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1La Tunisie et la Côte d’Ivoire sont deux pays considérés comme centraux, par les États européens, dans la lutte contre l’immigration irrégulière en Afrique et en Méditerranée (Boubakri, Mazzella, 2005 ; Ben Jemia, 2007 ; Cassarino, 2018). Ce constat européen prend appui sur des réalités principalement statistiques. Rien qu’en 2021, les ressortissants tunisiens et ivoiriens ont constitué respectivement les premières et troisièmes nationalités les plus représentées dans les arrivées sur les côtes européennes en Méditerranée centrale1. Au regard de leurs histoires respectives, ces deux pays présentent pourtant des caractéristiques migratoires différentes.
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2La Tunisie est historiquement un fort pays d’émigration, avec en 2017, plus de 1,4 millions de ses citoyens vivant à l’étranger, dont 85 % en Europe2. L’immigration dans le pays est, quant à elle, un phénomène relativement récent et fait l’objet, au même titre que l’émigration, d’une législation particulièrement répressive (Ben Jemia, 2011). Toutefois, depuis 2011, le nombre d’étrangers, notamment originaires de pays d’Afrique subsaharienne et en provenance de Libye est en constante augmentation3.
3La Côte d’Ivoire présente, elle, des caractéristiques presque symétriquement inverses à celles observables en Tunisie. En effet, la Côte d’Ivoire est historiquement un des plus grands pays d’immigration de l’espace ouest-africain (Beauchemin, 2005) avec en 2014, 5,5 millions de personnes étrangères vivant sur le territoire, soit 24 % de la population totale. À l’inverse, l’émigration ivoirienne reste un phénomène relativement marginal et concerne surtout des circulations avec les pays frontaliers, notamment sous l’effet de la crise post-électorale de 2011. Avec environ 1 million d’émigrés en 2014, dont plus de la moitié est présente au Burkina Faso, la Côte d’Ivoire reste cantonnée à des dynamiques migratoires majoritairement régionales et transfrontalières (Néya, 2019).
- 4 Les États membres de la CEN-SAD sont le Bénin, le Burkina Faso, le Cap-Vert, les Comores, la Côte d (...)
4Aujourd’hui, la Tunisie et la Côte d’Ivoire sont l’objet d’une nouvelle dynamique migratoire liant ces deux espaces. Grâce à des accords de libre circulation signés dans le cadre de l’adhésion des deux pays à la Communauté des États sahélo-sahariens (CEN-SAD4) le 4 février 1998, les ressortissants ivoiriens et tunisiens peuvent circuler librement entre les deux pays, via l’attribution automatique d’un visa de 90 jours (Aïvo, 2009). Depuis 2011, la Tunisie est apparue pour nombre d’Ivoiriens comme une nouvelle destination de réussite, leur permettant autant de travailler et d’accumuler du capital pour un retour au pays, que d’envisager dans certains cas une traversée vers les côtes européennes (Cassarini, 2022b).
5Cette dynamique se heurte toutefois à la volonté des États européens et de l’État tunisien de contrôler et de réduire autant que possible les arrivées d’Ivoiriens dans le pays, sans remettre en cause pour autant les accords de libre circulation, très profitables aux réseaux entrepreneuriaux tunisiens ayant des activités en Côte d’Ivoire. En 2015, la Tunisie et la Côte d’Ivoire ont été deux pays fortement associés aux discussions du sommet de La Valette et se sont engagées à mettre en œuvre un ensemble de programmes visant à mieux gérer les flux migratoires entre les deux pays (Cassarini, 2020).
6Parmi l’ensemble de ces programmes, c’est entre autres, autour du pilier souhaitant mettre en place une « meilleure protection des migrants et une lutte contre les réseaux de traite » que s’est créé un nouveau paysage d’acteurs dans les deux pays depuis 2015. D’organisations intergouvernementales comme l’OIM à des ONG comme France Terre d’Asile, c’est l’ensemble des acteurs impliqués dans la gestion des migrations qui est aujourd’hui chargé de mettre en œuvre ces programmes de lutte contre la traite, en étroit lien avec des institutions étatiques comme l’instance nationale de lutte contre la traite en Tunisie, ou la Direction générale des Ivoiriens de l’extérieur.
7Cette multiplicité d’acteurs, de programmes et de financements nous invite ici à poser un questionnement simple : autour de quels acteurs et pratiques, à l’échelle locale, reposent les programmes de « lutte contre la traite des personnes » ? Du discours international aux pratiques locales, comment se diffusent et se médiatisent les normes de la « protection des victimes de traite » ? Enfin, quelles stratégies mettent en œuvre les acteurs locaux du champ migratoire autour de ces nouvelles injonctions ? L’hypothèse centrale de cet article repose sur l’idée que, s’il est connu que les programmes de lutte contre la traite des personnes sont construits dans l’optique d’affirmer un peu plus les logiques du contrôle migratoire, leur mise en œuvre repose aussi sur leur capacité à être adapté à des situations et des acteurs très hétérogènes, entrainant un ensemble de pratiques et d’usages périphériques à leurs objectifs intrinsèques.
8Cet article se propose donc d’interroger les modalités d’usages et de mise en œuvre de ces programmes par les acteurs associatifs et humanitaires en Tunisie et en Côte d’Ivoire depuis 2016. Pour ce faire, nous reviendrons tout d’abord sur les modalités de construction de la traite entre les deux pays, en tant que nouvelle catégorie mise en tension, entre l’approche humanitaire et sécuritaire du fait migratoire. Nous nous attacherons à analyser plus particulièrement le rôle des acteurs étatiques, internationaux ainsi que leurs productions institutionnelles. Nous analyserons ensuite les modalités de médiation et de participation des acteurs associatifs et humanitaires dans ces programmes, avant d’interroger la diversité des usages ainsi que les potentielles réappropriations de ces programmes par les acteurs associatifs.
9Cette réflexion repose sur une recherche doctorale menée de janvier 2016 à décembre 2019, entre la Tunisie et la Côte d’Ivoire, à partir des villes de Sfax, lieu d’enquête principal, Médénine, Tunis et Abidjan. Elle s’est appuyée sur une démarche essentiellement empirique et qualitative. Elle est composée d’observations participantes et d’entretiens libres au cours desquels 35 travailleurs humanitaires, responsables associatifs et fonctionnaires impliqués dans les questions migratoires ont été interrogés.
10Le mercredi 8 février 2017, le ministre de la Justice tunisien, Ghazi Jribi, préside la cérémonie consacrant la création de l’Instance nationale de Lutte contre la traite des personnes (INLTP). Dans son discours, le ton est donné clairement. Cette instance « consacre les principes de la constitution de la 2e République, portant sur la préservation de la dignité humaine et de l’intégrité physique ». Plus concrètement, l’instance de lutte servira à cibler « les réseaux cherchant à exploiter des enfants, des femmes et tous ceux qui sont dans une situation de fragilité, comme les migrants. »
11Raoudha Laabidi, magistrate, figure importante du monde judiciaire tunisien et nommée présidente de l’instance, précise l’ambition et les actions que l’INLTP. La Tunisie étant un « important pays de transit pour les migrants cherchant à rejoindre l’Europe », le pays « est particulièrement concerné, car la traite des personnes constitue un crime transfrontalier ». Ainsi, le premier objectif de l’instance sera de « créer une base de données et d’établir des statistiques, parce qu’on ne peut pas mettre une stratégie sans connaître l’étendue du phénomène »5.
- 6 En Tunisie, le protocole de Palerme a été approuvé par la loi n° 2003-5 du 31 janvier 2003 et ratif (...)
12En Tunisie, la création de l’INLTP s’inscrit dans un contexte particulier. Pour plusieurs organisations de défense des droits de l’homme, cette instance vient consacrer l’adhésion de la Tunisie au Protocole de Palerme, ratifié en 20036. Elle est donc considérée, pour beaucoup de membres de la société civile tunisienne, comme une avancée significative des droits de l’homme dans le pays et est d’ailleurs présentée par l’ensemble des organisations internationales comme un pas supplémentaire dans le processus de transition démocratique.
13Parmi ces organisations, l’Organisation internationale pour les migrations (OIM)7 se distingue par son activisme sur le sujet. Depuis son installation dans le pays en 2011, l’OIM s’est imposé comme un des principaux partenaires de l’État tunisien dans le domaine de la gestion des migrations. En plus d’être un acteur incontournable des programmes d’assistance aux migrants mis en œuvre dans le pays, elle est à l’origine de la quasi-totalité des évènements scientifiques et des sessions de formation destinés aux membres de la société civile et des fonctionnaires tunisiens en charge des questions migratoires (Andrijasevic, Walters, 2011 ; Bartels, 2018 ; Cassarini, 2020 ; Pécoud, 2017). C’est d’ailleurs sur la base d’un rapport produit par l’OIM8 et sous-traité à des experts internationaux que l’INLTP justifie le lien établi entre criminalité organisée et migrations dans le pays, un phénomène qui toucherait, d’après l’OIM, en très grande majorité des personnes de nationalité ivoirienne. C’est ce que déclare une des responsables de l’OIM, Imen Naija, à la presse : « les victimes sont polarisées à travers des bandes internationales organisées, moyennant des contrats fictifs pour être employées en tant qu’aide-ménagère dans certains gouvernorats à l’instar de Sfax, Sousse, Nabeul, Hammamet et Tunis, avec confiscation de leurs passeports. »9
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- 11 Programme « projet d’appui aux instances indépendantes en Tunisie » (PAII-T) et le projet « Assurer (...)
14L’OIM n’est toutefois pas la seule organisation internationale à avoir activement soutenu et accompagné la création de l’INLTP. Elle s’est faite aussi grâce au soutien de l’Office des Nations unies contre les drogues et le crime (UNODC) à travers des actions menées dans le cadre d’un programme de soutien au système judiciaire.10 L’INLTP a aussi été soutenue par le Conseil de l’Europe (COE), à travers deux programmes de soutien aux instances et institutions postrévolutionnaires.11
- 12 Le courant des « policy transfer studies » s’intéresse aux « dynamiques de diffusion et de transpla (...)
15Ces programmes, qu’on pourrait qualifier de « policy transfer »,12 consistent dans notre cas, à inciter l’État tunisien à s’approprier des normes internationales (en l’occurrence, le protocole de Palerme) et à les traduire en matière de politique publique (l’INLTP étant considérée comme l’institution porteuse de celle-ci). Ainsi, la caractéristique commune à ces programmes est de présenter la lutte contre la traite des personnes comme une politique publique portée par l’État tunisien dans le cadre du processus de transition démocratique.
- 13 L’ensemble de ces financements sont disponibles dans un document transmis par l’Union Européenne au (...)
16C’est donc comme un programme visant à mieux « protéger » les migrants que sont présentés, par l’État et les OIG (OIM, HCR, ONUDC, COE), les outils juridiques et techniques de lutte contre la traite des personnes. Dans les programmes soutenus financièrement et techniquement par l’ONUDC et le COE en Tunisie, la lutte contre la traite n’est jamais mentionnée comme s’inscrivant dans la lutte contre l’immigration irrégulière. Pourtant, c’est bien de financements issus du Sommet de La Valette qu’a été lancé le second programme de l’ONUDC dans la région, à hauteur de 15 millions d’euros, dont 3,2 millions ont été consacrés spécifiquement à la Tunisie. De la même manière, l’OIM s’est trouvée bénéficiaire d’au moins 6,7 millions d’euros du Sommet de La Valette, consacrés à la mise en œuvre de différents projets autour de la protection des migrants et de la lutte contre la traite en Tunisie13.
17On peut ainsi constater qu’en Tunisie, l’émergence et la construction de la problématique de la « lutte de la traite des personnes » est aussi et avant tout le produit de l’action coordonnée de plusieurs organisations internationales (OIM, UNODC, COE, UE) ayant poussé les institutions tunisiennes à légiférer et à inclure dans l’agenda politique et parlementaire la question de la traite des personnes. C’est ce qui sera chose faite avec l’adoption par le Parlement tunisien de la loi organique n° 2016-61 du 3 août 2016, relative à la prévention et la lutte contre la traite des personnes14.
18En Côte d’Ivoire, les programmes de lutte contre la traite des personnes disposent d’une histoire particulière et différente de celle de la Tunisie. En effet, le pays, lui aussi signataire du Protocole de Palerme a, dès 2010, ratifié la loi n° 2010-272 du 30 septembre 2010 portant sur « l’interdiction de la traite et des pires formes de travail des enfants » et créant un comité interministériel de surveillance15. Depuis cette date, trois plans, dont deux quinquennaux, ont visé à améliorer les capacités de lutte de l’État ivoirien en la matière.
19Jusqu’en 2016, la Côte d’Ivoire ne disposait toutefois pas d’instance étatique chargée de lutter spécifiquement contre la traite des êtres humains. Comme en Tunisie, c’est l’OIM et l’Union européenne qui, dès 2015, ont soutenu auprès des autorités la création d’un outil institutionnel dédié à la lutte contre la traite des personnes. Une requête qui, en 2016, est acceptée favorablement par les autorités ivoiriennes, comme le souligne le communiqué conjoint de la représentante de l’UE et du ministre des affaires étrangères ivoirien : « Sur la lutte contre les migrations irrégulières, les trafics de migrants et la traite des êtres humains, la Côte d’Ivoire exprime sa ferme volonté de prendre les mesures préventives et répressives pour lutter contre ces phénomènes »16.
20Cette déclaration est rapidement suivie d’effet puisque la Côte d’Ivoire adopte peu après deux textes portant sur le sujet. Le premier est la loi n° 1111-2016 du 8 décembre 2016, portant sur lutte contre la traite des personnes et consacrant la création du Comité national de lutte contre la traite des personnes (CNLTP)17. Le second est l’adoption, deux ans plus tard, de la loi n° 2018-571 du 13 juin 2018 relative à la lutte contre le trafic illicite des migrants. Ces deux textes s’inscrivent plus largement dans les orientations prises à la suite du Sommet de La Valette de 2015 et sont appuyés par trois principaux acteurs. La première est, comme en Tunisie, l’ONUDC, qui a été spécifiquement chargé « d’opérationnaliser » le CNLTP, de renforcer les capacités de ses membres et d’évaluer les progrès réalisés dans le cadre du Plan d’action national s’étendant de 2016 à 202018. Le second acteur ayant soutenu la création du CNLTP est, comme en Tunisie, l’OIM, dans le cadre d’un projet régional financé à hauteur 15 millions d’euros19 et dont les fonds sont, eux aussi, issus du Fonds fiduciaire d’urgence du Sommet de La Valette.
21Enfin, le dernier acteur est Expertise France, institution chargée, au travers de quatre axes d’action ; « de consolider la légitimité, le leadership et les capacités opérationnelles des instances interministérielles de lutte contre la traite des personnes et leurs déclinaisons sur le territoire par un appui structurel, organisationnel et la mise en œuvre d’actions préventives ciblées ; de renforcer les capacités des acteurs de la chaîne pénale en matière de lutte contre la traite des êtres humains ; de renforcer qualitativement et quantitativement les services spécialisés et les services de droit commun accessibles aux victimes de la traite, y compris les victimes adultes ; de dynamiser la coopération transfrontalière et mettre en œuvre des mesures de coopération conformément aux accords bilatéraux et régionaux en vigueur »20. Son action s’inscrit dans le cadre d’un appui financier du Fonds Fiduciaire d’Urgence de 17 millions d’euros.
Figure 1 : Cartographie des acteurs de la lutte contre la traite des personnes en Tunisie et en Côte d’Ivoire
22En Tunisie comme en Côte d’Ivoire, le Sommet de La Valette ainsi que le Fonds Fiduciaire d’Urgence pour l’Afrique eurent pour première conséquence l’émergence de deux institutions publiques en charge de la lutte contre la traite des personnes. L’Instance nationale de lutte contre la traite des personnes et le Comité national de lutte contre la traite des personnes ont tous les deux étés créés en 2016, suite à l’adoption de lois la même année. À ces temporalités similaires s’ajoutent également des similitudes sur leurs contenus et objectifs, amalgamant réseaux migratoires (sociaux ou familiaux) et bandes criminelles organisées. Toutefois, leurs modalités publiques d’adoption n’ont pas été les mêmes.
23En Tunisie, la création de l’instance fut présentée comme une avancée s’inscrivant dans le cadre du processus de transition démocratique (Natter, 2021). D’ailleurs, le fait qu’il s’agisse d’une « Instance indépendante » n’est pas anodin : celles-ci sont considérées par les organisations internationales comme des institutions clés de l’ère post-autoritaire et de la démocratisation de la société tunisienne.
24En Côte d’Ivoire, la création de la CNLTP s’inscrit quant à elle dans le registre de la lutte contre le travail forcé et de la traite transfrontalière des enfants, problématique déjà très médiatisée notamment dans l’ouest du pays et dans l’économie de plantation21. Beaucoup de ces enfants venant du Burkina Faso ou du Liberia, une meilleure protection de cette catégorie impliquerait le renforcement des contrôles aux frontières.
25On observe donc dans ces deux espaces une presque parfaite symétrie dans les temporalités et les productions institutionnelles autour de la « lutte contre la traite des êtres humains ». Des organisations internationales, par le moyen de « policy transfers », incitent depuis 2016 ces deux États à adopter des politiques publiques répondant aux injonctions européennes et occidentales en matière de contrôle des flux migratoires. Si ces politiques publiques sont similaires dans leurs contenus et leurs objectifs, on observe aussi qu’elles font l’objet de deux stratégies d’adoption différentes. Une est axée sur le renforcement de la démocratie, l’autre sur une meilleure protection des personnes vulnérables. Deux mises en récit qui éclairent avec acuité la capacité des organisations internationales à transférer et domestiquer aux échelles nationales et locales les impératifs et modèles internationaux. Toutefois, la création de ces instances ne constitue pas un « modèle gestionnaire » en lui-même. Parce qu’elles sont aussi le fruit d’une nécessaire « bonne gouvernance », elles n’apparaissent comme utiles que comprises dans un schéma s’appuyant sur la participation d’acteurs issus de la société civile, telles que les ONG et le tissu associatif.
26En Tunisie, la ville de Sfax est régulièrement citée comme une des principales villes-départ pour les candidats étrangers et tunisiens à une traversée vers les côtes italiennes22. Derrière la médiatisation de ces traversées se profile pourtant la réalité d’une ville dans laquelle beaucoup de personnes immigrées, majoritairement ivoiriennes, viennent depuis 2011 occuper les très nombreux emplois peu qualifiés qu’offre la densité du tissu industriel et commercial de la ville. Cette présence immigrée est d’ailleurs loin d’être cantonnée aux marges socio-économiques de la société sfaxienne.
27Depuis 2011, sous la pression conjuguée de la société civile postrévolutionnaire et des milieux associatifs d’étudiants étrangers, la question migratoire fait l’objet d’une visibilité particulièrement importante (Geisser, 2019). Elle est d’autant plus rendue visible que la ville accueille, particulièrement depuis 2015, la quasi-totalité des organisations humanitaires et internationales engagées sur les questions migratoires. Ainsi, Sfax a la particularité d’abriter une véritable « société civile » dédiée aux migrations, mêlant nationaux et étrangers, travailleurs et étudiants, bénévoles et professionnels (Cassarini, Wayne, 2022).
28Parmi ces organisations, l’ONG France Terre d’Asile, par l’intermédiaire de son antenne, « la Maison du Droit et des Migrations » ou « Tunisie Terre d’Asile (TTA), est quasi unanimement considérée comme une des organisations les plus actives et dynamiques de la société civile sur les questions migratoires (Dini, Giusa, 2020). C’est en 2012 que l’association française, France Terre d’Asile, décide, à la faveur du changement politique, d’ouvrir une « antenne », sous la forme d’une association de droit tunisien, à Tunis. Comme elle le mentionne, c’est pour « apporter son appui et son expertise à la société civile tunisienne » dans les domaines de « la promotion du droit d’asile, la défense des droits des réfugiés, mais aussi l’accueil et l’intégration »23 que France Terre d’Asile s’installe en Tunisie. 24
29Dans les faits, la stratégie d’installation de France Terre d’Asile en Tunisie s’inscrit dans la lignée de son action en France, parfois critiquée pour sa conformité avec les impératifs étatiques en matière de gestion des personnes étrangères (Dini, Giusa, 2020)25. En Tunisie, TTA prend appui sur le tissu local des associations engagées sur les questions migratoires. À travers une collaboration avec l’Association des étudiants et stagiaires africains en Tunisie (AESAT), elle se développe progressivement et recrute plusieurs de ses travailleurs parmi les membres de la société civile tunisienne et des communautés étrangères26. De 2012 à 2016, c’est à partir des permanences ouvertes et destinées à aider et à guider les demandeurs d’asile, réfugiés ou personnes en migrations en difficulté, que se structure un des axes fondamentaux de l’association pour la seconde moitié de la décennie.
30Comme mentionné dans la présentation du projet, c’est à partir « du terrain » que la question de la traite se serait imposée comme une des grandes problématiques migratoires à TTA :
Parmi ces migrants aux parcours divers — étudiants, exilés, demandeurs d’asile et réfugiés, travailleurs, couples mixtes — un profil particulier et particulièrement vulnérable s’est détaché à partir de 2016 : celui des victimes de traite. Apparaissant d’abord comme des cas isolés, ces personnes arrivées en Tunisie à travers de faux “contrats”, séquestrées et forcées à travailler sans salaires dans des conditions indignes, ne pouvant faire appel à personne par crainte des réseaux et par ignorance de la législation tunisienne, sont devenues de plus en plus nombreuses à frapper à nos portes. Terre d’Asile Tunisie a alors lancé le projet RECOLTEHA27 pour répondre à ce nouveau défi et accompagner la promulgation de la loi organique n° 2016-61 du 3 août 2016, relative à la prévention et la lutte contre la traite des personnes, et l’instauration de l’Instance nationale de lutte contre la traite, chargée de coordonner la stratégie nationale de lutte contre la traite.28
Pour financer ce projet, l’ONG se tourne alors vers l’Union européenne qui mobilise le principal instrument financier de sa politique étrangère, l’Instrument européen pour le voisinage, qui, à partir de cette date, est conformé aux objectifs conceptuels du FFUA et du sommet de La Valette. C’est à partir d’une enveloppe d’un montant total de 622 000 euros que Tunisie Terre d’Asile (TTA) met en place son projet de lutte contre la traite des personnes en 201629.
31Toutefois, au niveau local, la mise en œuvre de ce programme présente certaines difficultés, notamment autour de la définition de la traite des personnes en elle-même. En effet, si les textes juridiques sont relativement précis sur ce qui définit la traite des personnes, sa transposition dans le contexte migratoire tunisien pose des difficultés. À Sfax, la permanence de la Maison du Droit et des Migrations est tous les jours confrontée à ce complexe travail d’identification. C’est ce qu’explique cet ancien membre de TTA :
- 30 Entretien avec un membre de Tunisie Terre d’Asile, Sfax, 2018.
Nous sommes un peu comme des intermédiaires entre ce qui se passe sur le terrain et le travail de l’instance, parce que c’est un peu ça le problème. L’instance est chargée de recueillir les cas et de les transmettre aux juges, mais ils ne sont pas vraiment sur le terrain et de toute façon les migrants ne vont jamais aux postes de police… donc nous, on n’est pas dans quelque chose de répressif, ni dans l’accusation. On accueille les victimes potentielles, on recueille leur récit, on identifie les éléments qui paraissent importants pour le dossier et on transmet ensuite le dossier à l’instance. Le reste, on n’a pas la main là-dessus. Ce qu’on fait, à côté, c’est surtout un travail de sensibilisation et de formation avec la société civile et les associations communautaires, sur ce qu’est la traite, comment on l’identifie, qui on doit prévenir, etc. En fait, quand on fait ça, beaucoup de travailleurs se rendent compte qu’ils ont potentiellement été victimes d’un réseau de traite.30
32Ce travail de sensibilisation, notamment des acteurs communautaires, a effectivement été engagé dès 2017 à Sfax avec un fort soutien logistique de la part du Conseil de l’Europe. Pour sensibiliser à ces questions, TTA s’appuie sur des réunions mensuelles au cours desquelles sont massivement distribuées des brochures informatives du Conseil de l’Europe aux différents représentants des associations communautaires. Dans ces brochures, outre des informations explicatives de la loi de lutte contre la traite des personnes, on retrouve surtout le « guide conceptuel » de l’identification des victimes de la traite, construit autour de l’identification de trois éléments ; « une action, des moyens, un but » : « Pour qualifier une situation de traite des êtres humains, il faut identifier qu’une ou plusieurs de ces actions ont été mises en œuvre, en utilisant un ou plusieurs moyens visant à altérer le consentement de la victime, dans le but de l’exploiter. »31
33C’est bien autour de l’application de ces différents éléments aux cas rencontrés à Sfax qu’apparaissent le plus de difficultés, notamment parce que le non-consentement des « victimes potentielles » n’est pas toujours clairement établi :
- 32 Entretien avec un membre de Tunisie Terre d’Asile, Sfax, 2018.
C’est sûr que des fois, des personnes viennent et c’est compliqué d’établir exactement si c’est de la traite ou pas, parce que tous les éléments ne sont pas clairs… Quand c’est un cousin qui fait venir la personne par exemple. Ou alors certaines Ivoiriennes qui viennent à la permanence alors qu’elles savaient qu’elles travailleraient chez des familles, mais elles savaient pas exactement comment, ni combien de temps, ni combien elles seraient payées et c’est une fois sur place, qu’elles voient les conditions de travail, qu’elles décident de partir. Alors c’est illégal c’est sûr, y’a pas de contrat de travail, mais les familles diront toujours qu’elles les ont pas forcées à venir travailler. Après, ça, pour nous, ça change rien, on recueille les éléments et on transmet le dossier, mais c’est au niveau du juge que c’est compliqué.32
34S’il est aussi complexe pour les organisations humanitaires d’identifier les victimes de la traite des personnes chez les ressortissants de nationalité ivoirienne, c’est aussi et surtout parce que les mobilités ivoiriennes en Tunisie sont intrinsèquement construites autour de schémas sociaux faisant intervenir une très grande diversité d’acteurs et d’intermédiaires, généralement proches ou parties prenantes de l’entourage familial, prenants chacun une commission sur l’organisation du voyage en guise de rétribution (Cassarini, 2022b).
35Comme cela a été montré dans d’autres contextes (Escoffier, 2006 ; Pian, 2009 ; Boyer, 2010 ; Bredeloup, 2014, 2021), la mise en mobilité est souvent le fruit d’une décision individuelle structurée par les contextes sociaux et familiaux de l’espace de départ. Pour la totalité des personnes ivoiriennes rencontrées au cours de cette enquête, si le choix d’un départ vers la Tunisie s’est mûri individuellement, les modalités de voyage ont été, quant à elles, majoritairement assurées par des intermédiaires disséminés entre les deux pays. Pour certains de ces intermédiaires, l’organisation du voyage s’apparente à une activité professionnelle à part entière. Cependant, la grande majorité assure en réalité cette activité de manière occasionnelle et informelle, comme un complément de revenu. C’est ce qu’explique Anne, Ivoirienne installée en Tunisie depuis 2016 :
- 33 Entretien réalisé avec Anne à Sfax, décembre 2018
Quand tu arrives en Tunisie, tu es payé à 400, 450, 500 dinars. Tu fais le calcul, ça te fait 100 ou 120 000 CFA… du coup, tu te dis quoi ? Il me faut une activité pour avoir plus et pour joindre les bouts. Donc, ils se mettent aussi dans les réseaux. Le scénario, c’est toujours le même, tu viens ici pour bosser 3 mois ou 5 mois sans salaire, et après, tu es libre. Et la majorité ils acceptent de venir parce que c’est très dur à Abidjan.
Tu connais des gens qui font venir comme ça ?
Oui beaucoup. C’est très répandu. Tous ceux qui font venir, je les connais et beaucoup d’entre eux, avant de faire venir, ils ont eux-mêmes été victimes de ça. Après c’est un choix. Sinon t’as quoi comme choix ? Oui, maintenant t’as des Tunisiens qui te louent un petit local pour que tu ouvres ton salon de coiffure, voilà ça te fait un petit revenu à toi, c’est meilleur quand même. Ou sinon, tu fais venir la nourriture ivoirienne, ou les pommades, les cosmétiques. Soit tu fais venir les produits, soit tu fais venir les gens. Après, tu peux aussi trouver des boulots pour les autres, tu te transformes en agence, juste que t’es pas reconnu, on sait pas si tu existes ou pas. Tu trouves du boulot pour les frères ivoiriens, tu rentres en contact avec les familles tunisiennes et tu leur fais savoir que t’as des gens sous la main et que tu es intéressé. Tu prends 100 dinars sur chaque contrat. C’est une manière d’arrondir la fin de mois.33
36Au regard de l’expérience d’Anne, la difficulté qu’éprouvent les travailleurs de TTA à clairement identifier les situations de traite n’est pas causée par la méconnaissance qu’auraient ces « victimes » de leur propre situation. Cette complexité résulte plutôt de la participation de nombre de ces « victimes » à la mise en mobilité d’autres personnes, pouvant s’apparenter à une participation aux « réseaux de traite ». Qu’il s’agisse d’arrondir les fins de mois ou de s’engager plus fortement dans cette forme d’entrepreneuriat, « faire venir » ne s’apparente pas à une activité criminelle, même si elle n’est pas dénuée de roublardise ou d’intérêt. La mise en perspective du témoignage d’Anne avec l’expérience des travailleurs humanitaires de Sfax montre ainsi un élément essentiel. L’identification de la traite des personnes repose sur l’imposition d’un cadre normatif et moral à un groupe social. C’est de la friction entre ces deux univers de sens qu’apparaissent les difficultés d’interprétation de ces situations par les travailleurs humanitaires.
37La participation d’acteurs humanitaires à l’imposition de ce type de cadre normatif est d’autant plus problématique qu’elle participe, de facto, à la criminalisation d’une forme de mobilité, notamment suite à l’adoption de la loi de 2016. Le caractère criminel de ces réseaux migratoires reste, dans les faits, très complexe, voire impossible à prouver. Rares sont les victimes dites « potentielles » à vouloir engager des poursuites pénales contre un ami ou membre de leur famille ayant participé au financement de leur venue, dans le cadre d’un système d’entraide ou de solidarité. Cette impossible distinction entre « passeur » et intermédiaire du voyage donne parfois lieu à des situations ubuesques, où des personnes viennent déposer un dossier pour être reconnues victimes de la traite, accompagnée de leur « tuteur ».
- 34 Entretien avec un membre de Tunisie Terre d’Asile, Sfax, 2018.
Assez souvent, la personne vient accompagnée pour récupérer le passeport que la famille a confisqué. Et cette personne, en fait c’est elle-même qui les a fait venir et qui les a placés sous contrat en Tunisie ! En fait, on s’en rend souvent compte pendant l’entretien, quand on demande « comment vous êtes venue, etc., » et là elle nous dit, « c’est un tel qui m’a payé le billet et qui m’a trouvé le travail, puis je me suis fait prendre mon passeport », mais la personne qui a fait venir elle est juste à côté ! Souvent, c’est même elle qui conseille à la victime de venir nous voir, parce qu’ils savent que nous on peut aller voir la famille et leur dire que c’est illégal, alors qu’eux, une fois qu’ils ont touché leur commission, ils n’ont plus aucun pouvoir.34
38Le témoignage de ce travailleur humanitaire est ici intéressant pour ce qu’il dit des chaines de responsabilités existantes entre les différents acteurs du voyage. Un des « cas typiques » mis en avant par les acteurs de la lutte contre la traite des personnes concerne la soustraction du passeport. Cet acte, aux yeux des autorités, serait caractéristique des méthodes qu’emploieraient les réseaux de traite en Tunisie pour garantir la docilité et empêcher les victimes potentielles de circuler librement. Or, très souvent, cette soustraction n’est pas le fait de l’intermédiaire, mais de l’employeur lui-même. Une situation qui complique encore plus le processus d’identification et le montage du dossier auprès de l’instance.
- 35 Le terme de « couchante » désigne, d’un point de vue émique, une catégorie professionnelle liée au (...)
- 36 Entretien avec un membre de Tunisie Terre d’Asile, Sfax, 2018.
Les familles qui confisquent les passeports des Ivoiriennes, très souvent, elles savent même pas que ce qu’elles font c’est condamné par la loi et que c’est considéré comme de la traite. C’est comme si… ça faisait partie du contrat, elles se disent qu’elles ont payé un mec pour qu’il leur amène une couchante35, alors c’est normal de lui prendre son passeport pour pas qu’elle s’en aille ! C’est très compliqué, parce que souvent, c’est des familles assez… riches quoi, des médecins, des chefs d’entreprise… C’est des gens que tu pourrais même rencontrer à la Maison de France (rire) ! Mais en fait, ils ont une Ivoirienne à la maison.36
39Loin d’être aussi claire que sur les brochures du conseil de l’Europe, à Sfax, l’identification de ce qui s’apparente à de la traite d’êtres humains dévoile surtout l’extrême complexité du champ migratoire local, structuré entre des réseaux migratoires ivoiriens et un marché du travail tunisien informel qui s’est internationalisé sous l’effet d’une libre circulation des personnes entre les deux pays (Cassarini, 2022b). Le témoignage de ce travailleur révèle aussi les limites intrinsèques à l’action d’une ONG comme TTA.
40Ce constat est d’autant plus appuyé par l’analyse des suites judiciaires des quelques cas ayant été effectivement transmis aux autorités judiciaires tunisiennes. Sur les 1313 cas de traite identifiés par l’INLTP en 2019, 83 % concernaient des affaires de travail forcé et 90 % de personnes étrangères37. Pour ces cas, l’instance prévoit deux options : au délai de réflexion et de rétablissement de deux mois suite au signalement38, une personne se voit proposer deux solutions : soit la poursuite de l’affaire, ouvrant théoriquement un droit au séjour provisoire et l’interdiction d’une expulsion39, soit un transfert du dossier à l’OIM afin d’obtenir une place prioritaire pour un retour volontaire dans le pays d’origine40. Sur l’ensemble des cas de traite concernant les étrangers effectivement transmis aux autorités judiciaires, aucun n’a, à ce jour, fait l’objet d’un jugement. Comme le souligne un rapport de Tunisie Terre d’Asile, les facteurs expliquant ce manque sont nombreux ; l’impossibilité matérielle et logistique pour les personnes étrangères de se rendre à l’audition, à Tunis ; l’absence de traducteurs, viciant souvent la procédure ; l’absence d’avocat accompagnant la personne.41
41En Tunisie, la mise en œuvre des programmes de lutte contre la traite des personnes par les organisations internationales et humanitaires, à défaut de démanteler « des bandes internationales organisées », semble, dans les faits, surtout destinée à inciter les victimes potentielles à effectuer un retour volontaire dans leur pays d’origine. Conséquence concrète, quoique peu présentée comme telle : l’adoption de la loi contre la traite des personnes a discrètement inscrit l’Aide au retour volontaire de l’OIM comme disposition légale du droit tunisien, alors même que l’État tunisien n’a jamais pratiqué le refoulement ni l’expulsion. L’analyse du programme de lutte contre la traite à Sfax par Tunisie Terre d’Asile montre qu’au-delà du discours officiel des organisations internationales mettant l’accent sur la protection des migrants, sa mise en œuvre au niveau local implique à la fois de devoir exposer certains migrants à des poursuites pénales, mais aussi de les faire participer, par l’intermédiaire du monde associatif, à sa diffusion auprès des populations-cibles (les personnes en migration).
42La protection théoriquement offerte par l’INLTP mérite elle aussi d’être confrontée à la pratique de celle-ci, puisque dans les faits, aucune poursuite n’a été engagée dans un cas impliquant une personne étrangère. Le seul dispositif actif aujourd’hui est l’aide au retour volontaire mise en œuvre par l’OIM. Entre dispositif de protection ou d’incitation feutrée au retour (Chappart, 2009), la participation des acteurs humanitaires non gouvernementaux à ces dispositifs ne manque pas de mettre à l’épreuve le sens de leur engagement. Même si beaucoup sont lucides sur la situation des migrants en Tunisie et sur les limites de leurs engagements humanitaires et professionnels, certains persistent à penser que leur participation à ces dispositifs permet de les transformer « de l’intérieur ». C’est ce qu’explique un responsable de Tunisie Terre d’Asile :
- 42 Entretien avec un membre de Tunisie Terre d’Asile, Tunis, 2018.
Bien sûr qu’on sait que peu de cas débouchent concrètement sur des poursuites, mais pour nous, c’est presque pas le plus important. On peut pas venir et tout passer au lance-flamme, ça n’a aucun intérêt. Pour nous, la loi de 2016, c’est une vraie avancée et l’instance aussi. Donc après on peut se dire : « ok c’est l’argent de l’Union européenne, on touche pas à ça, etc. ». Nous, on préfère se dire, ce truc est là, c’est clair que c’est pas parfait, que y a plein de choses à améliorer, donc on va plutôt l’accompagner et voir comment on peut s’en servir pour mieux protéger les personnes en situation irrégulière. Avant, on ne pouvait rien faire, c’était souvent les prêtres qui allaient voir la famille et expliquer que la personne a besoin de son passeport, que c’était pas bien… ! Aujourd’hui, on peut mandater un avocat qui vient et qui leur dit que ce qu’ils font, c’est puni par la loi et qu’ils s’exposent à des sanctions pénales et ça, ça change tout.
Et comment vous vous positionnez par rapport au fait que le retour volontaire soit proposé par la loi ?
Ça, de toute manière, c’est pas nous qui le faisons, c’est l’OIM. Le retour volontaire c’est un truc qui est proposé de partout, et on sait que très peu de gens sont en demande de ça. Dans les cas qu’on suit, la majorité préfère plutôt abandonner avant d’en arriver là. Après, c’est quelque chose qui se justifie aussi, on a des personnes qui viennent et qui en ont marre quoi, elles veulent rentrer chez elle et ne plus entendre parler de la Tunisie. Alors au lieu de leur faire payer 1000 ou 2000 dinars de frais de pénalité, l’instance leur permet d’annuler leurs frais, donc même là, finalement, tu vois y a pas que du négatif.42
On le voit ici, TTA ne cherche pas à user de la lutte contre la traite comme d’un outil de judiciarisation des personnes en migration. Au niveau local, elle en détourne l’usage et s’en sert principalement comme un outil supplémentaire de lutte contre les abus des employeurs tunisiens à l’égard des personnes étrangères en situation irrégulière, un moyen donc de faire correspondre une des volontés du concept avec l’essentiel de la problématique se posant au niveau local.
- 43 On pourrait citer, parmi ces acteurs, les réseaux Migreurop ou Alarmphone
43Ce discours invite aussi à mieux comprendre le positionnement politique des acteurs humanitaires comme TTA par rapport au discours dominant sur la gestion internationale des migrations. Ni véritablement hors du champ ni véritablement dedans, TTA se place avant tout comme un acteur médiateur de l’approche gestionnaire des migrations, en se concentrant sur les réutilisations, « au profit » des migrants, des marges de manœuvre offertes par ces dispositifs. Un positionnement qui n’est pas sans rappeler celui de la maison-mère de TTA, France Terre d’Asile, souvent pointée du doigt par les acteurs critiques des politiques migratoires européennes43 pour la tenue d’un double discours, critiquant officiellement les politiques migratoires européennes tout en se faisant son maitre d’œuvre et son sous-traitant. La grande différence entre les cas tunisien et français étant qu’en Tunisie, les acteurs y sont bien moins nombreux et les financements, plus importants.
44Si ce positionnement, qu’on peut qualifier d’ambivalent, est assumé par Tunisie Terre d’Asile, il est encore plus révélateur des contradictions dans lesquelles doivent opérer les plus petites structures associatives communautaires engagées sur les questions migratoires à Sfax. Leur rôle dans la mise en œuvre des programmes de lutte contre la traite, s’il met à jour les contraintes du travail associatif face au manque de financement, n’en révèle pas moins des usages encore plus détournés de ces programmes.
- 44 Afrique Intelligence est une association tunisienne de défense des droits des migrants, fondée par (...)
45Le rôle des associations communautaires est primordial dans la mise en œuvre, plus générale, de tous les programmes d’assistance que mettent en place les OIG et ONG en Tunisie. Ces associations détiennent les clés de l’accès à des groupes sociaux qu’ont beaucoup de mal à atteindre des organisations généralement éloignées de leurs lieux de résidence et peu au fait des programmes qui leur sont pourtant destinés. À Sfax, cette problématique s’est très rapidement posée à Tunisie Terre d’Asile, qui, après avoir lié d’étroits contacts avec les associations étudiantes s’est retrouvé dans l’impossibilité d’atteindre les travailleurs. C’est en 2015, sous les conseils conjoints de l’AESAT, d’Afrique Intelligence44 ainsi que de Tunisie Terre d’Asile, que les travailleurs ivoiriens se sont constitués au sein de l’Association des Ivoiriens Actifs de Sfax (AIVAS), devenant la première association (bien que non déclarée) à représenter les travailleurs ivoiriens dans la ville.
46En organisant des réunions mensuelles ainsi que des séances d’information, l’AIVAS a grandement permis à Tunisie Terre d’Asile, ainsi que plus tard, à l’OIM, d’atteindre les travailleurs ivoiriens disséminés à Sfax. Une « efficacité » que n’hésite pas à souligner TTA dans son rapport annuel : « 80 % des personnes que l’on reçoit affirment avoir entendu parler de nous par le bouche-à-oreille, tandis que les autres précisent l’organisation qui les a orientés : des associations de migrants (AIVAS, ALDA, Entraide, AST…) ou des ONG (Caritas, MSF, MdM, ATL MST Sida) ou encore des organisations internationales (OIM)45. Si cette stratégie d’installation a permis de solidement ancrer l’ONG dans le paysage communautaire, il faut également noter qu’elle se fait, dans une large mesure, sans contreparties financières pour les personnes engagées dans le fonctionnement de ces associations. Une situation qui, sur le long terme, a provoqué de nombreux dysfonctionnements organisationnels et a créé au sein de l’association, un système de pouvoir particulièrement convoité. C’est ce qu’explique Yves, Ivoirien, et ancien membre du bureau de l’association, aujourd’hui retiré des affaires internes :
- 46 Entretien réalisé avec Yves à Sfax, février 2019.
Il y a un combat qu’on a essayé de mener depuis le début, mais il faut le dire, c’est pas facile. Je me vois comme quelqu’un qui porte la voix de la communauté, après c’est difficile parce que cette voix-là, elle porte pas fort. Parce que cette voix, qu’est ce qu’elle peut faire ? Tout juste pour dénoncer tout ce qu’on subit. Sinon y’a pas vraiment à se glorifier pour ça, parce que y’a pas de salaire (rire), c’est du bénévolat. Au départ, essayer d’aider, c’est ce qui m’a motivé, mais à la longue, ça ne m’a rien apporté de plus que les autres. Je n’ai toujours pas de carte de séjour, j’ai le même travail que les autres, c’est pareil. La seule différence, c’est que je suis le lien entre la communauté et les ONG et tout, mais en fait, ça ne t’apporte rien. Parce que quand OIM t’appelle pour venir à Tunis, ils ne te payent pas, ni le trajet ni le jour de travail que tu ne fais pas. Par contre, comme tout le monde sait ça dans la communauté, au moindre souci tu es appelé, tu n’as jamais une minute à toi.46
47Cette situation d’entre-deux a fini par décourager Yves de son engagement. Au bout de deux ans et sous la pression d’un groupe d’Ivoiriens ayant monté sa propre association, il a fini par laisser le bureau concurrent prendre le pouvoir au sein de l’association. Cette rivalité est née de la position d’intermédiaire, entre communauté et ONG, qu’Yves a fini par occuper. Dans les faits, l’intermédiation (Maâ, 2020) n’est pas seulement utile aux structures humanitaires formelles, elle doit aussi être considérée comme une position de pouvoir dans le champ communautaire. Par les liens privilégiés que l’intermédiaire entretient avec les organisations humanitaires et internationales, il est aussi en situation d’arbitraire et de domination vis-à-vis des membres de son groupe. À Sfax, ces associations et ces leaders ne font pas seulement transiter les informations du monde humanitaire vers les communautés, elles renvoient aussi de nombreux cas identifiés vers ces organisations, notamment lorsque des Ivoirien.nes sont victimes d’une soustraction de passeport. Dans ces cas-là, l’association présente Tunisie Terre d’Asile comme une ONG dont le travail est précisément de récupérer leur passeport.
Cette situation est connue de TTA, qui la mentionne tel quel dans son rapport :
Nous avons constaté que les victimes ne viennent pas à Terre d’Asile Tunisie pour dénoncer l’exploitation, mais pour accéder à un service concret afin de poursuivre leur « aventure », notamment la récupération des passeports et l’exonération des pénalités. Les personnes qui les orientent vers nous ne nous présentent pas comme une association qui aide les migrants ou les victimes de traite, mais « une association qui s’occupe des passeports confisqués » ; « une association qui s’occupe des pénalités ».47
Ainsi, l’intermédiation ne doit pas être considérée à sens unique, elle fait transiter du pouvoir dans les deux sens, elle assure du pouvoir aux ONG, mais aussi aux intermédiaires eux-mêmes.
48Ce constat montre qu’à l’échelle des associations communautaires, les programmes de lutte contre la traite des personnes s’enchâssent à des luttes de pouvoir internes et sont réappropriés par les leaders associatifs. Ainsi, ces programmes s’apparentent à des dispositifs dont l’accès s’avère accaparé par des figures au pouvoir parfois discrétionnaire, pouvoir qui leur permet d’asseoir encore plus leur légitimité au sein du groupe en se prévalant de relations privilégiées avec les acteurs humanitaires. Il est aussi intéressant de voir qu’à cette échelle, il n’est pratiquement plus fait mention de la « lutte contre la traite des personnes ». Chez les Ivoiriens, l’orientation des personnes vers TTA se fait dans le but de « lutter contre la soustraction du passeport ». Une différence sémantique de taille, qui met autant en lumière le décalage entre les problèmes des personnes Ivoiriennes et les solutions proposées par le champ humanitaire, que les instrumentations dont sont l’objet ces programmes.
49Parmi les différents piliers du programme mis en œuvre par TTA pour lutter contre la traite des personnes, celui dédié à la formation et à la sensibilisation y occupe une place importante. La nécessité de développer la sensibilisation en Côte d’Ivoire est d’ailleurs une des grandes limites soulignées par cet activiste de la société civile tunisienne :
- 48 Entretien réalisé avec le responsable d’une fondation étrangère à Tunis, mars 2019.
Bah la traite, c’est un vrai problème, c’est vrai… après on a l’impression que y a des milliers de cas de traite, c’est un peu le problème. On a l’impression que la grande problématique, c’est ça quoi, y’a que ça ! Ça restreint complètement la lecture des problèmes que peuvent avoir les migrants, en faisant un focus sur les choses les plus graves, donc on l’impression que les autres problèmes, à côté, n’attirent plus du tout l’attention. Alors que c’est des choses qui sont très importantes pour le plus grand nombre. Maintenant, sur ça on a un acquis avec l’instance qui a été mise en place, elle est en contact avec tous les autres ministères, etc. Mais cette instance-là, pour l’instant, elle survit qu’avec les bailleurs de fonds étrangers, le Conseil de l’Europe, l’ONUDC et l’OIM. Le grand défi, c’est de la mettre en relation avec le pays d’origine, de sensibiliser au départ. Parce que finalement la plupart, ils passent par des intermédiaires, donc il faut leur donner une information juste au départ, pour minimiser les cas de traite. Il faut pouvoir insérer l’instance dans une collaboration avec les acteurs associatifs en Côte d’Ivoire, parce que là-bas, ils ne sont pas du tout au courant de ce qui se passe ici. Quand on leur dit qu’en Tunisie, les Ivoiriens c’est la première communauté étrangère, ils sont en état de choc !48
- 49 Voir : DIMÉ M. 2019. Tekki fii. Lueurs et leurres dans les projets de lutte contre les migrations i (...)
- 50 Sur la sensibilisation, les projets de réintégration des migrants de retour, la question des dispar (...)
50Tout en étant lucide sur les limites des programmes de lutte contre la traite, notamment sur le fait qu’ils oblitèrent les débats sur le droit au séjour en Tunisie, cet activiste souligne aussi que c’est un « problème » qui pourrait être réglé par une « meilleure sensibilisation » au départ. Or, dans ce domaine, si la Côte d’Ivoire n’en est pas au stade, par exemple du Sénégal et de ses grandes campagnes de sensibilisation49, elle voit toutefois se multiplier depuis la fin des années 2010 des organisations associatives décidées à lutter contre ce phénomène. Outre l’ONG SOS exclusion, partenaire de TTA en Côte d’Ivoire sur le programme de prévention de la traite transnationale des personnes, une dizaine de structures associatives engagées dans la lutte contre l’immigration irrégulière (au sens large50) se sont saisies du thème de la traite, principalement depuis 2015 et l’arrivée de fonds issus du Sommet de la Valette.
- 51 Entretien réalisé avec le responsable d’une ONG de lutte contre l’émigration irrégulière, à Abidjan (...)
Nous on travaille sur la lutte contre l’émigration depuis 2008, parce qu’on a vu les jeunes de notre quartier mourir de ce fléau, dans le désert, en mer… mais jusqu’à présent, personne n’y prêtait attention. C’est maintenant que l’Union européenne donne des financements que… ça bouge. Quand tu prends l’OIM, le HCR, UNICEF, de plus en plus on va vers la traite des personnes. Pour nous, c’est complètement lié, parce que la définition est claire hein, la finalité, c’est l’exploitation, les personnes vont, soit par exemple au Koweït, en Tunisie… on a eu un atelier ici avec des Tunisiens, le gouvernement tunisien, tous les départements qui s’occupent de ça, parce que quand tu regardes les statistiques, les Ivoiriens sont les premiers, ils sont tous victimes de traite en Tunisie. C’est très simple, comme la Libye est barricadée, que le Niger c’est la guerre, les routes changent. Le Maroc commence à fermer, donc au fur et à mesure, les passeurs, les coxeurs cherchent un moyen pour faire passer leur marchandise, c’est pour ça qu’aujourd’hui, de plus en plus, la Tunisie est visée. Comme y’a pas de visa, les personnes sont prises ici, on leur ment et quand ils arrivent, c’est la désillusion totale. Maintenant, ce qu’on essaie de faire, c’est changer l’image que les gens ont de la migration, parce qu’on parle tout le temps de ça. Migration, migration… mais il faut parfois quitter ce terme parce qu’en fait, on parle de la même chose ! Il faut donner un côté humain à la chose, c’est pourquoi de plus en plus, on tire vers la traite, parce que la traite, au moins, on se dit c’est pour sauver les personnes, etc. etc. Donc pour nous, aujourd’hui lutte contre l’immigration et lutte contre la traite, c’est la même chose, c’est même plus utilisé que le trafic illicite de migrants. Nous on est dans le CNLTP, on se dit que tant que ça peut sauver des personnes, on le fait. On a même des instruments juridiques pour ça.51
51Le discours tenu par le responsable de cette ONG abidjanaise est sans équivoque quant à l’utilisation qu’ils font des programmes de lutte contre la traite. Pour eux, l’adhésion de leur structure à ces programmes ne se substitue en rien à leur mission principale : lutter contre les départs de Côte d’Ivoire. Il ne s’agit, tout au plus, que d’une reformulation communicationnelle, permettant de « d’atteindre » différemment les publics ciblés. Ce changement est d’autant plus important qu’à l’inverse de la mise en œuvre des programmes de traite en Tunisie, ceux présents en Côte d’Ivoire concernent essentiellement un volet préventif construit autour de campagnes de sensibilisation dans des quartiers ou des territoires identifiés comme des « zones de départ » vers l’Europe.
52Comme point d’appui à ce constat, la plupart des acteurs se basent sur les rapports produits par l’OIM dans le cadre de l’analyse des profils des migrants revenus en Côte d’Ivoire par l’intermédiaire de l’Aide au Retour volontaire. Comme l’OIM le souligne : « On observe une prédominance des villes de l’Ouest et du Centre de la Côte d’Ivoire, en plus d’Abidjan, en ce qui concerne les villes de naissance des migrants de retour dans le cadre du projet FFUE »52. À ce travail d’identification et de profilage des migrants victimes de traite s’ajoute un intense travail de mise en relation des deux instances nationales, appui qui s’est concrétisé par une réunion commune des deux instances en novembre 2020, à laquelle étaient conviées, outre l’OIM, des ONG tunisiennes et ivoiriennes53.
53Ces cinq dernières années, la Côte d’Ivoire a vu se multiplier le nombre de structures associatives engagées dans la « lutte contre l’émigration irrégulière ». Toutes ces structures ont en commun de considérer la lutte contre la traite comme une nouvelle modalité d’engagement. Toutefois, à la différence du cas tunisien, ces structures ne sont que peu sollicitées par les acteurs humanitaires internationaux. Souvent créées par d’anciens migrants, peu professionnalisées, elles s’apparentent à des formes d’auto-entrepreneuriat permettant de transformer l’échec que représente le retour au pays en réussite sociale dans le secteur de l’humanitaire. En quête de financements auprès des bailleurs de fonds internationaux, ces structures, en situation de concurrence, tentent de se démarquer les unes des autres par de multiples formes d’adhésion au discours international sur les migrations.
54Les effets concrets de la tenue du Sommet de La Valette et du Fonds Fiduciaire d’Urgence pour l’Afrique sont nombreux et probablement encore à venir. L’observation de l’axe dédié à la lutte contre la traite des personnes entre la Côte d’Ivoire et la Tunisie a le mérite de rendre intelligible l’ensemble des processus de diffusion et d’appropriation de ces axes par les différents acteurs. Des États aux associations communautaires en passant par le monde humanitaire, c’est autour de la dimension composite de ces programmes que semble résider l’élément clé de leur compréhension.
55Entre la Tunisie et la Côte d’Ivoire, le premier effet concret a résidé dans l’adoption quasi simultanée de cadres juridiques nationaux consacrant, de facto, un des axes du FFU comme composante juridique de ces États. Si leur adoption législative s’appuie dans les deux cas sur la ratification préalable du Protocole de Palerme, ces deux lois ont été toutefois réadaptées, par les acteurs nationaux, aux contextes politiques et sociaux respectifs. En Côte d’Ivoire, la loi de lutte contre la traite des personnes a été présentée comme s’inscrivant dans la continuité de celle condamnant le travail des enfants et permettant de mieux lutter contre le travail forcé dans l’économie de plantation. En Tunisie, elle a été totalement construite autour du récit de la transition démocratique, notamment en prenant la forme d’une instance indépendante, ce qui a permis son soutien par les acteurs des droits humains et de la société civile. Dans les deux pays, la conséquence institutionnelle de ces lois fut la création d’institutions nationales soutenues par les acteurs internationaux, dédiées à la lutte contre la traite et ayant inscrit, dans le cas de la Tunisie, « l’Aide au retour volontaire » comme dispositif juridique intégré au droit commun.
56Dans les deux pays, ces institutions ont eu principalement pour fonction d’opérationnaliser et de servir de point d’appui à la mise en œuvre de projets internationaux du FFU. En Tunisie, l’application locale de ces projets a été rendue possible par l’implication de plusieurs acteurs humanitaires, dont Tunisie Terre d’Asile. C’est principalement à ces organisations que sont revenues la médiatisation et l’adaptation conceptuelle de ces projets aux réalités locales des dynamiques migratoires. L’analyse de ces modalités d’adaptation montre que, loin des conceptions internationales de ce que serait la traite et qui impliquerait des organisations criminelles et organisées, ces programmes visent dans les faits, à criminaliser des réseaux migratoires interpersonnels basés sur des structures familiales et locales.
57La confrontation de ces ONG aux décalages existant entre les conceptions internationales de la traite et ses réalités locales a provoqué un ensemble d’usages différenciés de ces programmes, adaptés dans chaque contexte aux positionnements de ces organisations par rapport à la mise en œuvre des politiques migratoires. En Tunisie, TTA a essayé de réadapter la loi de 2016 dans une perspective la plus concrète possible pour protéger les migrants des abus des employeurs tunisiens, notamment en mobilisant les acteurs locaux et en n’hésitant pas à régler les litiges au cas par cas. Chez les associations communautaires, ces dispositifs sont appréhendés comme des modalités de légitimation de leur existence et de résolution concrètes des problématiques dues pour l’essentiel, à l’absence de possibilité légale de séjour. Si, en Tunisie, la lutte contre la traite est perçue et appropriée dans une perspective protectrice, le cas de la Côte d’Ivoire montre que les associations ont un positionnement radicalement différent. En s’étant historiquement construits comme des structures voulant lutter contre l’émigration irrégulière, les dispositifs de lutte contre la traite sont, pour elles, perçus comme l’exacte continuité de la lutte contre l’immigration irrégulière.
58Ainsi, en Tunisie comme en Côte d’Ivoire, les effets du sommet de La Valette sont très concrets. En ayant abondé les champs associatifs dédiés aux questions migratoires de financements massifs, le FFU a participé d’une reconfiguration des principes et des discours de ces mondes autour d’une approche de plus en plus restrictive du fait migratoire. En substituant la lutte contre les migrations à une soi-disant meilleure protection des individus (dits « migrants), ils ont permis dans le même temps d’ajourner les débats entourant la perspective d’une véritable libre circulation des personnes à l’intérieur du continent africain. Les récentes évolutions du cas ivoirien nous font nous poser une question quant aux principes de diffusion et d’adoption de ce discours par les acteurs associatifs. Aujourd’hui, il semblerait que les bailleurs de fonds n’aient plus besoin d’abonder ce champ pour l’inciter à adopter ce discours. Au contraire, les créations de structures associatives s’opèrent autour de ce discours. En s’étant détaché de ses structures émettrices, le discours international sur les bienfaits de l’immobilité semble se constituer en un nouvel imaginaire politique de la réussite.