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1L’ouvrage d’Olivier Mahéo, De Rosa Parks au Black Power, une histoire populaire des mouvements noirs, publié début 2024 aux Presses Universitaires de Rennes dans la collection “Des Amériques” est une version remaniée de sa thèse soutenue en 2018 à Paris 3-Sorbonne Nouvelle. Il vise à enrichir la compréhension du mouvement des droits civiques en remettant en question le récit dominant qui a longtemps structuré son historiographie. Selon Mahéo, le récit mettant en avant des leaders masculins charismatiques et un Nord venu libérer les communautés opprimées du Sud est une vision simpliste qui déforme la réalité et glorifie les progrès de la démocratie américaine au détriment d’une histoire plus complexe et authentique.

2L’une des forces de cet ouvrage est qu’il s’inscrit aussi et surtout dans une perspective de longue durée, visant à retracer les continuités du mouvement des droits civiques de la fin des années 1930 jusqu'aux années 1970, et à dépasser les découpages chronologiques et géographiques conventionnels. La deuxième grande qualité de ce livre est que l’auteur s'intéresse plus particulièrement aux expériences locales et aux militants sur le terrain, afin de capturer la diversité des mouvements locaux, souvent éclipsée par l'opposition simpliste entre un Nord et un Sud trop souvent stéréotypés. Olivier Mahéo écrit très justement dans son introduction que « l’histoire des mémoires des mobilisations noires américaines reste encore largement à écrire, telle une histoire au deuxième degré » et que « la mise en mémoire de leurs mobilisations s’est faite au travers de nombreux oublis » (24).

3Par ailleurs, l’ouvrage explore les divers mécanismes de production du consensus, tant externes qu'internes au mouvement, qui ont contribué à occulter les tensions traversant ce dernier et à le restreindre à une lecture strictement raciale. Ce récit réducteur, qui contribue à développer une mémoire collective qui célèbre l’apaisement et la réconciliation, tendait à homogénéiser la minorité noire, minimisant ainsi les clivages de classe, de genre, et les tensions générationnelles et géographiques qui existaient bien avant les années 1960. À cet égard, l’introduction annonce clairement le propos de l’ouvrage : « au-delà de quelques images d’Épinal, la réalité de ces mouvements reste mal connue, souvent limitée à quelques faits, dont la succession donne le sentiment d’une progression continue vers l’égalité. Nous proposons au contraire de faire apparaître la part de tensions, de clivages, qui traversent ces mobilisations, afin de déconstruire un récit souvent trop simpliste, qui fait disparaître leur portée radicale » (22).

4Depuis plus de vingt ans, l’historiographie de l’histoire afro-américaine a en effet connu un profond renouvellement qui dépasse le simple récit dominant, souvent centré sur quelques leaders nationaux et opposant les modérés intégrationnistes aux radicaux séparatistes ou nationalistes. Après une première analyse libérale, cette historiographie a été enrichie par diverses influences, dont le marxisme, la sociologie des mouvements sociaux, les études de genre et une approche « par en bas » visant à révéler les voix anonymes et minoritaires. Olivier Mahéo montre comment cette histoire a été rédigée et révisée au fil du temps, en fonction des enjeux de chaque époque. L’ouvrage vise donc principalement à « explorer les récits vaincus ou marginalisés, les voix discordantes, qui ont été effacés du récit dominant ou bien déformés, au travers de figures héroïsées » (24). Le livre est organisé autour de trois parties très bien équilibrées.

5La première partie du livre, intitulée « Noirs et rouges, les Soviets en Amérique », témoigne d'une remarquable maîtrise dans l'approche réflexive d'Olivier Mahéo, soutenue par un vaste éventail de références. Mahéo y dresse un panorama de l'histoire de la gauche marxiste aux États-Unis dans les années 1930 et 1940, en se concentrant notamment sur les parcours de Hosea Hudson et de Harry Haywood. Le parcours de Haywood, qui publie à 80 ans Black Bolshevik, Autobiography of an Afro-American Communist, offre l'occasion de pages originales qui éclairent avec précision les débats internes au sein du Parti communiste des États-Unis (CPUSA) sur la question raciale. Le troisième chapitre de cette première partie se penche sur la trajectoire d'Esther Cooper, illustrant ainsi le rôle pionnier de certaines femmes afro-américaines au sein de la gauche marxiste et élargissant notre compréhension du féminisme noir bien au-delà des années 1960. À la fin de ce chapitre, Mahéo montre également comment, malgré la répression politique, la gauche radicale parvient à maintenir son influence dans la sphère culturelle, notamment à travers la revue Freedomways et la photographie.

6La deuxième partie (« Qui gardera les enfants ? Le mouvement au féminin ») porte sur l’invisibilisation des femmes impliquées dans les mouvements radicaux de l’époque et dans le mouvement pour les droits civiques en particulier. Leur rôle pourtant essentiel a été relégué à l’arrière-plan et mis à part quelques figures comme Rosa Parks, Fannie Lou Hamer et Angela Davis, leur histoire a été largement oubliée du récit dominant. L’attention a été systématiquement portée sur les leaders masculins et leurs organisations, toutes dirigées par des hommes : la NAACP, le SCLC, et CORE. Cette partie est également judicieusement consacrée au rôle joué par la photographie et les images rassurantes du mouvement incarnées par les femmes et les enfants, ainsi que les images effrayantes attribuées au Black Power. Ceci est bien illustré par une double étude des figures de Rosa Parks et d'Anne Moody, vues à travers leurs récits autobiographiques. Olivier Mahéo s'intéresse à la production d'images et de mythes par la photographie de presse et examine notamment de plus près les cas de Rosa Parks, des évènements de Little Rock et du Black Panther Party.

7Enfin, la dernière partie (« Les années radicales, du SNCC au Black Power ») porte sur la manière dont les divergences se sont développées au sein du mouvement noir avec la montée en puissance de l'idéologie nationaliste du Black Power, avec une étude des débats et des actions militantes au sein du SNCC et une attention particulière portée à l’autobiographie de John Lewis, mais aussi aux trajectoires fort intéressantes de Bob Moses et de Stokely Carmichael.

8De façon très pertinente, tout au long de l’ouvrage, Olivier Mahéo s'applique à réintroduire la dimension spatiale en décrivant la diversité des lieux, tant du point de vue de la violence répressive (du Delta du Mississippi à la Nouvelle-Orléans, par exemple) que des différentes formes de ségrégation, que ce soit dans le Sud ou dans d’autres parties du pays. Ce récit est également éclairant car il revient régulièrement sur le rôle joué par le contexte de la Guerre froide, notamment le fait que le maccarthysme du début des années 1950 et l'impact du consensus libéral ont contribué à marginaliser la gauche noire et à reléguer les femmes impliquées dans ces mouvements à l'arrière-plan. Il est ainsi intéressant de mieux comprendre à quel point et pourquoi les courants radicaux d’une part et les militantes d’autre part ont non seulement été exclu.e.s des sphères politiques mais aussi en grande partie effacé.e.s du récit historique. Cette représentation simplifiée du mouvement a facilité son intégration dans le récit national américain au détriment des voix discordantes et du nationalisme noir qui a émergé après 1966 avec le Black Power.

9Olivier Mahéo a également su manier les changements d'échelle, alternant entre les parcours individuels et les événements nationaux, tout en intégrant la dimension internationale dans le contexte des luttes anticoloniales. Cette alternance régulière entre les biographies individuelles et l’arrière-plan national permet une analyse approfondie des dynamiques sociales et politiques. À travers des sources majoritairement autobiographiques et photographiques, ce livre révèle l’écart entre les militants de base et leurs leaders nationaux, depuis les années 1930 jusqu'à la fin des années 1960. Ces autobiographies constituent des contre-récits, qui interrogent le récit dominant en exposant les tensions politiques et les perspectives minoritaires – celles de la gauche noire, mais aussi les clivages de genre, générationnels et régionaux. Les revendications économiques et féministes, ainsi que la dimension internationale du mouvement, y trouvent ainsi un écho tout à fait significatif.

10Enfin, ce très bel ouvrage montre à quel point la photographie de presse, en iconisant des figures célèbres, a souvent contribué à effacer, dans le récit dominant, les clivages au sein des mouvements de l’époque, même si on sait que les idées de la gauche ont pu perdurer malgré le maccarthysme. Le livre d’Olivier Mahéo redonne une voix aux anonymes du mouvement, à ceux dont les idées ont été effacées ou déformées et illustre avec talent la complexité d’un combat où les questions de classe, de genre et de race sont à la fois entrelacées et parfois en conflit. Comme l’explique l’auteur dans sa conclusion, « le biais biographique, en tant que clé d’analyse, nous a permis de reconnecter des périodes et des espaces que l’historiographie a sans doute trop pris l’habitude de séparer » (227). Il est à noter que le texte est complété d’un lexique et d’une impressionnante bibliographie sur le sujet traité. Cet ouvrage constitue une contribution majeure aux études africaines-américaines, offrant aux chercheurs, étudiants, et passionnés des mobilisations du long mouvement pour les droits civiques une perspective approfondie et enrichie sur une période charnière de l'histoire américaine. Il leur permettra de saisir avec plus de précision et de nuance les dynamiques sociales, spatiales, sociologiques, politiques et culturelles qui ont marqué cette époque déterminante.