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Travailler la terre oasienne

Rapports de pouvoir et nouvelles aspirations dans la Tunisie post-2011
Working the oasis land. Resources, conflicts, and new aspirations in post-2011 Tunisia
Irène Carpentier

Résumés

Ressource centrale de l’agriculture oasienne, la main-d’œuvre reste peu audible, tant dans le champ académique que dans les débats publics post-2011 en Tunisie. Fondé sur un important travail d’enquêtes mené à Tozeur et Gabès, cet article vise à croiser les perspectives des travailleurs et propriétaires dans les oasis sur le rôle de la main-d’œuvre agricole afin d’éclairer les recompositions récentes d’un conflit social ancien, illustrant les mutations des mondes agricoles tunisiens dans la période postrévolutionnaire. Traversées par les enjeux environnementaux et les dynamiques contestataires propres à cette période, les oasis illustrent la difficile quête vers plus d’équité sociale d’un groupe dominé comme les travailleurs agricoles, aux savoir-faire pourtant clés pour l’agriculture et la durabilité de l’oasis. Après la présentation des facteurs et effets de ce conflit à Gabès et Tozeur, et l’analyse des enjeux liés au travail agricole dans la pérennité des systèmes, la focalisation sur la situation des khammes de Tozeur, métayers au cinquième, permet de mettre en lumière les limites de ces aspirations locales à l’équité, prises entre la force de leur ancrage dans l’espace des jardins, et leurs incapacité ou fragilité à sortir en dehors des palmeraies.

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Texte intégral

Introduction

1En mettant en lumière les aspirations de territoires et d’acteurs longtemps marginalisés, les mouvements populaires - qui ont mené à la chute de Ben Ali le 14 janvier 2011 - ont ouvert en Tunisie un débat sur la redéfinition des modèles de développement, de gestion et d’accès aux ressources locales (Elloumi, 2013 ; Fautras, 2021). Depuis dix ans, les mobilisations qui revendiquent un modèle plus équitable de redistribution des richesses pour les territoires locaux n’ont pas fléchi (Gana, Taleb, 2019 ; Desrues, Gobe, 2022). Parfois antérieures à la révolution, ces tensions et contestations se sont multipliées avec l’ouverture du débat politique national. Portés par des groupes sociaux dominés - agriculteurs (Mischi, Renahi, 2008) et main-d’œuvre agricole (Crenn, 2013), jeunes, femmes, ouvriers -, leurs revendications restent largement inaudibles.

2En dépit d’une relative discrétion dans les manifestations de 2010-2011, les oasis du sud tunisien n’échappent pas à cette dynamique de conflits localisés, de « mobilisations à bas bruit » (Scott, 1999) autour de l’usage et de l’accès aux ressources. Associant étroitement un terroir agricole à la ville, l’oasis est caractérisé par un paysage de cultures étagées - palmiers, arboriculture, maraîchage - fondé sur l’optimisation des ressources en eau, et construit dans l’histoire par une petite agriculture familiale diversifiée. Dans ces systèmes, le palmier dattier, pilier d’une filière productive insérée au marché mondialisé, arbre symbolique des identités et savoir-faire oasiens, est au cœur des tensions. En effet, les territoires oasiens sont en transformations rapides, marqués par des crises économiques, environnementales et politiques qui se sont amplifiées depuis 2011. La diversification économique régionale et la variété des formes de mise en valeur du territoire oasien mettent en question la vocation agricole productive historique (Carpentier, 2021), et participent de l’exacerbation des concurrences et conflictualités sur les ressources, en particulier autour du travail agricole de la terre.

3Cet article repose sur l’hypothèse selon laquelle l’articulation des conflits locaux sur le travail agricole à une scène nationale en transformation alimente la politisation des enjeux du développement local, et éclaire diverses manières de vivre l’espace oasien post-2011. Il s’agira ainsi de montrer comment le conflit cristallise les rapports de domination internes, rejoue des failles anciennes, en crée de nouvelles, et participe ainsi des mutations profondes du territoire. Objet de confrontation des légitimités, la question de la main d’œuvre interroge le sens des pratiques de l’espace des différentes catégories de propriétaires et travailleurs, dont les aspirations semblent contradictoires. Pour les premiers, s’affranchir d’une contrainte productive coûteuse et peu efficace apparaît nécessaire, quand pour les autres, il faut au contraire faire reconnaître le rôle central de leur travail et savoir-faire dans le système oasien. Pourtant, dans les deux cas, c’est au nom de la durabilité des milieux qu’une redéfinition des règles de gouvernance des ressources productives apparaît nécessaire. En somme, comment la question du travail agricole dans les oasis interroge-t-elle les mutations des territoires dans la transition démocratique tunisienne ? Dans quelle mesure l’analyse de la confrontation des discours permet-elle de contribuer à la réflexion sur la justice sociale, spatiale et environnementale ?

4Dans une première partie, nous reviendrons sur les enjeux théoriques et méthodologiques liés à l’analyse des conflits sociaux sur la main d’œuvre en milieu rural, puis il s’agira d’analyser les rapports de dominations sur lesquels repose la confrontation des points de vue des diverses catégories de propriétaires et des travailleurs dans le contexte tunisien post-2011 à Tozeur et Gabès. Enfin, nous étudierons les stratégies d’adaptations et de résistances mises en place par les acteurs de l’oasis sur les deux terrains, en revenant sur l’exemple singulier des khammes de Tozeur.

Une géographie de la transition démocratique tunisienne au prisme du travail agricole oasien 

Analyser des conflits sociaux dans les territoires agricoles : l’appropriation des ressources en question

5Les mobilisations dans les campagnes des suds ont fait l’objet d’un regain d’intérêt dans le sillage du champ foisonnant de la political ecology, qui interroge les tensions entre protection des ressources et enjeu économique (Rodary, 2003 ; Gautier, Benjaminsen, 2012 ; Redon et al, 2015 ; Chartier, Rodary, 2016). Les travaux les plus récents y explorent la notion de résistance (Allain, Rebaï 2022), en lien avec les logiques de dépossession et de dégradation des ressources, de luttes contre des projets étatiques, ou d’extractions minières. De manière générale, les réflexions sur la construction sociale des ressources et leurs dynamiques d’appropriations complexes se sont multipliées (Battesti, 2013) notamment en géographie sociale (Ripoll, Veschambres, 2006). Elles apparaissent particulièrement stimulantes pour comprendre les confrontations autour de la « ressource travail » dans les mondes oasiens et pour appréhender la diversité même de ce qui fait ressource. Par ressource, nous entendons ici non seulement les ressources agricoles classiques, naturelles et matérielles -eau, terre, cultures, financements, infrastructures-, mais aussi les « ressources territoriales » (Gumuchian, Pecqueur, 2007), au sens de capacité des différents acteurs à affirmer leurs légitimités sur le territoire, à revendiquer leur rôle dans la sauvegarde des milieux, et plus globalement à contribuer à la refonte des modèles de gestion des ressources. En effet, l’approfondissement des inégalités liées à la libéralisation des économies et au renforcement des modèles agro-exportateurs alimente des mobilisations diversifiées. Cependant, si les résistances paysannes latino-américaines ou indiennes ont fait l’objet de nombreux travaux depuis les années 1990 (Svampa, 2011 ; Raimbert, Rebaï, 2017 ; Akram-Lodhi H. et al, 2021), ces thématiques apparaissent en retrait au sud de la Méditerranée (Ajl, 2020). En géographie, les monographies régionales (Kassah, 1996 ; Hayder, 1986) et l’analyse des inégalités territoriales à l’échelle nationale (Belhedi, 1999) dominent, et les travaux sur les conflits sociaux en milieu rural restent limités, à l’exception de quelques études récentes sur la ressource foncière (Fautras, 2015, 2021 ; Gana, Taleb, 2019). Dans les oasis, ce constat est encore plus frappant, tant ces agrosystèmes sont présentés comme homogènes et marqués avant tout par des enjeux environnementaux (GIZ, Ministère de l’Environnement, 2012). Si la complexité interne des oasis est abordée depuis longtemps (Attia, 1983 ; Battesti, 2005), il s’agit ici de réinsérer l’étude de ces systèmes dans la singulière conjoncture tunisienne post-révolution, marquée par de profondes transformations socio-institutionnelles aux effets contrastés dans les territoires.

  • 1 Envisagées ici comme issues d’un processus de « mise à distance du quotidien pour l’engagement coll (...)

6Pour analyser les contestations autour de la main-d’œuvre, nous proposons de combiner une approche des « mobilisations collectives localisées » (Dechézelles, Olive, 2016)1 et des approches de sociologie et géographie politique sur le « rapport à l’espace des formes d’engagements » (Melé, Neveu, 2019). Ces travaux permettent d’éclairer le déploiement de pratiques « infra-politiques » (Lefebvre, 2019) dans l’espace par des acteurs dominés, investis dans un « non social movement » (Bayat, 2020). Cela permet aussi de mieux comprendre les effets de l’attachement des communautés oasiennes pour leur territoire, caractéristique régulièrement mise en lumière par les chercheurs (Ayeb, 2012 ; Kassah, 1996 ; Battesti, 2005 ; Goeury, Leray, 2017 ; Breviglieri et al., 2021) et qui agit ici comme un moteur du conflit sur le terrain. Les oasis constituent des espaces de critique sociale discrète, dont la dimension politique reste peu reconnue (Siméant, 2013 ; Bayat, 2020). Ce sont ces dynamiques complexes qui se doivent d’être analysées à l’échelle fine, afin de prendre au sérieux les discours et pratiques de l’ensemble des acteurs.

Une approche territoriale comparative et empirique : éclairer le conflit, donner la parole aux travailleurs

  • 2 Valorisée à la période coloniale, c’est la variété qui domine sur le marché international de la dat (...)

7Cet article s’appuie sur un matériel de terrain constitué sur le long cours (2010-2020) auprès d’une diversité d’acteurs - agriculteurs, administrations, syndicats, associations, travailleurs agricoles - à Tozeur et Gabès dans le Sud tunisien (Fig.2). La mise en perspective de deux oasis, très différentes sur le plan de la structure foncière et des modèles productifs et paysagers (Fig.1), vise à éclairer les facteurs structurels des conflits sociaux en milieu agricole, et d’en cerner la spécificité oasienne, tout en évitant toute forme de déterminisme environnemental. En effet, à Tozeur, le palmier est au centre du système de production, du fait de la qualité des dattes cultivées (deglet nour2) destinées à l’exportation. Les exploitations sont plutôt grandes (1ha en moyenne) et le faire valoir est majoritairement indirect. À Gabès en revanche, les palmiers sont marginalisés, repoussés en pourtour de parcelles, et selon les zones, le grenadier, l’élevage bovin, ou les cultures maraîchères dominent. Les superficies sont réduites (0,3ha en moyenne), et le faire valoir direct prédomine.

Fig. 1a : Etagement des cultures et structure des parcelles à Tozeur

Fig. 1a : Etagement des cultures et structure des parcelles à Tozeur

Source : Carpentier, 2012

Fig. 1b : Etagement des cultures et structure des parcelles à Gabès

Fig. 1b : Etagement des cultures et structure des parcelles à Gabès

Source : Carpentier, 2012

8Cette diversité de situation permet de comprendre plus finement les ressorts du conflit, et leurs articulations à des enjeux et débats nationaux. Cette approche s’inscrivait dans le cadre de notre recherche doctorale (Carpentier, 2018) qui visait à analyser la diversification des formes de valorisation des territoires oasiens dans le contexte post-2011, et notamment, la mise en cause de la vocation agricole de ces espaces au nom de leurs « sauvegarde ». C’est lors des enquêtes auprès des chefs d’exploitations oasiens que la question de la main d’œuvre, et son caractère profondément conflictuel, apparaît sur les deux terrains, au côté d’autres points de conflits, comme la gestion de l’eau, la commercialisation des produits, ou les dettes des associations d’irrigants. Mais le travail agricole apparaît particulièrement révélateur de la situation de crise oasienne, de tension sur les ressources productives, facteur de différenciation sociale et de fragmentation de l’espace à l’échelle fine.

  • 3 La traduction vient en appui, l’essentiel des échanges se faisant directement en arabe tunisien.

9Concrètement, le matériel empirique combine les outils méthodologiques (questionnaires, entretiens semi-directifs, observations localisées) pour cerner les logiques d’acteurs et points de tension. L’enquête par questionnaire, effectuée en 2014 auprès des propriétaires oasiens sur leurs parcelles (77 sur les deux terrains), avec l’aide d’un traducteur3, portait sur les dynamiques des exploitations agricoles. Les entretiens semi-directifs auprès d’associations, de syndicats, et de l’administration locale, permettent ensuite de préciser ce sur quoi repose la confrontation des pratiques et représentations des acteurs de l’oasis.

Fig. 2a : Les gouvernorats de Tozeur et Gabès dans le sud tunisien

Fig. 2a : Les gouvernorats de Tozeur et Gabès dans le sud tunisien

Source : d-maps.com, Carte agricole 2010 (CRDA), réalisation : Carpentier, 2018.

Fig. 2b : Les oasis de Gabès et Tozeur dans leur contexte régional

Fig. 2b : Les oasis de Gabès et Tozeur dans leur contexte régional

Source : d-maps.com, Carte agricole 2010 (CRDA), réalisation : Carpentier, 2018.

  • 4 Ce sont ces enquêtes qui alimentent la dernière section de cet article.

10Donner la parole à cette main d’œuvre est donc essentiel, et entre 2014 et 2015, nous avons réalisés une série d’entretiens semi-directifs4 auprès des travailleurs sans terre de Tozeur, khammes (13), et ouvriers salariés (5). Ces enquêtes s’inscrivent dans le cadre d’un terrain long, itératif, où des liens de confiance se sont noués. Réalisés dans les parcelles où ils travaillent, avec l’aide d’un traducteur, les entretiens permettent de recueillir les discours et aspirations de ce groupe dominé. Par ailleurs, le suivi de la presse et des rapports publiés sur ces régions depuis 2011 permet de mesurer leurs mutations accélérées.

La mise en regard des trajectoires territoriales de Tozeur et Gabès éclaire les formes prises par les revendications sur le travail agricole, révélant une lutte plus large pour l’appropriation des ressources oasiennes, dans un contexte de grande pression.

La main d’œuvre agricole, catégorie dominée et sujet marginalisé des débats post-2011, suscite un intérêt tardif

11En dépit d’un rôle central dans les systèmes productifs, le travail agricole reste un angle mort des études rurales. En effet, les réflexions sur la petite agriculture familiale ont eu tendance à faire de la main-d’œuvre un simple indicateur distinguant des catégories d’insertion au marché, mettant l’accent sur l’économie des ménages, le rôle de la main-d’œuvre familiale ou des capitaux (Hervieu, Purseigle, 2009). Cette invisibilisation du travailleur de la terre s’inscrit aussi dans le contexte de la promotion de la figure du « paysan résilient » (Lallau, 2016) par les organismes internationaux, la société civile, et les politiques nationales. Dans les oasis, les études historiques concernant l’esclavage (M’rad Dali, 2005 ; Larguèche, 1991) décrivent la diversité des statuts des travailleurs, issus de négociations anciennes avec les propriétaires (Attia 1965, Dakhlia 1990, Duvignaud 1968, Puig 2003, Battesti 2005). Plus récemment, en Méditerranée, la main d’œuvre agricole connaît un regain d’attention, au prisme des questions migratoires (Corrado, 2016 ; Perrotta, Sacchetto, 2013 ; Crenn, 2013 ; Arab, 2018) ou de genre (Bouzidi, 2011 ; Moisseron et al, 2019 ; Bossenbroek, 2019 ; Fautras, 2021). Dans le champ de recherche sur les innovations sociales et le développement local, le rôle du travail agricole demeure également peu traité (Ben Slimane et al., 2020), si ce n’est dans certains textes de critical agrarian studies (Carlisle et al., 2019), qui soulignent l’importance de l’équité sociale pour un changement de paradigme agricole (Holt Gimenez et al., 2021). Cet article vise donc à remédier à ce constat, en abordant la construction du conflit sur la main d’œuvre et sa politisation en contexte postrévolutionnaire, en se focalisant moins sur les statuts, que sur les pratiques, discours, et représentations des différents acteurs.

Transformation des territoires oasiens et crise environnementale : terreau des contestations dans la Tunisie post-2011

12Les mobilisations locales, qui se sont multipliées depuis 2011, interrogent le rapport des territoires à l’Etat, entre revendication à l’autonomie et aspiration d’inclusion (Carpentier, Dutour, 2020 ; Desrues, Gobe, 2022). Après une décennie de désillusions sociales, politiques et économiques, il importe d’éclairer comment dès 2013, les opportunités locales d’action offertes par la révolution apparaissent ambivalentes et limitées, dans un contexte latent de crise structurelle.

Tertiarisation et diversification des formes de mise en valeur à l’origine d’une montée en puissance des conflictualités

13Depuis le milieu des années 1970, les oasis tunisiennes ont fait l’objet de politiques de développement et de modernisation libérale portées par l’État central qui ont contribué à transformer profondément les équilibres écologiques et économiques régionaux (Kassah, 1996), et à réarticuler tissus urbains et agricoles. L’ambition de créer et diversifier les bassins d’emplois sur l’ensemble du territoire national se traduit à Gabès par l’implantation d’un complexe chimique, visant à faire de la région un pôle urbain et industriel d’importance (Signoles, 1987 ; Ayeb, 2012). À Tozeur, c’est d’abord l’extension continue des périmètres irrigués en monoculture de palmiers dattiers « Deglet Nour » sur les terres désertiques (Puig, 2003) qui consolide l’insertion sur les marchés mondiaux de la région. Puis à partir des années 1990, l’activité touristique est choisie pour valoriser et désenclaver la région, et désengorger un tourisme balnéaire littoral en voie de saturation. Ces politiques transforment le profil de ces régions agricoles historiques, et reconfigurent en profondeur le marché de l’emploi régional, qui devient avant tout urbain, industriel et tertiaire. Les milieux oasiens agricoles anciens sont marginalisés sur le plan économique et social, la main-d’œuvre est aspirée par ces nouveaux secteurs. Les écosystèmes apparaissent de plus en plus dégradés, notamment avec l’assèchement des sources (Veyrac-Ben Ahmed, Abdedayem S., 2017), la salinisation des nappes et des sols, et la pollution aérienne (Hayder, 1986 ; Ayeb, 2012). Le sentiment de la perte d’un environnement productif qui répondait aux besoins des habitants se développe, et participe à nourrir des mobilisations collectives pour la protection des milieux oasiens, qui prennent diverses formes. De nouveaux militants revendiquent ainsi la « sauvegarde des oasis » et la définition d’un nouveau modèle de développement durable local (Carpentier, 2018, 2021 ; Pepicelli, 2021). Ils dénoncent les effets délétères des politiques étatiques sur les milieux oasiens anciens, et participent à la médiatisation des enjeux environnementaux de l’oasis, face au danger de disparition d’écosystèmes millénaires. L’émergence des oasis dans le débat public apparaît ainsi très étroitement liée aux questions de leur durabilité. Le territoire oasien se constitue donc comme ressource politique pour incarner un renouvellement possible des modèles de développement. Certaines initiatives sont fortement médiatisées, présentées comme des « success story » à protéger, comme l’expérience de Jemna, dans le gouvernorat de Kebili (Kerrou, 2021). Pourtant, ces dynamiques sont ambivalentes.

  • 5 Inscription sur la liste indicative du patrimoine mondiale de l’UNESCO pour l’oasis de Gabès, inser (...)

14En effet, c’est parce qu’elles font l’objet d’appropriations multiples que les oasis, territoires quotidiens d’acteurs aux intérêts divergents, sont un espace de conflits, entre terroir productif pour les petits exploitants ou paysage de loisir offert à la consommation urbaine et touristique. En outre, la dynamique de requalification patrimoniale des oasis, portée par la société civile locale dans les années 1990, puis par les pouvoirs publics5 après 2011, tend à marginaliser les plus modestes des oasiens, qui n’ont « pas les capacités à faire valoir leur définition de l’espace » (Dechézelles, Olive, 2016) ou leur « droit à la jouissance du lieu » (Berry-Chikhaoui et al., 2007). Souvent présentée comme une condition de durabilité (Even et al., 2009), la diversification des usages de l’oasis participe aussi de nouvelles concurrences, comme sur le travail de la main-d’œuvre agricole.

15En reconfigurant en profondeur la vocation des agrosystèmes oasiens anciens, la diversification économique des régions oasiennes a participé à la raréfaction des travailleurs agricoles au profit des nouvelles activités productives, touristiques ou industrielles notamment. Ces dernières garantissent au travailleur un statut, une protection sociale, un salaire fixe. Les conditions de mobilisation de la main-d’œuvre agricole changent donc, ouvrant un espace de débat, dont elle était habituellement exclue.

Entre cristallisation des tensions et libération de la parole : l’ambivalence du contexte post-révolution

16Si les oasis ont traversé la révolution dans un relatif « calme » politique, il n’en reste pas moins que celle-ci marque une rupture importante sur les formes d’engagements de ses habitants (Bayat, 2017). C’est dans ce contexte de crise et de libération que se cristallise la tension sur le travail agricole, construisant l’oasis comme lieu de renégociation des rapports de pouvoir, comme scène politique locale.

  • 6 L’expression « petit exploitant » est ici employée dans le sens d’idéal-type de « l’agriculture fam (...)
  • 7 Ainsi, on peut recenser : l’insécurité et les vols de bétail ; des « vols d’eau » : irrégularités s (...)

17À Tozeur comme à Gabès, la révolution apparaît dans le discours des acteurs enquêtés comme à l’origine d’une double déception. D’une part, pour son incapacité à répondre à la crise structurelle des territoires oasiens ; de l’autre, parce qu’elle est associée à une conjoncture de crise économique et sociale, marquée par l’inflation et la dégradation des conditions d’accès aux ressources (Gana, 2013 ; Fautras, 2021). Dans les deux cas, la défaillance de l’État est au centre des préoccupations. Dès 2013, la révolution est présentée par les enquêtés comme s’étant révélée incapable d’enrayer la crise chronique qui menace les agrosystèmes. Après les espoirs de changements suscités par le renversement de l’ancien régime, les déceptions et frustrations s’expriment : « moi, je suis fatigué de la révolution, ça n’a rien changé pour nous », déclare un petit exploitant6 de Tozeur en 2013, constatant l’impuissance du nouveau pouvoir à répondre aux défis locaux. Pour la grande majorité des enquêtés, l’Etat est le premier responsable de cette incapacité à changer la réalité postrévolutionnaire, du fait de la tournure prise par la transition politique. Celle-ci marginalise les questions sociales au profit des enjeux partisans, entre « modernistes » et « conservateurs » (Hibou, Meddeb, 2018). Paradoxalement, la révolution apparaît comme ayant fragilisé l’Etat, fragilité dénoncée comme facteur de vulnérabilité pour les oasis. Le « relâchement » des services de l’État a en effet un certain nombre de conséquences sur le milieu. Certaines pratiques conflictuelles, déjà présentes avant la révolution, s’accentuent, et sont désormais dénoncées publiquement7, exacerbant les tensions entre producteurs.

18D’autre part, la révolution est associée spontanément à une situation de crise pour plus des 2/3 des exploitants enquêtés8. « La révolution, c’est juste des problèmes en plus » déplore Omar, exploitant d’une petite parcelle dans l’oasis de Tozeur. La flambée des prix alourdit les charges pour les producteurs9 et le prix des intrants, importés, a explosé (Gana, 2013 ; Chebbi et al, 2019). Cela donne lieu à des crises récurrentes (2011 ; 2014 ; 2018 ; 2020)10, et l’effondrement des secteurs connexes, comme le phosphate à Gabès ou le tourisme à Tozeur, fragilise l’économie et expose les agriculteurs à la volatilité des prix11. Les coûts des produits alimentaires ont aussi été démultiplié, pesant fortement sur le budget des ménages, sous pression renforcée par la pandémie de Covid-19 (Elloumi, 2020) et plus récemment de la guerre en Ukraine. C’est à cette crise multiforme que sont confrontés propriétaires et travailleurs des oasis, et à laquelle ils tentent de résister.

19La majorité des exploitants enquêtés souligne ainsi l’acquis que représente la libération de la parole, caractéristique centrale des années 2011, marquées par le décloisonnement des colères locales en connexion avec les débats nationaux. Un petit exploitant de Tozeur l’exprime ainsi : « La révolution, elle a changé les gens ! ». En plus d’avoir transformé la conjoncture, la révolution transforme les individus, les modes d’actions et revendications. Les catégories les plus vulnérables, comme les jeunes (Belhadj, 2021), les femmes (Barrières, 2021) ou les travailleurs agricoles n’ont cessé de faire entendre leurs voix, et le slogan de 2011 « Travail, Liberté, Dignité » continue de mobiliser localement depuis (Brésillon12, Desrues, Gobe, 2022). À l’écart des processus constitutionnels de transition, des dynamiques politiques originales s’observent à l’échelle fine.

Le travail agricole, une activité clé en crise qui reflètent les inégalités d’accès au foncier

L’agriculture oasienne : intensive en main-d’œuvre et multiplicité des statuts

  • 13 A Tozeur, le travail de la main d’œuvre agricole est composé de : dans 77 % des cas, il s’agit de k (...)

20Exemple de ces colères locales discrètes, les revendications sur la main d’œuvre s’inscrivent à la fois dans le temps long de la crise de gestion des ressources oasiennes, et dans le temps court du « bouillonnement » révolutionnaire national. Le travail agricole apparaît comme une contrainte environnementale, économique, et sociale, aux effets multiples sur le territoire. L’agriculture oasienne repose en effet sur un recours intensif en main-d’œuvre, du fait des caractéristiques spécifiques des systèmes de production (cf. Fig.1). L’organisation verticale des cultures (étagées) et horizontale de l’irrigation impose un entretien permanent, pour le maintien de la productivité, mais aussi de la pérennité du milieu. La main d’œuvre est donc sollicitée sous diverses formes : ponctuelle, saisonnière ou permanente13. À Tozeur et Gabès, ce sont ainsi plus de 85 % des exploitants qui font appel chaque année à une main-d’œuvre extérieure à la famille selon une diversité de statuts : journaliers, khammes, salariés, cherik… (Tab.1) (Enquête oasis, 2011).

Tab. 1 : Diversité des statuts de la main d’œuvre extérieure à la famille dans les oasis

Statut

Type

Statut et rémunération

Responsabilité des étages de cultures

Khammessat

Permanente

Métayer : 1/5ème de la récolte des dattes

3 étages : les étages intermédiaires (arbo/maraîchage) sont exclusivement pour les khammes

Cherikat

Permanente

« associé » de statut variable selon les propriétaires : 50 % de la récolte de l’exploitation

1 ou 3 étages selon les arrangements 

Salariés

Permanente

Salarié mensuel. Montant calculé selon les revenus de la vente des dattes (350 dt/mois en moyenne en 2014)

Principalement les palmiers, mais étages intermédiaires pour la consommation individuelle

Journaliers

Ponctuelle

Journalier : 18 dt/jour pour les hommes 12dt/jour pour les femmes en moyenne en 2013-2014

1 étage en particulier selon les besoins

  • 14 « Enquête Oasis » 2011.
  • 15 Dans de nombreuses régions, la main d’œuvre agricole s’est féminisée, en lien avec la précarisation (...)
  • 16 Le décret du 30 avril 1956 fixe une évolution du statut des travailleurs agricoles. Le khammessat e (...)
  • 17 Enquête Oasis du Ministère de l’Agriculture, Oasis ancienne de Tozeur, 2011

21Ce recours à la main-d’œuvre est de nature différente sur les deux terrains, témoignant de formes diverses de répartition du capital et du travail, et ainsi des inégalités. À Gabès, le faire valoir direct domine très nettement (91 % des exploitations) et l’agriculture mobilise en moyenne cinq fois moins de main-d’œuvre masculine (permanente et temporaire) qu’à Tozeur14. En revanche, elle a recours à la main-d’œuvre féminine15, absente de Tozeur. Ces différences renvoient à des usages contrastés du travail agricole oasien. À Gabès, il s’agit le plus souvent d’une main-d’œuvre ponctuelle, chargée de tâches de désherbage pour les femmes, et de la récolte des dattes ou grenades pour les hommes. À Tozeur en revanche, l’organisation de l’activité agricole dans la palmeraie s’articule autour de grands propriétaires et de travailleurs agricoles (Attia, 1983) liés par un contrat ancien de métayage, le « khamessat ». Même s’il bénéficie d’un statut différent, le khammes effectuait des travaux qui le rapprochaient de la main-d’œuvre esclave (Larguèche, 1991). Attaché à une exploitation, il reçoit le cinquième de la récolte des dattes. Autrefois présent dans toute la Tunisie16, ce statut persiste surtout dans l’oasis ancienne de Tozeur, en lien avec un faire-valoir indirect (60 % des exploitations) qui implique la mobilisation permanente de la main-d’œuvre spécialisée. En 2011, près de la moitié des exploitations de Tozeur sont gérées par des khammes (et 10 % par des salariés), qui réalisent près de 80 % du travail de la palmeraie17. Seuls les propriétaires des plus petites surfaces, aux moyens limités, exploitent leurs terres en faire-valoir direct. La mobilisation de la main d’œuvre est ainsi corrélée à la superficie : plus l’exploitation est grande, plus la main d’œuvre est nombreuse. L’organisation du travail agricole introduit donc des hiérarchies entre les propriétaires, et la diversité du recours à la main-d’œuvre souligne la complexité des interactions sociales dans l’oasis, selon les catégories de travailleurs et de propriétaires. A l’échelle régionale, les inégalités face au travail agricole prennent donc des formes différentes. Tozeur se démarque par une élite de grands propriétaires qui s’appuie massivement sur une main d’œuvre permanente, et à Gabès, l’agriculture est pratiquée par une plus grande diversité de petits et moyens propriétaires, dont le recours à la main d’œuvre extérieure est limité. L’inégale répartition du capital foncier est ainsi déterminante dans l’inégale capacité d’appropriation des ressources oasiennes.

22Faire travailler des khammes, payer des ouvriers, est un signe de pouvoir et d’ancrage ancien, visible dans l’aspect des parcelles, aux cultures richement étagées quand la main-d’œuvre est abondante (cf. Tab.1). Car c’est aussi un outil de gestion environnementale. De la qualité de leur savoir-faire, dépend la qualité de l’oasis. À Tozeur, les travailleurs agricoles sont le plus souvent responsables des étages de cultures arboricoles et maraîchères, qui sont destinées à leur consommation familiale et au marché local (cf. Tab.1). À Gabès, les activités de nettoyage du sol sont stratégiques, car elles renforcent l’efficience de l’irrigation. Le travail des palmiers dattiers, la pollinisation et la récolte, intégralement manuelle, reposent sur un savoir-faire spécifique des travailleurs. Celui-ci apparaît comme le principal outil au service de leur lutte pour l’appropriation des ressources de l’oasis, et contre leur invisibilisation dans les débats sur la durabilité oasienne.

Une main d’œuvre aux enjeux financiers, sociaux et environnementaux : rapports de pouvoir et appropriation des ressources

23Les travaux de l’oasis sont régulièrement présentés comme un objet de cristallisation des rapports de domination les plus directs, entre propriétaires et travailleurs (Larguèche, 1991 ; Mrad Dali, 2005) : jeunes, noirs au Jerid (Tozeur), ou femmes dans les oasis littorales (Gabès). On assiste à une confrontation des légitimités entre propriétaires et travailleurs. En effet, leurs territorialités sont construites sur des pratiques de l’espace fortement différenciées : investissement quotidien ou pratique ponctuelle, main-d’œuvre spécialisée ou gestion d’exploitation. Les discours des travailleurs et propriétaires s’affrontent alors autour de représentations antagonistes du travail effectué dans la palmeraie : cher et inefficace du point de vue des propriétaires, les ouvriers déplorent eux que leur travail ne soit pas reconnu à sa juste valeur. Entre ces deux pôles, émerge un espace de renégociation des rapports de pouvoir dans l’oasis, pour l’appropriation des ressources productives agricoles par chacun des types d’acteurs.

  • 18 En 2014, les salaires journaliers atteignent 18 DT/jour en moyenne pour les hommes et 12 DT/jour po (...)

24Sur les deux terrains, la main-d’œuvre représente une contrainte financière et environnementale pour les propriétaires, notamment les plus modestes. D’une part, la main-d’œuvre est présentée comme une variable qui pèse sur les finances de l’exploitation. Ce n’est pas spécifique aux terrains oasiens (Morice, Michalon, 2008), mais le caractère intensif et spécialisé du travail manuel dans ces milieux en renforce l’enjeu. Deux tiers des chefs d’exploitations enquêtés considèrent que la main d’œuvre manque, et que cela participe de la montée des prix. Par ailleurs, les travailleurs sont accusés d’être peu soigneux, pas assez qualifiés, et de nuire à la valorisation de l’exploitation. Le coût apparaît d’autant plus important aux propriétaires qu’il est considéré comme injustifié par près de la moitié des enquêtés. C’est d’abord la qualité et l’efficacité générale de cette main-d’œuvre qui est mise en cause18. « Avant la révolution, tu travailles 9 h pour 12 dinars, maintenant c’est 5 h pour 20 dinars ! » explique Mohamed, propriétaire de 0,5 ha à Gabès en 2014, soulignant l’acuité du problème, et illustrant le mépris latent pour les travailleurs agricoles. Jugés « trop revendicatifs », ces derniers exigent désormais des salaires hors de portée d’un agriculteur moyen. Difficiles à mobiliser, ces travailleurs sont accusés de précipiter la crise de la petite agriculture oasienne et de son paysage. « Ça fait trois ans que je ne mets plus de cultures au sol, car ce n’est pas rentable. Il n’y a pas de travailleurs, et ceux qui sont là ne travaillent pas. C’est un grand problème » explique Mahmoud, propriétaire de 3 ha dans l’oasis de Tozeur (Fig.3).

Fig. 3. Khammes, garant de la qualité des cultures au sol, Tozeur

Fig. 3. Khammes, garant de la qualité des cultures au sol, Tozeur

Source : I. Carpentier, 2014

  • 19 A Tozeur, la main d’œuvre vient des gouvernorats voisins de Gafsa au centre-ouest ou Kebili, quant (...)

25Pour y faire face, les propriétaires élargissent le réseau de recrutement et se tournent de plus en plus vers une main-d’œuvre originaire d’autres régions, pour réduire les coûts et limiter les conflits19. Les concurrences et hiérarchies se recomposent, entre propriétaires de grandes et petites exploitations, main-d’œuvre locale et des régions voisines, ponctuelle et permanente. Si la main-d’œuvre locale semble plus exigeante, la main-d’œuvre extérieure est difficile d’accès pour un propriétaire aux revenus limités. Les plus grands propriétaires « monopolisent » l’essentiel de la main-d’œuvre disponible, et la ressource stratégique qu’est le travail agricole se retrouve tarie pour les exploitants plus modestes. Le recours au travail journalier occasionnel, constitue le plus souvent la solution, mais ne permet pas aux exploitants de développer des schémas culturaux ambitieux, et certains se spécialisent alors dans des cultures peu intensives en travail, comme l’olivier à Gabès. La lutte des petits propriétaires pour la sauvegarde de leurs ressources productives se construit ainsi dans la confrontation à la fois avec les travailleurs agricoles et les propriétaires aux moyens étendus. Mais cette confrontation est avant tout une interdépendance. Sans main-d’œuvre, pas d’oasis.

Des stratégies pour s’adapter, pour résister : le travail oasien sous pression

26Objet d’inquiétude pour les propriétaires, la disponibilité et la qualité de la main-d’œuvre apparaissent comme des facteurs centraux de la viabilité des exploitations et de l’oasis, mais aussi comme objet de conflits à l’origine de micro-fractures qui traversent les espaces oasiens, objets de stratégies d’adaptations et de résistances multiples.

La mécanisation du travail agricole, une réponse dans le rapport de force ?

27Face à la menace que fait peser la volatilité de la main-d’œuvre pour les petits propriétaires, certains tentent -depuis longtemps- de répondre au défi social en se tournant vers la mécanisation du travail agricole (Battesti, 2005), mais cette stratégie s’est intensifiée après la révolution. Cette mécanisation est cependant limitée au travail du sol dans les oasis pour des raisons techniques, liées à l’étagement des cultures. À Gabès, le locataire d’une petite exploitation explique son approche : « moi je préfère un motoculteur à la main-d’œuvre. C’est beaucoup moins cher, plus propre et plus rapide ». Ainsi, la mécanisation doit permettre de s’affranchir du conflit, en plus de résoudre le problème d’efficacité du travailleur. Dans ce contexte, les investissements sur les équipements et outils n’ont cessé de croître, notamment à Gabès, où cela représente un des premiers postes de dépenses pour plus du quart des exploitations enquêtées. Il s’agit de remplacer la main-d’œuvre chargée du nettoyage des « mauvaises herbes », par une petite mécanisation, telle que faucheuse mécanique ou motoculteur. Cette stratégie d’adaptation est plus aisée à Gabès qu’à Tozeur, du fait de la structure des parcelles où les palmiers sont seulement sur les bords de parcelles. Cependant, sur les deux terrains d’étude, le recours au matériel mécanique est en croissance, soulignant la transformation des pratiques culturales en lien avec l’exacerbation des tensions sur la main-d’œuvre. Pour certaines tâches, se passer de la main-d’œuvre reste cependant impossible. La fécondation des palmiers et la récolte des dattes continuent ainsi de cristalliser les tensions aux moments décisifs de la saison agricole.

Féconder le palmier, récolter les dattes : deux moments de pression

  • 20 Entretien à Tozeur, M. N, zone de R’bat, mai 2014

28Si les tensions sur la main-d’œuvre sont présentes sur les deux terrains, elles sont exacerbées à Tozeur, où le palmier est au cœur du système productif, au sein d’un foncier dominé par les grands propriétaires. La récolte et la fécondation impliquent un savoir-faire singulier, moteur de la résistance pour les travailleurs, qui s’appuie sur celui-ci pour revendiquer leurs légitimités. Monter à mains nues dans les palmiers constitue d’ailleurs une étape reconnue et valorisée des circuits touristiques sahariens (Battesti, 2009). Mais la récolte constitue surtout le moment de confrontation principale entre propriétaires et travailleurs. Cette tension s’exprime dans cet échange20 entre un propriétaire d’une grande exploitation de Tozeur et le khammes qui travaille dans son jardin :

- Le propriétaire : « Qui va monter dans ces palmiers ? Ce sont des acrobates. Et il n’y a plus d’acrobates, dans cinq ans peut-être que ce sera la catastrophe.
- Le khammes : « Ce n’est pas grave, on va polliniser par internet ! »

29Cette boutade souligne l’ambigüité des rapports entre propriétaires et travailleurs, entre défiance, mépris et interdépendance. En mettant en lumière « l’acrobatie » dont font preuve les ouvriers agricoles, le propriétaire souligne non seulement la maîtrise technique de l’ouvrier, mais aussi le danger de ces travaux, réservés à des catégories sociales bien spécifiques. Autant que la reconnaissance d’un savoir-faire valorisant, le propriétaire met ici en évidence la différenciation sociale des tâches dans l’oasis, soulignant ainsi la divergence historique des territorialités des propriétaires et travailleurs. La solution technologique, moderniste, proposée ironiquement au propriétaire, souligne l’ambivalence des rapports de force oasiens. Vulnérable et sous pression face aux rêves de dépassement technique, le khammes rappelle ici son importance stratégique par défaut. « L’acrobatie » des khammes pour monter dans les palmiers entre ici en dissonance avec l’univers de l’informatique, symbole du travail de bureau des propriétaires, présents seulement sporadiquement dans les parcelles. Incapables de mesurer les dangers, les propriétaires apparaissent impuissants face à la situation. Mais la catastrophe annoncée ici est autant celle de la disparition des « acrobates » des palmiers, que celle de la pérennité de l’oasis. Cet échange résume combien la pratique du territoire par les propriétaires et travailleurs participe de formes différenciées d’ancrage dans la palmeraie. Les sources de légitimité pour l’accès et la mise en valeur des ressources agricoles de l’oasis sont multiples. Face au travail quotidien et à la compétence du khammes, c’est l’investissement du propriétaire, présenté comme au service de la protection des palmiers, source de survie du milieu, qui est mise en scène. Cela souligne la variété des perspectives mobilisées pour faire valoir son droit sur la ressource oasienne, ici à travers le palmier dattier. L’interdépendance entre travailleur et propriétaire, plutôt complice ici, se formule pourtant parfois de manière nettement plus conflictuelle.

La voix des khammes : pour une affirmation locale dans l’oasis

À la recherche de la dignité, les revendications des travailleurs de l’oasis pour la justice sociale

30Si les différentes catégories de propriétaires déplorent une relative impuissance face à la crise du travail oasien, de leur côté, les travailleurs soulignent au contraire la fragilité de leurs positions, marquée par l’absence de statut formel et la faible rémunération - malgré l’augmentation post-révolution. Le danger et la pénibilité des tâches effectuées renforcent le sentiment collectif d’une insuffisante prise en considération de leur rôle dans la production du terroir oasien.

31Dans ce contexte, leurs revendications ont pris de l’ampleur depuis 2011. À Tozeur en particulier, les khammes mettent en mots leur volonté d’être reconnus comme légitimes sur le territoire oasien. Mais leur statut reste synonyme de marginalité et de stigmatisation sociale. Les khammes résident souvent tous dans les mêmes quartiers, constituant une catégorie distincte socialement et spatialement. À Tozeur, près de la moitié des khammes enquêtés sont originaires du village oasien de Saharaoui, au sud-ouest de la ville de Tozeur. Les revendications communes qu’ils expriment s’articulent autour de trois points principaux : la revendication d’un nouveau statut, d’une reconnaissance et d’une assurance. Celles-ci s’inscrivent en échos aux diverses mobilisations qui animent le pays depuis 2011.

Revendiquer un statut, sortir de la marginalité

  • 21 Jardin (ghaba) est le terme utilisé par les habitants pour désigner les exploitations agricoles oas (...)
  • 22 cf. note 21

32Au cœur des discours des travailleurs, notamment chez les plus jeunes d’entre eux, s’exprime l’aspiration à la réforme d’un statut stigmatisant, associé à l’invisibilité sociale et à la vulnérabilité économique. Fehid, khammes dans une exploitation de 3ha, a 25 ans et un diplôme en menuiserie. Sans activité dans le secteur de sa spécialité depuis 2011, il se tourne vers le travail agricole, et rejoint en 2014 une exploitation dans la zone ouest de l’oasis, proche de son village. Il explique ainsi : « Moi, je suis né dans le jardin21, mon père et mon grand-père ont passé leurs vies dans ce jardin. Mais le khammessat, c’est un statut social “pourri”, qui n’a pas changé depuis l’Indépendance22. Dès que je pourrai travailler à nouveau dans la menuiserie, j’y retournerai ». Cette trajectoire est représentative du discours de ces jeunes hommes, qui ont hérité de ce statut de khammes, ont été scolarisé, et ont fait des formations professionnelles dans d’autres secteurs. Ils rejettent désormais le travail au jardin, pour espérer sortir de la marginalité qui caractérise leur pratique de la palmeraie. Leur ancrage très fort dans l’oasis, construit à l’échelle de l’exploitation, correspond pour eux à ce statut de dominé, transmis de génération en génération. Alors que les salariés agricoles touchent un revenu régulier, mensuel, les khammes restent tributaires des revenus annuels de la récolte des dattes, et du bon vouloir du propriétaire qui fixe les prix lors de la vente. Ce statut social participe de leurs vulnérabilités, tant leurs possibilités d’expression sont limitées, et leur mode de rémunération variable.

Affirmer sa dignité, faire reconnaître sa légitimité

33Il s’agit en effet pour les khammes de faire valoir leurs droits sur l’oasis, en tant qu’usagers stratégiques. Jamel a 45 ans, il est khammes depuis ses 15 ans dans une grande exploitation (2,5ha) d’Abbess, au sud-ouest de l’oasis de Tozeur. Il expose ses revendications :

  • 23 Ce système de rémunération des khammes n’est pas systématique parmi les khammes que nous avons renc (...)
  • 24 Tozeur, Abbes, sur la parcelle, entretien mai 2014

Il faut que le khammes soit le chef, parce que les propriétaires ne connaissent rien à l’agriculture. Ils ne savent pas irriguer, ne savent pas les dangers réels de l’activité. Ils ne comprennent rien aux palmiers. […] Nous, on veut plus que le 1/5e, on veut au moins 50 % des palmiers et on veut la venue d’un expert pour estimer la production des dattes. Parce qu’ici le propriétaire à la fin de l’année divise le gain par 5, puis par 12, avant même de toucher réellement l’argent. Et il nous paye par mois23, comme ça il nous tient. On ne peut rien faire. Mais un propriétaire qui vend pour 5 000 DT et donne 1 000 DT, en vérité c’est de l’exploitation.24

34Ce discours est représentatif d’un sentiment très partagé parmi les khammes de Tozeur : l’appel à l’inversion des responsabilités entre travailleurs et propriétaires, dans la mesure où ces derniers sont dénoncés comme incompétents en agriculture. La mention de la figure de l’expert indépendant, « extérieur » à l’oasis, souligne la difficulté persistante de négociation directe entre propriétaires et travailleurs. Mais ce témoignage souligne également l’impuissance éprouvée par les travailleurs agricoles lors de la commercialisation des dattes. Alors qu’ils sont au cœur du processus de récolte, la vente est très majoritairement réalisée « sur pied », sur la base d’estimations réalisées par un acquéreur ou par le propriétaire directement. D’après les travailleurs, ces estimations sont systématiquement sous-évaluées, de manière à les maintenir sous pression. Déconnectés du processus de commercialisation, les travailleurs agricoles sont exposés aux éventuels abus liés à la vente des dattes. Affirmer sa responsabilité, revendiquer le contrôle, passe alors pour le khammes par la disqualification du propriétaire.

  • 25 Tozeur, R’bat, mai 2014

35Ce manque de contrôle est dénoncé au sein de revendications de plus en plus politisées, qui soulignent paradoxalement les difficultés à faire émerger les contestations collectives des travailleurs : « Les gens ont peur des propriétaires, parce que ce sont eux qui ont le pouvoir. […] Et depuis la révolution, il y en a qui sont devenus plus méchants, car ils savent que les khammes n’ont pas d’autre choix pour travailler »25, raconte Mohamed, khammes d’une exploitation moyenne de l’oasis. Le contexte de crise économique régionale et nationale accentue ainsi la pression sur un rapport de force déjà saillant, où se confrontent des légitimités antagonistes sur le territoire. Il ne faut cependant pas surinterpréter ces discours renvoyant dos à dos propriétaires et travailleurs, tant les arrangements et inégalités entre propriétaires sont multiples. La diversification des logiques de valorisation dans l’ensemble de l’oasis, et notamment l’irruption d’activités tertiaires et de loisirs dans les jardins, a participé à construire une dynamique de mobilisation collective qui s’oriente plutôt vers la mise en lumière des injustices subies par la catégorie des petits agriculteurs, plutôt que par l’irruption de conflits ouverts. En effet, les projets de loisirs, en mettant en cause la vocation avant tout agricole et productive de l’oasis, questionnent les fonctions de l’espace plutôt que les inégalités internes au monde agricole productif. La défense de l’oasis comme agrosystème « durable » a alors tendance à faire l’impasse sur les logiques du travail sur lesquelles il repose.

Lutter pour sa sécurité, s’assurer contre le danger, se faire entendre

  • 26 Entretien R’bat, Tozeur, mai 2014
  • 27 Seule une succession d’accidents dramatiques dans le transport d’ouvrières agricoles dans les régio (...)

36Enfin, alors que les discours sur la rareté et la faible efficacité de la main-d’œuvre dominent les débats publics et la parole des enquêtés, celle-ci tente d’entamer une négociation sur les conditions de travail. Monter dans les palmiers pour la récolte et la fécondation est une activité dangereuse, nous l’avons vu, a fortiori dans les oasis anciennes, où les palmiers sont très grands et très fins. Seuls les khammes les plus jeunes et les plus légers peuvent y monter (Fig.4). L’absence de matériel de sécurité ou de système de garantie rend l’opération encore plus périlleuse. Certains khammes revendiquent donc désormais le droit à avoir une assurance. « Il n’y a pas de sécurité, il y a des accidents, des morts, donc les jeunes partent ! […] Si on se blesse, on est mis de côté pendant six mois, et on perd tous les bénéfices. Si on tombe d’un palmier, tout le monde s’en fout. Il nous faudrait au moins une assurance » revendique Farid26, khammes dans la zone de R’bat, à la lisière sud de la ville de Tozeur. Si la question du statut et de la rémunération de la main-d’œuvre est posée dans le débat public, les accidents, qui occasionnent chaque année des dizaines de blessés graves, et parfois de morts selon certains, restent un phénomène peu évoqué. Largement méconnu de la majorité des habitants de la palmeraie, ce n’est pas un sujet dans les discours des pouvoirs publics. Sans foncier ni statut, marginalisé socialement, le khammes est démuni, et adresse l’essentiel des revendications directement aux propriétaires, plutôt qu’à l’administration. L’objectif consiste à accroître les garanties octroyées par les propriétaires. « Pour un propriétaire, 33 DT/semestre de cotisation sociale, ce n’est rien. Mais il faut juste le décider », affirme Fehid. La protection sociale de la main-d’œuvre est dénoncée comme une cause ouvertement négligée par les propriétaires, pourtant principaux bénéficiaires de leur travail dans l’oasis. Cet enjeu de sécurité du travail agricole apparaît alors représentatif de la difficulté des travailleurs à se faire entendre sur la scène publique depuis la révolution27.

37En effet, la main-d’œuvre agricole est peu présente dans les débats nationaux, du fait de l’absence de structure représentative de ses intérêts. Le syndicat général de l’UGTT (Union générale des travailleurs tunisiens), peu tourné vers le secteur, considère l’agriculture avant tout comme un monde de propriétaires. Dans les syndicats agricoles, que ce soit l’UTAP (Union tunisienne de l’agriculture et de la pêche) ou le SYNAGRI (Syndicat des Agriculteurs de Tunisie) créé en 2011, les ouvriers agricoles ne sont pas représentés. En outre, la crise de la structure syndicale agricole, prise dans les recompositions du champ partisan après la révolution (Gana, 2018), renforce la difficulté des acteurs du secteur à faire connaître leurs revendications. Dans ce contexte la révolution apparaît comme catalyseur de la politisation des revendications, et de la diversification des formes d’engagement (Hibou, Meddeb, 2018).

  • 28 Jus de palme, qui peut se consommer frais ou sous forme alcoolisée, lorsqu’il est fermenté

Fig. 4. Khammes récoltant le legmi28, zone de Abbes, Tozeur, 2014

Fig. 4. Khammes récoltant le legmi28, zone de Abbes, Tozeur, 2014

Un passage à l’action collective difficile

  • 29 Entretien Tozeur, mai 2014

38Pour lutter contre ces effets de domination multiples, certains khammes appellent à s’organiser collectivement, de manière à faire peser la menace d’une mise en danger des récoltes. « Si on n’est pas payé comme il faut, on doit faire une grève de la pollinisation. On doit faire une autre révolution, parce que là, nous ne sommes même pas des citoyens […] Il nous faut une organisation collective, sinon on ne va rien faire et rien changer », s’emporte Mehdi29, khammes de 30 ans, dans une des plus grandes exploitations de Tozeur. Cette posture active reste cependant minoritaire parmi les travailleurs, et le passage à la mobilisation collective effective reste largement hypothétique, et ce dernier point n’est pas spécifique aux régions oasiennes. Les conflits entre propriétaires et khammes restent pour l’essentiel internes aux exploitations. La diversité de conditions des travailleurs, ou entre les khammes eux-mêmes, les salariés ou les journaliers, limite les capacités d’organisations. Les faibles relais à l’extérieur de l’oasis rendent également le rapport de force particulièrement défavorable. Le passage à l’action collective « en dehors » de la palmeraie est donc difficile, mais n’empêche pas une cohésion interne grandissante. En effet, les pratiques de l’espace des travailleurs oasiens caractérisées par une mobilité entre les jardins et la solidarité entre les travailleurs participent de la diffusion des revendications. En effet, dans les plus grandes exploitations de Tozeur, on peut trouver une dizaine de khammes, et souvent ceux-ci travaillent dans plusieurs zones de l’oasis, les exploitations étant souvent morcelées. Lors des pauses, tous les khammes d’une zone, mais aussi les salariés et autres travailleurs présents dans les jardins adjacents, se retrouvent autour d’un thé ou d’un café, et discutent de leurs conditions de travail, échangent sur les récoltes, et les enjeux respectifs des exploitations dans lesquelles ils travaillent (Fig.5).

Fig. 5. Khammes discutant de leurs conditions de travail, Tozeur

Fig. 5. Khammes discutant de leurs conditions de travail, Tozeur

Source : I. Carpentier, 2014

39Ces moments de réunions informelles participent de la diffusion et de la politisation des revendications entre les travailleurs et dans l’espace de la palmeraie. L’entraide est forte, notamment en cas de blessure, mais aussi au quotidien, autour du partage des semences, ou d’échange de pieds d’arbres par exemple. Ces pratiques « infra-politique » de l’espace consacrent l’émergence de nouvelles formes d’appropriations des ressources oasiennes. Plutôt que de redéfinir les usages de l’eau ou de la terre, il s’agit d’affirmer une légitimité à gérer et produire les ressources territoriales (Gumuchian, Pecqueur, 2007) de l’oasis. Monter dans les palmiers, profiter des dattes de jardins aux cultures richement étagées, s’y promener, c’est revendiquer son appartenance à la communauté oasienne. Les combats contre les inégalités sociales ne s’affichent pas que dans les grandes villes, mais se construisent aussi dans l’espace informel de milieux agricoles en crise (Landy, Moreau, 2015). L’ancrage territorial des revendications n’est cependant pas un gage de réussite collective. Il souligne pourtant la forme singulière prise par les mobilisations depuis 2011, centrée sur la défense d’un droit à redéfinir les règles du partage des ressources économiques, sociales, ou environnementales. En quête de justice sociale et spatiale, ces mobilisations mettent en lumière le rôle des initiatives locales dans la redéfinition de modèles de gestion des ressources collectives territorialisées et des rapports de force.

Conclusion

40À la croisée d’enjeux fonciers, sociaux et économiques, les revendications autour de la main-d’œuvre ont pris de l’ampleur depuis 2011. En lien avec l’ouverture du champ politique et la diversification des usages de l’espace oasien, l’exacerbation des tensions entre propriétaires et travailleurs agricoles s’inscrit dans le débat national pour la redéfinition des modèles de gestion des ressources locales. Largement invisibles dans les travaux sur la durabilité des territoires oasiens, les débats sur la main-d’œuvre interrogent finalement les critères sociaux de cette durabilité revendiquée. L’émergence de nouvelles formes de mise en valeur dans les oasis est en effet loin d’avoir enrayé ce processus de marginalisation. Au contraire, la main-d’œuvre agricole continue de s’inscrire dans un espace social informel, interne à la palmeraie, qui échappe largement aux logiques de projets, mise en place par les acteurs politiques et économiques dominants. Pourtant, la viabilité de la palmeraie -économique, environnementale et sociale-, plus encore que dans d’autres systèmes agricoles, passe par la disponibilité et la qualité de la main d’œuvre. L’impossible mécanisation généralisée de ces milieux si fragiles, aux cultures étagées, et à l’irrigation localisée, place les savoir-faire des travailleurs de la terre au centre du jeu. L’intensification technique à destination des marchés extérieurs, modèle des nouvelles palmeraies des régions sahariennes, reste entravée par la spécificité du palmier dattier et du travail qu’il demande.

41L’analyse proposée dans cet article permet alors de mettre en lumière cette idée : ressource humaine stratégique, le travail agricole agit ainsi comme facteur de fragmentation sociale et spatiale dans l’oasis. Le partage de cette ressource est inégal. Entre propriétaires et travailleurs d’abord, le travail agricole ne correspond pas aux mêmes pratiques, représentations du territoire, ne répond pas aux mêmes besoins, et réactive des rapports de dominations hérités. Le travailleur est largement exclu de la propriété foncière, et à ce titre, d’un statut solide dans l’oasis. Mais le travail est aussi un facteur qui crée de nouvelles formes de différenciation sociale, internes aux catégories de propriétaires et travailleurs : la disparité des moyens, du foncier, des réseaux de recrutement d’une part ; et de l’autre la disparité des statuts, des modes de rémunération, des responsabilités et des saisons d’activités… Cette fragmentation s’inscrit aussi dans l’espace de la palmeraie avec un paysage étagé qui se dégrade dans les zones où la main d’œuvre manque, l’organisation des cultures change, inscrivant dans le paysage les disparités sociales de production. A Tozeur comme à Gabès, la polarisation de la main d’œuvre dans certaines exploitations des zones les plus favorables, les plus accessibles, produit des fractures entre les zones et les exploitations, avec un délitement du tissu oasien collectif. Facteur de disparité, le travail agricole est alors aussi un outil pour construire plus de justice sociale, spatiale et environnementale.

42Pour comprendre les effets de ces disparités du point de vue de la main d’œuvre, le cas particulier des khammes de Tozeur nous a permis de mettre en lumière la vulnérabilité persistante de la main d’œuvre dans un contexte qui a pourtant libéré la parole et permis la négociation des critères de la gouvernance des ressources oasiennes. Statut que l’on pourrait qualifier d’anachronique, le khamessat illustre les enjeux de pouvoirs qui se jouent autour de la résistance à la crise oasienne. En effet, les tensions révèlent les rapports de domination et la communication difficile des acteurs d’un même espace, marqué par l’ampleur des inégalités sur les ressources et la différenciation des pratiques. La volonté d’affirmation et la force de l’attachement de chacune des catégories d’acteurs à la palmeraie soulignent alors plutôt la diversité des formes possibles de promotion de l’oasis, espace d’incarnation des aspirations à plus d’équité. Au-delà de l’antagonisme initial, c’est dans la pluralité des formes que se joue la construction d’un territoire oasien plus « démocratique », en tension, porteur potentiel de nouveaux modèles de développement et de justice.

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Notes

1 Envisagées ici comme issues d’un processus de « mise à distance du quotidien pour l’engagement collectif pour le proche » (Dechézelles, Olive, 2016)

2 Valorisée à la période coloniale, c’est la variété qui domine sur le marché international de la datte.

3 La traduction vient en appui, l’essentiel des échanges se faisant directement en arabe tunisien.

4 Ce sont ces enquêtes qui alimentent la dernière section de cet article.

5 Inscription sur la liste indicative du patrimoine mondiale de l’UNESCO pour l’oasis de Gabès, insertion des systèmes oasiens maghrébins dans les SIPAM (Système Ingénieux du Patrimoine Agricole Mondial) de la FAO, projets du ministère de l’Agriculture de revalorisation des oasis « traditionnelles » avec le soutien du FME (Fond Mondiale pour l’Environnement).

6 L’expression « petit exploitant » est ici employée dans le sens d’idéal-type de « l’agriculture familiale paysanne » (Purseigle, Hervieu, 2009). Caractérisée par un système de production diversifié sur des superficies réduites (moins de 0.5ha dans les oasis) et une main d’œuvre familiale, c’est une forme sociale de l’activité désormais promue par les instances internationales (Ghanem, 2011).

7 Ainsi, on peut recenser : l’insécurité et les vols de bétail ; des « vols d’eau » : irrégularités sur le temps alloué d’irrigation, corruption accrue des pompistes, et des associations d’irrigation

8 Sur les deux terrains, à la question « Qu’a changé la révolution à votre activité dans l’oasis ? », les enquêtés ont spontanément évoqués une situation que nous qualifions ici de « crise »

9 En moins de dix ans, le dinar a perdu 60 % de sa valeur par rapport au dollar depuis 2011 (Chebbi et al, 2019)

10 https://lapresse.tn/71269/crise-du-secteur-laitier-a-quand-le-denouement/, Mohamed Khelil Jelassi, 22/08/2020, consulté le 09/09/2021 ; https://inkyfada.com/fr/2014/12/30/culture-tomate-agriculteurs-tunisie/, S. Chellali, 2014

11 http://kapitalis.com/tunisie/2020/02/16/la-faillite-des-politiques-agricoles-et-commerciales-en-tunisie/, Mohamed Elloumi, 2020, Kapitalis

12 https://www.middleeasteye.net/fr/decryptages/tunisie-dix-ans-revolution-inegalites-sociales-democratie, Thierry Brésillon, 2020, Middle East Eye

13 A Tozeur, le travail de la main d’œuvre agricole est composé de : dans 77 % des cas, il s’agit de khammes, dans 15 % des cas, de salariés et le reste (8 %) d’aides familiaux. A Gabès, le faire valoir direct caractérise 91 % des exploitations, et le travail agricole est pris en charge par : des aides familiaux (63 %), des salariés 27 %, et pour 10 % de chérik.

14 « Enquête Oasis » 2011.

15 Dans de nombreuses régions, la main d’œuvre agricole s’est féminisée, en lien avec la précarisation des conditions et la crise de l’emploi (Fautras, 2021).

16 Le décret du 30 avril 1956 fixe une évolution du statut des travailleurs agricoles. Le khammessat est théoriquement aboli. Pourtant, il persiste dans quelques oasis, notamment au Jerid.

17 Enquête Oasis du Ministère de l’Agriculture, Oasis ancienne de Tozeur, 2011

18 En 2014, les salaires journaliers atteignent 18 DT/jour en moyenne pour les hommes et 12 DT/jour pour les femmes à Gabès contre 10 DT/jour pour les hommes et 8 dt/jour pour les femmes en 2011

19 A Tozeur, la main d’œuvre vient des gouvernorats voisins de Gafsa au centre-ouest ou Kebili, quant à Gabès, elle vient surtout de Hamma, ville de l’intérieur du gouvernorat, à 50 km de Gabès, ou de Médenine, gouvernorat voisin du sud-est.

20 Entretien à Tozeur, M. N, zone de R’bat, mai 2014

21 Jardin (ghaba) est le terme utilisé par les habitants pour désigner les exploitations agricoles oasiennes. Cela témoigne du rapport singulier à l’activité agricole et de la spécificité du paysage oasien. (Battesti, 2005)

22 cf. note 21

23 Ce système de rémunération des khammes n’est pas systématique parmi les khammes que nous avons rencontrés, et chaque propriétaire organise de manière différente la redistribution des revenus des dattes. Cependant, la mensualisation des revenus apparaît comme une tendance nouvelle visant à rapprocher le khammes du salarié agricole.

24 Tozeur, Abbes, sur la parcelle, entretien mai 2014

25 Tozeur, R’bat, mai 2014

26 Entretien R’bat, Tozeur, mai 2014

27 Seule une succession d’accidents dramatiques dans le transport d’ouvrières agricoles dans les régions de l’intérieur, en 2018-2019, a fait l’objet de manifestations à Tunis. Le syndicat principal, l’UGTT, a alors affirmé proposer un projet pour réformer les conditions de transports des ouvrières. (Entretien, Tunis 2019)

28 Jus de palme, qui peut se consommer frais ou sous forme alcoolisée, lorsqu’il est fermenté

29 Entretien Tozeur, mai 2014

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Table des illustrations

Titre Fig. 1a : Etagement des cultures et structure des parcelles à Tozeur
Crédits Source : Carpentier, 2012
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Titre Fig. 1b : Etagement des cultures et structure des parcelles à Gabès
Crédits Source : Carpentier, 2012
URL http://journals.openedition.org/espacepolitique/docannexe/image/11014/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 1,2M
Titre Fig. 2a : Les gouvernorats de Tozeur et Gabès dans le sud tunisien
Crédits Source : d-maps.com, Carte agricole 2010 (CRDA), réalisation : Carpentier, 2018.
URL http://journals.openedition.org/espacepolitique/docannexe/image/11014/img-3.png
Fichier image/png, 104k
Titre Fig. 2b : Les oasis de Gabès et Tozeur dans leur contexte régional
Crédits Source : d-maps.com, Carte agricole 2010 (CRDA), réalisation : Carpentier, 2018.
URL http://journals.openedition.org/espacepolitique/docannexe/image/11014/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 1,4M
Titre Fig. 3. Khammes, garant de la qualité des cultures au sol, Tozeur
Crédits Source : I. Carpentier, 2014
URL http://journals.openedition.org/espacepolitique/docannexe/image/11014/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 1,6M
Titre Fig. 4. Khammes récoltant le legmi28, zone de Abbes, Tozeur, 2014
URL http://journals.openedition.org/espacepolitique/docannexe/image/11014/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 1,7M
Titre Fig. 5. Khammes discutant de leurs conditions de travail, Tozeur
Crédits Source : I. Carpentier, 2014
URL http://journals.openedition.org/espacepolitique/docannexe/image/11014/img-7.jpg
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Pour citer cet article

Référence électronique

Irène Carpentier, « Travailler la terre oasienne »L’Espace Politique [En ligne], 46 | 2022-1, mis en ligne le 12 juin 2023, consulté le 27 septembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/espacepolitique/11014 ; DOI : https://doi.org/10.4000/espacepolitique.11014

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Auteur

Irène Carpentier

Géographe, UMR SELMET, CIRAD
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