1J’ai été profondément affectée par le départ d’André Giordan, ce 30 mai 2023, car son amitié était un cadeau dans ma vie et il a été un mentor inspirant pour tous mes projets didactiques. Ses œuvres pédago-scientifico-didactico-artistico-littéraires occupent deux planches de ma bibliothèque. Elles ont été traduites dans de nombreuses langues et lui ont apporté une notoriété mondiale. Choisir parmi celles-ci m’est difficile, je préfère vous décrire l’humanité de cet homme, à qui je dois tellement, en vous laissant ci et là quelques-uns de ses titres essentiels.
2Boulimique de la vie (qu’il a partagée entre Paris, Nice et Genève), André Giordan était ouvert, curieux de tout, voire même un peu hyperactif et toujours en interaction avec l’environnement. Il aimait dire, en boutade, face à des publics enseignants, qu’il avait d’abord été un cancre et que ce sont ses difficultés avec le système qui l’ont amené à devenir instituteur puis didacticien. Sa curiosité de la nature l’a conduit à devenir biologiste, puis physiologiste : Comme un poisson rouge dans l’homme (1995), Le corps humain, la première merveille du monde (1999). Ses livres sont passionnants et son écriture accessible à tous. Son modèle d’apprentissage allostérique, basé sur une métaphore protéinique a fait le tour du monde et il est devenu un spécialiste de l’apprendre : Apprendre ! (1998), Apprendre à apprendre (2007).
3Vulgarisateur des notions scientifiques les plus complexes, il était aussi un excellent formateur en didactique des sciences : Des idées pour apprendre (avec F. Guichard et J. Guichard, 1997), Une didactique pour les sciences expérimentales (1999), Comment enseigner les sciences (avec F. Pellaud, 2008). Il considérait que tout citoyen stimulé avec amusement et curiosité envers les sciences, pouvait devenir un chercheur-acteur dans son environnement. Il soutenait en cela la mouvance expérimentale et ludique de Charpak, la main à la pâte et les « Petits Débrouillards ». Il s’épanouissait dans la médiation scientifique et la muséologie, voulant améliorer l’interactivité des musées de sciences (Paris, Monaco, Genève ou ailleurs).
4Chercheur en physiologie, spécialiste des systèmes de régulations (Le rein a bon dos, 2017) et intéressé par la santé, il s’est dirigé plus tard vers l’éducation des patients : Bien vivre avec sa maladie (2013). Après ses deux doctorats en biologie et en éducation obtenus à Paris, sa carrière de professeur s’est poursuivie en épistémologie des sciences : Aux origines du savoir (2010), Histoire de la biologie, Tome1 et Tome 2 (1991-1993).
5À l’université de Genève, il a fondé le Laboratoire de didactique et d’épistémologie des sciences (LEDS). Avec son équipe, il y a développé des projets de recherche-action, avec le désir d’inclure des acteurs du terrain, de tester des démarches didactiques pour les partager ensuite. Il a participé à la rédaction collaborative de manuels scolaires, intégrant les sciences et les enjeux socio-écologiques, et testé de nombreuses pratiques. Avec son charmant accent niçois, il séduisait en conférence, en sortant des normes académiques classiques. Il traitait de réalités constatées comme la place des médias dans l’apprendre ou les besoins pour tous, de mieux connaître les enjeux environnementaux, afin de faire réagir la salle. Avec de légères provocations et de l’humour, il rendait le tout didactique, participatif et proposait quelques démarches. Il ne laissait personne indifférent, lorsqu’il nous expliquait l’importance d’Une éducation pour l’environnement - Vers un développement durable (avec C. Souchon, 1992).
6Il avait assisté à la conférence de Stockholm en 1972 et pour lui la préservation de l’environnement devait bien sûr, impliquer l’éducation. Cet engagement d’environnementaliste, il le relayait partout dans le monde et notamment à l’UNESCO. Francine Pellaud et tant d’autres, l’ont sollicité dans le cadre de leur thèse. Il était très conscient que les consensus des Nations Unies, tels que le développement durable, n’étaient pas politiquement suffisants. Néanmoins, il en dégageait les potentialités éducatives. Il était persuadé - que le monde éducatif devait s’emparer de ce paradigme controversé. L’éducation au développement durable, les diverses éducations à, par, pour (il préférait le « pour » afin de mieux marquer son engagement) sont en interactions et complémentaires et non opposées les unes aux autres. Selon lui, elles devaient entrer comme des outils de transformations, comme des objectifs, dans les curricula des formations initiales avec esprit critique et analyse des valeurs sous-jacentes. Il préconisait donc, bien avant leur adoption par les Nations unies, d’introduire les objectifs pédagogiques et critiques du développement durable. Pour lui, il était important de tenir compte des représentations, de « faire avec elles pour aller contre », d’être dans l’écoute pour amener à une vision systémique globale. La problématisation des enjeux climatiques ou de toute autre question scientifique et sociale d’aujourd’hui, pouvait servir de supports pour des projets transversaux. Tout pour lui était prétexte à la curiosité et après avoir dégusté nos meilleurs chocolats suisses ou belges, nous échangions sur leurs éco-bilans et l’impact de leur production. Apprendre à faire des choix de consommation judicieux ou à se comporter de manière plus responsable ou moins impactante (individuellement et collectivement) nécessite une compréhension de la complexité des enjeux ; il importe de prendre en compte les implications socio-économiques et de s’appuyer sur du savoir plutôt que sur des idéologies ou des opinions. Il tentait de préparer les intervenants éducatifs à collaborer entre eux, à pratiquer une pédagogie active en s’appuyant sur les besoins de leur territoire et leurs réalités sociales. L’éthique lui était chère.
7C’est lors des Journées internationales de l’Éducation Scientifique de Chamonix, qu’il co-organisait avec Jean-Louis Martinand et Daniel Raichvarg, que je l’ai rencontré en 1996. S’y côtoyaient, une semaine par an, des didacticiens de multiples disciplines scientifiques, mais aussi des philosophes, des sociologues, des personnes du milieu associatif, des doctorants, des chercheurs ou des enseignants de terrain. Les rencontres de ces agitateurs-trices de pensée, croisant leurs idées, s’interpellant en toute convivialité, avaient formé peu à peu un réseau d’amitié. On aimait s’y retrouver pour trouver soutien, écoute ou idées nouvelles pour donner le goût des sciences. C’est ainsi qu’André est devenu, en 2001, le parrain de cœur de notre Centre d’Éducation aux Interactions Santé Environnement (CERISE). Il m’a soutenue et a collaboré avec l’équipe pendant les 13 années d‘existence de nos formations d’adultes, au département pédagogique de la Haute École Charlemagne à Liège. En quelques mots, il pouvait susciter en nous les réflexions les plus profondes et il avait l’art, par sa bienveillance et une simple stimulation de donner un élan à nos capacités créatives. Nous y avons construit ensemble des bases pour fonder l’éducation pour la santé environnementale et pour une éducation critique au développement durable.
8Avec son ami Jérôme Saltet, éditeur, il rêvait de transformer l’école pour qu’elle retrouve du sens aux yeux des jeunes générations : Changer le collège c’est possible et pour nos enfants, c’est urgent (2010), Une autre école pour nos enfants (2002). Ensemble, ils ont aidé à la conception d’écoles pilotes alternatives. Utopie ou vision du futur ? André Giordan a aussi produit, avec succès, des ouvrages documentaires à l’intention des jeunes : J’apprends à apprendre au collège (2019), le corps humain, peut-on s’en passer ? (1997).
- 1 Le pilou est un jeu de jonglage typique de la région niçoise. Il se pratique avec un volant, compos (...)
9En dehors de son cadre professionnel, il était un citoyen engagé et actif dans son environnement local. Il soutenait le monde de l’art niçois et aussi sa cuisine locale ou le jeu du pilou1. André Giordan aimait donner de lui-même dans les associations ou les réseaux d’échanges de savoir et accompagnait des jeunes en école de devoir.
10André Giordan fut un changeur de monde pour de nombreux enseignants, un pionnier des changements et transformations à initier dans les pratiques scolaires. Il était reconnu par eux pour son engagement en éducation pour l’environnement et pour la santé. Il aimait randonner, méditer et respirer profondément pour, comme disait Gaston Bachelard, se connecter au cosmos. Son souffle l’a quitté, mais il n’a pas disparu ; bien au contraire, il l’a insufflé avec énergie à tous ceux à qui il a donné confiance. Il voyagera encore avec les nombreuses personnes qu’il a touchées par ses livres, ses articles, ses conférences ou ses échanges.
11Les chemins de traverse qu’il a tracés vont se poursuivre. Mon souhait est que ses écrits puissent encore inspirer les futures générations qui auraient besoin d’aide ou d’exemples de pratiques didactiques afin de mettre en place des apprentissages permettant de comprendre et d’agir dans le monde qui s’en vient. Merci à lui pour cet héritage immense qu’il nous laisse.