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Femmes et transformation artisanale des poissons pélagiques au Sénégal : un secteur à bout de souffle

Women and artisanal processing of pelagic fish in Senegal: a sector in dire straits
El Hadj Bara Dème, El Hadji Sow, Lovelie Licette, Nogaye Dia et Pierre Failler

Résumés

Français English

L’objectif de cet article est de présenter les tensions du marché de la transformation artisanale de produits halieutiques face à un accès de plus en plus difficile à la matière première au Sénégal : les poissons pélagiques. La méthode a consisté à compiler et analyser les données statistiques sur l’approvisionnement en matière première des femmes transformatrices, et collecter des informations qualitatives auprès des acteurs de la pêche sur la situation de la filière. Globalement, il ressort des données statistiques que l’approvisionnement du segment de la transformation artisanale en matière première a chuté de moins de 20 % ces dix dernières années. Ainsi, il est passé de 65 000 tonnes en 2009 à moins de 41 000 tonnes en 2018. Une baisse liée au contexte de surexploitation des poissons pélagiques et l’apparition de nouveaux usages. Les informations collectées sur le terrain montrent que les femmes transformatrices sont aussi confrontées à la hausse des prix des consommations intermédiaires, spécialement le combustible avec les restrictions de coupe de bois sur le littoral sénégalais. Les femmes transformatrices sont aussi très exposées à la précarité et insalubrité des aires de transformation artisanale. Autant d’éléments qui compromettent sérieusement la durabilité et l’économie de l’activité de la transformation artisanale des poissons pélagiques. Dans le contexte actuel de promotion de l’emploi des femmes et de leur autonomisation économique, le segment de la transformation artisanale doit être encadré par des politiques publiques fortes pour une durabilité de l’activité.

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Texte intégral

Introduction

  • 1 Les poissons pélagiques sont des espèces qui vivent en haute mer, à proximité de la surface et sont (...)
  • 2 Consommation par individu représente la disponibilité apparente de petits poissons pélagique divisé (...)

1La transformation artisanale des produits halieutiques, notamment des espèces de petits pélagiques1, est une composante essentielle du secteur de la pêche qu’il convient d’encadrer et de développer pour leur contribution à l’économie des pays ouest-africains (Asiedu et al., 2022; Nunoo et al., 2009). Elle est essentielle pour la sécurité nutritionnelle (satisfaction des besoins en protéines animales), ainsi que pour les moyens d’existence et de subsistance de millions d’individus (Acosta-Alba et al., 2022; Asiedu et al., 2022; E. hadj B. Dème & Failler, 2022; Failler, 2020, 2014). Au Sénégal, la consommation par individu2 de poissons pélagiques est estimée annuellement à 12 kilogrammes sur la période 2009 - 2018. Le secteur de la transformation artisanale utilise les poissons pélagiques comme matière première (E. hadj B. Dème & Failler, 2022; Moity-Maïzi, 2006a). Au Sénégal, les débarquements de petits pélagiques ont représenté une moyenne annuelle de 317 000 tonnes, soit 72 % du total des poissons débarqués sur la période 2009 – 2018 (Deme et al., 2020). Près de 18 % de cette quantité est destinée au marché de la transformation artisanale, soit 56 550 tonnes (Ricard & Brehmer, 2019). L’analyse des données sur cet article montre une chute de 20 % des quantités de petits pélagiques approvisionnés au segment de la transformation artisanale sur la période 2009 – 2018. Ainsi, les femmes transformatrices reçoivent de moins en moins de poissons au profit du marché de consommation en frais, du marché des exportations (congelés) et de la transformation industrielle en farine de poisson (Asiedu et al., 2022; E. hadj B. Deme et al., 2022). Les discussions avec les acteurs de la transformation artisanale sur le terrain montrent que pour l’accès aux matières premières, les femmes transformatrices de produits halieutiques disposent d’une assiette financière réduite et d’un niveau d’organisation faible. Elles subissent une rude concurrence des mareyeurs, des exportateurs de produits congelés et des usines de farine de poisson. Elles sont habituellement en marge des décisions prises par les administrations des pêches et qui régissent l’activité de la pêche et de la transformation artisanale (E. H. B. Dème et al., 2022; Ngom, 2021; Pierre, 2005; Lippel & Demers, 1996). Cette situation compromet la contribution du secteur de la transformation artisanale à la consommation de poissons et produits dérivés à l’échelle nationale et aux moyens d’existences durables de milliers de femmes (Deme et al., 2019). Elle compromet aussi des années d’encadrement financier et technique pour l’autonomisation des femmes transformatrices par l’État et les partenaires au développement (Harper et al., 2017; Moity-Maïzi, 2006b; Durand, 1981a).

  • 3 La nouvelle Lettre de Politique Sectorielle de Développement de la Pêche et de l’Aquaculture (LPSDP (...)

2Notre article s’inscrit ainsi dans la problématique de la gouvernance des pêches et des ressources halieutiques au Sénégal (E. hadj B. Dème, Brehmer, et al., 2021; M. Dème & Thiao, 2021; E. hadj B. Dème, Failler, et al., 2021; E. hadj B. Dème et al., 2019; Failler & Binet, 2010; Dahou, 2010; Delbos, 2006; Chauveau et al., 2000; J.-L. Ndiaye, 1997). Il part des recherches réalisées récemment au Sénégal et qui font état d’une surexploitation des ressources halieutiques liées à des facteurs écologiques et économiques (Ouréns et al., 2022; Jönsson, 2019; Thiaw et al., 2017; Diankha et al., 2015; Failler, 2014; Lam et al., 2012; Hannesson et al., 2006, 2006). Un contexte de surexploitation qui a induit un changelent de paradigme dans la gestion du secteur de la pêche. La gestion n’est plus axée fondamentalement sur l’accroissement de la production, elle intègre désormais la valorisation des captures (M. Dème, 2021; Mbengue et al., 2009; Moity-Maïzi, 2006a; Mbaye, 2005a). C’est cela qui explique les innovations technologiques3 dans la filière de la transformation artisanale au Sénégal (Camara, 2016). Toutefois, ce processus de valorisataion des produits, semble se heurter à des difficultés, notamment l’accès limité à la matière et aux produits de consommation intermédiaires comme le combustible. Ainsi, on s’est intéressé dans le cadre de ce travail à présenter les enjeux et défis du marché de la transformation artisanale dans un contexte de concurrence des marchés de la consommation en frais et congelé et d’apparition de nouvel usage des poissons pélagiques, particulièrement la transformation en farine de poisson.

3L’article est structuré en quatre parties. Dans la première partie est présentée le contexte de la recherche en faisant une caractérisation de la pêche artisanale et du segment de la transformation artisanale. Dans la deuxième partie est exposée la méthode de la recherche. Dans la troisième partie est présentée l’évolution des captures des petits pélagiques et les quantités transformées artisanalement, de même que les difficultés d’accès aux produits de consommation intermédiaires nécessaires à l’activité de la transformation. Enfin, la quatrième engage une discussion sur les enjeux et défis actuels de la transformation artisanale au Sénégal. Il se conclut par des recommandations de politiques publiques pour améliorer les conditions de travail des femmes transformatrices, améliorer les rendements de l’activité et faciliter l’accès à la matière première et aux produits intermédiaires.

Cadre théorique et problématique

Contribution de la pêche à l’autonomisation des femmes au Sénégal

4L’intégration des femmes dans le tissu économique sénégalais ne s’est réalisée que récemment suite aux crises économiques des années 1970 et des politiques d’ajustement économique qui ont suivi (Vause et al., 2015; Duruflé, 1994; Sow, 1993). Ainsi, les charges sociales assumées par les femmes dans les familles se sont accrues (Kergoat, 2010; dit Ndongo Dimé & Calvès, 2006; Denis & Sappia, 2004). La fonction de reproduction de la femme semble céder la place à un repositionnement autour de l’espace économique et politique jumelée à son statut de mère, d’épouse et de citoyenne (Dime, 2005; Bonnefond & Couty, 1988). Autrement dit, les femmes sortent de l’espace conjugal pour investir le champ économique au Sénégal (Dime, 2005). Ce changement de statut a été favorisé d’abord par la conjoncture économique (Gaye & Abdoulaye, 2009). Le contexte des années 1970 – 1980 marque la succession de plusieurs crises au Sénégal de nature différente, notamment écologique, économique et politique (Faye et al., 2017; Gueye, 2011; M. Diouf, 1992; Bonnefond & Couty, 1988). Un ensemble de crise qui va affaiblir l’économie sénégalaise nouvellement indépendant et instauré une situation économique difficile pour les ménages (Ndongo Dimé & Calvès, 2006; Ndongo Dimé, 2007). Les programmes d’ajustement structurel n’ont pas permis de développer une économie résiliente pour faire face aux chocs non maitrisés avec un environnement international peu favorable (Diop, 2004; M. Diouf, 1992). Ainsi, le Sénégal affiche de faibles performances économiques qui compromet les conditions de vie de sa population (dit Ndongo Dimé & Calvès, 2006; Ndongo Dimé, 2007). Au regard de cette situation, les femmes vont jouer un rôle important dans les logiques de survie des ménages (Kebe & Charbit, 2007; Adjamagbo et al., 2006; Duruflé, 1994; Sow, 1993). Ce rôle est aussi favorisé par un contexte d’émergence de mouvement militant pour l’autonomisation des femmes (S. Ndiaye, 2010). Partant du constat d’exclusion des femmes au processus de développement, l’objectif est maintenant de les positionner au cœur du développement en leur facilitant l’accès à l’éducation, à la formation, à l’entreprenariat féminin et aux crédits (Sarr & Fall, 2021). Ainsi, progressivement au Sénégal, les femmes sont omniprésentes dans l’économie nationale et surtout informelle, elles passent de l’invisibilité à la reconnaissance (Ngom, 2021; Charmes, 2005). La pêche artisanale s’est positionnée comme un secteur stratégique dans cette dynamique de promotion de l’emploi des femmes et de leur autonomisation (Delbos, 2006). Elle est le réceptacle de milliers de femmes intervenant sur toute la chaine de valeur du poisson, de la production à la consommation.

5Au Sénégal, le milieu de la pêche artisanale est généralement perçu comme un monde d’hommes. Cela est vrai lorsqu’on est sur les activités de capture, mais les activités en aval de la pêche sont plus féminisées (Delbos, 2006). Ainsi, l’activité de la pêche est stratifié en segment (pêche, mareyage, transformation artisanale) qui correspond à une division du travail social (Feldman, 2018; Cognet, 2010; Shinn et al., 2010). L’activité de la pêche est monopolisé par les hommes. Elle demande beaucoup de force physique et de longs séjours en mer. Et dans une société sénégalaise, où il incombe souvent à la mère de s’occuper des enfants, elles restent souvent confinées à la concession familiale (Feldman, 2018). Le segment du mareyage grossiste est aussi dominé par les hommes. Ce segment de marché nécessite un important investissement financier, dont ne dispose pas les femmes en milieu pêche (accès difficile au crédit) et une longue absence familiale. Pour toutes ces raisons, l’activité de la transformation artisanale semble être la plus adaptée. L’investissement est peu coûteux et le savoir-faire se transmet de mère en fille. De plus, l’activité est exercée dans le cadre de la concession. Cela leur permet de concilier les exigences familiales et sociales avec une activité économique. Ainsi, les femmes assurent l’essentiel de la transformation artisanale et se présentent comme des actrices incontournables du processus de mise en marche des produits de la pêche (Charmes, 2000). La vente à petite échelle du poisson au niveau des marchés d’éclatement est quasi-exclusivement assurée par les femmes (A. B. K. Diouf et al., 2022; J.-L. Ndiaye, 1997). Même au niveau de la valorisation industrielle, elles dominent dans les industries des conserves du poisson au Sénégal. Autant dire que si les hommes assurent la production de poissons, les femmes dominent sur toute la chaine de valorisation.

La transformation artisanale des produits halieutiques : un grenier d’emplois des femmes en milieu rural sénégalais menacé

6De l’avis de Chaboud et al., (1989), la transformation artisanale des petits pélagiques au Sénégal est la forme de valorisation des ressources la plus ancienne (Moity-Maïzi, 2006b; Mbaye, 2005b; J.-L. Ndiaye, 1997). Toutefois, son importance a évolué au fur des années. Si auparavant, la transformation artisanale permettait seulement de valoriser les rebus du mareyage et, de ce fait, de limiter les pertes post-capture et les invendus (Mbengue et al., 2009). Dans le contexte actuel, l’activité n’est plus marginale ou utilisatrice du surplus de production (M. Fall et al., 2019; Camara, 2016; N. Fall et al., 2014). En effet, l’intégration des produits transformés aux marchés internationaux a amené les femmes transformatrices à se procurer du poisson frais et de bonne qualité auprès des pêcheurs et mareyeurs pour la transformation artisanale (Dème et al., 2022).

7Le développement du segment au Sénégal est aussi liée à la présence de communautés étrangères (ghanéenne et guinéenne) et de partenaires au développement qui ont vulgarisé et financé la construction de fours de fumage multifonctionnels (braisage et fumage) et engendré de forte capacité de production (Mbengue et al., 2009 ; Moity-Maïzi, 2006b ; Durand, 1981b). Cette nouvelle dynamique de développement de la transformation artisanale fait que l’investissement des femmes transformatrices et l’accompagnement des partenaires techniques et financiers est beaucoup plus important. Le secteur s’est professionnalisé avec l’ouverture de nouveaux marchés. Cela a eu des conséquences positives sur la contribution du segment à l’économie nationale, surtout en termes de sécurité nutritionnelle, d’emplois et d’intégration des femmes au tissu économique. Les statistiques montrent que plus de 7500 femmes s’activent dans les aires de transformation artisanale établie le long du littoral sénégalais. Toutefois, ce positionnement prépondérant des femmes dans le segment de la transformation artisanale semble être compris par plusieurs aléas écologiques et économiques.

8Depuis quelques années, l’état des stocks au Sénégal est dans un état critique surtout pour les poissons pélagiques qui constituent la matière première de la transformation artisanale. Les travaux récents du COPACE-FAO ont montré que les stocks de poissons pélagiques dans la zone nord-ouest sont à des niveaux non-durables et pleinement exploité selon les espèces (Bâ et al., 2019; Belhabib et al., 2018). Cela montre que l’accès à la première sera de plus en difficile pour les femmes transformatrices. De plus, les petits pélagiques sont vulnérables au changement climatique (Failler, 2014; Lam et al., 2012; Hannesson et al., 2006). A côté de ces aléas écologiques, des aléas économiques rendent aussi difficiles l’accès aux poissons pélagiques pour les femmes transformatrices. Il s’agit des nouveaux usages des poissons pélagiques, telle que l’exportation de grosse quantité en entier congelé et l’émergence des industries de farine de poissons sur les côtes sénégalaises (Acosta-Alba et al., 2022; Deme et al., 2020; Corten et al., 2017). C’est autant de mécanismes maitrisés et non maitrisés qui déstabilisent les chaines de distribution du poisson au Sénégal, et qui semblent reléguer au second l’approvisionnement du segment de la transformation artisanale et privilégier le marché des exportations et de la farine et huile de poisson (Deme et al., 2020; Failler, 2020). C’est ainsi que cet article analysera les approvisionnements en matière première des femmes transformatrices, et des consommations intermédiaires. En ce faisant, il répondra aux questions de recherche sur la durabilité de l’activité de la transformation artisanale au Sénégal, sur sa capacité à contribuer aux emplois, à l’entrepreneuriat des femmes, à leur autonomisation et à la sécurité nutritionnelle des sénégalais.

Méthodes de recherche

  • 4 Près de 15% de la population sénégalaise, soit 600 000 individus s’activent dans la pêche. Elle con (...)

9Cette étude couvre tout le littoral sénégalais (Figure 1). Un littoral marqué par des activités de pêche, de mareyage et de transformation artisanale très dense. En effet, le Sénégal dispose d’une façade maritime de plus de 718 km de côtes et d’un espace maritime de 198 000 km2 (Deme et al., 2019). Ces atouts physiques ont favorisé le développement de la pêche et des activités connexes. La mer qui borde le Sénégal est structurée autour de cinq régions maritimes littorales que sont la Grande - Côte (au nord), le Cap-Vert (au centre), la Petite Côte (au sud), le Saloum (région deltaïque) et enfin au-delà de la Gambie, la Casamance (Touron-Gardic et al., 2022) (Figure 1). Le littoral sénégalais est poissonneux (Brochier et al., 2018 ; Thiaw et al., 2017). Cela s’explique par l’existence de conditions hydroécologiques particulièrement favorables à la reproduction des différentes espèces avec notamment des variabilités saisonnières importantes, des courants marins vigoureux, un régime des vents particulier et enfin des paramètres spécifiques d’enrichissement des eaux en plancton (Brochier et al., 2018; Diankha et al., 2015). L’ensemble de ces conditions hydroécologiques explique l’important potentiel halieutique dont dispose le pays. Il explique aussi la contribution importante de la pêche à l’économe du pays4, à la sécurité alimentaire nationale et aux moyens d’existences durables de milliers de Sénégalais (Asiedu et al., 2022 ; E. hadj B. Deme et al., 2022 ; Soumah et al., 2021 ; Failler et al., 2019). Les petits pélagiques sont les principales ressources exploitées au Sénégal. Lesquels petits pélagiques constituent la matière première du segment de la transformation artisanale qui se fait par fumage et braisage du poisson le long des côtes sénégalaises (de la Grande Côte au Nord jusqu’au Sud du Sénégal, en Casamance) (Figure 1).

Figure 1 : le littoral sénégalais et la distribution géographique des principales espèces de poissons pélagiques exploitées par la pêche artisanale maritime sénégalaise

Figure 1 : le littoral sénégalais et la distribution géographique des principales espèces de poissons pélagiques exploitées par la pêche artisanale maritime sénégalaise
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Source : (Dème et al., 2022)

  • 5 La pêche artisanale est pratiquée par plusieurs communautés de pêcheurs utilisant plus d’une vingta (...)

10L’exploitation des ressources halieutiques dans les eaux sénégalaises est le fait de pêcheries artisanales, semi-industrielles et industrielles5. Mais, si on s’intéresse au poisson pélagique, ils sont essentiellement exploités au Sénégal par une flottille artisanale constituée de sennes tournantes et de filets maillants encerclant. Au total, 1249 unités de senne tournante et 700 unités de filet maillant encerclant ont été dénombrées en 2019 au Sénégal. Ces unités de pêche débarquent le plus souvent les espèces de petits pélagiques suivants : les sardinelles (plates et rondes) (Sardinella maderensis) (Sardinella aurita), l’ethmalose (Ethmalosa fimbriata), les chinchards (noir, jaune et blanc) (Trachurus trachurus) et le maquereau (Scomber scombrus) (Auteur, 2021 ; Mbengue et al, 2009). Les petits pélagiques se caractérisent par une distribution large et une dynamique le long des côtes ouest africaines en lien avec le front intertropical, les espèces recherchant les conditions optimales de températures et de disponibilité́ d’alimentation (Laë et al., 2004 ; Hoggarth, 2006 ; Gorez et al., 2018). L’illustration 1 permet d’apprécier cette distribution des espèces phares de pélagiques dans la Zone économique exclusive-ZEE sénégalaise.

Collecte des données

11Pour une couverture nationale du travail, nous avons mené les enquêtes de terrain sur tout le littoral sénégalais et dans les sites de débarquement les plus importants en termes de quantités de poissons débarquées et transformées artisanalement et industriellement (Figure 2). C’est ainsi que les principales enquêtes se sont déroulées sur 11 différentes aires de transformation. Sur la Grande Côte, les enquêtes ont eu lieu à Saint-Louis et à Kayar dans les aires de transformation de Goxu Mbacc, de Guet Ndar, Ndeye Sene / Hydrobase, Grand Sine et Centre Ndoumbé Seck. Deux aires de transformation ont été enquêtes sur la Petite Côte à Joal : Khelcom et Tann (Figure 2). Il en est de même pour le Saloum, les aires de transformation de Bassoul et Niodior ont été couvertes (Figure 2).

Figure 2 : Les régions maritimes couvertes, les sites de débarquements et aires de transformation artisanale enquêtées

Figure 2 : Les régions maritimes couvertes, les sites de débarquements et aires de transformation artisanale enquêtées
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  • 6 1- Quel constat avez-vous de la situation de la pêche artisanale au Sénégal ? 2. Quelles sont vos p (...)

12Une fois l’échantillonnage géographique défini, les outils d’enquêtes de terrain ont été élaborés et testés sur le terrain. Le principal outil de la collecte des données a été le questionnaire soumis aux femmes transformatrices rencontrées dans les différentes aires de transformation. Le questionnaire se fait une analyse sociale de la filière de la transformation artisanale en appliquant la méthodologie du profil social. 10 questions centrales6 (+ des sous questions) vont permettre de structurer l’analyse sociale autour d’une question principale : la transformation artisanale des produits halieutiques est-elle une activité durable dans un contexte de surexploitation des poissons pélagiques et d’apparition de nouveaux usages concurrents ?

13Outre ce questionnaire soumis aux femmes transformatrices, nous avons formulé une requête auprès des administrations des pêches pour disposer de données statistiques sur les quantités de poissons débarqués annuellement au Sénégal et les quantités transformées. Ainsi, nous avons pu avoir les données statistiques nationales de pêche couvrant la période 2009 - 2018. Ces données ont permis d’apprécier l’évolution de l’approvisionnement des femmes transformatrices en matière première sur dix ans. De plus, nous avons soumis un guide d’entretien aux acteurs de la pêche (pêcheur - mareyeur et administration). L’objectif du guide d’entretien était d’avoir des avis extérieurs sur l’activité de la transformation artisanale au Sénégal, notamment son importance en termes de sécurité alimentaire, de lutte contre la pauvreté et d’autonomisation des femmes. Le guide a aussi permis d’avoir le point de vue des pêcheurs et mareyeurs sur le processus d’approvisionnement des femmes transformatrices en poissons. Les prix de vente du poisson selon les différents segments de la commercialisation. Enfin, avec l’administration, les discussions ont surtout porté sur les infrastructures et les équipements mis sur pied pour soutenir les femmes transformatrices et les politiques publiques développées pour encadrer l’activité.

Figure 3 : Cartographie des acteurs interviewés sur les différents sites de débarquement abritant des aires de transformation artisanale

Figure 3 : Cartographie des acteurs interviewés sur les différents sites de débarquement abritant des aires de transformation artisanale
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14Les activités de terrain ont été conduites sur la période février - décembre 2022. Au total, plus de 195 acteurs ont été interviewés sur le terrain (120 femmes transformatrices et 75 autres acteurs de la pêche). La catégorie des autres acteurs couvrent les pêcheurs, les mareyeurs, les administrations de la pêche et la recherche. Les entrevues se sont déroulés sur différents formats, notamment des entrevues individuelles et des focus groupes. Les focus groupes ont été pratiques dans le cadre de cette étude. En effet, il a été particulièrement difficile de conduire des entrevues individuelles avec les femmes transformatrices occupées toute la journée. Les focus groupe ont été un moyen de les regrouper en fin de journée pour les interviewer. Ils ont permis de croiser les informations. Chaque focus groupe durait en moyenne deux heures. Le choix des acteurs à interviewer s’est fait de manière aléatoire compte tenu de l’homogénéité des différents acteurs dans les différentes catégories socio-professionnelles (transformation artisanale, pêche, administration et recherche).

Analyse des données

15Les données sur les captures et distributions des petits pélagiques dans les divers marchés obtenus de la base de données de la DPM ont été saisies et stockées sur Microsoft Excel. La base de données a été mise en place en suivant une nomenclature établie en fonction des besoins comprenant la production par de petits pélagiques, l’évolution de l’approvisionnement des différents segments (frais - transformés - congelés destinés aux exportations). Les données traitées couvrent la période 2009 - 2018. Les rapports statistiques des dernières années n’étant pas disponibles.

16En plus des données sur la capture et la mise en marché des petits pélagiques, la base des données intègre aussi celles nécessaires au calcul du revenu net d’exploitation de l’activité de la transformation artisanale. Pour ce faire, le compte d’exploitation annuel d’un atelier de transformation (braisage) a été mis à profit. Le revenu net d’exploitation est obtenu en soustrayant la valeur des produits et les consommations intermédiaires et les amortissements. La valeur des produits représente ici la valeur totale obtenue suite à une opération. Les consommations intermédiaires comprennent les matières premières (poissons), les frais liés au transport du poisson frais, la main d’œuvre, gerbage du poisson frais et le décorticage du poisson frais, le sel, l’emballage et l’entretien et réparation des fours.

Résultats de la recherche

Débarquements des petits pélagiques au Sénégal

17En termes de quantité, les débarquements de poisson toutes espèces confondues sont de plus en plus importants au Sénégal. Ils tournent sur une moyenne de 421 000 tonnes sur la période 2009 – 2018 (Figure 4). Les espèces débarquées sont les démersaux, les pélagiques, les crustacés, les mollusques et céphalopodes. La catégorie « autres poissons marins » regroupent les espèces non identifiées ou qui présentent des quantités marginales au débarquement (Figure 4).

Figure 4 : Évolution des débarquements annuels toutes espèces confondues (2009 - 2018) au Sénégal

Figure 4 : Évolution des débarquements annuels toutes espèces confondues (2009 - 2018) au Sénégal
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Source : Auteurs, 2022

18Sur la décennie 2009 - 2018, la production la plus faible a été enregistrée en 2010 avec moins de 363 000 tonnes. La production de poisson a atteint la barre des 400 000 tonnes en 2012. Depuis cette année, les débarquements enregistrent une croissance annuelle constante de 15 000 tonnes (Figure 4). Les poissons pélagiques sont les espèces de poisson les plus débarqués et consommés au Sénégal. Sur la période 2009 - 2018, ils constituent plus de 72 % du total des poissons débarqués au Sénégal. Les tendances indiquent que les débarquements de petits pélagiques sont à la hausse avec une moyenne annuelle de 315 000 tonnes. La courbe des débarquements de petits pélagiques connaissent globalement une croissance discontinue marquée par de fortes hausses et de légères baisses (Figure 4) (Déme et al, 2022). Les débarquements de petits pélagiques au Sénégal sont dominés très largement par deux espèces, notamment les sardinelles rondes (S. aurita) et plates (S. maderensis) qui représentent en moyenne 39 % et 32 % des débarquements totaux de petits pélagiques (Figure 4). L’ethmalose (Ethmalosa fimbriata), le Mulet (Mugilidae), les chinchards (Trachurus trachurus), et autres espèces de pélagiques représentent les 29 % restant des débarquements totaux de petits pélagiques. Les chinchards (Trachurus trachurus) représentent en moyenne 8 % des débarquements de petits pélagiques (Figure 4). Les débarquements d’ethmalose et de mulet sont relativement faibles et représentent moins de 5 %.

Distribution des petits pélagiques au Sénégal : tendance à la baisse de l’approvisionnement du segment de la transformation artisanale

19Les quantités de petits pélagiques transformés au Sénégal tournent autour d’une moyenne annuelle de 56 550 tonnes sur la période 2009 - 2019. L’approvisionnement du segment de la transformation artisanale en matière première est en baisse constante. Si en 2009, la quantité de petits pélagiques transformée était de 64 600 tonnes, en 2019 elle est évaluée à moins de 41 200 tonnes, soit une baisse importante de plus de 25 000 tonnes (Figure 5).

Figure 5 : Évolution de l’approvisionnement du segment de la transformation artisanale de 2009 à 2019 (tonnes)

Figure 5 : Évolution de l’approvisionnement du segment de la transformation artisanale de 2009 à 2019 (tonnes)
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Source : Données tirées des rapports statistiques annuels de la DPM

Hausse des prix des petits pélagiques sur le marché sénégalais

  • 7 Compte tenu de la fluctuation importante des prix des espèces des petits pélagiques selon la saison (...)

20Au Sénégal, les prix7 du poisson pélagique au kilogramme ont connu une flambée sur la période 1980 - 2016. La figure suivante fait ressortir un prix moyen de 25 FCFA (XOF) au kilogramme sur la période 1980 jusqu’aux années 2000 pour la sardinelle plate, ronde et l’ethmalose. Depuis lors, le kilogramme des trois espèces se vend en moyenne à plus de 150 FCFA (XOF).

Figure 6 : Prix au kilogramme des espèces de petits pélagiques transformés artisanalement au Sénégal de 1980 à 2016

Figure 6 : Prix au kilogramme des espèces de petits pélagiques transformés artisanalement au Sénégal de 1980 à 2016
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Source : Compilation des rapports statistiques annuels de la DPM (1980 – 2016)

Entre 2015 et 2016, le prix de l’ethmalose a atteint le prix de 175 FCFA (XOF) au kilogramme. Il est ressorti aussi des enquêtes de terrain que durant les périodes de faible production, le kilogramme des sardinelles oscille autour de 300 FCFA (XOF) le kilogramme.

Difficultés d’accès aux produits de consommations intermédiaires : le combustible

21Il ressort du travail de terrain que les actrices de la transformation artisanale au Sénégal utilisent une gamme variée de produits de consommations intermédiaires, à savoir le combustible, le sel et l’emballage des produits. La discussion s’est focalisée ici sur le combustible qui constitue une charge lourde pour le segment de la transformation artisanale. Divers combustibles sont utilisés pour le braisage et le fumage du poisson. L’essentiel du combustible est tiré de la forêt.

Tableau  : Typologie de bois utilisé comme combustible pour la transformation artisanale, processus d’approvisionnement et moyenne consommation par opération

Type de bois

Approvisionnement

Moyenne consommation par opération

Bois dur

Bois vert

Achat fournisseur

Entre 90 et 150 kilogrammes par opération et selon le type de four1 et la quantité produite

Bois mort

Achat fournisseur et Ramassage

Bois de mangrove

Achat fournisseur et Ramassage

Paille

Achat fournisseur

Carton

Achat fournisseur et Ramassage

Charbon de bois

Achat fournisseur

Tige de mil

Achat fournisseur

Écorce de baobab

Achat fournisseur

1 La quantité de combustibles utilisée varie en fonction de la capacité de contenance des fours. Ainsi au minimum les femmes transformatrices consomment 90 kilogrammes de combustibles par opération et 150 kilogrammes au maximum. Le parpaing classique avec une capacité d’opération de 1415 kilogrammes de poissons consomme 150 kilos de bois. Le parpaing amélioré avec une capacité d’accueil de 540 kilos de petits pélagiques consomme 90 kilos de bois.

22Plus de 60 % des femmes transformatrices interviewées privilégient la paille comme combustible pour la transformation du poisson. Le bois dur est de moins en moins utilisé. Le carton, la tige mil et l’écorce de baobab ne sont utilisés que comme bois de secours en l’absence du bois dur et de la paille. Le charbon de bois est très peu privilégié par les femmes transformatrices en raison de son prix important et la qualité qui fait souvent défaut. Malgré la diversité des combustibles, les femmes transformatrices ont soulevé trois obstacles qui rendent leur accessibilité difficile. D’abord les restrictions mises en place par l’État pour réduire la coupe de bois et la déforestation, ensuite les aires marines protégées érigées sur le littoral sénégalais avec interdiction formelle de l’activité de coupe de bois, enfin, le conflit casamançais ces dernières années et l’exploitation illicite du bois sur la frontière sénégalaise et gambienne. De ce fait, l’accès aux combustibles, notamment le bois, est de plus en plus difficile pour toutes ces raisons. La collecte de bois mort est insuffisante pour répondre aux besoins d’une opération de braisage ou de fumage. De l’avis des femmes transformatrices, les fournisseurs profitent de cette situation de rareté pour flamber les prix. C’est ainsi que pour une opération de braisage ou fumage, la charge en combustible est passée de moins de 12 000 FCFA (XOF) à plus de 32 000 FCFA (XOF) actuellement.

Discussion

23Au Sénégal, le milieu de la pêche est généralement perçu comme une activité exclusivement dominée par les hommes. Cela est vrai pour les activités de capture, mais dans les activités d’aval, le rôle des femmes est indiscutable (Durand, 1981a). Elles assurent essentiellement la transformation artisanale et la commercialisation des produits de la pêche artisanale (Bennett, 2005). C’est au moins plus de 80 % des captures qui sont commercialisées par les femmes. Toutefois, elles sont très peu soutenues et travaillent dans des conditions difficiles avec l’absence d’infrastructures, d’une assiette financière conséquente et de protection sociale. Elles sont plus présentes dans le segment de la transformation artisanale. Un segment compromis actuellement par plusieurs facteurs, notamment l’indisponibilité de la matière première, l’augmentation des prix du poisson et des produits de consommation intermédiaires.

24Les enquêtes de terrain et l’analyse des données nationales sur la pêche au Sénégal ont montré que la disponibilité de la matière première, à savoir les poissons pélagiques est le principal problème des femmes transformatrices. La production de produits halieutiques a connu une croissance importante ces dernières années. Entre 2008 et 2018, elle est passée de 426 000 à 527 000 tonnes. Toutefois, le constat est que cette croissance de la production nationale de poissons n’a pas profité au marché de la transformation artisanale.

25La demande extérieure a beaucoup influencé halieutique sénégalais. Les quantités de poissons exportées sont largement supérieures aux quantités disponibles sur le marché local (en 2018, 294 000 tonnes exportées contre 225 000 tonnes approvisionnées sur le marché local). Ainsi, sur plus de dix ans (2008 - 2019), l’approvisionnement du marché local n’a connu qu’une légère évolution, les exportations ont par contre beaucoup grimpées et ont été multipliées par quatre.

26Dépendant exclusivement de l’approvisionnement du marché local, le segment de la transformation artisanale est le dernier maillon à s’approvisionner. De l’avis des pêcheurs, cette situation est liée au fait que les mareyeurs (frais), et les usines de congélation et de farine de poissons disposent d’assiette financière plus conséquente et sont plus compétitifs que les femmes transformatrices. En conséquence, le segment de la transformation artisanale est confronté à une baisse importante des quantités approvisionnées. Sur une décennie, leur approvisionnement a baissé de 24 000 tonnes.

27À cette situation, il faut ajouter que la surcapacité prévalant dans les pêcheries et la surexploitation des ressources qui en a découlé entravent le développement du fumage artisanal du poisson. Les pertes post-captures atteignent 20 % des volumes capturés dans certains centres de pêche enclavés (Hall et al., 2000). Ce qui veut dire moins de production pour la transformation artisanale du poisson. De plus, La demande de petits pélagiques étant supérieure à l’offre, cela a influé sur les prix. Le prix moyen est passé de 25 FCFA (XOF) au kilogramme sur la période 1980 - 2000 pour la sardinelle plate, ronde et l’ethmalose, à plus de 150 FCFA la moyenne ces deux dernières décennies.

  • 8 Des restrictions liées aux effets écologiques de l’extraction du bois au Sénégal.

28Au-delà de ce problème d’accès à la matière première, les femmes transformatrices sont aussi confrontées à la cherté des produits de consommation intermédiaire. Il est établi avec les acteurs sur le terrain de la hausse des prix des combustibles, du sel et des emballages nécessaires à l’activité. L’exemple le plus illustratif pour démontrer la hausse des prix des produits intermédiaires est le cas des combustibles. Les femmes transformatrices utilisent le plus souvent le bois dur comme combustible. Les informations recueillies sur le terrain montrent que le prix du bois pour une opération de fumage et/ou braisage s’est quasiment multiplié par trois en 10 ans. Ainsi, il est passé de 12 000 FCFA (XOF) par opération à plus de 32 000 FCFA (XOF) actuellement. Cette hausse importante du prix du bois est liée aux restrictions de l’État du Sénégal sur la coupe de bois vert8 face à la déforestation (Solly, Dieye, Mballo, et al., 2020 ; BARRY et al., 2019 ; Solly, Dieye, Sy, et al., 2020). Il est ressorti des informations sur le terrain que pour chaque opération de braisage ou fumage du poisson, les femmes transformatrices utilisent entre 100 et 170 kilogrammes de combustibles. Dans ce contexte de restrictions sur le bois, cette forme demande est difficilement satisfaisable. Ainsi, il est ressorti des discussions avec les femmes transformatrices que les vendeurs surenchissent les prix du bois surtout durant la période de l’hivernage (juin à octobre) ou le bois se fait rare sur le marché. Cette situation compromet aussi la rentabilité des activités de transformation, d’autant plus que peu d’alternative au bois en quantité suffisante est à ce jour disponible. Surtout que les aires marines protégées érigées depuis 2004 au Sénégal couvrent une superficie importante de bois dans leur partie terrestre et marine (bois de mangrove) qui servait à alimenter les femmes transformatrices (Beuret & Cadoret, 2021; Deme, Failler, et al., 2021; Failler et al., 2019). Actuellement, seul le ramassage du bois mort est autorisé avec une quantité insignifiante ne servant souvent qu’à couvrir les besoins domestiques (bois de chauffe). C’est autant d’éléments qui font que l’accès aux bois comme combustible pour le braisage et le fumage de poisson est de plus en plus difficile.

  • 9 La détaxation sur le carburant, les subventions sur l’achat de matériaux de pêche (Deme et al., 201 (...)

29Au-delà des problèmes soulevés plus haut, l’activité de la transformation artisanale montre que les politiques d’autonomisation des femmes au Sénégal peinent à émerger. En effet, contrairement au segment de la production qui est soutenue par l’État à travers diverses subventions9(E. hadj B. Dème & Failler, 2022), les femmes transformatrices ne bénéficient quasiment d’aucun appui de l’État. Ainsi, leur activité s’inscrit dans le tissu de l’économie informelle qui les expose à une grande vulnérabilité avec l’absence de protection sociale et d’accès au crédit (Deme, Brehmer, et al., 2021). La dangerosité de l’activité de la transformation artisanale les rend encore plus vulnérables. Le constat sur le terrain est que les femmes transformatrices sont en permanence exposées à la fumée, à la pollution et au soleil. De plus, le cadre de travail du segment de la transformation artisanale est insalubre avec eaux usées, des entrailles de poisson et autres ordures jonchant le sol. Aucune politique de modernisation des aires transformation n’est notée ces dernières années. Par ailleurs, l’absence d’organisation structurelle interne ne permet pas aux femmes transformatrices de défendre leur intérêt ou de développer des initiatives à portée nationale. Il existe à l’échelle nationale une multitude d’associations de femmes transformatrices dans les différents sites de transformation, sans une véritable concertation. La conséquence est une faiblesse des portées des actions des associations, une dynamique partenariale limitée et une fragilité organisationnelle. Souvent même des logiques de concurrence sont entretenues entre les différentes associations. Le développement d’une organisation nationale forte aurait été un bon levier pour faire des achats et des ventes groupées, fixer les prix ou encore des financements pour disposer de leur unité de pêche et établir une intégration verticale de la production à la transformation et commercialisation. Cela aurait aussi permis de disposer d’un poids de négociation important auprès des décideurs afin de disposer d’aires communautaires aménagées et équipées (claies de séchage, bacs de manutention, bascules, fours de fumage, hangars-abris, magasins de stockage). Ces infrastructures permettraient aux transformatrices de travailler en toute saison et de préserver les produits des intempéries climatiques, de l’absorption de l’humidité de l’air et d’attaque par les insectes.

30La réforme du segment de la transformation artisanale doit être une priorité pour les décideurs publics dans ce contexte difficile de raréfaction et de hausse du prix de vente de la matière première, notamment les poissons pélagiques, de la difficulté d’accéder aux combustibles. Autant d’éléments qui font que l’activité est de moins en moins rentable et les moyens d’existence durable des femmes sérieusement menacés. La sécurité alimentaire est aussi menacée au regard de l’importance sociale de ce segment avec des produits accessibles aux plus démunis.

Conclusion

31Dans l’axe 2 du Plan Sénégal Émergent (PSE) « Capital Humain, Protection Sociale et Développement Durable », l’État du Sénégal s’est engagé dans les politiques d’autonomisation économique des femmes au Sénégal. Faisant suite, le Programme d’Urgence de Développement Communautaire (PUDC) a été mis en place pour accompagner les femmes en milieu rural surtout à disposer d’infrastructures et d’équipements socio-économiques pour contribuer à l’amélioration durable de leur condition de vie. En prenant l’exemple du segment de la transformation artisanale, une activité féminine, ces politiques semblent n’avoir aucun effet sur le terrain. Il ressort de cette étude que les conditions de travail des actrices de la transformation artisanale des produits de la pêche restent encore pénibles. La disponibilité de la matière première, à savoir les petits pélagiques a considérablement réduit. L’accès aux petits pélagiques sera de plus en plus difficile en raison d’une assiette financière faible des femmes transformatrices, face à des marchés solvables et plus rémunérateurs (marché du frais, de la transformation en farine et exportation des produits congelés). Ainsi, les femmes transformatrices sont les dernières de la chaine à s’approvisionner. Cela justifie le fait que les volumes d’approvisionnement ont baissé de 20 % sur la période 2009 - 2018. Outre la matière première, l’accès au bois essentiel au fumage et braisage du bois est aussi compromis en raison des restrictions liées à l’exploitation du bois comme combustible, des charges pastorales du littoral et le contexte de restauration des espaces dégradés. Pour toutes ces raisons, les volumes de petits pélagiques transformés sont quantitativement faibles et les rendements économiques aussi. Cette situation expose les femmes transformatrices à une grande vulnérabilité. Elle augmente la pauvreté des populations du littoral sénégalais si l’on sait qu’une bonne partie des revenus des femmes transformatrices contribuent significativement aux charges familiales et à la scolarisation des enfants.

32Afin de redynamiser le segment de la transformation artisanale, il est nécessaire de développer des mesures d’approvisionnement de poisson pélagique aux femmes transformatrices et en quantité suffisante. De nouvelles technologies doivent être développées pour réduire les charges en combustible des fours de braisage et fumage des petits pélagiques. De plus, il est nécessaire de moderniser les aires de transformation artisanale pour améliorer les conditions de travail des femmes transformatrices, réduire les pertes post-transformation et disposer de produits finis de meilleure qualité pour de nouveaux marchés. Ainsi, des actions de formation sur les bonnes pratiques (qualité et hygiène) doivent être entreprises dans les aires de transformation. En ce faisant, des milliers d’emplois seront conservés, de même que les moyens d’existence durable des acteurs du segment de la transformation et la sécurité alimentaire renforcée.

Ce travail a été soutenu par le projet Gestion et Résilience des pêcheries de petits pélagiques en Afrique de l’Ouest - GREPPAO, financé par l’Union Européenne dans le cadre du programme PESCAO (EuropeAid/158370/DD/ACT/Multi), et piloté par l’Université de Portsmouth.

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Notes

1 Les poissons pélagiques sont des espèces qui vivent en haute mer, à proximité de la surface et sont essentiellement planctophages. Les principales espèces de poissons pélagiques. Les principales espèces de petits pélagiques péchées dans la région nord-ouest africaine sont composées de clupéidés, de carangidés, d’un scombridé́ et d’un engraulidé (Ould Sidi, 2005 ; FAO, 2011). Les clupéidés sont constitués de la sardinelle ronde (Sardinella aurita), de la sardinelle plate (Sardinella maderensis), de la sardine (Sardina pilchardus) et de l’ethmalose (Ethmalosa fimbriata). Les carangidés sont les chinchards noirs (Trachurus trachurus et Trachurus trecae) ainsi que le chinchard jaune (Caranx rhonchus). Le scombridé́ et l’engraulidé correspondent respectivement au maquereau (Scomber japonicus) et à l’anchois (Engraulis encrasicolus). La bioécologie de ces espèces a été́ décrite par plusieurs auteurs (Cury et Roy, 1987 ; Fréon, 1988, Binet., 1988 ; Garcia., 1982 ; Bakun et Parrish 1990 ; Ould Sidi, 2005 ; FAO, 2011 ; etc.).

2 Consommation par individu représente la disponibilité apparente de petits poissons pélagique divisée à la population totale. La disponibilité apparente représente la production plus les importation déduites des exportations.

3 La nouvelle Lettre de Politique Sectorielle de Développement de la Pêche et de l’Aquaculture (LPSDPA) qui couvre la période 2016 – 2023 mentionne la nécessité de la valorisation des produits et coproduits halieutiques par l’amélioration des procédés de transformation et la modernisation des aires de transformation en y aménageant des unités modernes. (Page 8 – Lettre de politique sectorielle de développement de la pêche et de l’aquaculture – LPSDPA 2016 – 2023).

4 Près de 15% de la population sénégalaise, soit 600 000 individus s’activent dans la pêche. Elle contribue à 11% du PIB primaire et 3,2% du PIB total. Il génère un chiffre d’affaire annuel moyen global de 278 Milliards (M. Dème & Thiao, 2021; Ba et al., 2019).

5 La pêche artisanale est pratiquée par plusieurs communautés de pêcheurs utilisant plus d’une vingtaine de techniques de pêche. La flottille artisanale sénégalaise, exclusivité des pêcheurs nationaux, est de 12 400 pirogues en 2018 motorisées à hauteur de 79%. La pêche semi-industrielle est limitée à la seule composante sardinière limitée en 2018 à 5 unités. La flottille industrielle chalutière nationale est de 104 navires en 2018 contre 15 bateaux pour l’armement thonier. La pêche industrielle étrangère est composée en 2018 de 3 chalutiers merlutiers et 16 thoniers (Bulletins statistiques DPM, 2018).

6 1- Quel constat avez-vous de la situation de la pêche artisanale au Sénégal ? 2. Quelles sont vos principales sources d’approvisionnement en matière première (poissons pélagiques) ? 3. Comment appréciez-vous les quantités de poissons reçues ces cinq dernières années ? hausse ? baisse ? 4. Quelles sont vos produits de consommation intermédiaire ? 5. Quels sont les circuits d’approvisionnement en consommation intermédiaire, principalement le combustible ? 6. Comment appréciez-vous le circuit d’approvisionnement en combustible ces cinq dernières années ? 7. Quelle est votre appréciation de l’activité de la transformation artisanale ? Est-elle rentable ? 8. Comment appréciez-vous les conditions de travail de la filière de la transformation artisanale ? 9. Bénéficiez-vous d’un encadrement de l’État, des partenaires techniques et financiers ? 10. Comment voyez-vous le futur de l’activité de la transformation artisanale au Sénégal ?

7 Compte tenu de la fluctuation importante des prix des espèces des petits pélagiques selon la saisonnalité de l’activité de production et des débarquements, les prix des différentes espèces par année ont été obtenus en faisant la moyenne des prix mensuels pour chaque espèces) partir des rapports annuels de la DPM.

8 Des restrictions liées aux effets écologiques de l’extraction du bois au Sénégal.

9 La détaxation sur le carburant, les subventions sur l’achat de matériaux de pêche (Deme et al., 2019, 2020).

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Table des illustrations

Titre Figure 1 : le littoral sénégalais et la distribution géographique des principales espèces de poissons pélagiques exploitées par la pêche artisanale maritime sénégalaise
Crédits Source : (Dème et al., 2022)
URL http://journals.openedition.org/espacepolitique/docannexe/image/11049/img-1.png
Fichier image/png, 577k
Titre Figure 2 : Les régions maritimes couvertes, les sites de débarquements et aires de transformation artisanale enquêtées
URL http://journals.openedition.org/espacepolitique/docannexe/image/11049/img-2.png
Fichier image/png, 603k
Titre Figure 3 : Cartographie des acteurs interviewés sur les différents sites de débarquement abritant des aires de transformation artisanale
URL http://journals.openedition.org/espacepolitique/docannexe/image/11049/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 38k
Titre Figure 4 : Évolution des débarquements annuels toutes espèces confondues (2009 - 2018) au Sénégal
Crédits Source : Auteurs, 2022
URL http://journals.openedition.org/espacepolitique/docannexe/image/11049/img-4.png
Fichier image/png, 57k
Titre Figure 5 : Évolution de l’approvisionnement du segment de la transformation artisanale de 2009 à 2019 (tonnes)
Crédits Source : Données tirées des rapports statistiques annuels de la DPM
URL http://journals.openedition.org/espacepolitique/docannexe/image/11049/img-5.png
Fichier image/png, 34k
Titre Figure 6 : Prix au kilogramme des espèces de petits pélagiques transformés artisanalement au Sénégal de 1980 à 2016
Crédits Source : Compilation des rapports statistiques annuels de la DPM (1980 – 2016)
URL http://journals.openedition.org/espacepolitique/docannexe/image/11049/img-6.png
Fichier image/png, 81k
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Pour citer cet article

Référence électronique

El Hadj Bara Dème, El Hadji Sow, Lovelie Licette, Nogaye Dia et Pierre Failler, « Femmes et transformation artisanale des poissons pélagiques au Sénégal : un secteur à bout de souffle  », L’Espace Politique [En ligne], 46 | 2022-1, mis en ligne le 09 juin 2023, consulté le 13 octobre 2024. URL : http://journals.openedition.org/espacepolitique/11049 ; DOI : https://doi.org/10.4000/espacepolitique.11049

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Auteurs

El Hadj Bara Dème

Centre de recherche en Gouvernance bleue - CBG, Faculté d’économie et de droit, Université de Portsmouth, Portsmouth, P01 3DE, Royaume-Uni

El Hadji Sow

Département de Géographie, UFR des lettres et sciences humaines, Université Gaston Berger de Saint-Louis, BP.234, Sanar, Saint Louis, Sénégal

Lovelie Licette

Centre de recherche en Gouvernance bleue - CBG, Faculté d’économie et de droit, Université de Portsmouth, Portsmouth, P01 3DE, Royaume-Uni

Nogaye Dia

Institut Universitaire des Pêches et de l’aquaculture, IUPA, Université Cheikh Anta Diop de Dakar, BP 5005, Fann, Dakar, Sénégal

Pierre Failler

Centre de recherche en Gouvernance bleue - CBG, Faculté d’économie et de droit, Université de Portsmouth, Portsmouth, P01 3DE, Royaume-Uni

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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