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Penser et faire l’Europe à l’échelle locale : une approche par les territoires

Penser et faire l’Europe à l’échelle locale : une approche par les territoires

Introduction du numéro spécial
Thinking and making Europe at the local scale: a territorial point of view
Étienne Toureille et Brice Laménie

Texte intégral

1L’invasion de l’Ukraine par les troupes russes le 22 février 2022 a remis au cœur du débat public l’Europe comme un espace d’enjeu et de tensions politiques multiformes. Le conflit russo-ukrainien et ses conséquences s’ajoutent à des sujets d’inquiétude plus anciens, allant du Brexit à la montée des nouvelles droites populistes, en passant par le dérèglement climatique, la crise de l’accueil, la question des déficits publics nationaux, la rupture unilatérale du lien transatlantique par les Etats-Unis et autres crises de la dette. Les perturbations induites à tous les niveaux par ces événements et les transformations qui les accompagnent conduisent à réinterroger les définitions et contours à donner aux cadres politiques, économiques, militaires et diplomatiques de l’intégration régionale dans cette partie du monde (Mareï et Richard, 2020).

  • 1 À titre d’exemple la « Déclaration à la presse de Charles Michel, président du Conseil européen, et (...)
  • 2 Source : Secrétariat Général du Conseil, Réunion du Conseil européen (23 et 24 juin 2022) – Conclus (...)
  • 3 Liste des partenaires et alliés fournie dans le point N° 9 du compte rendu de la « Réunion extraord (...)
  • 4 La candidature fut déposée le 28 février 2022 par l’Ukraine. Le 17 juin 2022 la Commission européen (...)

2Parfois identifiés comme des crises1 par les acteurs de ces événements et leurs chroniqueurs, ces grands événements, sont propices à la mobilisation de représentations macro-régionale comme cadre d’analyse et d’action politique. L’invasion de l’Ukraine constitue un moment important de réarticulation des discours sur l’Europe comme ensemble régional cohérent. L’Europe est ainsi présentée comme une région soumise au risque d’embrasement conduisant certains acteurs, comme le Conseil Européen, à envisager une « Europe au sens large »2 définie comme une plateforme concernant « tous les pays européens avec lesquels [l’UE] entretient des relations étroites » en complément des instruments existants d’élargissements et de Politique Européenne de Voisinage (PEV) Face à cette crise, l’UE se présente au monde comme un acteur majeur dans le système d’acteurs des relations internationales (Nations unies, OSCE, OTAN et G73). La pertinence de l’échelle macro-régionale (Gana et Richard, 2014) se trouve réactivée pour donner lieu à une réflexion sur les limites souhaitables de cet ensemble. La conséquence sans doute la plus spectaculaire reste sans doute le 23 juin 20224 avec l’accès en moins de quatre mois de l’Ukraine au statut de candidat officiel à l’UE, l’élargissement le plus rapide de l’histoire de l’UE ancrant définitivement l’UE dans le voisinage direct de la Fédération de Russie et ouvrant la porte à de possibles candidatures parfois situées bien au-delà de ce que la PEV prévoyait (Arménie, Géorgie).

3Ce type d’événement constitue donc un moment de cristallisation des discours politiques sur la macro-région : quelles sont ses limites ? Son contenu ? Quels sont les acteurs et les cadres de l’action possibles sur un tel espace ? En tant que discours politiques convoquant l’espace, il s’agit donc de moment éminemment géopolitiques (Tuathail, 1996 ; Dalby et Tuathail, 1998).

4L’intérêt porté aux événements les plus spectaculaires saisis au prisme des enjeux géostratégiques, géopolitiques et diplomatiques place donc la focale sur les acteurs de haut niveau des relations internationales (high geopolitics – Kolosov, 2003) souvent d’envergure nationale et supranationale.

5Pourtant, au même titre que d’autres catégories géographiques (cas du Monde – Didelon, 2008 ; Arrault, 2013) ces inventions qui animent des imaginaires parfois anciens se rencontrent à la convergence de discours et de pratiques d’acteurs multiples dont les décideurs ne sont qu’une composante. Selon Dalby et Ó Tuathail 1998, cette géopolitique des acteurs des relations internationales (practical geopolitic) est à mettre en relation avec la géopolitique formelle (formal geopolitics) des communautés d’intérêts stratégiques, des théoriciens et universitaires et la géopolitique vernaculaire (parfois appelée « géopolitique populaire », popular geopolitic), présente dans la culture populaire (magazines, littérature, cinéma, télévision, etc.). Les auteurs avancent ainsi l’idée selon laquelle les populations seraient soumises au quotidien à des discours géopolitiques de manière plus ou moins latente, irrigant ainsi les visions du monde représentations et représentations d’objets géopolitiques tels que, par exemple, l’Europe, l’UE, ses frontières, ses alliés, ses rivaux. Partant de ce principe général, depuis largement exploité par les tenant du courant de la géopolitique critique (Dalby et Tuathail, 1998 ; Moisio et al., 2013 ; Ó Tuathail, 1996 ; Tuathail et al., 2010), chaque territoire serait susceptible d’être décrit à partir de la configuration particulière de ces trois types de discours géopolitiques, un ensemble qui se présente en quelque sorte comme un système localisé de représentations elles-mêmes incarnées à travers des pratiques qui peuvent revêtir des formes diverses (mobilités, etc.).

6L’Europe ne constitue pas un espace homogène : elle présente à la fois des frontières floues et un dynamisme contrasté. L’Union européenne, qui s’est donnée pour projet la construction d’un espace intégré en matière économique, politique et juridique est circonscrite à une partie de cet espace, également produit d’approfondissements et d’élargissements successifs, ce qui interroge la place des États, des territoires qui les composent dans ce processus.

7Dès lors, cet ensemble peut être saisi comme un objet géographique flou sans cesse incarné par des pratiques et des représentations d’acteurs aux quotidien, que ces acteurs soient directement impliqués dans la vie politique locale (élus, décideurs politiques, agents de l’État ou de pouvoirs décentralisés, lobbyistes, citoyens) ou sous des formes plus générales en gardant à l’esprit cette dimension systémique et géopolitique : des acteurs localisés à différentes échelles et des représentations elles-mêmes multiscalaires (Toureille et al., 2024).

8L’ambition portée par ce numéro est de déplacer la focale d’analyse en montrant que l’Europe dans ses différentes acceptions s’incarne dans des pratiques, des représentations des usages d’acteurs situés, qui incluent cette dimension spatiale dans leur quotidien.

L’Europe en tant que projet d’intégration politique et territorial

9L’Union européenne en tant qu’organisation s’intercale dans la relation entre les habitants-citoyens et leurs territoires. l’idée que l’intégration européenne conduit à la décomposition des États nations est ancienne dans le débat public (Sabourin, 1994 ; Kohler-Koch, 1995 ; Habermas, 2000). En effet, le transfert de compétences issues des Traités couvre un champ qui s’est progressivement élargi, jusqu’à toucher des domaines régaliens (contrôle des frontières, monnaie unique, citoyenneté). Dès lors, les États nations ne décident plus seuls et peuvent moins ouvertement s’opposer aux actions des institutions supranationales européennes, transformant de fait la relation entre les États et leurs populations. Le des Traités oblige chaque État à considérer de manière égale les ressortissants des autres États membres. C’est le cas, par exemple, depuis la création d’une citoyenneté européenne avec le Traité de Maastricht en 1992, qui inaugure de nouveaux droits pour les ressortissants étrangers d’un État membre domiciliés dans les États membres (vote aux élections locales, droit de pétition devant le Parlement européen, par exemple) ainsi qu’un traitement équitable de l’ensemble des ressortissants de l’Union. Cependant, l’intégration européenne ne contrevient pas aux principes de l’exercice d’une souveraineté territoriale étatique : la citoyenneté européenne est d’ailleurs conditionnée par l’obtention d’une citoyenneté nationale – à comprendre d’un État membre – et ce, d’autant plus que les États sont libres de sortir de ce processus (Marti, 2015). Le Brexit et le recours du Royaume-Uni à l’Article 50 du TUE est l’illustration la plus flagrante de cette possibilité donnée aux États membres de recouvrer leur souveraineté pleine et entière à l’issue d’un processus de sortie long et aux conséquences non encore intégralement maîtrisées.

10En outre, il n’existe pas de souveraineté européenne au même titre que celle exercée par les États nations. Certains domaines de l’intégration européenne restent d’ailleurs des chantiers politiques ouverts depuis l’origine même du projet de CEE (cas de la diplomatie et de la défense par exemple). Il n’existe pas non plus de gouvernement communautaire en tant qu’expression des sociétés politiques européennes, ni de territoire politique européen. Pour autant, il est possible d’avancer qu’il s’agit d’un projet territorial qui ne dit pas son nom (Kahn et Richard, 2018).

11Ce caractère intrinsèquement pluriel et multiscalaire de l’action politique de l’UE se lit également dans la pratique de l’aménagement du territoire par cette organisation. En dépit de l’absence de compétence formelle en matière d’aménagement du territoire, l’Union européenne porte un discours sur la cohésion des territoires, qui se traduit par une intervention dans les espaces nationaux (en complément de celle des États membres), l’application de ces politiques pouvant être en pratique menée par des autorités décentralisées à des échelles infra-nationales (dans le cas français, les Régions). Les effets de ces interventions souvent associés à une contrainte normative dans les espaces infranationaux ont été largement discutés au prisme de l’Européanisation.

12La notion d’Européanisation permet de saisir les effets des décisions communautaires et des règles émanant des institutions sur les espaces nationaux. Sa définition a connu des évolutions successives permettant de montrer qu’il ne s’agit pas d’un processus unilatéralement imposé d’en haut, mais résultant de dynamiques diverses, mêlant une pluralité de formes de transferts en provenance d’acteurs divers et faisant l’objet de réappropriation à différentes échelles, à l’intérieur comme à l’extérieur des pays membres (Ladrech, 1994; Green-Cowles, Caporaso, Risse, 2001; Radaelli ; 2003 ; Jones, Clark, 2008). Ainsi, l’intervention de l’Union européenne permet également d’interroger les transformations de l’action publique et le processus d’autonomisation du pouvoir local. Pour reprendre le titre de l’ouvrage d’Alvergne et Taulelle (2002), c’est désormais « du local à l’Europe » que se construisent les politiques d’aménagement et de développement territorial.

13Une question sous-jacente à ces changements concerne également la centralité de l’État et sa capacité à produire de l’action collective. Alors que différents travaux semblent acter le « desserrement du verrou de l’État » (Le Galès, 1999), d’autres se positionnent davantage sur sa recomposition au travers des fonctions de contrôle et de mise en concurrence (Epstein, 2005 ; Aust et al., 2013 ; Le Galès, Vézinat ; 2014). Le passage d’une production étatique, verticale, à une construction collective impliquant plusieurs catégories d’acteurs dont l’Union européenne, met au centre la notion d’échelle mais aussi de gouvernance multiniveaux (Hooghe et Marks, 2001) pluriscalaire ou encore celle d’échanges politiques négociés (Négrier, Jouve, 1998 ; Vanier, 2013), où « les formes de pouvoirs apparaissent plus diluées et moins organisées autour d’une autorité incontestée » (Poupeau, 2017, p.30). Ce tournant consacre un mouvement de réforme gestionnaire de l’action publique. Progressivement acculturées aux préceptes du New public management, les collectivités publiques, se conformant aux attendus, ont intégré les logiques d’efficience et d’efficacité dans la conduite de l’action publique jusqu’à ériger, pour certaines, le recours à l’appel à projets comme système de relations dans une logique de contractualisation des rapports (Breton, 2014 ; Büttner, Leopold, 2016).

Au-delà de l’action publique, l’Europe comme espace vécu

14À côté des mécanismes d’intervention territoriaux de l’Union européenne qui impliquent les acteurs institutionnels, une autre territorialité s’incarne dans le vécu des populations considéré comme un ensemble de représentations et de pratiques d’un espace potentiellement approprié par les populations qui l’habitent et le traverse.

15Les dynamiques transfrontalières intra-européennes constituent un exemple canonique souvent mobilisé pour mettre en évidence des formes de rescaling des territorialités européennes (Brenner et al., 2003). Facilitées par la recomposition des systèmes frontaliers induits par la création de l’espace Schengen (Amilhat Szary et Fourny, 2006), la construction d’espaces transfrontaliers ouverts dans la zone interne de cet espace de libre circulation contribue de manière visible à la construction d’un sentiment d’appartenance à l’Union européenne ou tout du moins au renforcement de spatialités transcendant les découpages frontaliers. Les populations impliquées dans des expériences de mobilités quotidiennes (travailleurs transfrontaliers) comme moins régulières (tourisme, mobilités saisonnières, travailleurs détachés, mobilités alternantes transfrontalières et autres intermittence territoriale) font ainsi l’expérience de territorialités multiples construites au sein d’un espace de circulation dépassant parfois de très loin le cas des seuls espaces frontaliers (Reitel et Moullé, 2015 ; Thoemmes et Oliveira da Silva, 2017 ; Bachimon et al., 2017).

16Ces logiques convergent ainsi avec les politiques mises en place il y a une trentaine d’années pour construire des territoires transfrontaliers intégrés. C’est par exemple le cas les programmes Interreg type A dans le domaine de la coopération transfrontalière. Ces politiques rencontrent ainsi les logiques des acteurs responsables de la mise en place de ces politiques de coopération inter-territoriale ou de la gestion de leurs effets à l’échelle locale (Séchet et Keerle, 2010 ; Durand, 2013 ; Evrard et Schulz, 2015). Néanmoins, des décalages peuvent exister entre les objectifs politiques de coopération interterritoriale et l’implication voire l’intérêt des populations pour ces politiques et les espaces frontaliers eux-mêmes qui peuvent être finalement considérés comme ordinaires ou banaux du point de vue de ceux qui les vivent au quotidien (Clément et al., 2023, Casiriain, 2025).

  • 5 Article 2 de la Décision du Conseil du 15 juin 1987 portant sur l’adoption du programme d’action co (...)

17L’expérience d’un espace transnational européen peut d’ailleurs être l’objectif explicite de politiques publiques dans l’optique de développer des solidarités entre citoyens-habitants. Le programme Erasmus (European Action Scheme for the Mobility of University Students) par exemple, s’affiche dès sa création comme un projet humaniste susceptible de contribuer à la construction d’une citoyenneté européenne. Cette expérience d’une mobilité universitaire intra-européenne est présentée comme un moyen de « renforcer les relations entre citoyens des différents États membres pour consolider le concept d’une Europe des citoyens »5.Même s’il a surtout bénéficié aux stratégies de parcours individuels d’une partie infime d’une classe d’âge (Anquetil, 2006 ; Ballatore, 2015), le programme a contribué à l’essor de la mobilité et des échanges entre jeunes des pays membres et est souvent présenté comme un succès dans les communications de l’Union Européenne.

18Ce déphasage entre l’appropriation de ces questions européennes par une minorité agissante et une frange plus large de l’opinion indifférente voire hostile à ce projet politique constitue avec une acuité encore renouvelée ces dernières décennies un enjeu central du débat public. Le vote aux élections européennes peut par exemple être envisagé comme un révélateur de la relation entre les citoyens, les institutions de l’UE et plus généralement l’idée d’UE. Une forte abstention, comme l’augmentation du vote pour des partis adoptant des postures relevant du soft (opposition à certaines dimensions de l’intégration européenne) voire du hard euroscepticism (opposition de principe – Taggart et Szczerbiak, 2002), soutient l’idée du passage d’un « consensus permissif », manifestant l’acceptation tacite par les citoyens de l’engagement de leur pays dans de leurs élites politiques ou économiques dans le processus d’intégration européenne (Lindeberg et Scheingold, 1972) à celui d’un « dissensus contraint » marquant la structuration des opinions sur la question européenne depuis le Traité de Maastricht (Hooghe et Marks, 2009). À travers la pratique de la citoyenneté européenne ou simplement de l’espace public européen, comment les habitants s’approprient ce vaste ensemble ?

19Alors qu’elle ne cesse d’exercer une attraction auprès des États qui n’en sont pas membres, l’Union européenne est jugée éloignée des préoccupations quotidiennes, peinant à s’ancrer en dehors de la sphère des élus et des gestionnaires et donc à susciter de l’intérêt auprès de ses ressortissants. L’Union européenne aurait-elle échoué à se construire par le bas faute de s’incarner comme échelon de référence (Habermas, 2000 ; Raulet 2012) ?

  • 6 P. Clerc, « Turquie : la géographie-prétexte », Le Monde, 18 novembre 2002.

20La question de l’adhésion au projet politique de l’UE est indissociable de la relation des habitants-citoyens aux grands récits et aux imaginaires géographiques sur la macro-région européenne qu’elle prétend incarner (Moisio and al., 2013 ; Murphy, 2013 ; Bachmann, Sidaway, 2016). En effet, les imaginaires politiques associés à l’UE dépassent les cadres politiques et géographiques de cette organisation. Les représentations des limites idéales de ce projet politique ont en effet tendance à reposer sur des définitions d’un objet plus large : l’Europe, objet flou et polymorphe dont les contours tant notionnels que sémantiques peuvent sensiblement varier selon les situations respectives des acteurs et des territoires (Brennetot et al, 2013 ; Brennetot et Rosemberg, 2013 ; Didelon, 2010 ; Didelon et al, 2011, 2018, 2021). La mobilisation de géographies parfois anciennes dans les discours politiques et l’opinion publique (Cautrès et Monceau, 2011) rappelle ainsi l’importance de recontextualiser la construction de la politique de l’UE avec l’étude plus large des constructions culturelles et géohistoriques de ces objets pour comprendre les logiques de leur utilisation politique (cas des « géographies pré-texte »6, Lewis et Wigen, 1997 ; Grataloup, 2009). Dans ce contexte, l’Europe n’est pas un objet géographique déconnecté d’autres catégories géographiques d’appartenance possibles ou souhaitables dans les discours de promotion de projets politiques d’intégration régionale voire de vision du monde. En effet, l’évaluation de ces catégories et leur mise en relation pouvant révéler des axiologies latentes d’idéologies et autres géoéthiques (Toureille, 2017, 2023). Poser la question des imaginaires macro-régionaux et leur mobilisation dans les discours et les représentations des habitants en postulant la diversité des « Europes » possibles et leur interdépendance objets macro-régionaux permet d’intégrer la complexité inhérente à ces catégories géographiques abstraites et en même temps banales, floues, multiples, contradictoires et parfois concurrentes (Dabestani, 2025).

Trois axes de réflexion pour une approche territorialisée des problématiques d'intégration européenne

  • 7 Ils furent proposés lors d’une journée d’étude organisée à Rouen le 20 octobre 2024 par l’UMR 8504 (...)

21Trois axes ont donc été proposés7 pour enrichir la réflexion autour de la dimension spatiale de la construction européenne, du niveau global au niveau local, à la manière dont elle se manifeste dans les représentations et les pratiques, qu’elles soient celles d’acteurs de l’action publique (institutionnels, élus ou non-élus) ou d’habitants-citoyens.

Axe 1 – L’Europe en ses territoires

22Le premier axe interroge la dimension spatiale de l’Europe en prise avec sa territorialité. Le processus d’intégration européenne, en tant qu’objet politique parfois jugé éloigné des populations et des territoires, a néanmoins contribué à faire émerger une Europe des régions et plus largement, par le biais des programmes, une Europe des territoires. Ainsi, l’Union européenne a été mobilisée par une multitude d’acteurs allant des élus et praticiens de l’aménagement du territoire aux habitants en passant par des acteurs associatifs, comme les Maisons de l’Europe (Weisbein, 2011) qui agissent tant au niveau des institutions qu’en participant à concevoir des stratégies locales en faveur de l’UE. Depuis plusieurs années, différents travaux dans les champs de la sociologie de l’action publique, de la géographie urbaine et de l’aménagement du territoire, se sont penchés sur l’intervention de l’UE à travers les actions des acteurs décentralisés (Hall et Taylor, 1997 ; Pasquier et Weisbein ; 2004 et 2017 ; Santamaria, 2020). Ces travaux s’intéressent, par exemple, à la manière dont les responsables politiques locaux, élus et techniciens se saisissent des nouveaux outils offerts par l’UE et leur effet dans la conduite de l’action publique (Mboumoua, 2008 ; Montabone,2013; , Rivière 2011 ; Lebrou, 2015; Laménie, 2019, Elissalde et Santamaria 2020 ; 2019 ; Rivière, Laménie, 2020). Avec la décentralisation et l’adaptation des organisations publiques aux logiques du new public management, il devient nécessaire de maîtriser les conditions de recours à l’UE, afin d’en obtenir les subsides ou d’être intégré dans des réseaux d’acteurs territorialisés pour gagner en visibilité. Ces nouvelles opportunités et contraintes normatives peuvent modifier les systèmes d’acteurs locaux et leur dimension spatiale. Ce faisant, elles les conduisent à inscrire leurs discours et actions politiques en référence à un échelon supérieur, l’UE ou dans un espace d’envergure macro-régional (Escach, 2014, Gourdon, 2021, Briot, 2021). Cet axe propose de discuter les normes de l’action publique conçues par l’Union européenne et leur déclinaison territoriale ; les modalités d’appropriation par les acteurs locaux et leur croisement avec les enjeux nationaux et transnationaux (transition écologique, cohésion territoriale et justice spatiale, innovation, modèles urbains, etc.).

Axe 2 – L’Europe du point de vue des pratiques quotidiennes

23Le deuxième axe propose d’étudier l’Europe du point de vue des pratiques quotidiennes en s’intéressant à la dimension locale de la recomposition de l’action politique par l’intégration européenne au niveau des habitants. C’est le cas des travaux portant sur les espaces transfrontaliers qui analysent les pratiques des habitants situés à proximité de la frontière (mobilités quotidiennes, stratégies résidentielles) et la manière dont elles modèlent l’espace vécu et perçu de ces populations, faisant émerger de nouvelles formes de territorialités, et des formes spécifiques d’aménagement et de coopération institutionnelles (Paasi, 1996 ; Hamez, 2013 ; Wassenberg et Reitel, 2015 ; Moine et Reitel, 2020, Pupier ; 2021). En complément de l’étude de ces espaces particuliers et emblématiques de l’intégration régionale européenne, les articles pourront présenter d’autres terrains d’étude de la construction territoriale de l’Europe au quotidien sous l’angle de la relation entre habitants-citoyens, territoires en dehors ou en tenant compte des cadres institutionnels de la coopération (collectivités territoriales, groupements transfrontaliers, etc.).

Axe 3 – L’Europe à travers les représentations

24Un dernier axe envisage l’Europe au prisme des représentations. Depuis une cinquantaine d’années, les politistes et sociologues se sont attachés à comprendre la façon dont est construit l’opinion publique de l’UE à partir d’enquête d’opinion telles que les Eurobaromètres, dont les limites, notamment méthodologiques, ont fait l’objet de nombreuses critiques (Reynié, 2005 ; Aldrin, 2010 ; Gaxie et al. 2011). La dimension géographique des représentations y est rarement analysée pour elle-même, conduisant des géographes à développer leurs propres enquêtes sur la dimension spécifiquement géographique des représentations de l’Europe (limites spatiale, sémantique, idéologique – Didelon et al., 2021 ; Toureille, 2017 ; Brennetot et al., 2013 ; Brennetot et Rosemberg, 2013 ; Beauguitte et al. 2012). Cependant, l’analyse du contexte spatial de construction des opinions sur l’Europe et l’UE est rarement étudiée à l’échelle locale et passe le plus souvent par des comparaisons entre représentations agrégées au niveau national (même si des exceptions existent – Dabrowski et al., 2019). L’appel à article invitait ainsi à présenter les avancées récentes en matière d’analyse des représentations « par le bas » de l’Europe et de l’UE à la suite des grandes enquêtes pionnières des années 2000 (projet Garnet, FP7 3, projets menés dans le cadre du Seventh Framework Programme: Building the Europe of Knowledge de la Commission européenne – Fioramonti, 2009 ; Lucarelli, 2014 ; Chaban et Holland, 2014). Il s’agissait ainsi d’une opportunité de discuter les enjeux et limites posés par une analyse des représentations sociales d’objets abstraits, situés à petite échelle et de la manière manières de les mettre en relation avec l’analyse des dimensions politique et territoriale de la construction européenne. Comment « politiser » l’analyse de ces représentations ? Comment mettre en évidence l’existence d’idéologies et de positionnements vis-à-vis de l’UE, de politiques ciblées, de projets territoriaux alternatifs, par exemple ?

Des contributions qui embrassent la complexité de l’objet d’étude

25Les contributions à ce numéro spécial montrent que ces différentes dimensions des usages de l’Europe s’entremêlent. Elles mettent en évidence l’imbrication des logiques d’acteurs de la gouvernance et celles des habitants dans l’expérience quotidienne de territorialités européennes complexes et multiscalaires (du local au global).

26Ce numéro spécial illustre assez bien l’interdisciplinarité inhérente aux études européennes : il rassemble ainsi des contributions venues d’horizons disciplinaires divers et la plupart de celles-ci empruntent souvent à des approches complémentaires pour proposer des démarches d’investigations empiriques associant enquête de terrain (enquête ethnographiques, observation, entretiens, questionnaires, dispositifs de cartes mentales ou sensibles) et analyse documentaire (discours d’acteurs, analyse de corpus de littérature grise). Cette liquidité des approches sert une ambition d’innovation théorique et méthodologique propice à des élaborations empiriques. Elle permet de saisir la complexité d’un objet a minima dual : l’EUrope (l’UE indissociable de son double « Europe »), qui ne peut se réduire à un simple cadre d’observation de l’action politique ou de ses manifestations et doit être interrogé dans son contenu spatial et notionnel.

27Basées majoritairement sur des travaux de recherche récents – parfois en cours –, ces travaux suggèrent un renouvellement des travaux sur la dimension spatiale des études européennes. Les démarches privilégiées s’inscrivent résolument dans les approches critiques d’analyse des discours et des pratiques des acteurs, saisis dans leur diversité, que cette prétention critique se formalise dans la méthodologie ou soit revendiquée dans le positionnement théorique des auteur·ices (géographie politique critique, critique post coloniale, approches critiques de l’action publique en sociologie des organisations).

28Un premier ensemble d’articles traite de la manière dont les territorialités sont construites par les acteurs publics. Ces approches institutionnalistes évaluent la capacité des acteurs locaux, collectivités territoriales décentralisées ou acteurs déconcentrés, à développer l’intégration territoriale au détriment des frontières et des cadres de pensée étatique.

29L’article de Ian Florin, s’appuie sur l’exemple des frontières externes de l’Union européenne pour analyser la façon dont l’Europe est mobilisée comme objet géographique pour mettre en œuvre les relations entre la Fédération de Russie et ses voisins d’Europe du Nord membres de l’UE par les acteurs impliquées à différentes échelles. En suivant le programme de la géographie politique critique, l’hypothèse soulevée est que les enjeux politiques ne sont pas uniquement portés par les antagonismes et mus par des intérêts de puissance, mais qu’ils s’ancrent dans la subjectivité d’acteurs engagés sur le terrain et en faveur de la réalisation d’un projet commun. À travers l’exemple de la ceinture verte de Fennoscandie, il interroge la manière dont la mise en place de dispositifs transnationaux de conservation de l’environnement construit une Europe des usages et des représentations susceptibles de diffuser les valeurs du projet de l’UE en Russie post-soviétique.

30Les deux articles suivants poursuivent cette grille de lecture institutionnaliste pour analyser les processus d’européanisation via la mise en œuvre de la politique de cohésion de l’Union européenne. Brice Lamenie montre ainsi comment les instruments déployés dans le cas de politique de cohésion entrainent une reconfiguration des rapports institutionnels entre collectivités dans le cadre d’un approfondissement du processus de décentralisation, qui a entraîné le transfert de la gestion des fonds depuis l’État vers les conseils régionaux. À partir du cas de l’Ile-de-France, il met en évidence une affirmation de l’action du conseil régional dans une région traditionnellement pilotée par l’État. Chloé Sénécat, propose pour sa part, une analyse de cette même politique de cohésion appliquée au cas de Varsovie pour interroger les effets de l’intervention sur la construction de territorialité nouvelles en accélérant la coopération métropolitaine. Dans le cas de la capitale polonaise, le croisement des objectifs européens avec les politiques locales entraînerait une reconfiguration favorable à la municipalité lui permettant de s’autonomiser vis-à-vis de l’État.

31Enfin, l’article de Tamara Espiñeira s’intéresse quant à lui aux programmes de coopération territoriale européenne, tels que les programmes INTERREG. À travers le cas de la Communauté Autonome Basque, il interroge la manière dont les acteurs locaux se saisissent des instruments de la politique régionale pour construire une région transnationale transcendant les contraintes institutionnelles posées par la présence de la frontière.

32Tout en conservant un regard sur la dimension institutionnelle, le second groupe d’articles privilégie une entrée par les représentations et les pratiques des habitants pour saisir la manière dont se construisent des territorialités européennes dans l’espace vécu et perçu. Le premier article d’Elena Casiriain, convoque de nouveau le cas du Pays Basque pris comme une région transfrontalière pour interroger la consistance d’une telle construction territoriale via l’analyse des pratiques de la frontière franco-espagnole. En adoptant un point de vue anthropologique, cet article propose une approche depuis les border studies pour interroger l’expérience de cette frontière par les habitants de cette région. À partir d’une méthodologie recourant à la cartographie sensible et le recueil de témoignages lors d’ateliers cartographiques, il y est question d’analyser la relation entretenue par les habitants à cette frontière. La frontière y apparaît sous le signe de l’ambivalence : tantôt intégrée dans l’espace de vie du quotidien, elle peut devenir un objet banal, en décalage avec les efforts déployés par les acteurs publics chargés de mettre en place la coopération transfrontalière. Elle peut toutefois être également chargée d’affects et d’appropriation révélatrice des sentiments d’appartenance et des relations à l’altérité des populations enquêtées.

33L’article de Camille Dabestani propose de décentrer le regard depuis deux régions ultra-périphérique (RUP) de l’Union Européenne : la Martinique et la Guadeloupe pour s’interroger à la manière dont se construit la relation à l’Europe des habitants très éloignés des « périphéries d’une construction territoriale à dimension continentale », à comprendre l’UE (Sanguin, 2007). Depuis ces territoires dans une situation d’appartenance multiple à d’autres ensembles régionaux culturels et politiques (aire Caraïbe, Antilles, Amériques, etc.), l’autrice révèle à travers des enquêtes menées auprès d’étudiants mêlant questionnaires, entretiens et cartes mentales que l’Europe fait figure d’un centre à l’influence lointaine et paradoxalement marginale. Le sentiment d’appartenance à l’Europe et à l’UE doit être lu dans sa complexité, relativement à d’autres catégories d’appartenance macro-régionale, nationale (État français) et plus largement tout un ensemble d’idéologies et de grands récits (traite, colonisation, modèle républicain) liées à l’histoire particulière de ces collectivités territoriales d’outre-mer. Dans tous les cas, l’analyse de ces appartenances complexes ne peut laisser la place à des raisonnements dichotomiques et doit intégrer les trajectoires individuelles et les visions du monde des habitants dans la compréhension de ces morceaux d’Europe projetés qualifiés d’entre-deux.

34En s’intéressant aux discours des habitants sur le contenu du projet européen et ses possibles complémentarités avec d’autres projets territoriaux en cours de réalisation (République Française), cet article participe également à la troisième partie de ce numéro spécial qui interroge de manière directe la relation des habitant·es-citoyen·nes à l’Union Européenne entendue comme projet politique. Comment l’UE participe au renforcement du sentiment d’appartenance à une communauté de destin au travers de l’exercice du droit de vote aux élections européennes et locales ? C’est à cette question que tente de répondre l’article de David Gouard, Thibault Courcelle et Camille Kelbel. Les auteur·ices s’intéressent aux cas des ressortissants de l’Union européenne qui résident en France. Ils s’interrogent sur la démarche d’inscription sur les listes électorales comme expression du sentiment d’appartenance à l’Europe. L’étude de cas mené porte sur un échantillon de population bien insérée socialement. Il doit permettre, dans le cadre d’un projet de recherche en émergence, d’interroger notamment les déterminants du vote et du rapport à l’Europe en relation avec l’espace vécu.

Nous souhaitons tout d’abord remercier les collègues qui ont accepté d’évaluer les articles de ce numéro spécial ainsi que celles et ceux qui y ont contribué. Nous remercions également le comité éditorial de la Revue l’Espace Politique et tout particulièrement Arnaud Brennetot (Université de Rouen - Normandie) pour leur aide dans l’élaboration de ce numéro spécial. Enfin nous remercions également l’UMR 6266 IDEES, le CUREJ (EA 4703) et Sylvia Brunet (Université de Rouen – Normandie), pour l’aide qu’ils nous ont apportée lors de l’organisation de la journée d’étude et de la table ronde qui ont conduit à l’élaboration de ce numéro spécial.

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Notes

1 À titre d’exemple la « Déclaration à la presse de Charles Michel, président du Conseil européen, et d’Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, sur l’agression militaire sans précédent et non provoquée de l’Ukraine par la Russie » du 24 février 2022 contient 2 occurrences du terme « crise » sur les 265 mots utilisés.

2 Source : Secrétariat Général du Conseil, Réunion du Conseil européen (23 et 24 juin 2022) – Conclusions, Bruxelles, 24 juin 2022 CO EUR 21 CONCL 5

3 Liste des partenaires et alliés fournie dans le point N° 9 du compte rendu de la « Réunion extraordinaire du Conseil européen (24 février 2022). Bruxelles, 24 février 2022. CO EUR 16 CONCL 3

4 La candidature fut déposée le 28 février 2022 par l’Ukraine. Le 17 juin 2022 la Commission européenne rendait un avis favorable. Source : Secrétariat Général du Conseil, Réunion du Conseil européen (23 et 24 juin 2022) – Conclusions, Bruxelles, 24 juin 2022 CO EUR 21 CONCL 5

5 Article 2 de la Décision du Conseil du 15 juin 1987 portant sur l’adoption du programme d’action communautaire en matière de mobilité des étudiants (Erasmus). Bruxelles, 87/327/CEE. Publié au journal officiel des Communautés Européennes le 25/06/1987

6 P. Clerc, « Turquie : la géographie-prétexte », Le Monde, 18 novembre 2002.

7 Ils furent proposés lors d’une journée d’étude organisée à Rouen le 20 octobre 2024 par l’UMR 8504 IDEES et le CUREJ (Université de Rouen - Normandie). Une partie substantielles des contributions à ce numéro spécial sont d’ailleurs proposées par les participant·es à cette journée d’étude.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Étienne Toureille et Brice Laménie, « Penser et faire l’Europe à l’échelle locale : une approche par les territoires »L’Espace Politique [En ligne], 53-54 | 2024-2/3, mis en ligne le 01 mars 2025, consulté le 20 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/espacepolitique/13115 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13ggx

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Auteurs

Étienne Toureille

Maître de Conférences
UMR 6266 IDEES, Université de Rouen – Normandie
etienne.toureille@univ-rouen.fr

Brice Laménie

Docteur en géographie-aménagement
Chargé d’enseignements Université Paris cité
Chercheur associé UMR 8504 CNRS Géographie-cités
brice.lamenie@u-paris.fr

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