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Penser et faire l’Europe à l’échelle locale : une approche par les territoires

Quand le local se saisit du volet urbain de la politique de cohésion à Varsovie : une européanisation de la gouvernance et du territoire à l’épreuve des conflits politiques

When the local level takes up European policies in Warsaw: a Europeanization of governance and territory put to the test of political conflicts
Chloé Sénécat

Résumés

Dans un contexte de conflit entre les échelles locale et nationale en Pologne, la Ville de Varsovie s’est inscrite dans une logique pro-européenne jusqu’au retournement des élections de fin 2023. En se saisissant des instruments du volet urbain de la politique de cohésion de l’Union européenne, elle s’est opposée au gouvernement, ce qui n’est pas sans conséquence sur son développement territorial. Dans quelle mesure ce volet urbain participe-t-il à une transformation de la territorialité à Varsovie ? En quoi a-t-il traduit en pratiques des tensions entre acteurs d’une gouvernance structurée par les conflits ? Entre géographie et science politique, cet article se propose d’explorer le processus d’européanisation « par le bas » (Pasquier, Weisbein, 2004) en cours à Varsovie, en mobilisant un travail de terrain composé d’entretiens avec seize acteurs de la gouvernance urbaine multi-niveaux. Après avoir étudié la traduction localisée de la dimension urbaine européenne à Varsovie, nous en analyserons les effets : une européanisation des politiques et du territoire. Ce processus sera relativisé dans une dernière partie consacrée à la question de la gouvernance multi-niveaux, organisée autour de conflits politiques. C’est la relation entre gouvernance et territorialité qui est en jeu. L’observation de la mise en œuvre du volet urbain à Varsovie permet de conclure à une européanisation du territoire par la mise en œuvre des Investissements Territoriaux Intégrés accélérant la coopération métropolitaine. Mais cette transformation de la territorialité dépend de la gouvernance et de ses évolutions, dans un contexte où la Commission européenne ne possède pas de compétence en matière d’aménagement du territoire.

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Texte intégral

Introduction

1Une nouvelle étape a été récemment franchie en Pologne, avec l’annonce par Ursula von der Leyen du prochain dégel des fonds européens bloqués jusqu’alors pour manquement à l’État de droit. 137 milliards d’euros en provenance des fonds européens doivent revenir à l’État polonais. En octobre 2023, le parti conservateur et eurosceptique Droit et justice au pouvoir, arrivé en tête des élections parlementaires avec environ 35 % des voix, n’a pas obtenu de majorité à la Diète face aux 53 % de la Coalition civique, menée par la Plateforme civique, parti ouvertement pro-européen. Donald Tusk, ancien président du Conseil européen, a été élu Premier ministre le 11 décembre 2023. La nouvelle ligne de ce gouvernement est de défaire la politique mise en place les huit années précédentes par Droit et justice. L’objectif est de rétablir l’État de droit en menant des réformes du système judiciaire, conformément aux exigences européennes. Or, le Président Duda restera en exercice jusqu’en 2025, date des prochaines élections présidentielles. Dans ce cadre, il dispose d’un droit de véto dont il a d’ores et déjà fait usage afin d’empêcher le nouveau gouvernement dans sa volonté de réformes. Cela pourrait mener à un statu quo politique jusqu’à la fin du mandat du président actuel. La situation politique polonaise a donc évolué sur la forme, mais l’opposition entre pro-européens et eurosceptiques n’a pas disparu pour autant. Et ces conflits et rapports de force se sont cristallisés autour de la politique de cohésion et de sa dimension urbaine.

  • 1 Site internet de la Ville de Varsovie [En ligne], « Billions of benefits for Warsaw due to Poland’s (...)

2Le maire de Varsovie, Rafal Trzaskowski a été le principal opposant au Président Andrzej Duda, en recueillant près de 49 % des voix, contre 51 % pour le Président sortant lors des élections présidentielles de 2020, faisant de la capitale un bastion des politiques européennes dans un contexte national hostile à l’Union européenne (UE). La Pologne est toujours aujourd’hui le plus grand bénéficiaire net des fonds européens. Depuis 2004, la Ville de Varsovie a bénéficié de plus de 18 milliards1 d’euros des fonds de la politique de cohésion pour mettre en œuvre des projets ayant profondément transformé le visage de la capitale, comme la construction de la seconde ligne de métro. Comme cela est souvent rappelé, les institutions européennes n’ont pas de compétence en matière d’aménagement du territoire, mais l’UE a développé au sein de sa politique de cohésion un volet urbain en direction des villes. En se saisissant des opportunités européennes en matière de développement urbain, le niveau local à Varsovie se détache du niveau national, entraînant une transformation du système d’acteurs locaux, processus empreint de tensions entre les échelles de gouvernance. Cela n’est pas sans effet sur le territoire, réceptacle des projets ainsi créés via les instruments européens qui véhiculent une vision particulière du développement territorial.

3La notion de territorialité est au cœur de cette réflexion. Elle est un concept propre à la géographie, peu abordé en sciences politiques (Faure, Négrier, 2019). Elle désigne le « rapport construit à l’espace » (Lajarge, 2014), une appropriation de l’espace par des acteurs, d’un point de vue formel, et par le sentiment d’appartenance à cet espace. Guy Di Méo (2004, p. 101) la définit comme « une relation individuelle et/ou collective, un rapport complexe au(x) territoire(s) ». La territorialité repose sur « des référentiels représentés d’échelles multiples », qui ne correspondent pas forcément à un simple assemblage de territoires. Il peut donc y avoir un décalage entre territoire et territorialité, une tension (Aldhuy, 2008) : le territoire enferme, tandis que la territorialité est multi-dimensionnelle. C’est cette question de la dimension plurielle de la territorialité qui nous intéresse ici à travers l’objet du volet urbain de la politique de cohésion. L’articulation des échelles multiples de la gouvernance pose la question de cette multi-dimensionnalité de la territorialité et de son évolution par la mise en œuvre du volet urbain de la politique de cohésion, qui constitue une sorte d’anomalie de par son développement dans les interstices de la politique de cohésion.

4Ainsi, dans quelle mesure la dimension urbaine de la politique de cohésion participe-t-elle à une transformation de la territorialité à Varsovie ? En quoi a-t-elle révélé, en pratique, des tensions entre acteurs et une gouvernance urbaine structurée par les conflits ?

5Dans une première partie, nous étudierons la logique d’instrumentation européenne en matière de développement urbain et sa traduction localisée à Varsovie. Cela nous permettra, dans une deuxième partie, d’observer un phénomène d’européanisation des politiques publiques mais aussi du territoire, par une appropriation du discours de la Commission européenne par les acteurs locaux. Mais cette reconfiguration de la territorialité, nous le verrons enfin, se heurte à une gouvernance structurée autour de conflits entre acteurs locaux, nationaux et européens, qui limite la portée de la dimension urbaine de la politique européenne sur le territoire.

  • 2 Voir annexe n° 1 : Liste des entretiens réalisés à mobilisés.

6Notre cadre théorique s’appuie sur une approche croisée entre science politique et géographie, développée dans un précédent article (Sénécat, 2024). L’objectif est de croiser logiques d’acteurs de la gouvernance urbaine multi-niveaux et effets des instruments européens sur le territoire afin de comprendre les conséquences de la mise en œuvre du volet urbain européen à la fois sur cette gouvernance et sur ce territoire. En ce sens, il s’agit, dans la lignée de R. Pasquier et J. Weisbein (2004, p. 6), d’ancrer notre analyse « dans une certaine conception de la science politique mais aussi d’ouvrir de nouvelles pistes de recherche autour de la production des identités politiques, de la recomposition des espaces politiques ou des logiques sociales de diffusion des normes institutionnelles ». En s’appuyant sur cette approche, cet article propose d’étudier la traduction localisée du volet urbain à Varsovie à travers l’analyse d’un travail de terrain réalisé dans cette ville entre avril et juin 2023. Il s’agit de poser la question de la manière dont le volet urbain s’intègre dans la configuration d’acteurs au niveau local et dans leurs stratégies de développement, afin de comprendre comment les parties prenantes s’approprient les instruments européens. Ce sont ensuite les modalités de mise en œuvre de ces instruments sur le terrain qui sont en jeu. Cette étude de cas comprend treize entretiens, avec seize acteurs2 des politiques de développement urbain, tous en lien avec un ou plusieurs programmes européens. Un entretien supplémentaire, réalisé en 2019 avec deux acteurs de ces mêmes politiques dans le cadre d’une étude préliminaire du sujet, a été ajouté à ce corpus. Tous ont été réalisés à différents niveaux de la gouvernance urbaine, afin de comprendre, à travers leur discours, les logiques d’action animant chaque acteur. Deux entretiens ont également été réalisés à l’échelle européenne, un au niveau du Parlement, et l’autre d’un programme européen, afin de confronter les discours aux niveaux local et européen. Nous avons également mené des visites sur sites et participé à des événements et réunions publiques autour de projets menés à Varsovie, grâce à des cofinancements européens. Cela nous a permis de nous rendre compte des effets du volet urbain sur le territoire de la ville.

Saisir les opportunités européennes au niveau local : traduction localisée du volet urbain de la politique de cohésion à Varsovie

7Afin de comprendre la portée du volet urbain à Varsovie, il s’agit tout d’abord de s’intéresser à sa traduction localisée : en adoptant une approche par les instruments, nous pouvons distinguer une dimension matérielle et une dimension immatérielle du volet urbain de la politique de cohésion européenne. Les acteurs locaux se saisissent de ces deux dimensions, mises en œuvre à différents degrés sur le territoire varsovien qui s’en trouve, de fait, transformé.

Tableau 1 : Les acteurs de la gouvernance urbaine multi-niveaux à Varsovie

Niveau européen

Bureaux de liaison du Parlement européen et de la Commission européenne
Ces bureaux remplissent un rôle de communication et d’information. Ils font le lien entre Bruxelles et la Pologne, sans pour autant disposer de pouvoir décisionnel.

Niveau national

Etat, ses ministères et agences nationales mandatées par l’Etat
Le niveau national est central en Pologne, car 60 % des fonds européens sont mis en place à ce niveau de gouvernance. Le ministère des Finances et de la Politique régionale se charge du système de mise en œuvre des fonds européens et de la programmation de la politique de cohésion.

Niveau régional

Voïvodie de la Mazovie
La voïvodie est autorité de gestion d’une partie des fonds européens. C’est elle qui met en œuvre le programme opérationnel. Un département est dédié aux fonds européens. La voïvodie peut alors sélectionner et suivre les projets selon ses propres critères, qui doivent être en accord avec les exigences européennes.
Services déconcentrés de l’Etat
L’Etat possède l’équivalent d’un gouverneur de la région, qui assure les services déconcentrés de l’Etat. Ses tâches sont essentiellement administratives, mais il peut aussi donner ou non son aval pour certains grands investissements. Les liens entre les deux institutions régionales sont cependant limités.

Niveau métropolitain

Association métropolitaine de Varsovie
La Ville de Varsovie, 70 communes et 9 powiats alentours se sont regroupés pour conclure un accord de coopération basé sur le volontariat, dans le but d’obtenir des fonds européens. Elle n’a pas de compétence formelle, déléguée par l’Etat. Il s’agit d’une association : la Métropole n’est pas un niveau de gouvernance institutionnalisé autour de Varsovie.

Niveau local

Ville de Varsovie
Le powiat est normalement l’échelle qui se situe entre celle de la voïvodie, et celle de la commune. Varsovie est une ville-powiat. La Ville de Varsovie est compétente pour la mise en place de projets urbains européens. Elle s’est dotée d’un Bureau des fonds européens et de la politique de développement pour mettre en œuvre le volet urbain.

Gmina
La gmina, ou la commune, possède peu de compétences qui lui sont propres. Elle peut cependant faire des demandes de fonds européens à l’autorité compétente afin de mener à bien certains projets sur son territoire. Elle possède notamment une certaine autonomie dans les domaines économiques et sociaux.

La stratégie européenne pour toucher le local : aux interstices de la politique de cohésion

8Le développement urbain ne fait pas partie des prérogatives de l’UE. Si la Commission européenne a pu développer un volet urbain par le biais de sa DG REGIO, elle l’a fait aux interstices de la politique de cohésion dont elle a la charge. Dans le sens de la théorie des compétences implicites (Aucordier, 2002), la Commission serait légitime à s’emparer des questions urbaines afin de répondre à l’objectif de cohésion territoriale qu’elle s’est fixée et auquel les États membres ont adhéré. Les institutions européennes se sont dotées d’instruments qui véhiculent une vision européenne du développement urbain, dans le strict respect des compétences de la Commission et du principe de subsidiarité qui régit ce champ d’action à l’échelle européenne.

9Cette logique d’instrumentation (Lascoumes, Le Galès, 2004) permet de construire une image de ce volet urbain qui n’est pas institutionnalisé dans ce contexte d’absence de compétence européenne : ce sont ces dispositifs qui permettent à la Commission européenne de s’investir dans l’urbain (Halpern, Le Galès, 2011), ainsi que de diffuser une approche particulière du développement territorial dont nous verrons les contours à travers le cas de Varsovie. Si elle ne possède pas de moyens contraignants, la Commission cherche à orienter les comportements des acteurs (North, 1990) via ces instruments qui communiquent des représentations urbaines particulières (Lascoumes, Le Galès, 2004 ; Mboumoua, 2007). Nous pouvons parler ici d’une réelle stratégie européenne, au sens où les institutions vont se donner les moyens de leurs ambitions, afin de parvenir à leur objectif (Rosière, 2001), qui est celui de la cohésion territoriale.

10Dans le cadre de cette stratégie, les instruments du volet urbain vont devenir des vecteurs d’européanisation, définie comme un « processus de construction, de diffusion et d’institutionnalisation des règles formelles et informelles, […] des “manières de faire les choses”, ainsi que des normes et des croyances partagées » (Radaelli, 2003). Les acteurs locaux ou nationaux, en se saisissant de ces dispositifs, vont les intégrer dans leurs propres politiques publiques et subir une influence européenne dans l’aménagement de leur territoire (Baudelle, Jean, 2009), dans une logique de policy transfer (Dolowitz, Marsh, 2000 dans Mboumoua, 2007). Les villes sont aussi actrices de cette européanisation qui s’effectue dans ce cas « par le bas » (Pasquier, Weisbein, 2004), car cette influence n’est pas que subie : puisqu’elles intègrent ces instruments dans leurs propres logiques d’action, les parties prenantes locales se réapproprient le volet urbain, cette fois-ci dans une logique de policy mobility (Peck, 2011 ; Haupt, 2023).

11Ce volet urbain, nous choisissons de le diviser en deux approches, porteuses d’une relation distincte aux acteurs et territoires locaux. Leurs effets en termes d’européanisation, comme nous allons le voir dans le cas de Varsovie, sont également à différencier. Cette distinction est une extension du constat dressé par des observateurs des projets Urban, aux origines de l’action urbaine européenne. Romain Pasquier et Gilles Pinson soulignent (2004) deux types de résultats de ces projets urbains à Turin et à La Corogne : des effets « matériels » à La Corogne, et des effets portent sur « le plan des manières de faire et des reconfigurations de systèmes d’acteurs locaux » à Turin. Cette distinction est observable dans les textes européens contemporains, au niveau des textes cadres pour le développement urbain et dans les possibilités offertes par l’UE. La première approche est donc une approche matérielle passant par le co-financement de projets à l’échelle locale : dans le cadre de la programmation 2021-2027 de la politique de cohésion, 8 % du FEDER sont dédiés au développement urbain durable. La seconde approche est au contraire immatérielle. Elle se concentre sur l’échange d’expériences ou de ce qui est appelé « bonne pratique » au niveau européen, soit par la mise en réseau de villes européennes, soit par des projets à vocation plus sociale, dans le but, non pas d’agir sur le territoire, mais sur la manière de faire la ville. Il s’agit maintenant de voir dans quelle mesure les acteurs locaux s’emparent de ces deux dimensions, afin d’apprécier la traduction localisée du volet urbain à Varsovie.

Les fonds européens, le nerf de la guerre dans l’aménagement de la capitale

12Ce qui frappe à Varsovie, c’est l’omniprésence de l’UE dans les rues de la ville, la communication sur l’investissement européen rendant visible en un coup d’œil l’apport européen à son développement.

Photographie 1 : Exemple de panneau d’information sur les projets européens à Varsovie

Photographie 1 : Exemple de panneau d’information sur les projets européens à Varsovie

Centre socioculturel co-financé par le FEDER, Targówek, Varsovie

Photographie personnelle, 2023

Photographie 2 : Exemple de panneau d’information sur les projets européens à Varsovie

Photographie 2 : Exemple de panneau d’information sur les projets européens à Varsovie

Centre socioculturel co-financé par le FEDER, Targówek, Varsovie

Photographie personnelle, 2023

Photographie 3 : Exemple de panneau d’information sur les projets européens à Varsovie

Photographie 3 : Exemple de panneau d’information sur les projets européens à Varsovie

Construction de la seconde ligne de métro, Varsovie

Photographie personnelle, 2023

Photographie 4 : Exemple de panneau d’information sur les projets européens à Varsovie

Photographie 4 : Exemple de panneau d’information sur les projets européens à Varsovie

Construction de la seconde ligne de métro, Varsovie

Photographie personnelle, 2023

  • 3 Ministry of Development Funds and Regional Policy, Poland in the EU. Investments. Development. Futu (...)

13Dans un document pour les quinze ans de l’entrée de la Pologne dans l’UE, le ministère en charge des fonds européens constate l’évolution du paysage des villes polonaises vers un modèle urbain européen. Il parle même de « saut civilisationnel »3 auquel le budget européen a participé. De fait, les montants européens investis en Pologne sont les plus importants au sein de l’Union européenne. Pour la programmation 2021-2027, ce sont 76 milliards d’euros qui y seront mobilisés, soit un montant record par rapport aux précédentes programmations de la Politique de Cohésion.

  • 4 Ville de Varsovie, Wodociagi Warszawskie, non daté, 12 p.
  • 5 Entretien au sein d’un arrondissement de Varsovie.

14La dimension matérielle est centrale à Varsovie, dont les besoins en développement sont tout autres que dans les autres grandes métropoles européennes, comme Paris ou Berlin. En 2022, 2,8 % du revenu de la Ville de Varsovie provenaient de fonds européens, soit environ 120 millions d’euros. Lors de son adhésion, la capitale polonaise souffrait d’un large retard dans la construction de ses infrastructures, retard qu’elle peine encore à rattraper, mais que l’argent européen comble peu à peu. Le système de traitement des eaux usées en est une illustration : infrastructure basique pour une capitale qui revendique un rayonnement européen, elle a été développée à Varsovie grâce à un fort soutien de l’UE. Depuis 2007, le coût total du projet s’élève à environ 2,3 milliards d’euros, dont un tiers proviennent de fonds européens, en majorité du Fonds de Cohésion4. L’aspect financier apparait pour tous les acteurs interrogés lors de notre travail de terrain, quel que soit leur niveau de gouvernance, comme la première valeur ajoutée de l’implication européenne dans la gouvernance urbaine multi-niveaux. Par les fonds de la politique de cohésion, la Commission européenne répond à des besoins du territoire. C’est le cas dans l’arrondissement dit défavorisé de Targówek, situé sur la rive droite de la Ville, lorsque le centre plus riche et dynamique est situé sur la rive gauche. La construction du métro grâce à l’investissement européen constitue pour le territoire une « fenêtre pour une bonne perspective de développement »5, selon la chargée de projets interrogée.

  • 6 Entretien au sein de la Ville de Varsovie.
  • 7 Entretien au sein de la Ville de Varsovie.

15Souvent, c’est d’ailleurs la perspective d’accéder à des fonds supplémentaires qui rassemble les acteurs autour d’un projet commun. En cela, le projet est fédérateur et rejoint la vision de Pinson (2006, p. 635) pour lequel il est un instrument central dans l’élaboration de politiques publiques. Pour un Haut Représentant de l’administration de la Ville de Varsovie, le seul sujet abordé au sein de l’Association de la Métropole de Varsovie est celui de la gestion de l’argent européen, qui force la collaboration des communes qui en sont membres. Car l’un des objectifs des acteurs polonais, quel que soit leur niveau de gouvernance, c’est bien la captation des fonds européens. Et pour cela, la Pologne, les autorités locales, s’organisent, que ce soit en développant l’action européenne ou par la réactivation d’une association métropolitaine autour de Varsovie comme nous le verrons ultérieurement. Ces financements européens fournissent un cadre aux autorités de la gouvernance multi-niveaux. Par les conditions de mise en œuvre des fonds, la Commission européenne influence sa stratégie, dans une logique d’européanisation « par les manières de faire »6. Le projet autour du traitement des eaux usées constitue par exemple une adaptation à la législation européenne en ce qui concerne la protection de l’environnement7.

  • 8 Ministère des Fonds et de la Politique régionale, Mapa dotacji EU, https://mapadotacji.gov.pl/proje (...)
  • 9 La base de données Kohesio recense et cartographie l’ensemble des projets cofinancés par l’UE sur l (...)

16Selon le ministère des Fonds et de la Politique régionale8, on dénombre 3 360 projets mis en œuvre dans la capitale dans le cadre de la programmation 2014 et 2020 de la politique de cohésion européenne, tous fonds confondus et sans différencier les montants investis par l’UE. Ceux-ci recouvrent donc des réalités très différentes : il peut s’agir de grands projets d’infrastructures comme le métro, impliquant plusieurs millions d’euros européens, ou encore d’aides socio-économiques pour assurer la pérennité des entreprises après la crise du Covid, pour un investissement européen de quelques milliers d’euros seulement. Mais cela donne à voir l’implication européenne dans la vie de la région capitale, dont les projets forment un maillage territorial rendu visible par la carte ci-dessous (Figure 1). La plateforme Kohesio9 cartographie pour la programmation 2014-2020 les projets mis en place grâce au FEDER, au FSE et au Fonds de Cohésion, soit seulement une partie des 3 360 dénombrés par le ministère polonais. Ces 1 646 projets couvrent l’ensemble du territoire de la capitale et de sa banlieue.

Figure 1 : Projets co-financés par le FEDER, le FSE et le Fonds de Cohésion dans la région capitale de Varsovie, programmation 2014-2020

Figure 1 : Projets co-financés par le FEDER, le FSE et le Fonds de Cohésion dans la région capitale de Varsovie, programmation 2014-2020

Source : Kohesio (2024)

Un glissement vers la dimension immatérielle du développement urbain européen

  • 10 Ministry of Development Funds and Regional Policy, Poland in the EU. Investments. Development. Futu (...)

17Le financement de projets n’est pas la seule valeur ajoutée de l’UE dans l’aménagement du territoire. À l’image de ce qu’observe D. Rivière en France et en Italie, les collectivités locales, de par la circulation des politiques européennes, ont gagné en compétence (Rivière, 2011). Ce qui rejoint la dimension immatérielle du développement urbain européen identifiée précédemment. Varsovie profite également de ces nouvelles expériences. La capitale s’est transformée depuis l’adhésion de la Pologne à l’Union européenne. Entre 2004, date de son adhésion, et 2019, la Pologne a reçu 162,9 milliards d’euros de l’UE et a réalisé grâce à cela 240 000 projets10. Pour la programmation 2021-2027, ce sont 76 milliards d’euros qui y seront mobilisés, soit un montant record. Le processus d’adhésion à l’UE a, dans ce sens, été un « levier pour l’aménagement du territoire en Pologne » (Coudroy de Lille, 2009).

  • 11 Entretien au sein de la Ville de Varsovie.

18On observe aujourd’hui une tendance à la mise en place de projets de plus en plus immatériels, sur des thématiques nouvelles pour la capitale polonaise. La Commission européenne, par sa vision du développement urbain, met à l’agenda des thématiques, comme les questions environnementales ou la cohésion sociale, qui n’étaient pas centrales pour la Ville jusqu’à récemment11. Cette dimension n’est pas encore la plus prégnante à Varsovie, elle n’est pas citée par tous les acteurs comme une valeur ajoutée européenne. Mais elle gagne en importance, particulièrement auprès des acteurs locaux. À Varsovie, l’arrondissement peut mener de manière autonome des projets socio-économiques. Un forum des entrepreneurs, sur le modèle d’échange d’expériences promu par URBACT, à l’origine co-financé par le FEDER entre 2012 et 2014, s’est pérennisé dans l’arrondissement de Targówek. En 2018, dans le contexte de la dernière programmation, l’arrondissement a perçu près de 7 millions de zlotys, soit environ 1,6 million d’euros, pour des projets sociaux et éducatifs.

  • 12 Entretien au sein d’un arrondissement de Varsovie.

19Le cas d’URBACT est justement parlant pour comprendre l’influence de cette dimension immatérielle du développement urbain européen sur le territoire de Varsovie, et plus précisément dans cet arrondissement. Targówek a participé à un réseau URBACT sur la valorisation du patrimoine dans le but de restaurer le lien social entre les résidents en les mobilisant dans cette démarche. Un festival a été organisé avec eux, autour du bâti existant et de son histoire. Selon une ancienne participante du réseau, cet échange et le soutien du programme européen ont permis de transférer « des outils, principalement des outils softs sur la manière de coopérer avec les groupes locaux »12. Selon elle, cet arrondissement souffre d’une division en son sein, avec une partie du territoire perçue de manière négative par les résidents. L’enjeu était de connecter ces deux parties du territoire par la valorisation du patrimoine. Cette même interlocutrice a vu un réel changement dans la représentation locale de cette portion de l’arrondissement, entraînant une meilleure connexion des espaces, concrètement, sur le terrain, par la mobilisation des acteurs locaux.

De l’européanisation des politiques publiques à celle du territoire par l’interaction du local et de l’européen

20Les acteurs locaux mobilisent activement l’ensemble du volet urbain à Varsovie. Quels sont donc ses effets, à la fois sur l’élaboration des politiques publiques et sur le territoire, au niveau local ? On observe une européanisation maîtrisée par les acteurs locaux, qui adaptent les concepts européens à leurs besoins sur le terrain.

L’européanisation des politiques publiques : un alignement des stratégies locale et européenne

  • 13 Entretien au sein de la Ville de Varsovie.

21Face à l’hostilité du gouvernement vis-à-vis des politiques européennes, sur laquelle nous reviendrons ultérieurement, les niveaux européen et local se sont rapprochés pour mener une action commune sur le territoire, élaborant des stratégies parallèles de gouvernance, détachées du national. En cela, la gouvernance urbaine multi-niveaux qui a été mise en place à Varsovie n’est que partielle. Le point de contact national LIFE remplit un rôle d’information, sans réelle influence sur les projets sélectionnés et leur mise en œuvre. Ces tâches sont laissées aux porteurs de projets locaux et aux agences de la Commission, comme CINEA, l’Agence exécutive européenne pour le climat, les infrastructures et l’environnement. Le niveau national est dans ce cas transformé en simple médiateur de la dimension urbaine, pour faciliter sa traduction localisée. Certains acteurs locaux à Varsovie prônent même un transfert de la gouvernance urbaine à l’échelle de la Commission13. La Ville de Varsovie épouse la stratégie européenne de développement urbain en l’intégrant pleinement à ses propres politiques publiques, s’engageant ainsi dans la voie de leur européanisation.

22On observe un alignement global entre la Stratégie 2030 de Varsovie, document cadre pour le développement de la Ville, et la Nouvelle Charte de Leipzig, base de la vision de la ville européenne à l’échelle de l’UE. La Stratégie 2030 de Varsovie développe trois perspectives de développement. La première repose sur des « résidents actifs », ce qui correspond à la participation citoyenne décrite dans la Nouvelle Charte de Leipzig comme élément de « bonne gouvernance ». La deuxième porte sur la création d’un « lieu convivial », faisant écho à la « ville juste » et la « ville verte » européenne. Du point de vue du développement du territoire, on retrouve, dans le but de création d’un espace convivial, les trois échelles d’action privilégiées par la Nouvelle Charte de Leipzig, le quartier, la municipalité et la zone urbaine fonctionnelle, échelles devant être connectées entre elles :

  • 14 Warsaw 2030 Strategy, 2018, p.35.

C’est pourquoi la structure spatiale de Varsovie comprendra en fin de compte le centre-ville et un réseau de centres d’arrondissements et de sous-arrondissements. Cela nécessitera donc d’établir des liens multidimensionnels entre tous les éléments et de prendre en compte leur relation avec l’aire métropolitaine et les espaces situés en dehors de ses frontières.14

23Enfin, l’objectif de mettre en place une « métropole ouverte » correspond à la fois à une volonté de s’inscrire dans un réseau européen, que l’on peut retrouver dans un programme tel qu’URBACT, mais aussi à la dimension de « ville productive », troisième dimension de la ville européenne dans la Nouvelle Charte de Leipzig.

24On peut parler ici de policy transfer pour désigner ce processus de diffusion de politiques publiques, qui influence l’élaboration d’autres politiques dans un contexte différent (Dolowitz, Marsh, 2000 dans Mboumoua, 2007). La ville est ici un acteur à part entière, dans une interaction renforcée entre échelles locale et européenne. Car ce sont bien les investissements européens et les instruments par lesquels ils sont mis en œuvre qui ont changé la manière de penser les projets. En s’emparant des opportunités européennes, les villes deviennent « des relais extrêmement performants » comme l’observent R. Pasquier et G. Pinson (2004) à travers le cas de Turin. Dans ce sens, le programme URBACT a été décliné via le City Partnership à l’échelle nationale, mettant ainsi en réseau des villes polonaises sur le modèle de l’instrument européen. Le même programme a été décliné au sein de l’arrondissement de Targówek pour créer un forum des entrepreneurs, au sein duquel on retrouve cette logique d’échange d’expériences par l’organisation de réunions autour de problématiques communes aux acteurs de la vie économique locale. Si les arrondissements ont peu de pouvoir à Varsovie, ils peuvent décider de leur organisation interne. On observe, dans certains d’entre eux (Targówek, Bemowo, par exemple), la création de poste de chargés d’affaires européennes qui officient comme des relais de l’action européenne, pour reprendre les termes de R. Pasquier et G. Pinson. Leur rôle ne se limite pas à de l’ingénierie de projets, ils communiquent également localement sur les opportunités européennes de financement. À l’image de ce que D. Rivière (2011) a pu observer à Naples et à Saint-Denis, c’est ici l’« effet entraînant, stratégique » qui est évalué de manière positive par les acteurs locaux et qui, de fait, ancre les stratégies européennes dans les politiques publiques, ainsi que dans les territoires.

Une européanisation du territoire : la métropolisation par l’ITI

25Au-delà de cette européanisation des politiques publiques, on pose comme hypothèse que ce processus est également observable sur le territoire lui-même. L’européanisation mobilise une dimension spatiale en ce que la situation européenne influe sur l’aménagement territorial, à toutes les échelles (Baudelle, Jean, 2009). Il s’agit d’analyser la construction d’un espace européen, par l’urbain, par les interactions entre acteurs de la gouvernance multi-niveaux, qui intègrent des « modalités de faire la ville » (Coudroy de Lille, 2016). C’est l’organisation territoriale des États qui se transforme par ce processus (Lepesant, 2011 ; Laménie, 2019). À l’image de ce que vérifient B. Laménie et D. Rivière (2020) dans le contexte italien, on observe, à Varsovie, une « européanisation du processus métropolitain ».

26La métropole, souvent associée à l’idée de croissance, est définie par « une fusion des pouvoirs, politiques, de plus en plus économiques, financiers, culturels ; une force démographique imposante (les villes millionnaires), donc la combinaison de deux phénomènes – concentration et expansion » selon M. Roncayolo (2011). Les Etats s’organisent différemment pour organiser un processus de métropolisation. Une échelle métropolitaine, institutionnelle, peut parfois être créée. La métropole n’est pas un niveau de gouvernance institutionnalisé en Pologne, exception faite de la Haute-Silésie. Cependant, le phénomène de métropolisation va au-delà de cet aspect juridique.

27La Commission européenne a peu à peu orienté son action urbaine en direction des métropoles, par l’adoption de la Stratégie de Lisbonne (Rivière, Laménie, 2020). Celle-ci place en son cœur la question de croissance, faisant des métropoles des espaces incontournables dans la poursuite de ses objectifs (Chilla, 2012 ; Kahn, 2017). Par le développement d’outils territorialisés, comme les Investissements Territoriaux Intégrés qui peuvent être utilisés dans ce sens, la Commission force la coopération d’autorités locales pour la mise en œuvre d’une stratégie de territoire, à l’échelle statistique de la zone urbaine fonctionnelle. Cette maille statistique peut être vue comme harmonisation européenne « par le haut » pour la gouvernance métropolitaine (Guérois et al., 2024). Cette zone correspond parfois, comme cela est revendiqué par exemple à Varsovie, à la zone métropolitaine.

28Par une logique d’instrumentation, la Commission européenne alimente un processus de recomposition de la gouvernance urbaine en encourageant de fait la métropolisation.

  • 15 Eurostat, Typologies territoriales pour les villes et les régions métropolitaines européennes, 2013

La traduction localisée de la dimension matérielle du volet urbain européen est particulièrement visible dans les effets qu’elle produit sur le processus de métropolisation. Ce processus, observable dans de nombreuses grandes villes européennes, est une tendance existant de fait. De nombreux résidents de la périphérie travaillent ou étudient à Varsovie. Il s’agit donc d’organiser ces mobilités et de construire les infrastructures nécessaires. Les limites administratives ne résistent pas à l’espace vécu par les individus qui font de la région capitale une zone urbaine fonctionnelle, qui comprend au sens européen une ville et sa « zone de navettage », composée des communes dont 15 % des actifs travaillent dans la ville centre15. Elles ne résistent pas non plus aux problématiques transversales contemporaines, en lien notamment avec les questions environnementales. Il s’agit de coordonner les actions des territoires concernés par ces sujets. Pour la Ville de Varsovie, l’intérêt est aussi financier : elle seule gère pour l’instant les coûts des transports et infrastructures utilisées par les résidents de sa périphérie. L’objectif est de répartir les responsabilités. L’enjeu est de gérer de jure un processus en cours, de facto, en élaborant une stratégie métropolitaine.

  • 16 Entretien au sein de la Région de la Mazovie.
  • 17 Entretien au sein du Bureau de l’Association de la Métropole de Varsovie.

29Cette stratégie vient de l’UE et est encouragée plus précisément par l’Investissement Territorial Intégré (ITI) de la Commission européenne. Introduit en 2014, il vise à la mise en place du volet urbain, par une stratégie de territoire et l’association de plusieurs axes thématiques du Programme Opérationnel Régional de l’espace concerné. Si les ITI ne sont pas exclusivement dédiés au développement métropolitain, ils sont utilisés dans ce sens à Varsovie. Les acteurs locaux ont été unanimes lors de nos entretiens, confirmant l’origine européenne de cet objectif d’organisation de la métropolisation16. Les ITI ont été un déclencheur pour les acteurs de la Ville, qui ont perçu en 2014 un changement de perspective de la part de la Commission européenne, avec une territorialisation plus poussée des fonds européens. La mise en œuvre de l’ITI exige une stratégie de territoire. Il s’agit ici pour la Ville de Varsovie d’une opportunité de financement pour son développement, la Ville et ses alentours se sont décidés à coopérer. L’Association de la Métropole de Varsovie existe depuis plusieurs décennies mais était inactive jusqu’à la mise en œuvre des ITI : entre 2017 et 2023, elle est passée de 21 à 75 membres17. La volonté locale de s’emparer d’un instrument européen et des financements associés a permis à la Commission de produire des effets sur la territorialité même de Varsovie.

  • 18 Warsaw 2030 Strategy, 2018, p.17.

30On voit ici l’influence européenne, à la fois sur le territoire – puisque la Commission encourage la prise en compte de nouvelles frontières – et la gouvernance – en légitimant un nouvel acteur du multi-niveaux. L’ITI en lui-même n’entraîne pas une métropolisation. Celle-ci existe déjà. Mais elle permet aux autorités locales de l’encadrer, de l’organiser, afin d’en utiliser le potentiel : si les autorités locales font preuve de volontarisme dans la mise en œuvre de cet outil, alors celui-ci produira des effets concrets sur le territoire. En soi, ce qui prime, c’est la stratégie de l’acteur local, qui s’empare d’un instrument, la Commission européenne ne créant qu’une incitation à la coopération métropolitaine. Cela constitue une influence de la Commission, qui voit les autorités locales s’approprier ces ITI. La Ville de Varsovie et les communes de l’aire métropolitaine font de l’UE un levier d’action, une nouvelle échelle de référence pour répondre à un besoin local. Par la mise en place d’un instrument permettant le financement de projets, la Commission influence concrètement le développement territorial de Varsovie. Le développement de la zone urbaine fonctionnelle de la Ville de Varsovie est inscrit comme un objectif dans sa stratégie 203018. Le succès de l’ITI, c’est la rencontre entre une stratégie européenne pour s’impliquer dans la gouvernance urbaine multi-niveaux et un besoin local face à la métropolisation.

31Par la mise en œuvre de cet instrument européen, le « rapport construit à l’espace » (Lajarge, 2014), c’est-à-dire la territorialité, s’en trouve transformé. Une nouvelle échelle de référence apparaît à Varsovie, dotée d’une légitimité de fait, et rendue effective par une coopération territoriale et l’interaction des échelles locale et européenne. La coopération territoriale amène une recomposition du territoire lui-même, et ce par le jeu d’échelles et d’acteurs (Boulineau, 2017 ; Briot, 2022) ayant cours à travers le volet urbain de la Politique de Cohésion.

Du local à l’Europe : une réappropriation des concepts européens par les acteurs locaux

  • 19 Traduit de l’anglais par l’auteure dans The New Leipzig Charter –The transformative power of cities (...)

32À la lumière de la traduction localisée des dispositifs de l’UE à Varsovie, qui, d’une part, mobilisent à la fois des ressources locales et européennes, et d’autre part, nourrissent des stratégies locales (Pasquier, Pinson, 2004 ; Mboumoua, 2007), nous pouvons observer que cette européanisation des politiques publiques et du territoire est négociée par les acteurs locaux qui se réapproprient les notions européennes, voire parfois arbitrent en fonction de leurs propres intérêts. D. Rivière et B. Laménie (2020) observent qu’une part de la mise en œuvre de la programmation de la politique de cohésion, en s’appuyant sur l’approche place-based notamment, repose sur la volonté et l’aptitude des collectivités locales à mobiliser des instruments européens. C’est donc à ces dernières de s’en emparer pour les adapter à leurs problématiques locales. Cela s’observe tout particulièrement autour du concept d’« innovation », terme clé de la dimension urbaine de la politique de cohésion. À l’échelle européenne, les villes sont décrites comme des « laboratoires pour des nouvelles formes de résolution de problèmes et des bancs d’essais pour l’innovation sociale »19. Pour la Commission, il s’agit d’orienter le comportement des acteurs (Elissalde, Santamaria, Jeanne, 2013), en légitimant son action urbaine malgré son absence de compétence juridique (Halpern, Le Galès, 2011). Or, ce discours autour de l’innovation ne s’accompagne pas d’un cadre clairement défini ou d’une description détaillée de ce qu’il implique. Cette interprétation est laissée au soin des acteurs locaux, suivant un impératif de cohésion. Ce flou permet à la fois le consensus dans la gouvernance multi-niveaux et une souplesse pour s’adapter aux contextes locaux (Élissalde et Santamaria, 2015).

  • 20 Ministry of Development Funds and Regional Policy, Poland in the EU. Investments. Development. Futu (...)
  • 21 Entretien au sein du Bureau de l’Association de la Métropole de Varsovie.
  • 22 Warsaw 2030 Strategy, 2018, p.43.
  • 23 Entretiens au sein d’un arrondissement, de la Ville de Varsovie et de la Région de la Mazovie.
  • 24 Warsaw 2030 Strategy, 2018, p.43.

33À Varsovie, ce discours européen s’est propagé au sein des instances de la Ville. Nous retrouvons ainsi ce terme d’innovation dans les différentes stratégies locales. Elle est perçue, par le ministère en charge des fonds européens, comme « la force motrice »20 du développement du pays. C’est le message qui est envoyé aux acteurs de ces politiques locales21 : l’innovation devient une condition sine qua non à la conduite de projets urbains. Dans la Stratégie Varsovie 2030, il est question de créer un « environnement créatif » pour « le développement de solutions innovantes »22. Mais ce positionnement s’arrête là, sans donner de définition de ce qu’est concrètement cette innovation. Ce sont donc les acteurs directement présents sur le territoire qui ont la tâche d’arbitrer localement entre les différentes conceptions de cette notion aux contours flous. Et ces acteurs locaux ont une définition arrêtée de l’innovation. Celle-ci est fortement liée à l’idée de rupture23, de changement, que ce soit au niveau des pratiques en matière de développement urbain24. Elle se rapproche presque de l’idée d’invention.

  • 25 Entretien au sein d’un arrondissement de Varsovie.
  • 26 Entretien au sein de la Région de la Mazovie, op. cit.

34Il s’agit de créer quelque chose de nouveau. Cela peut être matériel – par un nouveau produit – ou immatériel – URBACT est par exemple qualifié d’« innovation sociale »25. Mais l’idée est d’introduire des projets n’ayant jamais été testés : « Cela conduit à de nouveaux produits qui n’ont pas été introduits sur le marché jusqu’à présent »26.

  • 27 Ville de Varsovie, Wisla Warszawa, Flyer documentaire, Non daté.

35L’arbitrage a été fait du côté de la dimension économique de la notion d’innovation, au détriment d’une expérimentation coûteuse ou de la dimension sociale. Il est question de « marché » et de « produits » dans la citation précédente. En cela, Varsovie est une illustration de la tension entre les objectifs parfois contradictoires de cohésion et de compétitivité. L’exemple des questions environnementales est parlant. L’un des projets phares du programme LIFE à Varsovie concerne l’aménagement des abords de la Vistule, dans un but affiché de protection de la biodiversité face à la croissance rapide de la ville. Or, dans la description de ce projet, il est d’abord question d’attractivité27.

36La traduction localisée du concept d’innovation correspond donc à un besoin local de changement dans l’aménagement territorial et d’améliorer l’attractivité de la capitale polonaise. Le flou entretenu par la Commission européenne autour de cette notion permet à la Ville de Varsovie de l’interpréter au mieux pour l’adapter à ses problématiques. L’européanisation à Varsovie passe par une instrumentalisation du discours européen, et en ce sens, elle s’opère « par le bas » : les acteurs locaux arbitrent selon leurs besoins en s’adaptant aux règles européennes pour l’obtention de fonds.

Une gouvernance multi-niveaux conflictuelle limitant la transformation de la territorialité

37Cette européanisation a cependant ses limites à Varsovie, et celles-ci se trouvent dans une gouvernance urbaine multi-niveaux pétrie de tensions politiques à différentes échelles entre les acteurs, qui entravent la traduction du volet urbain sur le territoire. Cela questionne cette l’évolution de ce processus d’européanisation : le niveau national, jusqu’alors eurosceptique, réapparait dans le schéma de la gouvernance urbaine multi-niveaux. On établit alors un lien fort entre gouvernance et territorialité via l’étude du volet urbain européen, qui a traduit en pratiques locales des conflits politiques entre acteurs de la gouvernance multi-niveaux.

Entre l’UE et le gouvernement polonais : un rapport de force et une rupture politique

38Le conflit le plus évident, au sein de la gouvernance multi-niveaux en Pologne, qu’elle soit urbaine ou non, est sans conteste celui entre le gouvernement polonais et la Commission européenne. L’affrontement porte tout d’abord sur l’État de droit et la réforme du système judiciaire polonais. La Commission européenne avait gelé une partie des fonds européens destinés à la Pologne, soit 137 milliards d’euros des fonds de la politique de cohésion et du plan de relance post-Covid. Autant de fonds qui n’ont pas directement touché les territoires. La question de ces fonds et de leur allocation a alors cristallisé les tensions entre l’acteur national et européen en Pologne.

  • 28 Ministerstwo Inwestycji i Rozwoju, 4 LATA INWESTYCJI I ROZWOJU - JEST STRATEGIA, SĄ EFEKTY, 2019, 5 (...)
  • 29 Centrum Projektow Europejskich, W Centrum, p.4.
  • 30 Ministry of Development Funds and Regional Policy, Poland in the EU. Investments. Development. Futu (...)

39Les négociations pour l’obtention des fonds de la politique de cohésion pour la programmation 2021-2027 ont été âpres. Dans une logique de cohésion, il a été question, au niveau européen, d’une réallocation des ressources vers d’autres États ou régions plus en besoin, notamment dans le sud de l’UE, ce à quoi le gouvernement polonais s’est opposé28. La Pologne, nous l’avons rappelé, reste, aujourd’hui, le plus grand bénéficiaire de ces fonds. L’ancien ministre Droit et justice en charge des fonds européens, Grzegorz Puda, y voit un succès du gouvernement qui a mené à bien ces négociations, comme s’il mettait ainsi en échec la Commission européenne cherchant à le sanctionner29. Dans un document retraçant les financements européens en Pologne depuis son accession à l’UE, le ministère en charge des fonds européens se félicite d’être un « leader dans la gestion des fonds européens »30, faisant de cette gestion un enjeu pour exister sur la scène européenne mais surtout face aux institutions européennes.

  • 31 Entretien avec un expert à l’échelle nationale.
  • 32 Entretien avec un expert à l’échelle nationale.

40Dans cette situation, l’État tente de se détacher des instruments européens pour garder la compétence et rester l’acteur de référence dans le développement urbain. Le gouvernement Droit et justice avait mis en place un Programme d’Investissement Stratégique, dont les initiales formaient l’acronyme du parti politique gouvernemental PiS en polonais. Ce programme de subventions nationales aux autorités locales finançait des projets de développement urbain sur la base d’un court dossier, évitant aussi à ces mêmes autorités les exigences administratives européennes parfois décourageantes pour les chargés de projets au niveau local. En créant une concurrence entre les instruments européens et nationaux, le gouvernement polonais s’affirme face à la Commission européenne en usant de ses faiblesses. Il s’agissait d’un outil politique, dans une optique de centralisation des pouvoirs pour le gouvernement, qui gardait ainsi sous son influence les autorités locales bénéficiaires. Le but n’est pas de ne plus cofinancer de projets avec l’UE, mais de contourner certaines règles de la Commission, que ce soit en termes de stratégie ou d’évaluation31. Le gouvernement est aidé dans ce sens par la Commission européenne, qui met en place une gestion centralisée de certains instruments, passant outre son principe d’approche place-based. C’est le cas du fonds NextGenerationEU, le plan de relance post-Covid. S’il était jusqu’à maintenant bloqué en Pologne, il était cité en exemple pour démontrer un certain alignement de l’État et de la Commission sur les modes de gestion des ressources européennes32.

41Tout l’enjeu de ce conflit réside dans la question de la souveraineté et du transfert potentiel de compétences à la Commission européenne. Les politiques structurelles cristallisent ces tensions, comme lors de la négociation du cadre financier 2021-2027 :

Ces débats consubstantiels des négociations budgétaires […] opposent classiquement la Commission, le Parlement européen et les États entre eux. Chacun ayant une conscience aigüe de ses intérêts cherche à peser sur les choix à effectuer, ce qui laisse peu de place aux actions communes et autres « biens publics européens » (Elissalde, Santamaria, 2020, en ligne)

42Les positionnements adoptés par chaque acteur au moment des négociations ou de la mise en œuvre de la politique de cohésion attisent ces tensions. Par exemple, la Commission, par ses instruments, contourne parfois l’échelle nationale pour s’adresser directement aux collectivités locales. Le point de contact national LIFE, par exemple, n’a pas accès à toutes les informations sur les projets sélectionnés par la Commission sur le territoire polonais, car celle-ci traite directement avec les acteurs locaux. Cette absence de coopération ajoute aux tensions déjà existantes entre les deux acteurs. Par cette interaction entre échelles locale et européenne, qui mène à un processus d’européanisation négocié par les acteurs du territoire, c’est la recomposition de l’État-nation qui est en jeu (Jouve, Lefèvre, 1999), ainsi que la redéfinition de son rôle dans une politique d’aménagement qui tend, en théorie seulement, vers un projet fédéral (Santamaria, 2017). L’État en Pologne se montre réfractaire vis-à-vis de ce processus, agissant comme un gatekeeper, gardien de sa souveraineté, vis-à-vis de l’UE (Tofarides, 2018).

Le local, à la fois acteur et victime du conflit

43Ce conflit entre les niveaux national et européen a des conséquences directes sur les acteurs locaux et leur territoire, lorsqu’ils choisissent le camp de la Commission européenne. C’est le cas à Varsovie, où le Maire de la Ville a été le principal rival du Président Duda. Le gouvernement avait entamé un processus de centralisation des pouvoirs. Nous l’avons vu par exemple avec la réforme des institutions qui pose problème au sein de l’UE autour de la question de l’état de droit. Mais une partie est moins visible. En fait, les mises en garde de l’UE auraient participé à la stratégie du gouvernement polonais. En Pologne, les fonds européens sont gérés par les institutions indépendantes de la voïvodie. Celles-ci ont vu leur budget drastiquement diminué par l’État, ce qui ne leur laisse que les fonds européens pour investir. Les Voïvodies sont responsables de la mise en œuvre de 40 % des fonds de la politique de cohésion en direction de la Pologne, ce qui constitue une part non négligeable de leur budget. Pour la Mazovie, 170 millions de zlotys proviennent de l’UE en 2023 sur un budget de 5,66 milliards33. Or, si l’UE coupe les subventions comme elle en a menacé la Pologne, les régions se retrouveront sans ressources, laissant libre cours aux politiques nationales. Elles devront se conformer à la ligne étatique si elles souhaitent poursuivre leurs activités. On voit ici tout l’enjeu politique de la maitrise des fonds européens pour la mise en place d’une gouvernance multi-niveaux en Pologne.

  • 34 Entretien avec un expert à l’échelle nationale.
  • 35 Entretien avec un collaborateur du Bureau de l’Association de la Métropole de Varsovie, Varsovie, 0 (...)

44Au-delà des régions, ce sont les grandes villes et Varsovie en première ligne qui sont prises pour cible par le gouvernement, celles-ci s’inscrivant dans une ligne libérale et pro-européenne, contraire à celle du président polonais34. Le gouvernement Droit et justice s’est focalisé sur les plus petites villes du pays, celles en déclin, notamment par électoralisme. Cela défavorise Varsovie dans l’obtention des fonds européens gérés au niveau national. Plus encore, Varsovie est la cible de politiques nationales. Janosikowe est le nom donné à une loi qui vise particulièrement la capitale et dont le nom fait écho à un personnage de fiction similaire à un Robin des bois : il s’agit d’une taxe très importante payée par les communes les plus aisées, qui vise à redistribuer l’argent de territoires favorisés à d’autres territoires. En 2023, le montant de cette taxe s’élevait à 1 420 millions de zlotys, soit environ 330 millions d’euros, un manque à gagner important pour la Ville, sur un budget total d’environ 4,7 milliards d’euros. La redistribution de cet argent a d’ailleurs été sujet à controverse, à cause d’un manque de transparence du système35. La Mazovie a été la seule autorité locale à être un contributeur net jusqu’en 2014, ce qui a entraîné un déficit budgétaire au sein de la région (Koman, 2015). En pénalisant Varsovie et sa région, en créant une dépendance du local au national, le gouvernement rompt l’équilibre de la gouvernance multi-niveaux : le sentiment de mise à l’écart grandit dans les instances de Varsovie et une méfiance s’installe en même temps que le rapport de force entre les niveaux national et local.

  • 36 Entretien avec Sylwia Weilandt, op. cit.

45L’État polonais est de fait un État centralisé. Pour l’État, il s’agit de réaffirmer sa souveraineté et son rôle central, en s’opposant frontalement, et à la Commission, et à ses autorités locales, en prenant le contrôle d’instruments qui ne sont pas les siens. Pour une collaboratrice dans un arrondissement de Varsovie, la mise en œuvre de la gouvernance multi-niveaux « est une question qui relève de nos autorités nationales »36. C’est un paradoxe : le multi-niveaux, qui doit impliquer sur un pied d’égalité des acteurs à différents niveaux de gouvernance, devrait, si l’on suit ce raisonnement, être géré au niveau national, comme une compétence qu’on centraliserait. Cela témoigne que le principe même de la gouvernance multi-niveaux n’a pas été intériorisé, même par les acteurs de l’urbain à Varsovie.

46La Ville de Varsovie tente cependant de s’en distinguer, en menant une politique ouvertement pro-européenne, en s’affirmant comme État dans l’État, par une politique propre qui s’appuie sur les instruments et les institutions européennes. Pour des acteurs rencontrés au sein de la Ville de Varsovie, les projets européens sont « l’instrument de mise en œuvre » de la Stratégie Varsovie 2030. C’est ici une victoire pour la Commission qui s’insère par le volet urbain dans la gouvernance urbaine multi-niveaux et contourne une politique nationale qui ne lui est pas favorable. En cela, les discours de politique générale se traduisent dans les faits par des pratiques locales, qui apparaissent par le volet urbain.

47Cependant, l’État reste omniprésent et dicte les politiques d’aménagement territorial, en réaffirmant ses compétences en la matière. Dans la logique de rescaling développée par Brenner (1999), la reconfiguration territoriale modifie le rôle de l’État mais ne l’efface pas. C’est le statehood, « ensemble de logiques d’action et de mécanismes » (Pinson, 2021) qui utilise à son profit le jeu d’échelles, qui renforce au final la présence de l’État dans les politiques publiques, en particulier dans l’aménagement territorial. Cette approche ne doit pas invisibiliser les tensions en concluant à un alignement des objectifs des acteurs de la gouvernance multi-niveaux (Pinson, 2021) : les acteurs locaux, comme le montre la Ville de Varsovie, possèdent une certaine autonomie pour s’opposer aux différents niveaux de gouvernance par leurs propres politiques publiques. Mais cette idée de statehood se vérifie dans le cas polonais : c’est autour de la gestion des fonds européens que se cristallisent des tensions qui, finalement, ne peuvent se débloquer que par le bon vouloir national.

  • 37 Entretien avec un expert à l’échelle nationale.

48Si nous reprenons le cas de la métropolisation à Varsovie, échelles européenne et locale interagissent pour l’encourager. Or, celle-ci dépend pour exister de l’État qui peut ou non lui conférer une existence juridique : la métropole se crée à travers une simple association à Varsovie. Elle ne possède pas de statut lui conférant des compétences en matière de développement urbain. La décision devient politique lorsque cette métropole peut devenir une voix puissante au sein du pays, contre la politique en place, ce qui aurait été le cas à Varsovie au moment du gouvernement Droit et justice. Entre un besoin local d’organiser un processus en cours, et une volonté nationale de contrôler ce nouvel acteur, les tensions se sont cristallisées autour d’une nouvelle loi métropolitaine à Varsovie37. D. Rivière et B. Laménie observent un fait similaire de déséquilibre dans la gouvernance multi-niveaux, engendré par des conflits entre acteurs autour de l’émergence d’une nouvelle échelle métropolitaine, en Italie dans la région du Latium :

Dès lors, les instruments de la politique européenne de cohésion que sont le programme opérationnel régional (POR) et national (METRO), s’inscrivent dans un jeu conflictuel de pouvoirs et contre-pouvoirs entre la Région, Rome et l’État. (Rivière et Laménie, 2020)

49On observe ici une relation forte entre transformation de la territorialité et gouvernance. Si les enjeux européens et locaux s’alignent pour mettre en place des politiques d’aménagement territorial allant dans le sens d’une transformation de la territorialité par une européanisation des politiques publiques et du territoire, les enjeux nationaux entrent en contradiction et freinent ce processus. La gouvernance urbaine est alors structurée par des conflits qui limitent la portée de la dimension urbaine de la Politique de Cohésion sur le territoire à Varsovie.

Un front UE-local circonstanciel ?

50La gouvernance urbaine multi-niveaux n’est que partielle à Varsovie. Au-delà de ces tensions avec le gouvernement polonais, le front UE/Varsovie souffre lui aussi de fragilités qui posent la question de la pérennité de ce processus d’européanisation. Les acteurs locaux ne sont pas sans critiques vis-à-vis du volet urbain de la Politique de Cohésion mis en œuvre par la Commission. C’est le passage de la théorie à la pratique qui pose problème : le discours est adopté sans remise en question aucune par les acteurs locaux, mais sa traduction localisée, en termes de projets, reste partielle. Ce qui ressort de nos différents entretiens, c’est le manque de vision européenne claire du développement urbain, indépendante des visions nationales. La fragmentation des fonds et leurs dispersions dans diverses politiques et programmes empêche une réflexion sur le système urbain européen, au profit d’une approche par territoires ciblés, comme coupé du reste : métropoles, villes moyennes,… L’action urbaine européenne n’est pas un ensemble homogène constituant une politique à part entière, mais repose sur plusieurs politiques, plusieurs instruments qu’il s’agit de « cartographier » pour en construire une image (Santamaria, 2017).

  • 38 Entretien au sein d’un arrondissement de Varsovie.

51C’est une critique adressée à la Commission européenne par les acteurs locaux, qui observent un décalage entre leurs demandes et les exigences européennes en matière de développement urbain. L’approche place-based européenne n’est parfois pas assez poussée, ou alors calquée sur des modèles de développement d’autres pays européens. On peut penser ici à la Nouvelle Charte de Leipzig, rédigée sous présidence allemande du Conseil et qui reprend les grandes lignes du modèle urbain allemand. Cette opposition entre les besoins du terrain et les exigences de la Commission peuvent entraver les effets du volet urbain européen sur le territoire et sur la gouvernance : comme nous l’avons vu, tout repose sur une volonté politique locale de s’emparer des instruments européens. Dans les arrondissements, on observe d’ailleurs une tendance à adopter des « techniques » pour obtenir les fonds, pour adapter le discours aux attendus38. Dans ce cas, le volet urbain européen n’a qu’un effet de façade sur le développement de Varsovie. On peut alors se demander si l’influence européenne sur le territoire et la gouvernance, réelle à Varsovie, est vouée à perdurer ou si, au contraire, Varsovie se dirige vers le modèle d’instrumentalisation des fonds et programmes pour parvenir à ses propres fins, sans réelle volonté pour les acteurs locaux de prendre part à un développement urbain à l’échelle de l’UE.

52Cette alliance du local et de l’européen souffre en ce sens du manque de compétence juridique de l’UE en matière de développement urbain, qui ne peut pas se permettre de mettre en place une politique urbaine à proprement parler. L’accent est mis sur la relation avec les États et la procédure globale, et non avec les autorités locales qui sont in fine les destinataires de cette même procédure. Cela dépend moins d’un manque de volonté de la Commission que d’une absence de compétence juridique pour élaborer de réelles politiques en lien direct avec les acteurs du territoire. Nous l’observons dans la procédure de mise en œuvre des ITI qui a été modifiée : la Ville de Varsovie assurait le rôle d’organisme intermédiaire dans la précédente programmation. Pour 2021-2027, son rôle a été diminué au profit de la métropole, dans un but de clarification de la mise en place de l’instrument. Or, en Pologne, la métropole, n’ayant pas de statut juridique contrairement à la Ville de Varsovie, elle n’a donc pas la même influence, ce qui risque de réduire les effets de cette stratégie sur le territoire. Le respect de la procédure est finalement plus important que l’objectif lui-même, limitant ainsi les effets du volet urbain sur le territoire.

53Il est à noter que le gouvernement a changé depuis le travail de terrain ayant mené à cette analyse. D’une part, le Président reste eurosceptique : nous ne pouvons donc pas prévoir une inflexion pro-européenne de la politique polonaise durable. D’autre part, nous ne savons pas si les acteurs locaux à Varsovie, désormais en accord avec le nouveau gouvernement, tiendront un discours aussi favorable à une action urbaine européenne. Nous ne pouvons pas exclure que leur position, parfois jusqu’au-boutiste, allant jusqu’à une volonté de transfert de la compétence au niveau européen, résultait plus d’une opposition totale à l’ancienne politique nationale qu’à une réelle conviction en un besoin de création d’une politique urbaine européenne. D. Rivière a observé à Naples que l’action européenne s’ancre d’autant mieux lorsqu’elle rencontre des tendances locales similaires : « L’Europe se moule dans la diversité des choix nationaux et locaux autant peut être qu’elle l’inspire. » (Rivière, 2011)

54La Pologne a récemment changé de moule, en changeant de gouvernement. Le processus d’européanisation en cours, entraîné par une interaction particulièrement forte entre l’européen et le local, uni par une opposition à la politique nationale, pourrait s’en trouver perturbé. Si de prime abord, le nouveau gouvernement pro-européen semble s’insérer dans ces interactions, le local aura-t-il toujours autant besoin de se tourner vers l’UE pour mener à bien ses politiques ?

Conclusion

55Le volet urbain de la politique de cohésion, dans sa traduction localisée, nous renseigne sur un processus d’européanisation qui porte à la fois sur les politiques publiques et le territoire dans le cas de Varsovie. La stratégie européenne de contournement de l’échelle nationale, dans sa dimension matérielle et immatérielle, trouve en la Ville de Varsovie un récepteur puissant, lui permettant d’agir à la fois sur le territoire par la mise en place de projets urbains et sur les politiques locales en influençant les manières de faire la ville. Les acteurs locaux s’emparent des instruments européens pour les adapter aux problématiques locales. Par cette interaction entre le local et l’européen, ce sont les stratégies de ces deux échelles qui s’alignent, entraînant une reconfiguration de la territorialité par la mise en place de l’ITI. L’instrument européen devient le moyen de l’objectif varsovien de métropolisation, entraînant de fait une européanisation du territoire.

56L’étude de la traduction localisée du volet urbain nous renseigne alors sur la relation entre gouvernance et territorialité. En prenant du recul sur les projets européens mis en œuvre sur le territoire et en réintroduisant l’échelle nationale dans le schéma, on observe une gouvernance multi-niveaux marquée par les conflits et dominée jusqu’aux récentes élections par une échelle nationale rétive devant le processus global d’intégration européenne. Ce discours sur la politique européenne va se traduire en pratiques locales, encourageant la Ville de Varsovie à s’autonomiser et à développer une politique en radicale opposition vis-à-vis du gouvernement. Et dans un mouvement contraire, le national maintenant un contrôle politique, l’alliance entre le local et l’européen se trouve fragilisée.

57Le récent changement de gouvernement en Pologne semble donner une inflexion européenne à cette politique nationale, allant dans le sens de cette européanisation. L’opposition entre pro-européens et eurosceptiques n’est pas encore totalement résolue dans le pays, tant que le parti Droit et Justice conserve la Présidence du pays. Cette évolution ouvre des perspectives pour la poursuite des réflexions développées dans cet article. Si cette inflexion se confirme, alors cela permettra de déterminer si cette européanisation n’était que circonstancielle, afin de s’opposer politiquement au gouvernement, ou si la Commission européenne parvient réellement à influencer un phénomène d’européanisation comme une tendance de fond dans l’élaboration de politiques d’aménagement. Au contraire, si un Président eurosceptique est reconduit à la tête du pays aux prochaines élections, cela permettra de mesurer l’ampleur de la recomposition de l’État, dans un contexte de renforcement des tensions au sein de la gouvernance multi-niveaux. Dans les deux cas, Varsovie devient un cas d’école pour comprendre l’Europe en ses territoires : la traduction localisée du volet urbain de la politique de cohésion met en lumière ce processus croisé de transformation de la gouvernance et de reconfiguration de la territorialité, en se concentrant sur les jeux d’échelles mobilisés par les acteurs développant leurs propres logiques d’action.

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Annexe

Annexe n° 1 : Liste des entretiens mobilisés

Arrondissement

Chargé de projet en arrondissement n° 1

Chargé de projet en arrondissement n° 2

Ex-chargée de projet en arrondissement

Municipalité

Haut Représentant de la Ville de Varsovie

Ville de Varsovie (administration)

Société municipale d’approvisionnement en eau et d’assainissement de la capitale

Métropole

Warsaw Metropolis Association

Région

Voïvodie de Mazovie (élu)

Voïvodie de Mazovie (administration)

État

Fonds national pour la protection de l’environnement et la gestion de l’eau (LIFE)

Expert n° 1

Expert n° 2

Expert n° 3

Union européenne

Parlement européen

Programme européen sur les sujets de développement urbain durable

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Notes

1 Site internet de la Ville de Varsovie [En ligne], « Billions of benefits for Warsaw due to Poland’s presence in the EU », 04/10/2021, https://en.um.warszawa.pl/-/billions-of-benefits-for-warsaw-due-to-poland-s-presence-in-the-eu, Consulté le 13/05/2024.

2 Voir annexe n° 1 : Liste des entretiens réalisés à mobilisés.

3 Ministry of Development Funds and Regional Policy, Poland in the EU. Investments. Development. Future., 2019.

4 Ville de Varsovie, Wodociagi Warszawskie, non daté, 12 p.

5 Entretien au sein d’un arrondissement de Varsovie.

6 Entretien au sein de la Ville de Varsovie.

7 Entretien au sein de la Ville de Varsovie.

8 Ministère des Fonds et de la Politique régionale, Mapa dotacji EU, https://mapadotacji.gov.pl/projekty/?search-s=&search-voivodeship=271&search-county=27434&search-fund=&search-program=&search-number-name-activity=&search-beneficiary=&search-title-of-project=&search-theme=&search-years=526, Consulté le 14/05/2024.

9 La base de données Kohesio recense et cartographie l’ensemble des projets cofinancés par l’UE sur les territoires par le biais du FEDER, du FSE et du Fonds de Cohésion pour la programmation 2014-2020. Elle est régulièrement mise à jour pour la période 2021-2027. Les projets INTERREG sont aussi recensés. La base de données de Kohesio, outil de la Commission européenne, repose sur les informations disponibles sur les sites nationaux et régionaux des autorités de gestion. Or, cela implique certaines limites aux cartographies réalisées. Les données sont parfois incomplètes et certains projets ne peuvent être géolocalisés, notamment. Le projet réalisé par Kohesio reste cependant à ce jour la tentative la plus aboutie pour cartographier l’action européenne sur les territoires dans le cadre de la Politique de Cohésion.

10 Ministry of Development Funds and Regional Policy, Poland in the EU. Investments. Development. Future., 2019.

11 Entretien au sein de la Ville de Varsovie.

12 Entretien au sein d’un arrondissement de Varsovie.

13 Entretien au sein de la Ville de Varsovie.

14 Warsaw 2030 Strategy, 2018, p.35.

15 Eurostat, Typologies territoriales pour les villes et les régions métropolitaines européennes, 2013.

16 Entretien au sein de la Région de la Mazovie.

17 Entretien au sein du Bureau de l’Association de la Métropole de Varsovie.

18 Warsaw 2030 Strategy, 2018, p.17.

19 Traduit de l’anglais par l’auteure dans The New Leipzig Charter –The transformative power of cities for the common good, Adopted at the Informal Ministerial Meeting on Urban Matters on 30 November 2020, 13 p.

20 Ministry of Development Funds and Regional Policy, Poland in the EU. Investments. Development. Future., 2019.

21 Entretien au sein du Bureau de l’Association de la Métropole de Varsovie.

22 Warsaw 2030 Strategy, 2018, p.43.

23 Entretiens au sein d’un arrondissement, de la Ville de Varsovie et de la Région de la Mazovie.

24 Warsaw 2030 Strategy, 2018, p.43.

25 Entretien au sein d’un arrondissement de Varsovie.

26 Entretien au sein de la Région de la Mazovie, op. cit.

27 Ville de Varsovie, Wisla Warszawa, Flyer documentaire, Non daté.

28 Ministerstwo Inwestycji i Rozwoju, 4 LATA INWESTYCJI I ROZWOJU - JEST STRATEGIA, SĄ EFEKTY, 2019, 56 p.

29 Centrum Projektow Europejskich, W Centrum, p.4.

30 Ministry of Development Funds and Regional Policy, Poland in the EU. Investments. Development. Future., 2019.

31 Entretien avec un expert à l’échelle nationale.

32 Entretien avec un expert à l’échelle nationale.

33 Site de la Mazovie, Budżet Mazowsza na 2023 r. przyjęty, 20/12/2022, https://mazovia.pl/pl/dla_mediow/informacje_prasowe/budzet-mazowsza-na-2023-r-przyjety.html, Consulté le 04/05/2024.

34 Entretien avec un expert à l’échelle nationale.

35 Entretien avec un collaborateur du Bureau de l’Association de la Métropole de Varsovie, Varsovie, 05/05/2023.

36 Entretien avec Sylwia Weilandt, op. cit.

37 Entretien avec un expert à l’échelle nationale.

38 Entretien au sein d’un arrondissement de Varsovie.

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Table des illustrations

Titre Photographie 1 : Exemple de panneau d’information sur les projets européens à Varsovie
Légende Centre socioculturel co-financé par le FEDER, Targówek, Varsovie
Crédits Photographie personnelle, 2023
URL http://journals.openedition.org/espacepolitique/docannexe/image/13196/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 230k
Titre Photographie 2 : Exemple de panneau d’information sur les projets européens à Varsovie
Légende Centre socioculturel co-financé par le FEDER, Targówek, Varsovie
Crédits Photographie personnelle, 2023
URL http://journals.openedition.org/espacepolitique/docannexe/image/13196/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 182k
Titre Photographie 3 : Exemple de panneau d’information sur les projets européens à Varsovie
Légende Construction de la seconde ligne de métro, Varsovie
Crédits Photographie personnelle, 2023
URL http://journals.openedition.org/espacepolitique/docannexe/image/13196/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 238k
Titre Photographie 4 : Exemple de panneau d’information sur les projets européens à Varsovie
Légende Construction de la seconde ligne de métro, Varsovie
Crédits Photographie personnelle, 2023
URL http://journals.openedition.org/espacepolitique/docannexe/image/13196/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 188k
Titre Figure 1 : Projets co-financés par le FEDER, le FSE et le Fonds de Cohésion dans la région capitale de Varsovie, programmation 2014-2020
Crédits Source : Kohesio (2024)
URL http://journals.openedition.org/espacepolitique/docannexe/image/13196/img-5.png
Fichier image/png, 514k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Chloé Sénécat, « Quand le local se saisit du volet urbain de la politique de cohésion à Varsovie : une européanisation de la gouvernance et du territoire à l’épreuve des conflits politiques »L’Espace Politique [En ligne], 53-54 | 2024-2/3, mis en ligne le 01 mars 2025, consulté le 20 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/espacepolitique/13196 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13gh0

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Auteur

Chloé Sénécat

Laboratoire PLACES (CY Cergy Paris Université)
chloe.senecat@cyu.fr

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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