1Les transformations socio-spatiales à l’œuvre dans les organismes urbains ont acquis une visibilité sans précédent ces dernières années. Parmi celles-ci, la gentrification suscite les plus vifs intérêts dans le débat public.
- 1 L’École de Chicago est une école de sociologie urbaine à l’origine du « modèle écologique », ent (...)
2La gentrification désigne une « forme particulière d'embourgeoisement qui concerne les quartiers populaires et passe par la transformation de l'habitat, voire de l'espace public et des commerces » (Clerval, 2011). Le terme a été utilisé pour la première fois en 1963 par la sociologue marxiste Ruth Glass pour décrire les transformations que subissaient alors certains quartiers de Londres (Glass, 1964). Le néologisme prend racine sur le mot gentry, qui renvoie communément à la petite bourgeoisie terrienne anglaise, mais aussi, et de de façon plus critique, à la société des bonnes valeurs et des manières délicates ; à celles et ceux qui sont né.es du bon côté. Dans les décennies 1970-1980, la notion chemine dans les milieux universitaires anglophones, particulièrement au sein des disciplines sociologique et géographique. Le néologisme est théorisé : la gentrification définit un processus, un mouvement des populations moyennes et aisées vers les centres urbains, qui nuance ou contredit en cela même les modèles socio-spatiaux élaborés par l'école de Chicago1. Cette dynamique de « retour au centre », qui traduit tant un véritable « retour » en direction d'une centralité spatiale qu'un départ en banlieue qui ne se fait pas (Clerval, 2011), est intrinsèquement liée à une réappropriation des lieux par les classes sociales nouvellement arrivées. L'idée de réappropriation des quartiers invite une précision sémantique : elle induit en effet la volonté de faire d'un quartier son nouveau « chez soi », dépassant le cadre du seul lieu où se situerait son habitation. Les nouveaux.elles voisin.nes apportent en toute diligence leurs besoins, leurs images, leurs symboles, leurs codes, et c'est bien cette composition de représentations et de normes qu'ils/elles désirent voir s'installer avec eux/elles dans le quartier. De manière plus ou moins consciente, de nouvelles règles d'organisation sont imposées au détriment des habitant.es originel.les.
3Et c'est en cela que la gentrification est aussi intrigante que complexe. Parce qu'elle profile des transformations sociales et spatiales qui s'entremêlent dans le temps, parce qu'elle s'installe subrepticement avant de se révéler de façon ostentatoire. La gentrification est un « phénomène à la fois physique, économique, social et culturel » (Hamnett, 1984), qui mobilise tout autant de capitaux. Si celle-ci est devenue protéiforme avec le temps – aux centres des métropoles, se sont ajoutés les espaces de proche banlieue bien connectée et quelques panacées rurales (Tommasi, 2018) –, elle implique toujours des rapports de pouvoirs. Même vêtue des meilleures intentions, la transformation de la composition sociale d'un quartier peut être vécue comme un affront.
4Cet article tend à rendre compte et à tester des hypothèses concernant des changements sociaux et culturels observés au Royaume-Uni à partir de l’analyse des discours médiatiques entre 1988 et 2021. Une première partie présente un état de l’art des courants d’étude sur la question de la gentrification dans les médias. Une deuxième partie décrit le corpus des articles étudiés et la méthodologie utilisée pour leur traitement. La présentation des résultats obtenus et leur analyse font suite dans une troisième partie d’article. Enfin, une quatrième et dernière partie propose une analyse exploratoire qualitative des résultats.
5Souvent décrit comme le terme « le plus chargé politiquement » de la géographie urbaine (Davidson et Lees, 2009), la gentrification est depuis longtemps abordée dans les médias, sans pour autant que le lien entre le processus et le quatrième pouvoir ne soit souvent étudié. Classiquement, un média peut être défini comme « tout moyen, outil ou système d’organisation permettant la diffusion massive ou la communication publique d’une information ou d’un message dans l’espace et dans le temps » (Delporte, Moine et al., 2018). Au pluriel, les médias composent un système de représentations, entendues comme « les modalités opératoires de la connaissance commune, de la pensée et des pratiques sociales » (Mannoni, 2012). Soutenant l'hypothèse que les médias sont autant « reproducteurs » que « producteurs » de discours et de représentations (Gin et Taylor, 2010), l'analyse du discours médiatique de la gentrification charrie un intérêt scientifique double. D’une part, les médias rendent compte d'une perception collective sur un sujet et inscrite dans le temps ; d’autre part, ils concourent également à forger nos représentations en nous disant à quoi penser et – surtout – comment y penser (McCombs, 2006). Ces considérations conduisent à s’interroger sur la manière dont les médias s'approprient le sujet de la gentrification, décrivent les rapports de force impliqués, et dans quelle mesure ils en sont partie prenante (Gerslté et Piar 2016). L'intention scientifique de ce travail est d'éclairer les approches politiques et idéologiques qui apparaissent en filigrane de ce qui est devenu une commune « formule » (Fijalkow, 2017) et, plus largement, de questionner le rôle des médias en tant qu’acteurs au sein de la sphère publique sur la question de la gentrification.
6Le faible nombre de travaux sur le traitement de la gentrification dans les discours portés en dehors du champ académique n’en reflète guère l’intérêt croissant qu’elle suscite. Parmi ces travaux remarquables, on compte celui réalisé par Cody Hochstenbach (2017) qui a examiné la fréquence d’emploi du terme gentrification dans la presse néerlandaise. Dans un court article du magazine Geografie, Cody Hochstenbach souligne que le terme n’était pas utilisé plus d’une dizaine de fois dans la majeure partie des journaux nationaux avant 2010 pour grimper à 125 occurrences pour la seule année 2017. Le néologisme jusqu’alors discret, serait devenu « mainstream ». Sur la causalité de cette récente célébrité, le géographe propose plusieurs pistes explicatives : la gentrification est un processus qui est mieux identifié depuis la fin des années 2010, car plus intense et plus rapide. En outre, la population gentrifiée s’étend en nombre et en profils, le phénomène ne concernant plus seulement des groupes paupérisés ; elle touche dorénavant les lecteur.ices de la presse écrite et journalistes eux/elles-mêmes. En résonance avec le travail de Cody Hochstenbach, l’on ajoutera que ces observations sonnent immanquablement comme un aveu du désintérêt perpétuel porté aux « pauvres ».
- 2 Notre traduction personnelle de « simple, naturel, culturel and agentless phenomenom ».
7En 2015, Gabriella Modan et Katie J. Wells ont analysé la manière dont était abordée la gentrification dans plusieurs journaux de Washington D.C. entre 2011 et 2015. Le travail mené à grande échelle – celle d’une seule ville – a permis aux deux autrices de démontrer que le traitement du sujet par la presse locale est principalement sémiotique. La gentrification n’intéresse que lorsqu’elle est considérée comme un système, dont le fonctionnement reste à apprivoiser. Les causes de la gentrification sont – elles – peu évoquées, et rarement critiquées. La gentrification est perçue comme un « phénomène simple, naturel, culturel, sans agents »2 (Modan et Wells, 2015).
- 3 Les articles ont été codés pour être classés selon trois registres de valeurs : les articles pro (...)
8Les travaux de recherche menés sur les plus grands corpus d’articles et les plus larges terrains d’étude, sont ceux de Japonica Brown-Saracino et Cesraea Rumpf (2011), et de Giuseppe Tolfo et Brian Doucet (2020). Dans le premier, les autrices ont traité informatiquement 4445 articles (et 443 articles manuellement parmi ceux-ci) afin d’explorer et analyser les discours portant sur la gentrification dans les journaux de neuf villes des États-Unis entre 1986 et 2006. Les résultats pointent la grande variabilité des discours sur la gentrification dans le temps, parfois au sein d’un même journal, rendant impossible l’identification d’une évolution des registres de valeurs3. La presse écrite ne serait ainsi ni particulièrement conciliante, ni particulièrement critique envers la gentrification ; les opinions médiatiques orienteraient leur discours en fonction des projets urbains, des acteurs impliqués, du contexte politique, etc. Dans le second écrit scientifique, les auteurs ont travaillé sur tous les articles du journal canadien The Globe and Mail utilisant le terme gentrification dans le titre et/ou le corps du texte. Au total, un corpus de 818 articles – datant de 1980 à 2017 – a permis d’identifier une forte croissance de l’utilisation du terme dans le temps, particulièrement depuis le milieu des années 2000.
9Ces précédents travaux guident notre voyage réflexif. Conscient.es des points d’intérêt et des obstacles sur ce parcours scientifique, nous tenons avant tout à répondre à trois interrogations, entremêlées de trois hypothèses de recherche :
10▪ Quelle est la fréquence de l’utilisation du terme gentrification dans la presse britannique, et quelle évolution de cette fréquence peut-on apercevoir entre 1988 et 2021 ?
11Notre formulons l’hypothèse d’une nette croissance de l’utilisation du terme depuis le milieu de la décennie 2010, pareillement observée dans la presse nord-américaine.
12▪ Peut-on dégager du corpus de grandes thématiques traitées de façon récurrente ? Que nous apprennent ces choix de thématiques sur le discours médiatique sur la gentrification ?
13Nous formulons l’hypothèse qu’il est possible de dégager quelques thématiques centrales au prisme desquelles sont traités les sujets sur la gentrification. Nous émettons l’idée que ces thématiques sont d’honnêtes indicateurs sur les registres des discours mobilisés.
14Rappelons que deux approches analytiques de la gentrification s'opposent historiquement. Une approche libérale d'abord, inscrite dans les travaux de l'école de Chicago. La gentrification serait ainsi fille de stratégies individuelles (Ley,1996), de l'accumulation de micro-décisions des ménages dont la mobilité pourrait être cartographiée au gré des opportunités foncières (Schelling, 1980). Une approche marxiste, ensuite, qui s'interroge justement sur l'apparition de ces opportunités spatiales et économiques. Celle-ci met en évidence le rôle des politiques urbaines et économiques dans la redistribution des groupes sociaux dans l'espace, dictée par les intérêts du capitalisme et des classes dominantes. Le caractère « spontané » de la gentrification, face auquel nombre d'acteur.ices politiques semblent encore s'étonner, est nié de fait par l'approche marxiste. Ce second positionnement critique est plus récent, aussi bien en France qu’outre-Manche.
15Ce travail de recherche s’inscrit néanmoins dans la lignée de ces réflexions. Il est en effet animé par l’intention de poursuivre la réflexion critique portée à la gentrification, en réponse à l’appel fait par Tom Slater au milieu universitaire (Slater, 2006). Par ailleurs, nous soutenons l’idée que la compréhension des discours partagés autour de la gentrification est nécessaire aux chercheur.euses qui étudient le phénomène et l’ensemble de ses couleurs (Liu et Bloomley, 2013).
- 4 Lexis+ est un des produits proposés par Lexis Nexis, se présentant comme un « un éditeur juridiq (...)
16Le travail scientifique présenté a démarré avec la constitution d’un corpus de 1934 articles de presse, ancrés dans le cadre temporel proposé dans les travaux de Cody Hochstenbach sur les Pays-Bas (2017), Japonica Brown-Saracino et Cesraea Rumpf sur les Etats-Unis (2011) et plus récemment, Giuseppe Tolfo et Brian Doucet sur le Canada (2020). Nous avons ainsi privilégié une échelle temporelle longue, en sélectionnant des articles de presse publiés entre 1988 et 2021. Pour ce faire, nous avons utilisé l’agrégateur de presse Lexis+4, un outil de recherche complet donnant accès à plusieurs fonds : journaux, magazines juridiques, revues spécialisées, bulletins d’information et transcriptions radiophoniques et télévisuelles. Si la majorité des produits Lexis sont principalement orientés vers la veille juridique – comme le nom l’indique ! – Lexis+ est également pensé pour effectuer des recherches dans la presse internationale et est de fait proposé dans de nombreuses bibliothèques universitaires. Nous avons choisi d’intégrer au corpus les articles parus dans quatorze journaux britanniques, cela pour rendre compte d’un paysage médiatique riche et mosaïque. La première marque chronologique – 1988 –, correspond à l’année de la plus ancienne parution utilisant le terme gentrification, relevée par l’agrégateur de presse.
- 5 Nous avons sélectionné l’article présentant la plus ancienne occurrence, jusqu’à l’article prése (...)
17La recherche sur Lexis+ a été effectuée avec les outils proposés par le programme, à savoir un ensemble de filtres de recherche, couvrant un ensemble de critères liés à la géographie des publications, au contexte temporel, et bien sûr, à leur contenu. Nous avons ainsi recherché tous les articles de presse contenant le terme gentrification dans le titre et/ou dans le corps de l’article. Le choix s’est fait de ne pas retenir d’autres termes apparentés tels que gentrifier ou gentrified, car ces deux termes apparaissaient très peu en comparaison du premier, et très rarement sans lui être couplé. L’espace géographique délimité est celui du Royaume-Uni, et les bornes chronologiques sont restées ouvertes volontairement5. Enfin, notons que le choix d’intégrer un journal au corpus s’explique par trois critères : la présence du journal dans la base de données proposée par l’agrégateur de presse, le nombre d’articles obtenu pour un journal donné (les occurrences trop faibles – en-dessous de 10 – ont été écartées), le caractère « sérieux » du journal. Une présentation concise des journaux étudiés est ici proposée.
- 6 Nous présentons les journaux du corpus par le biais de deux catégories, établies en fonction des (...)
18Des journaux nationaux dans un premier temps6 : The Guardian, The Observer, The Sunday Telegraph, The Independent, The Daily Telegraph, The Evening Standard et Metro UK, soit sept journaux qui totalisent 1728 articles. The Guardian est un journal quotidien de tendance progressiste fondé en 1821 et entièrement numérique depuis 2018. Son équivalent dominical est le journal The Observer. The Independent est un quotidien centriste qui est entièrement numérique depuis 2016. The Daily Telegraph est un quotidien de tendance conservatrice traditionnaliste, créé en 1855, avec The Sunday Telegraph pour traduction hebdomadaire. The Evening Standard est un quotidien conservateur gratuit publié à Londres, lancé originellement sous le nom de Standard. Metro UK est un quotidien gratuit distribué dans plusieurs stations de transport public à travers le Royaume-Uni du lundi au vendredi.
19Des journaux nationaux régionaux et locaux dans un second temps : Bristol Post, Edinburg Evening News, Islington Gazette, Manchester Evening News, Scotsman, et enfin The Herald, soit six journaux qui totalisent 196 articles du corpus. The Herald est l’un des quotidiens de langue anglaise les plus anciens, de tendance centre-gauche, publié du lundi au samedi en Écosse. The Scotsman, est un journal quotidien écossais libéral publié à Édimbourg, réputé pour ses positions pro-unionistes dans les débats constitutionnels écossais. Le Bristol Post est un journal municipal couvrant l’actualité de la ville de Bristol, de format tabloïd proche du Daily Mail. Islington Gazette est également un journal quotidien de la municipalité d’Islington située dans le Grand Londres. Enfin, Edinburgh Evening News est un quotidien régional écossais fondé en 1876.
20Les résultats obtenus suite aux recherches lancées via Lexis+ ont été classés par journal et par ordre chronologique à l’aide de l’interface de l’outil, puis exportés en fichiers de format PDF. Cette première étape numérique a vu se succéder une étape plus exigeante encore, celle du tri manuel de l’intégralité du corpus : le terme gentrification a-t-il été utilisé au sens géographique et sociologique du terme ? L’article est-il complet et daté ? Le terme repéré par l’agrégateur de presse est-il présent dans le titre ou le corps de l’article, ou fait-il parti d’un lien hypertexte intégré hors contexte dans celui-ci ? Le terme est-il employé pour la critique d’un film ou d’une pièce de théâtre, et en cela, dépasse le cadre de notre analyse ? Chaque article a ainsi été lu rapidement une première fois dans l’optique de retirer du corpus les articles non pertinents, ou totalement hors sujet pour notre travail de recherche. En moyenne, ce sont 50 % des articles récupérés qui ont été mis de côté, laissant ainsi respirer un corpus méticuleux de 1924 articles in fine.
21Du fait de la taille de ce corpus, il n’était pas possible de procéder à une étude exhaustive de l’ensemble des articles, moins encore d’établir avec une certitude des tendances générales au sein du corpus qui ne soient affectées par des biais de perception. Nous avons donc choisi d’effectuer une analyse en deux temps. Dans un premier temps, nous utilisons des méthodes quantitatives pour classer les articles en fonction de leur vocabulaire, faire ressortir des termes saillants, mesurer l’évolution des champs lexicaux en fonction du temps et des différents médias (et par conséquent de l’orientation politique, de l’échelle de diffusion et de l’espace géographique concerné). Dans un second temps, nous extrayons automatiquement des articles idéaux-typiques de chacune des classes définies et les soumettons à une analyse critique cette fois purement qualitative, de façon à apprécier, interpréter ou nuancer les résultats de l’analyse quantitative. Cela implique un travail manuel sur un échantillon correspondant à 10 % du total du corpus d’articles.
22Si l’utilisation de simples calculs de fréquences sur des termes définis a priori est une pratique parfois employée en géographie (Japonica Brown-Saracino et Cesraea Rumpf, 2011, à titre d’exemple), cette méthode ne nous a pas paru entièrement satisfaisante dans le contexte de notre étude. Premièrement, elle suppose délimiter par avance le vocabulaire étudié, ce qui biaise fortement l’analyse en fonction des préconceptions des chercheur.euses et aboutit à un effet de renforcement en limitant la possibilité de l’émergence de facteurs explicatifs inattendus. Deuxièmement, elle est très sensible à l’évolution du vocabulaire en fonction du temps et surtout de l’auteur.ice : une partie importante d’un corpus peut être défaussée du fait de l’usage de synonymes, de régionalismes, de périphrases ou simplement d’un léger décalage stylistique qu’on aurait tort d’interpréter a priori comme une variation du propos. Après avoir exploré plusieurs méthodes de classifications, nous avons finalement choisi une approche par modélisation de sujet.
23La modélisation de sujet est une méthode bayésienne qui se fonde sur l’hypothèse suivante : préalablement à la rédaction des articles il existe un ensemble de champs lexicaux (topics) dans lesquels les journalistes vont puiser pour écrire. Plus précisément, chaque article est écrit en empruntant son vocabulaire à un petit nombre de topics selon un processus génératif complexe que nous souhaitons inverser afin de découvrir cette division a priori du vocabulaire. Par exemple, un article décrivant la réfection d’un quartier de Bristol empruntera probablement son vocabulaire à des topics évoquant le bâtiment, les transports et le coût de la vie, mais pas la littérature, la chasse ou le textile. L’idée force de la méthode est qu’une corrélation statistique dans la distribution des termes dans le corpus est révélatrice d’une proximité sémantique. De la sorte, les topics ainsi reconstitués automatiquement forment des classes robustes dans le temps et l’espace médiatique dont nous pouvons ensuite étudier les variations.
24En pratique, l’algorithme fournit ces champs lexicaux sous forme de listes pondérées de mots (non exclusives : par exemple le terme très générique city peut, selon le contexte, figurer aussi bien dans le topic sur les politiques urbaines que sur celui des loyers ; c’est bien l’ensemble qui forme une unité sémantique et non chacun de ses composants) et nous indique la prévalence des champs dans chaque article, prévalence qui peut ensuite être sommée sur l’ensemble des articles d’une catégorie (temporelle, éditoriale, géographique).
25Sans rentrer trop avant dans les explications mathématiques, il convient de consacrer ici une parenthèse aux détails de l’implémentation. Nous avons utilisé une Latent Dirichlet Allocation (et très exactement l’implémentation en python de la librairie scikit-learn), qui constitue l’algorithme le plus classique pour le topic model depuis le papier séminal de Blei, Ng et Jordan (2003). Après des essais successifs nous nous sommes arrêtés au nombre de 10 topics, à la fois parce que les indicateurs de cohérence et de perplexité étaient satisfaisants, et parce que d’un point de vue plus qualitatif les ensembles de mots déterminés apparaissaient à la fois plus distincts, non redondants et peu pollués que pour d’autres valeurs (Chang et al 2009). La taille somme toute relativement modérée du corpus nous a dissuadé de recourir à des méthodes basées sur une génération initiale d’un grand nombre de topics suivie d’un clustering, méthode bien utile pour des corpus plus touffus ou plus rétifs (Barnabé et Bourgeois 2022 ; Bourgeois, Puren & Pellet 2022).
26A titre d’exemple, nous fournissons ici les termes identifiant avec la plus forte pondération spécifique quelques topics dont nous allons étudier l’évolution par la suite :
Tableau 1: Termes les plus saillants pour quelques topics identifiés par l'algorithme
Topic 2
|
Topic 5
|
Topic 7
|
Topic 8
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government
|
park
|
tenant
|
buyer
|
borough
|
developer
|
gentrification
|
estate
|
local
|
tower
|
community
|
bedroom
|
labour
|
square
|
home
|
market
|
community
|
area
|
property
|
flat
|
social
|
development
|
resident
|
road
|
council
|
apartment
|
rent
|
property
|
work
|
street
|
people
|
house
|
class
|
city
|
city
|
area
|
people
|
building
|
housing
|
price
|
27Plus généralement, voici une interprétation (humaine) des différents topics ainsi que leur répartition dans les différents journaux du corpus :
Tableau 2: Liste des 10 topics produits
Topic
|
Interprétation
|
0
|
sorties, culture, bars, restaurants
|
1
|
tourisme
|
2
|
municipalité, vie publique locale
|
3
|
communauté, vie artistique
|
4
|
crime
|
5
|
développement urbain, planification
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6
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difficile d’interpréter (amalgame de termes rapportant aux états-unis et de junk)
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7
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loyers, difficultés matérielles
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8
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investissement immobilier
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9
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vocabulaire spécifique à la Islington Gazette
|
Figure 1: prévalence relative des différents topics (codés par la couleur) dans les différents journaux (voir en début d’article pour les abréviations).
Nicolas Bourgeois
Par exemple le topic 1 est symptomatique des journaux écossais.
28De même que Hochstenbach (2017) et Tolfo et Doucet (2020) l’ont démontré dans le contexte néerlandais et canadien respectivement, nous observons une croissance de la fréquence d’utilisation du terme gentrification dans le corpus étudié. L’apparition et la popularité du terme à la fin des années 1980 reflètent une décennie de forte croissance économique et intrinsèquement liée, de spéculation immobilière. Au Royaume-Uni, la gentrification était encore confinée à une poignée de quartiers urbains de Londres, et de nombreux quartiers proches du centre-ville n’avaient pas encore été gentrifiés. Pour éclairer le contexte d’apparition des occurrences du terme dans la presse britannique, nous proposons un retour concis sur l’évolution de la gentrification au Royaume-Uni depuis les années 1960.
29A partir des années 1960, et ceci jusqu’aux années 1990, l’évolution démographique au Royaume-Uni a été caractérisée par un mouvement continu des populations urbaines vers les espaces périurbains (exode urbain). Ces mouvements de populations se sont d’abord orientés vers les banlieues les plus proches avant de se poursuivre vers les banlieues plus éloignées des centres urbains, pour finalement gagner quelques espaces ruraux. Au début des années 1970, la désindustrialisation massive du Royaume-Uni encourage les populations ouvrières à quitter les centres urbains qui se dépeuplent au rythme des pertes d’emploi. Dans un même temps, le gouvernement de Margaret Thatcher (1979-1990) donne la primauté aux investissements privés pour relancer l’économie de centres-villes devenus moribonds. La stratégie économique est orientée vers les profits de courte durée, apportés par des investisseurs désireux de développer des « grands projets » d’aménagement urbain. Dans ce contexte politique et économique inspiré du gouvernement très libéral de Ronald Reagan, le rôle de l’État doit se faire plus discret et les investissements publics se font extrêmement rares. De cette période, ressortent pour exemple les symboliques grands projets de développement des Docklands à Londres dans l’East End, sortis de terre grâce à la multiplication de partenariats entre l’État central et les promoteurs privés (Colomb, 2006). Cette redynamisation permise par les grands groupes privés est supposée générer des bénéfices économiques mais aussi sociaux pour les espaces attenants à ces grands projets. Cette sorte de ruissellement économique spatial promis par le gouvernement de la Dame de fer est partie prenante des discours dominants sur les villes en déclin, sur la déshérence des espaces urbains centraux. Jusqu’à l’année charnière de 1973 (début du première choc pétrolier), le phénomène est encore très sporadique et concerne une grappe de quartiers situés dans le Nord-Est des États-Unis et dans l’Europe de l’Ouest. Aucune occurrence du terme n’est repérée par l’agrégateur de presse Lexis+ avant cette date. La première utilisation du terme au sein de notre corpus, date de 1988 et est à attribuer au journal The Guardian. Le discours développé, plutôt critique, est alors celui des projets d’aménagement urbain à Boston, à l’origine de conflits sociaux. Le journal progressiste propose en effet l’analyse d’un processus qui ne semble assez prégnant qu’outre-Atlantique.
- 7 Le Right to Buy, mis en place par le Housing Act en 1980, a rendu possible aux locataires de loge (...)
30Pourquoi la première occurrence apparaît-elle à la fin des années 1980, après une décennie de gouvernement conservateur ? Un premier élément de réponse serait la prise de conscience de l’effet limité de la privatisation des centres urbains et de leurs coûts sociaux. Le ruissellement tant attendu – ou plutôt, promis – , ne s’est ainsi pas fait et les villes transformées au gré des opportunités foncières sont devenues plus sélectives. Concomitamment au développement de grands projets d’aménagement urbain, le retrait des investissements publics destinés aux logements sociaux marque certains quartiers par leur dégradation, puis par leur marginalisation. Ainsi, la mise en place de la mesure phare de Margaret Thatcher, le Right to Buy7 a encouragé le passage de logements du parc public au parc privé (Jones et Murie, 2006). Le journal The Independent publie sept articles traitant de la gentrification pour la seule année 1991, principalement axés sur le caractère sacré du patrimoine historique de certains quartiers, négligé dans certains quartiers où de grands projets urbains sortent de terre. Deux années plus tard, les premières occurrences apparaissent dans les publications du journal The Evening Standard, quotidien gratuit londonien, avec trois articles sur le sujet et sur la « métamorphose » de certains quartiers (notamment le quartier de Notting Hill à Londres).
31Dans la presse britannique, une prise de conscience sur le caractère exclusif et néfaste de la gentrification se lit à travers l’intérêt croissant qu’elle suscite pour l’ensemble des journaux du corpus, conservateurs compris, au milieu des années 1990. The Evening Standard propose quatre publications sur le sujet en 1998, puis 15 en 1999 et 16 en 2000. Le journal The Independent publie 12 textes en 1998, puis 17 l’année suivante. Par échos analogiques, le journal régional Scotsman publie 1 puis 3 articles sur la gentrification en 1999 et 2000, contre un seul pour la décennie précédente. Le journal régional écossais souligne ainsi le « problème » d’une gentrification qui invite des classes plus aisées dans les quartiers et modifie leur profil social (« that’s happening everywhere »), pour finalement préciser que le profil des nouveaux.elles arrivant.es reste une moindre préoccupation que l’incitation à l’accession à la propriété du gouvernement. Les mesures politiques touchant à la propriété ou au réaménagement de certains quartiers urbains sont ainsi plus décriées que les initiatives individuelles d’emménagement dans les quartiers nouvellement gentrifiés.
32Au début des années 2000, les coups d’encre sur la thématique se multiplient. La « stratégie nationale de renouveau urbain » de 2001 annoncé par le gouvernement de Tony Blair met sur pied la célèbre combinaison de termes : « renouveau urbain ». La réurbanisation des grandes agglomérations s’amorce durablement, le nombre d’emplois et la démographie des centres urbains croissent grâce au secteur de l’économie de services et aux industries créatives. Mais ce secteur florissant n’invite pas tout le monde puisque le profil des citadin.es change rapidement : la main d’œuvre reste dans les zones périurbaines et rurales, tandis que les cadres investissent les rues centrales pavées. La « troisième voie » du gouvernement de Tony Blair rejetant de concert la primauté du marché et la primauté de l’État, s’ouvre à une gentrification rapide. La géographe Loretta Lees a effectué une analyse du discours de la « Renaissance Urbaine » et a conclu que les termes utilisés sont synonymes d’une gentrification cachée (Lees, 2003 cité in Colomb, 2006). La première occurrence du terme gentrification repérée dans le journal Manchester Evening News est datée de 2005. Le même journal proposera deux à trois articles majeurs sur le sujet pour chaque année suivante. En 2003, le quotidien Bristol Post publie cinq articles et marque ses premiers essais sur le sujet. Dans un même temps, au niveau national, The Guardian publie 19 articles sur la gentrification en 2006, et 13 en 2007 ; la thématique s’ancre ainsi durablement dans la ligne éditoriale du journal progressiste.
33Finalement, la focale des lignes médiatiques change à partir de 2010, laissant la place à des critiques renforcées et mobilisées autour des nombreuses conséquences du processus, et non plus seulement autour du changement de caractère (architecturale, sociologique) des quartiers et de l’éviction de quelques communautés. Plus vive, la gentrification questionne et inquiète lecteur.ices et auteur.ices. Ce sont 142 articles qui sont comptabilisés dans The Guardian pour la seule année 2015, et 133 pour la suivante. Pour les mêmes années respectivement, l’on note 39 occurrences, puis 27 au sein du journal The Evening Standard. Dans la rédaction du Edinburgh Evening News, l’on compte 17 occurrences à partir de 2017. Les discours sont alors très critiques, soulignant la flambée des prix dans la métropole, et se questionnent sur la réelle amélioration du quartier de Leith suite à son renouvellement urbain (la question est enfin posée : « Changing of Leith : Has gentrification meant improvement? » du 15 janvier 2018). Le Bristol Post couvre également la tempête avec 13 publications en 2016 et 15 en 2017. En définitive, la presse britannique multiplie les articles sur la gentrification à partir de 2010, c’est-à-dire à partir du moment où le processus semble s’envoler au Royaume-Uni.
34L’une des deux hypothèses de ce papier de recherche peut être rappelée à cette étape du voyage réflexif : nous soutenons que les discours sur la gentrification dans la presse britannique ont évolué dans le temps, passant d’un cadre d’analyse plutôt conciliant à un autre, plus inquiet et critique. Le premier semblait teinté de légitimes et nouvelles opportunités foncières ; le second est ligné de singulières déceptions.
35L’analyse lexicométrique informatique réalisée pour ce travail de recherche apporte trois résultats qui entrent en résonance avec l’hypothèse précitée :
36- la méthode des topic models met en évidence des variations dans les thématiques abordées par la presse écrite au fil du temps ;
- 8 La « cinquième vague » de gentrification décrite par Manuel B. Aalbers dans Revisiting The Changing (...)
37- depuis le début des années 2010, les sujets les plus traités en lien avec la gentrification correspondent aux critères qui définissent sa cinquième vague8 ;
38- la cinquième vague de la gentrification est celle qui mobilise le plus le pouvoir médiatique et de fait, celle qui accuse le plus de critiques.
39Premièrement, nous confirmons qu’il existe des évolutions dans les discours sur la gentrification dans la presse britannique entre 1988 et 2021. Par évolution, nous entendant un changement de focale – soit des thématiques abordées –, mais aussi du registre utilisé (plutôt positif, négatif ou neutre). Dans Diverse imageries of gentrification : evidence from newspaper coverage in seven U.S cities (2011), les géographes Japonica Brown-Saracito et Cesraea Rumpf avançaient qu’il était difficile de confirmer cette hypothèse en raison du caractère très hétérogène des discours tenus sur la gentrification dans la presse écrite. Leur analyse temporelle, réalisée 1986 et 2006, visait à définir si les discours sur la gentrification, étudiés au prisme des registres de langage (classés en trois catégories : registre positif, négatif ou neutre), évoluaient de façon manifeste. Nous soutenons les conclusions des autrices et concevons qu’une étude des discours basée sur des cadres de valeur narrative, ne puisse être réalisée que manuellement pour être pertinente (et de fait, sur un corpus plus léger).
40La constitution de cadres thématiques, au sein desquels s’intègre l’ensemble des articles du corpus, permet de déceler une orientation critique des narrations. L’évolution des sujets abordés en lien avec la gentrification au fil du temps offre en fait de précieux indices sur la manière dont est perçu et décrit le processus. Dépeindre les difficultés engendrées par la spéculation immobilière, n’a pas le même objectif – et la même portée critique –, que d’inciter les lecteur.rices assidu.es à la valorisation de leur investissement immobilier grâce à la gentrification. Pour l’écrire sans ambages : si les cadres narratifs homogènes de la presse ne permettent pas de saisir le ton des discours portant sur la gentrification (du moins sur des corpus de taille importante), les sujets abordés (spéculation, hausse des prix des loyers, rénovation, attractivité urbaine, etc) eux, le permettent. En filigrane des sujets abordés ou mis de côté, ce sont bien des manières de penser la gentrification qui sont imprimées sur papier et distillées dans l’opinion publique, des problématiques mises sur agenda ou mises de côté. De fait, ces choix éclairent la position des journalistes, des rédactions et ainsi de l’opinion médiatique sur cette question.
41Les thématiques abordées en lien avec la gentrification dans les journaux britanniques héritent sans surprise de leur orientation politique. L’exploration de la presse britannique progressiste (The Guardian, The Observer) fait ressortir le sujet des loyers et plus précisément de la hausse des prix des locations dans l’ensemble du Royaume-Uni (figure 2). Ce sujet, directement traité en lien avec les mécaniques de la gentrification – elle est dépeinte comme l’une de ses principales causes –, est abordé de façon régulière depuis le début des années 1990, mais beaucoup plus vivement depuis 2010. Après un tarissement du sujet en 2020 en raison de la crise sanitaire mondiale, les échos entre gentrification et hausse des loyers s’enrichissent des préoccupations liées à la paupérisation des sociétés dans les temps post-covid.
Figure 2 : Prévalence des différents topics dans les journaux de centre-gauche (Guardian, Observer) en fonction du temps
Nicolas Bourgeois
On voit l’ascension constante depuis 2010 du topic 7, qui représente les inquiétudes sur les loyers.
Note : Les données ont été lissées à l’aide d’une fonction de loess (span=0.35). Les topics difficilement interprétables (6 et 9) ne figurent pas.
42L’évolution la plus intéressante sur la question est probablement celle de la posture des journaux libéraux – et plutôt conservateurs – (The Daily Telegram, The Sunday Telegram, The Evening Standard, The Daily Mail). Avant 2009, le fil narratif s’enroulait autour des questions du développement urbain, puissant facteur d’attractivité. Ainsi, la gentrification était plutôt synonyme d’opportunités. Les prix des biens immobiliers et les investissements éclairés dans des quartiers jusque-là délaissés des pouvoirs publics, constituaient le corps des articles sur le sujet. Nous pouvons observer que le prix des biens est plutôt abordé en lien avec la spéculation immobilière, puisqu’une éclipse dans le discours s’observe de 2009 à 2011 : le marché devient instable et les plus-values potentielles semblent plus fragiles (figure 3). Par écho sémantique, le journal The Independent l’est également dans sa posture, en orientant sa ligne éditoriale sur le prix des biens immobiliers avant 2010, puis en glissant sur les préoccupations liées à la hausse des prix des loyers à la fin de la même décennie : les lecteur.ices ne semblent plus constituer un seul groupe uniforme de propriétaires.
Figure 3: Prévalence des topics dans les journaux conservateurs (Daily Telegraph, Evening Standard)
Nicolas Bourgeois
Le topic 8 sur le marché immobilier est un succès constant, sauf en 2009-2011. En revanche le topic 5 sur le développement urbain, également très fort jusqu’en 2009, ne revient jamais sur le devant de la scène.
Note : Les données ont été lissées à l’aide d’une fonction de loess (span=0.35). Les topics difficilement interprétables (6 et 9) ne figurent pas.
43Les préoccupations évoluent également au sein de la presse britannique régionale et locale. En effet, les exposés sur les achats immobiliers sont prégnants jusqu’en 2010, ceux-ci étant remplacés par des questionnements sur le rôle de la municipalité et des pouvoirs locaux dans les décisions et projets liés à la gentrification urbaine. Il semble ainsi que le rôle des pouvoirs publics dans les processus de transformations socio-spatiales soit davantage identifié et questionné dans les villes de taille moyenne et, par résonance, dans les journaux régionaux et locaux. Se pourrait-il que des batailles puissent encore s’y jouer, contrairement aux métropoles à vocation internationale ? C’est aussi la question du tourisme qui reste omniprésente dans la presse régionale et locale, en lien avec les plateformes capitalistes comme Airbnb.
44En définitive, ces explorations médiatiques nous permettent de poser ces deux affirmations : depuis 2010, les articles portant sur le prix de l’immobilier, les investissements, les rouages de la spéculation foncière et plus généralement sur le développement urbain, se retirent au profit d’articles décrivant les impacts de la gentrification sur les villes et particulièrement dans les rues pavées des quartiers touristiques. En outre, nous notons des spécificités pour chaque échelle de publication (nationale et régionale/locale), la presse régionale et locale s’attachant davantage à traiter des causes que des conséquences de la gentrification – même si celles-ci ne sont pas toujours clairement identifiées, contrairement aux journaux nationaux plutôt focalisés sur le second point.
45Une deuxième information sur les discours de la gentrification peut être résumée comme ceci : les modèles trouvés par l’analyse informatique révèlent la montée en puissance des thématiques liées à la cinquième vague de gentrification décrite par Manuel B. Aalbers dans Revisiting The Changing state of gentrification (2019). L’auteur définit cinq critères de la stratégie d’embourgeoisement de la cinquième vague : l’investissement urbain des élites internationales, les plateformes capitalistes et la touristification des villes, les dettes accumulées par les propriétaires à l’échelle mondiale, la hausse des prix des loyers, les propriétaires en tant que classe d’actifs, le rôle des municipalités locales et la subsomption d’alternatives. L’ensemble de ces thématiques se retrouvent au premier rang des topics formés par les algorithmes sur notre corpus.
46L’une des principales préoccupations repérées par l’analyse des topics est celle de la hausse des loyers entraînée par la gentrification. Ce topic, tel que défini automatiquement par l’algorithme est surtout porté par les journaux de centre et de centre-gauche, et connaît un fort engouement à partir de 2010 (Figure 1).
- 9 « La ville la plus cher du pays pour les étudiants » (traduction des auteur.ices)
- 10 « Crise du logement » (traduction des auteur.ices).
- 11 « L’espace de loisirs a été une bénédiction et une malédiction à la fois » (traduction des auteu (...)
47Le travail qualitatif sur échantillon nous permet de donner des précisions et une contextualisation de ce modèle. Dans un premier temps, il apparaît que plusieurs mécanismes sont identifiés comme étant à l’origine de ces hausses. Les grands évènements sportifs sont dénoncés pour entraîner des évictions massives et des expropriations. Parmi ces évènements, les Jeux Olympiques de 2012 représentent le plus grand « steamroller » (rouleau compresseur) de tous (The Guardian, 2007). Les villes étudiantes sont aussi dépeintes comme étant à bout de souffle, étouffées par leur attractivité, en particulier celles qui ne bénéficient pas de plans d’aide au logement pour leurs étudiant.es comme Londres. Dans un article du journal Edinburgh Evening News datant du 8 avril 2018, la hausse des loyers étudiant.es à Édimbourg, « the most expensive city in the country for students »9, est décrite comme une « living crisis »10. Enfin, ce sont également les aménagements « verts » qui, s’ils sont appréciés, ne leurrent plus sur leur future implication dans la hausse des prix des loyers adjacents. Le terme de « green- gentrification » (The Sunday Telegraph, 2020) est ainsi avancé pour décrire ce phénomène de politiques de développement urbain durable qui entraîne, à terme, un processus de gentrification. Dans cette tonalité, les politiques publiques locales et nationales sont souvent décrites comme « passives », désirant avant tout embellir les villes et les quartiers anciennement défavorisés, le pan « social » du développement durable étant souvent oublié. Notons que le gouvernement de Tony Blair a renforcé le rôle de la municipalité dans le domaine de l’aménagement du territoire, tout comme celui des populations locales dans les partenariats public/privé. Un article du journal The Herald, l’un des quotidiens de langue anglaise les plus anciens de tendance centre-gauche publié en Écosse, résume le paradoxe des aménagements verts : « the recreational space has been both a blessing and a curse »11. Quelques articles notent de façon plus critique le manque de logement sociaux pour pallier la crise du logement qui s’est enclenchée dans le Royaume-Uni après 2008.
48Le pendant du topic sur la hausse des loyers est dans les journaux conservateurs celui de l’évolution du marché immobilier, notamment à des fins spéculatrices. Il est illustré par des termes comme estate, buyer, price ou property (Tableau 1). Il connaît dans ces journaux une popularité constante, avec une seule mais très nette éclipse entre la crise financière et les Jeux Olympiques (2009-2011), confère Figure 2.
49L’exploration du corpus souligne un lien appuyé entre le marché immobilier et la touristification des villes. Après 2010, il devient évident que derrière les plateformes de type Airbnb, plateformes de location de logements destinés à de courts séjours par des particuliers, se cache une gentrification accélérée des quartiers touristiques urbains. Il peut être noté une critique forte du rôle de Airbnb dans le processus de gentrification de Dublin : en 2018, 3165 logements proposés par Airbnb étaient comptabilisés dans la capitale irlandaise pour 1329 logements proposés pour une location de long terme (The Guardian, 2018). Le fil est également tiré avec l’augmentation du nombre de personnes sans domicile fixe (10 000 en Irlande en 2018) : l'évolution croissante du marché privé du logement et de la demande continue de logements type Airbnb pour le tourisme urbain de courte durée (type city break) participent à l'augmentation du nombre de personnes sans domicile fixe en sabordant le marché des locations abordables de longue durée. L’exemple de la ville de Dublin est présenté car il ressort de l’analyse manuelle sur échantillon. La ville est très souvent étudiée dans les articles portant sur la gentrification, mais il convient de noter que Londres et Edimbourg le sont également au même titre, ce sont ainsi les plus grandes métropoles qui mobilisent le plus d’analyses. Néanmoins, notons que les villes moyennes sont plus étudiées sous le prisme de la gentrification depuis quelques années puisque le processus ne touche plus seulement les grandes métropoles.
- 12 « C’est l’endroit à regarder si vous voulez vivre dans une localisation centrale de Londres en p (...)
50Deuxième topic phare des journaux conservateurs dans les années 2000, le développement urbain s’appuie sur des termes comme park, development, area ou building (Table 1). Contrairement à la spéculation immobilière, qui revient en force après 2012, ce topic disparaît presque définitivement à partir de 2009 (Figure 2). La majorité des articles de ce topic est destinée à un public d’investisseur.euses ; les journalistes spécialistes de la question immobilière indiquent les quartiers en voie de gentrification – elle est nommée – pour répondre aux attentes supposées des lecteur.ices. Un article du journal The Evening Standard datant du 16 janvier 2008 expose ainsi, au sujet d’Amwell Street dans le centre de Londres : « this is a place to look like if you want to live in an improving central London location of genuine character with a family-friendly »12. Ici, la transformation du quartier est décrite comme une amélioration urbaine et sociale.
Figure 4: Prévalence des topics dans les journaux locaux écossais (Scotsman, Edinburgh Evening News, Herald)
Nicolas Bourgeois
Si la spéculation immobilière domine jusqu'en 2012, elle est ensuite éclipsée par les questions liées au tourisme.
Note : Les données ont été lissées à l’aide d’une fonction de loess (span=0.35). Les topics difficilement interprétables (6 et 9) ne figurent pas.
- 13 « Une gentrification sponsorisée par l’Etat » (traduction des auteur.ices)
51De manière plus critique, plusieurs discours tenus par de grands groupes privés de l’immobilier sont ainsi autopsiés par la presse locale afin d’interroger leurs intentions cachées. L’exemple d’un quartier résidentiel de Woodberry Down à Londres, quartier construit dans les années 1980 et qualifié comme malfamé, renseigne les lecteur.ices sur les intentions des développeurs (Metro UK, 2015). Effectivement, le projet annoncé est de démolir 1800 maisons (les 1800 maisons qui avaient été construites dans les années 1940 pour répondre rapidement à la crise du logement dans la capitale), remplacées par 5500 nouvelles maisons, dont 40 % d’entres elles auront un prix « abordable ». Les nouveaux logements ne sont pas orientés pour les mêmes profils et sont destinés à déguiser le nouveau quartier en tropisme pour des classes plus aisées. Les nouveaux.elles venu.es sont ainsi attendu.es pour leurs capitaux financiers, à même de générer une croissance inédite. Une fois encore, la croissance est première problématique des agendas urbains. Les quartiers rénovés sont ainsi réinvestis socialement et économiquement. De ce projet, l’on retiendra la description du journaliste Oliver Wadson (Metro UK, 2015) : a « state-sponsored gentrification »13, soulignant le rôle passif de la municipalité face à ces changements. Il est possible que le retrait progressif des pouvoirs publics nationaux dans la planification urbaine soit à l’origine d’une attente plus forte de l’action à l’échelle locale.
52Conflits d’usages, conflits d’espaces ferment cette quatrième thématique révélée par topic models. Le « pouvoir » des pouvoirs locaux est attendu activement par des populations à la recherche d’une nouvelle forme de protection spatiale.
53Si les journaux écossais s’intéressent à la spéculation immobilière jusqu’en 2012, cette préoccupation est éclipsée par celle des affaires publiques locales ensuite. La question qui taraude le plus les esprits est alors celle-ci : que font les pouvoirs locaux pour enrayer ce processus qu’eux-mêmes critiquent ? La presse écrite régionale se veut plus proches des préoccupations des lecteur.ices et les causes de l’embourgeoisement urbain sont davantage analysés : citadin.es de métropoles qui investissement certains espaces urbains et ruraux pour déposer leur résidence secondaire, plateformes de locations touristiques, amélioration des espaces verts au nom du développement durable. Les municipalités sont désignées comme actrices passives, de même que ces « autres » qui n’habitent ici qu’à la saison estivale. Parfois, les efforts des pouvoirs locaux sont salués pour leurs initiatives d’enrayement du phénomène. Ainsi, dans le parc naturel d’Exmoor, au sud-ouest de l’Angleterre, la vente des résidences secondaires est scrupuleusement encadrée par la municipalité, le taux d’occupation des habitant.es temporaires ne devant pas excéder 10 % dans le parc. L’équipe municipale imprime comme objectif de garder les habitations à la vente pour les habitant.es locaux.les en priorité et ainsi préserver la vie du village. Car les enfants des gentrifieur.euses ne fréquentent pas les écoles des villages, et ces premiers ne fréquentent que très peu les pubs et les épiceries rurales.
54Assurément, l’analyse des discours médiatiques permet de rendre compte des changements sociaux et culturels en cours dans une société. L’analyse lexicométrique réalisée par topic models sur un corpus de 1924 articles a permis d’explorer les intentions de la presse britannique sur le sujet de la gentrification entre 1988 et 2021. Si la tonalité portée sur la gentrification est généralement critique mais encore conciliante avant 2008-2010, elle tombe ensuite sous les coups d’une véhémence caractérisée après ces dates, suivant ainsi la tendance observée dans le monde académique. Si l’on note ainsi un parallèle entre les deux mondes, l’on ne note toutefois pas une augmentation des références académiques dans les articles de presse.
55Avant 2010, les lignes éditoriales sont davantage orientées sur les politiques nationales liées au logement et à l’aménagement du territoire, les facteurs locaux et les modalités géographiques de la gentrification. En ce sens, les discours médiatiques se font le miroir des préoccupations académiques. Le sujet est ainsi traité en lien avec le développement urbain et les investissements immobiliers, puis se pose la question de la transformation et de la « dénaturation » de certains quartiers historiques. Le nouveau profil sociologique des arrivant.es dans les quartiers gentrifiés n’est pas souvent remis en question.
56Après 2010, les causes profondes de la gentrification sont davantage analysées et critiquées, parfois très vivement, notamment dans les journaux progressistes. Et ceci probablement parce que les classes populaires ne sont plus les seules touchées par ces transformations urbaines : la financiarisation du monde et l’investissement des grandes richesses et élites internationales dans les capitales transforment le jeu immobilier. En définitive, chacun.e peut être le/la gentrifié.e de quelqu’un.e. Davantage d’articles de presse s’intéressent également à la réalité violente des départs des populations les plus pauvres des quartiers nouvellement gentrifiés, et des mouvements de lutte et de contestations qui s’organisent dans ces espaces.
57L’on se permettra de souligner que les discours médiatiques s’emploient bien souvent à s’intéresser aux gentrifieur.euses en priorité, rassuré.es par des échanges facilités entre pairs. Les connaissances sur le processus sont encore parcellaires et très orientées sur ces « pairs » dans les discours médiatiques (mis à part dans le journal progressiste The Guradian), tandis que le monde académique s’anime aujourd’hui autour des manifestations et luttes anti-gentrification.