certains adultes possèdent des capacités fragiles, un faible seuil de tolérance à la complexité cognitive et des priorités développementales exigeant d’accorder une valeur centrale à l’expérience concrète, à l’exploration directe de l’environnement et la construction d’un lien d’attachement ou de proximité avec la nature (Sauvé, 2002). De plus, favoriser l’expression des émotions dans le cadre des échanges portant sur les enjeux écologiques (Van Kessel, 2020) est vivement recommandé (Ojala et Lakew, 2017). En effet, la communication des états émotionnels et le partage des expériences affectives permettent aux jeunes de s’exprimer et de créer des liens entre eux.
40La configuration contextuelle de l’environnement peut inciter une personne à se conduire de manière civique et favorable à l’environnement. Les tendances qui se dégagent des études scientifiques révèlent que les individus sont moins portés à jeter des ordures lorsque l’environnement est exempt de déchets, d’où l’importance des modèles sociaux qui affichent des comportements pro-écologiques. Par ailleurs, le fait que certaines personnes soient exposées à des problèmes sociaux rend la réception du message pro-environnemental difficile : pour eux, les décideurs politiques ne sont pas crédibles puisqu’ils ne parviennent pas à éliminer les vulnérabilités sociales. En effet, mettre l’accent sur des problèmes écologiques et négliger les problématiques sociales est perçue comme une approche non pertinente, fondée sur une éthique sans conscience et un manque de respect envers les groupes dont les inégalités sociales affectent sévèrement le quotidien (Jenkins, 2013).
41Si certains individus résilients manifestent un désir de changement et perçoivent l’environnement comme un milieu de vie à protéger, plusieurs croient que l’environnement n’est qu’une ressource à exploiter et se sentent désengagés et indifférents par rapport aux problèmes écologiques (Kalali et coll., 2019). C’est pourquoi certains chercheurs recommandent de faire appel à une éducation multidisciplinaire (Drake et Reid, 2019) où les individus vont être exposés à des savoirs multiples centrés sur l’étude des liens entre la culture et la nature, entre l'âme et le corps, le rapport à soi-même, la relation avec les autres et avec la collectivité, le lien entre la personne et la terre. L’éducation relative à l’environnement devrait accorder une place centrale notamment à la gestion des désirs humains qui sont associés aux comportements défavorables à l’environnement. La sagesse consiste alors à répondre aux besoins fondamentaux tout en refrénant ceux qui ne sont pas essentiels, de façon à renforcer la consommation éco-responsable.