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1Cet ouvrage suit la construction et l’évolution de figures et pratiques photographiques liées à une catégorie d’intervention publique aux États-Unis entre la fin du 19^ème siècle et le milieu du 20^ème siècle, à savoir l’enfance pauvre. Il suit trois moments dans l’histoire des politiques sociales aux États-Unis : la lutte contre le logement insalubre à la fin du 19^ème siècle, et plus généralement l’émergence de lectures environnementales plutôt que morales de la pauvreté, avec Jacob Riis ; la campagne progressiste contre le travail des enfants au début du 20^ème siècle, avec Lewis Hine ; la politique d’intervention fédérale du New Deal dans les années 1930, autour de la Farm Security Administration. Cette structure tripartite Riis-Hine-FSA correspond à un récit bien établi sur l’histoire du documentaire social, dont Jacob Riis aurait été le pionnier ; c’était aussi déjà la structure du livre de Maren Stange, Symbols of Ideal Life (1989), qui proposait une lecture révisionniste de cette histoire sous l’angle d’une critique du modèle réformiste états-unien. L’approche d’Anne Lesme, consistant à choisir une entrée thématique, lui permet de reparcourir ce corpus tripartite de façon à la fois généraliste (ce qui fait du livre un ouvrage utile en français sur le documentaire social) et avec un regard précis sur de nombreuses sources primaires. Il faut d’ailleurs noter la variété des illustrations (épreuves photographiques, diapositives, pages de livres, coupures de presse). L’ouvrage mesure aussi des tendances et des évolutions dans les images et les usages de ces images avec un regard quantitatif qui complète régulièrement une approche souvent sensible.

31888 est la date où Jacob Riis commence à photographier les conditions de vie dans le Lower East Side en faisant usage de la technologie du flash récemment mise au point. Le journaliste se transforme en conférencier et auteur d’ouvrages qui mettent la photographie, comme preuve et opérateur d’émotion, au cœur d’une rhétorique d’intervention sociale. L’image doit à la fois attester les comptes rendus de Riis sur ces visites des bas-fonds new-yorkais, et frapper les spectateurs d’une façon qui reste étroitement contrôlée par le texte – puisque ces spectateurs sont toujours aussi des auditeurs ou des lecteurs. Anne Lesme s’attache en effet aux conférences, qu’elle tâche de reconstruire à travers des comptes rendus et les diapositives qui ont été conservées, et aux livres, en particulier How the Other Half Lives (1890) et The Children of the Poor (1892). Il est à chaque fois question d’un ensemble communicationnel, une « rhétorique visuelle complète » mêlant texte et image (121) qui est en cours d’expérimentation par Riis. C’est d’ailleurs dans la partie narrative du travail de Riis, comme dans l’enchaînement ou l’appariement des images, qu’Anne Lesme distingue un traitement des enfants qui porte moins de jugement moral par rapport au traitement réservé aux adultes, et qui évolue dans le temps, « d’un propos divertissant à un propos constructif jouant sur une fibre sentimentale » (121).

4La deuxième partie du livre porte sur Lewis Hine, dont l’œuvre photographique est le plus évidemment associée à l’enfance en raison de son travail pour le National Child Labor Committee entre 1908 et 1924. L’ouvrage offre à nouveau une présentation générale du travail du photographe ainsi qu’un travail précis sur des objets et pratiques photographiques variés. Tout comme la partie sur Riis allait au-delà de How the Other Half Lives, il s’agit d’aller au-delà de l’affiche « Making human junk », très reproduite (175), en étudiant d’autres affiches, ou encore comment la rubrique phototextuelle de Hine dans The Survey en 1914-1915 a servi de laboratoire (166-172). Ici encore, Anne Lesme dégage une évolution dans les supports publiés produits par Hine, qui l’amène à nuancer certains jugements historiographiques. En l’occurrence, la sélection, le recadrage et le contrôle de la lecture par le texte des affiches, va dans le sens d’une pathologisation de l’enfance au travail, loin de l’idée, bien établie dans l’histoire de la photographie documentaire, d’un Lewis Hine qui ne traiterait pas ses sujets enfants comme des victimes mais établirait une relation frontale et égalitaire avec elles et eux. Comme Anne Lesme le montre, Hine peut altérer cette relation si cela sert l’efficacité du propos – et c’est l’apport de Hine non seulement à l’institution pour laquelle il travaille mais aussi à une histoire du documentaire photographique comme outil d’intervention sociale.

5Les deux premières parties de l’ouvrage fonctionnent en tandem, avec Riis précurseur et Hine formalisateur (16). Un apport historiographique significatif de l’ouvrage se trouve dans l’association entre, d’une part, des principes de continuité entre ces deux praticiens de l’image (sur la question de l’efficacité de la photographie et du rapport entre image et texte) et, d’autre part, un écart creusé dans leur propre œuvre. Le travail de chacun n’est pas traité comme un ensemble monolithique mais ressaisi dans le détail des publications et des archives, et c’est ce travail qui permet à l’autrice de dialoguer avec les travaux de référence aux États-Unis. Dans le cas de Riis, la lecture critique des années 1980 voyant en lui un agent de la classe moyenne et un acteur du contrôle social, développée en particulier par Maren Stange, se voit nuancée pour ce qui concerne les images d’enfants de Riis ; pour Anne Lesme, ils ne sont pas une « autre moitié », et font l’objet d’un moindre jugement moral et social, d’une approche à la fois plus réformatrice et plus empathique. Dans le cas de Hine, c’est au contraire une lecture positive qui se voit nuancée ; si Alan Trachtenberg a souligné la vitalité qui se dégage des enfants photographiés par Hine, cette idée est mise en tension avec l’usage effectif des photographies dans les supports icono-textuels (175). C’est ainsi non seulement la volonté d’agir pour la cause des enfants pauvres qui réunit ces deux photographes, mais aussi la question de l’instrumentalisation des figures d’enfants pour produire un certain effet sur le public – une idée centrale du livre.

6La troisième partie, centrée sur la Farm Security Administration et portant une attention spécifique aux images publiées dans le magazine Look, étudie la place des enfants dans un discours et un programme d’intervention publique qui ne leur accorde pas une place spécifique. Les images d’enfants sont d’ailleurs moins présentes dans ce corpus, ainsi que parmi les images publiées dans la presse. (L’ouvrage continue en effet de présenter certains éléments statistiques sur les corpus étudiés, même si l’exploration de l’ensemble de l’archive FSA s’est avérée impossible.) Pour autant, des enfants figurent dans les trois photographies qu’Anne Lesme qualifie de « plus emblématiques du corpus » (231) – les photographies iconiques Migrant Mother de Dorothea Lange, Dust Storm d’Arthur Rothstein, et Christmas Dinner de Russell Lee – ainsi que dans les images, ou types d’images, les plus diffusés dans la presse (que l’autrice étudie grâce à des collections de coupures de presse). Les enfants sont en fait photographiés pour témoigner de la situation de familles, voire pour « défendre la cause des adultes » (231-232). La place des pères dans les images produites représente d’ailleurs une évolution frappante par rapport à la stratégie d’isolement des enfants par Riis pour assurer une lecture bienveillante dont sont exclus les sujets adultes. (Cela n’empêche pas l’enfance d’être au centre d’un propos de plus en plus explicitement normatif de la FSA sur la famille, célébrant la vie domestique patriarcale de la famille de classe moyenne.) À travers certains reportages dans Look rassemblant des photographies communiquées par le service de Roy Stryker, Anne Lesme montre aussi comment les images d’enfants font non seulement l’objet de certaines manipulations à la prise de vue (en particulier par la réduction du nombre d’enfants par famille pour rejoindre des normes de classe moyenne), mais aussi d’un traitement éditorial particulièrement interventionniste, comme par le biais de recadrages ou détourages. La fin de cette partie revient d’ailleurs sur l’affaire de la langue tirée par une enfant, dans une photographie de famille africaine américaine de Chicago photographiée par Russell Lee, effacée par retouchage dans l’ouvrage de Richard Wright et Edwin Rosskam 12 Million Black Voices (1941) (349-350).

7Si cette partie tire plusieurs des fils qui connectent les trois moments étudiés (dans les usages publiés des images ou le rapport à des iconographies existantes), c’est le cas de façon particulièrement éclairante pour la question de l’instrumentalisation de l’enfance. Cette dernière est déplacée de la théorie d’une image photographique relevant intrinsèquement du contrôle social vers l’étude de la valeur communicationnelle particulière des enfants, pouvant être maximisée par des procédures éditoriales. Dans cette acception enrichie, l’instrumentalisation des enfants par une pratique photographique pour l’intervention sociale apparaît comme un héritage central de Riis et Hine, cultivé tacitement par la FSA. Entre le propos des photographes, le texte accompagnant les images, et la matière photographique produite puis publiée, cet ouvrage articule de façon très éclairante la valeur sentimentale ou économique donnée à différentes enfances à différentes époques, et la valeur rhétorique des figures d’enfants pauvres comme matière photographique communicationnelle.

8La troisième partie permet une moindre précision que les précédentes, par la rapidité et la dispersion du propos qu’impliquait le traitement de nombreux photographes et de projets documentaires supplémentaires, comme le travail de la Photo League à New York, dès lors que le propos ne se limitait pas à certaines études de cas. Mais cette dispersion, ces détours par des styles et des approches variables par photographes, reflètent aussi une amplification de la matière photographique documentaire, qui est en soi un phénomène majeur. L’ouvrage permet d’y distinguer clairement la place de l’enfance, désormais motif « artistique » alors que le documentaire social, genre désormais consacré (252), peut être à la fois instrument de réforme sociale et monument culturel.