Émeline Jouve, Un siècle d’avant-garde. Essai sur le théâtre étasunien
Émeline Jouve, Un siècle d’avant-garde. Essai sur le théâtre étasunien. Montpellier : Éditions Deuxième époque, 2025, 152 p. ISBN : 978-2-37769-030-5. 25€
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Mots-clés :
avant-garde, théâtre expérimental, théâtre étasunien, littérature étasunienne du XXe siècle, Off-Broadway, Off-Off-BroadwayTexte intégral
1Dans cet essai de 151 pages, Émeline Jouve propose de déconstruire la notion selon laquelle l’avant-garde serait un phénomène seulement postérieur à la Seconde Guerre mondiale et qui n’aurait pas survécu aux années 1960. Cela lui permet de s’intéresser, en parallèle de l’avant-garde historique, à une avant-garde expérimentale, dite avant-garde de second type selon Richard Schechner. Elle met au centre de son analyse l’avant-garde en tant qu’expression artistique de la marge, qui entretient un rapport parfois paradoxal au centre, ici Broadway. Cette étude diachronique bien menée propose un panorama non-exhaustif de l’avant-garde centré sur les productions des grandes figures qui en ont été les représentantes. Divisé en trois parties qui correspondent aux trois vagues de l’avant-garde théâtrale étasunienne identifiées par l’auteure, cet essai offre un regard neuf sur le sujet, nourri d’une critique solide des théories existantes, d’études rigoureuses des différents acteurs et actrices de l’avant-garde et d’expériences personnelles de l’auteure sous la forme d’entretiens et de comptes-rendus de représentations.
2Dans son introduction, intitulée « L’avant-garde est morte, vive l’avant-garde ! », Émeline Jouve évoque le point de départ de l’ouvrage : la crise due à la recrudescence de l’épidémie de coronavirus aux États-Unis en 2022 qui a repoussé ses « retrouvailles » avec un théâtre new-yorkais condamné à baisser le rideau. En effet, alors que le futur du théâtre étasunien est en danger, Émeline Jouve s’interroge sur le passé de cette scène expérimentale dont la mort avait été annoncée par ses théoriciens dans les années 1960.
3Dans la première section de l’ouvrage, intitulée « Prolégomènes : l’avant-garde en question », Émeline Jouve présente son approche qui a pour point de départ l’analyse des œuvres plutôt que les concepts et définitions. Après quelques paragraphes dédiés à l’avant-garde historique et à ses concepts-clé (sentiment d’aliénation, volonté d’innover et importance du futur), elle propose une redéfinition des bornes temporelles de l’avant-garde et introduit le terme de marge, central à son étude. Elle montre l’importance du paradigme de la marge dans l’histoire de ce théâtre new-yorkais qui s’est construit en opposition à Broadway, et qui est caractérisé par son goût de la révolte et de la subversion des codes dominants, ainsi que par sa défiance vis-à-vis des normes. Émeline Jouve présente ensuite brièvement les trois vagues qui lui permettront d’organiser son essai en trois chapitres au fil desquels elle affinera la notion d’avant-garde. Elle introduit aussi les grandes figures et compagnies qui font partie de son corpus qu’elle dit avoir voulu non-exhaustif : Gertrude Stein, Susan Glaspell, Eugene O’Neill, Living Theatre, Edward Albee, Robert Wilson, Wooster Group, Big Art Group et Andrew Schneider.
4Le chapitre i, intitulé « Émancipation : première vague avant-gardiste ou la naissance du théâtre étasunien, » est dédié à Glaspell, Stein et O’Neill, premiers représentants de ce théâtre d’avant-garde selon l’auteure, et dont l’ancrage politique radicalement à gauchenourrit une pratique artistique en marge, fortement marquée par la notion d’émancipation. Émeline Jouve aborde d’abord le rejet de Broadway pour son manque d’originalité par George Cram Cook et Susan Glaspell, à l’origine de la création de la compagnie amatrice des Provincetown Players. Cette entreprise artistique marginale est souvent mise de côté par les spécialistes de l’avant-garde, pour qui la première pièce avant-gardiste jouée sur le sol étasunien est le Piège de Méduse d’Erik Satie en 1948 au Black Mountain College. Elle propose une étude très intéressante des rapports entre voix et genre(s) dans le théâtre de Stein, de la rhétorique de la révolte chez O’Neill, et de la dénonciation des formes d’oppression, notamment patriarcales, chez Glaspell. Elle aborde aussi la question de la marginalité esthétique chez ces artistes, au plus proche de l’intime et du réel : formes hybrides de réalisme (tardif aux États-Unis) chez Glaspell et O’Neill, et exploration de la subjectivité des personnages chez Stein. Le spectateur, quant à lui, voit ses repères malmenés et ses attentes déçues dans des productions qui encouragent son implication et un prolongement de sa réflexion sur l’œuvre après la représentation. Émeline Jouve dédie la fin de ce premier chapitre aux rapports de porosité entre la marge du Little Theater Movement et le centre, notamment suite aux difficultés rencontrées par Broadway dans les années 1910.
5Dans le chapitre ii, intitulé « Opposition : les deux visages de la deuxième vague avant-gardiste, » Émeline Jouve introduit la distinction féconde entre avant-garde révolutionnaire et avant-garde institutionnelle. Elle présente le corpus de cette deuxième vague : Julian Beck et Judith Malina, descendants du Living Theatre aux revendications anarcho-transcendentalistes, Robert Wilson et son théâtre du chaos, et Edward Albee, dramaturge de l’absurde, dont la marginalité est plus philosophique que militante. En opposition au théoricien Stuart D. Hobbs, elle définit cette deuxième vague comme postmoderne et post-dramatique, rejetant le réalisme pour mieux mettre en scène l’implosion du langage et donnant petit à petit plus d’importance au corps. Les artistes encouragent l’expression de la subjectivité du spectateur, voire son intervention physique (Living Theatre). Émeline Jouve s’intéresse ensuite à l’émergence du théâtre Off-Broadway en tant que redéfinition de la marge, dont le Living Theatre revendique être un des pionniers. Elle traite aussi des différents rapports des troupes à l’argent, parfois considérés comme paradoxaux, montrant l’évolution du rapport de la marge au centre.
6Le chapitre iii, intitulé « Concession : la troisième vague avant-gardiste ou le principe de monstruosité, » est consacré à la vitalité de l’avant-garde par-delà les années soixante et soixante-dix, notamment grâce au Wooster Group, Big Art Group et à Andrew Schneider. Cette troisième vague s’adapte voire intègre le fonctionnement de l’institution. Selon Émeline Jouve, il s’agit d’une stratégie de survie à l’origine d’un théâtre hybride qu’elle associe à la notion de monstruosité : ce terme permet selon elle de rendre compte du rapport duel, à la fois marginal et normé de cette troisième vague au social, au fonctionnel et à l’esthétique. Si l’emploi du terme est parfaitement approprié, on pourrait regretter que sa polysémie, quoique exploitée par l’auteure de manière très pertinente, n’ait pas fait l’objet d’un développement plus long dans le chapitre. Plutôt qu’une dénonciation politique, ce théâtre propose une réflexion philosophique sur le monde, notamment sur la place de la technologie et la question de la définition de l’identité. L’utilisation par ces artistes des techniques de l’image amène notamment Émeline Jouve à s’interroger sur le rôle, positif ou négatif, de la machine de ce « théâtre intermédial du corps » (106), mais aussi sur sa poétique du regard spécifique, puisque les productions encouragent le spectateur à réfléchir à son rapport à l’image. Une autre spécificité de cette vague est de renforcer la notion d’autorité artistique, en opposition aux pratiques collectives des vagues précédentes, ainsi que le rôle actif du spectateur. À la fin du chapitre, Émeline Jouve aborde les concessions du théâtre Off- et Off-Off-Broadway au théâtre à but lucratif afin de pouvoir survivre financièrement. Elle s’oppose cependant aux thèses précédemment admises en montrant qu’il ne l’intègre pas totalement. Elle explique ainsi que la troisième vague « transcende la marge pour regarder vers le centre » (119).
7La conclusion de l’ouvrage permet à l’auteure de synthétiser les thèses qu’elle a développées dans cet essai très réussi. Émeline Jouve montre tout au long de l’ouvrage la nécessité de nuancer, voire de redéfinir les termes qui avaient été proposés par les théoriciens précédents (Stuart D. Hobbs, Arnold Aaronson, Richard Schechner et Peter Bürger). Solidement ancrées dans le contexte politique de chaque époque à laquelle elle s’intéresse, ses analyses son précises et bien documentées, dans une langue de grande qualité qui permet une lecture fluide et agréable. La structure qu’elle propose est le fruit d’une recherche approfondie, et chaque chapitre est introduit de manière claire et méthodologique afin d’en dégager d’emblée les enjeux. De plus, le glossaire présent à la fin de l’ouvrage, très utile pour ceux qui connaîtraient mal le sujet et sa terminologie spécifique, est exhaustif. En effet, l’un des atouts certains de cet ouvrage est de rendre accessible à un public non spécialiste une réflexion précise et rigoureuse qui ne concède rien à la rigueur scientifique attendue de la part d’une enseignante-chercheuse, notamment car elle déploie un appareil critique riche et exigeant (Artaud, Foucault, Rancière, Bakhtine, Barthes). Une des grandes qualités de l’essai proposé par Émeline Jouve est qu’il a pour point de départ sa propre expérience en tant que spectatrice du théâtre new-yorkais, montrant ainsi l’actualité et la vitalité de ses questionnements. Certains lecteurs pourront ainsi regretter que ces exemples concrets (entretiens personnels publiés ailleurs, description de pièces auxquelles elle a assisté) ne soient pas plus nombreux ou développés plus longuement, tant ils sont passionnants, bien que cela s’explique par la volonté de synthèse de l’auteure, qui précise bien d’emblée vouloir offrir un panorama du sujet plutôt d’une étude exhaustive.
Pour citer cet article
Référence électronique
Maud BOUGEROL, « Émeline Jouve, Un siècle d’avant-garde. Essai sur le théâtre étasunien », e-Rea [En ligne], 22.2 | 2025, mis en ligne le 15 juin 2025, consulté le 20 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/erea/19699 ; DOI : https://doi.org/10.4000/144qg
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