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Recensions

Claire Dederer, Les Monstres : Séparer l’œuvre de l’artiste ?
Claire Dederer, Monsters, What Do We Do with Great Art by Bad People?

Traduit de l’anglais par Carine Chichereau. Paris : Stock, 2024, 352 p. ISBN : 9782246837169. 24 € / London: Sceptre, 2023, 273 p1. ISBN: 978-1-399-71507-2. £10.99
Richard PHELAN
Référence(s) :

Claire Dederer, Les Monstres : Séparer l’œuvre de l’artiste ? Traduit de l’anglais par Carine Chichereau. Paris : Stock, 2024, 352 p. ISBN : 9782246837169. 24 €

Claire Dederer, Monsters, What Do We Do with Great Art by Bad People? London: Sceptre, 2023, 273 p2. ISBN: 978-1-399-71507-2. £10.99

Texte intégral

  • 1 Cette recension est basée sur l’édition de 2023, en anglais.
  • 3 Cette liste respecte l’ordre du déroulement en chapitres.
  • 4 À moins que ce ne soit la question qui, comme une obsession, sature l’esprit … ou encore que les li (...)

1L’Américaine Claire Dederer est journaliste et critique de cinéma. Son traitement de la question « faut-il séparer l’œuvre de l’homme qui en est l’auteur ? » n’est pas une étude universitaire, mais plutôt un questionnement incarné, ou un itinéraire personnel, à travers un nombre assez considérable de cas : Roman Polanski, Woody Allen, Michael Jackson, J.K. Rowling, Pablo Picasso, Ernest Hemingway, Richard Wagner, Virginia Woolf, Willa Cather, Vladimir Nabokov, Carl Andre, Doris Lessing, Joni Mitchell, Valerie Solanas, Sylvia Plath, Raymond Carver, Miles Davis3… La question relève, pour Dederer, d’un sentiment moral et non d’une pensée éthique. La distinction est importante – et on aurait sans doute aimé trouver dans l’ouvrage davantage d’outils pour penser. La question relève aussi de l’obsessionnel4… et le lecteur que je suis a l’impression que l’obsession s’enlise un moment à mi-chemin dans les parties consacrées à Hemingway et Nabokov. Néanmoins, le livre est, dans l’ensemble, très agréable à lire, vif et drôle. Beaucoup d’aspects de la question reçoivent un éclairage nouveau ou un recadrage, et l’auteure décrit très bien, par exemple, l’amour ressenti pour l’art et pour la beauté. Le livre vaut peut-être surtout pour son renversement de la question : qui sont les monstres ? Et pourquoi en avons-nous besoin ?

  • 5 Le point de vue le plus souvent adopté dans le livre est celui des femmes.

2Ce livre s’adresse aux fans qui se posent la question de ce qu’il faut faire quand l’artiste qu’elles admirent n’a pas une biographie irréprochable5. Puis-je continuer à écouter David Bowie quand j’apprends qu’il avait eu une relation sexuelle avec une mineure ? Puis-je continuer à apprécier Rosemary’s Baby de Roman Polanski ou Annie Hall de Woody Allen ? Le problème est le suivant : d’un côté, une œuvre qui, en atteignant une forme d’universalité et de beauté, donne aux lectrices et aux lecteurs le sentiment d’appartenir à l’humanité, et de l’autre un artiste, qui, lui, n’est pas à la hauteur. Le mot « fan », qui n’apparait pas toujours dans le débat sur cette question, est ici justifié car Dederer situe clairement ce débat dans le cadre d’un mode de consommation de l’art induit par le rapport médiatique que nous avons avec les artistes dont nous admirons les œuvres. Dans les cas qu’elle traite, en effet, un fort sentiment d’identification est en jeu :  Dederer s’est longtemps identifiée à Woody Allen, par exemple. Dans les années 1970 et 1980, surtout dans les films où le réalisateur lui-même joue, elle avait l’impression que Woody Allen la représentait – lui, c’était elle – et l’évolution de la biographie du cinéaste a produit chez Claire Dederer un véritable déchirement. Un déchirement analogue peut aller jusqu’à provoquer une annulation publique (cancellation et shaming). Ce fut le cas en 2020 pour des lecteurs et lectrices de J.K. Rowling ; l’œuvre de cette dernière parle particulièrement du sentiment adolescent de différence, mais ses déclarations sur le genre en 2020 ont pu heurter certains et certaines de façon intime, comme s’ils avaient été trahis par eux-mêmes. L’intérêt du chapitre 3 qui traite de l’auteur de Harry Potter est, il me semble, surtout si on le relie au dernier chapitre, de suggérer que l’identification et l’appartenance (et le sentiment de trahison) sont à l’œuvre même dans des cas moins spectaculaires.

3En ce qui concerne Polanski, Dederer conserve tout son intérêt pour ses films (qu’elle a revus les uns après les autres) malgré sa désapprobation pour l’homme. Pour Woody Allen, elle sauve Annie Hall, mais pas Manhattan car le personnage principal Isaac, joué par Allen lui-même, couche avec une lycéenne de 17 ans, jouée par Mariel Hemingway (situation qui évoque celle, réelle, d’Allen avec Soon-Yi, la fille de son épouse Mia Farrow). Quant à Michael Jackson, le corps de Dederer ne peut s’empêcher de bouger quand elle entend Don’t Stop ‘Til You Get Enough, mais son esprit ne peut pas ne pas penser à Jackson autrement qu’en termes de tache indélébile : ce que nous savons d’un artiste, et que souvent nous ne voulons pas savoir, souille rétroactivement la personne qu’il a été… Cependant, il serait non seulement fastidieux, mais aussi extrêmement difficile de résumer le livre chapitre par chapitre, car Dederer ne tranche pas toujours et revient de manière contradictoire sur un même artiste. En guise de résumé, donc, contentons-nous alors de revenir sur la métaphore centrale de son livre.

4Dederer emploie le terme « monstre » d’abord dans l’expression art monster : quelqu’un qui laisse tout de côté pour l’art. Selon elle, les femmes ont rarement la chance de prendre ce chemin, ou qu’elles se refusent ce choix égoïste. Avec ses amies, elle plaisante là-dessus : elles aimeraient (mais ne s’autorisent pas à) devenir des « monstres d’art ». Plus loin dans le livre, les femmes considérées comme des monstres sont celles (comme Doris Lessing) qui peuvent aller jusqu’à abandonner leurs enfants pour faire de l’art. Sous le terme « monstre », la gamme d’actions répréhensibles est difficile à graduer car nos jugements divergeront quant à leur gravité. Mais le terme désigne souvent des comportements plus ou moins délictueux qui ont été l’apanage d’artistes masculins considérés comme des génies. Asservis à une énergie qui les dépasse, des hommes comme Pablo Picasso canalisent quelque chose de plus grand qu’eux. Leur impulsivité étant liée (pour eux et pour les autres) à leur génie créateur, il n’est pas étonnant, dit Dederer, qu’ils se laissent aller à leurs pulsions de prédation sexuelle puisque le public les exonère à cause de leur statut de génie. Selon Dederer, nous nous attendons à ce que le génie transgresse les règles ; nous le voulons, car cela nous excite. Suivant le raisonnement de Dederer, les spectateurs-fans reconnaissent dans le génie le monstre en eux-mêmes, monstre qu’ils sont soulagés de pouvoir dénoncer avec d’autant plus d’énergie. La cancellation, l’annulation peut ainsi être motivée par un mouvement d’exorcisme : il faut que l’autre ait tort pour que je puisse avoir raison. Même si on ne suit pas jusqu’au bout ce raisonnement, ce qui est essentiel dans Monsters est l’idée que le monstre soit aussi du côté des spectateurs. Non pas qu’il faille se dénoncer comme tel — pas de spoiler en ce qui concerne Claire Dederer ! — mais il faut reconnaître en soi l’existence potentielle d’un monstre.

5La réception d’une œuvre d’art est la rencontre de deux subjectivités et de deux biographies : la biographie de l’artiste qui pourrait perturber le regard ou la lecture, et la biographie de la lectrice ou du lecteur qui pourrait conditionner l’accueil de cet art. En effet, il est essentiel de tenir compte du fait que la rencontre avec une œuvre a lieu dans le temps, et que le jugement que l’on porte sur un auteur est conditionné par le temps où nous le rencontrons. Dederer fustige à maintes reprises le mythe de la lecture atemporelle, dégagée et neutre. Non seulement il n’y a pas de lecture anhistorique dans un présent atemporel, mais, pour Dederer, il ne faut pas non plus trop croire que nos lectures actuelles sont un progrès. Il y a cependant un élément temporel qui a radicalement changé : à l’ère d’Internet, nous ne contrôlons plus ce que nous savons des artistes ; on n’échappe pas à la biographie. Une des forces du livre de Dederer est de situer très clairement le nouveau contexte de cette question pour les femmes américaines : l’arrivée de Donald Trump en 2016, et la déferlante #MeToo en 2017.

6On aurait peut-être rêvé, comme l’auteure, d’une calculette qui permettrait de résoudre tous les cas où l’œuvre et l’artiste sont posées dans une équation problématique. Dederer insiste, cependant, sur l’incohérence de nos jugements (pourquoi valide-t-elle tous les films de Polanski, alors qu’elle ne veut voir aucun tableau de Picasso ?) On aurait aimé plus d’analyses et moins d’anecdotes. Cependant, la déambulation personnelle et confidentielle de cette historienne de la culture anglo-saxonne est non seulement très attachante, mais elle donne matière à penser (qu’il nous appartiendrait de transformer en pensée) sur la séparation entre l’artiste et son œuvre. Émergent de son livre des idées qui relativisent et relancent la question : n’est-ce pas d’abord l’artiste qui fait la séparation de sa vie et de son œuvre (comme Joni Mitchell s’est séparée de sa vie de mère pour faire œuvre de musique) ? Comment font les femmes d’ailleurs pour devenir artistes ? L’artiste fait-il son œuvre sur la base de quelque chose de détestable en lui-même ? Et, au fond, une même question de séparation ne se pose-t-elle pas pour tous les êtres (désagréables, voire terribles) que nous aimons, mais dont nous n’aimons pas tout ?

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Notes

1 Cette recension est basée sur l’édition de 2023, en anglais.

3 Cette liste respecte l’ordre du déroulement en chapitres.

4 À moins que ce ne soit la question qui, comme une obsession, sature l’esprit … ou encore que les listes qui reviennent saturent les mêmes noms, en les trempant dans une friture toxique ?

5 Le point de vue le plus souvent adopté dans le livre est celui des femmes.

2 Cette recension est basée sur l’édition de 2023, en anglais.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Richard PHELAN, « Claire Dederer, Les Monstres : Séparer l’œuvre de l’artiste ?
Claire Dederer, Monsters, What Do We Do with Great Art by Bad People? »
e-Rea [En ligne], 22.2 | 2025, mis en ligne le 15 juin 2025, consulté le 20 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/erea/19859 ; DOI : https://doi.org/10.4000/144qq

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