1L’ordre international, tel qu’il a été établi après la Deuxième guerre mondiale, est aujourd’hui confronté à de nombreux défis et remises en question. Les dynamiques géopolitiques, économiques et technologiques actuelles ont sapé ses fondements, ouvrant la voie à l’émergence d’un nouvel équilibre mondial. Il s’observe l’existence de relations commerciales plus tendues et la multiplication des actes délictueux, facilités par la révolution Internet et le développement de la cybercriminalité. Les grandes entreprises et les États se livrent à une féroce concurrence. Au mode traditionnel de confrontation des États-nations par la guerre militaire a succédé une nouvelle géographie des rapports de force dominée par la recherche de la puissance géoéconomique, culturelle et sociétale (Harbulot, 2014).
2Il est laborieux d’évaluer l’importance géopolitique d’un pays ou d’une région pour un acteur de l’espace international, dans la mesure où cette « importance » est difficilement mesurable, fait intervenir un nombre considérable de paramètres, est potentiellement évolutive, dépend de l’appréciation et des sensibilités des autorités politiques ou intellectuelles qui l’évaluent (Zarifian, 2012). Le terme Indo-Pacifique est passé de l’ethnologie à la biologie marine durant la fin du XIXe siècle, comme l’illustre le Rapport sur les collections zoologiques réalisé au « Océan Indo-Pacifique » réalisé en 1881-1882 (Scott, 2023), pour ensuite apparaître dans la géographie. Il émerge comme terme géopolitique au début du XXe siècle pour se distinguer au XXIe siècle dans les domaines géostratégiques (ibid.). Comme vision stratégique, le concept Indo-Pacifique trouve ses origines dans les cercles de politique étrangère et de défense japonais, indiens et australiens vers la fin des années 2000. Le gouvernement australien fut l’un des premiers à définir une vision officielle pour l’Indo-Pacifique dans son livre blanc sur « Le siècle asiatique », publié en 2012 (Australian Government, 2012), qui était une vision davantage tournée vers les opportunités économiques. Le livre blanc sur la défense de 2013 redéfinit le théâtre stratégique comme étant celui de l’Indo-Pacifique et devient explicite quant à son positionnement face à la Chine : « la montée continue de la Chine en tant que puissance mondiale, le poids économique et stratégique croissant de l’Asie de l’Est et l’émergence […] de l’Inde en tant que puissance mondiale sont des tendances clés qui […] façonnent l’émergence de l’Indo-Pacifique comme un arc stratégique unique » (Australia Department of Defence, 2013).
3En 2015, l’Inde publia sa Stratégie de sécurité maritime qui identifiait « le passage d’une vision du monde euro-atlantique à une vision Indo-Pacifique et le repositionnement de la puissance économique et militaire mondiale vers l’Asie » (Naval Strategic Publication [NSP] 1.2., 2015). Les États-Unis émirent en 2019 leur vision pour un Indo-Pacifique libre et ouvert. Dans la version parue en février 2022 (The White House, 2022), les priorités identifiées inclurent la connectivité, la prospérité, la sécurité et la résilience face aux menaces transnationales. L’Union européenne publia en 2021 une Stratégie qui comprenait sept piliers (EU Strategy for Cooperation in the Indo-Pacific, 2021) dont la prospérité inclusive, la gouvernance des océans, la transition verte, la gouvernance digitale, la connectivité, la sécurité, la défense et la sécurité humaine, tout en reconnaissant la centralité de l’ASEAN. La Corée du Sud édita sa Stratégie en décembre 2022 (The Government of the Republic of Korea, 2022) qui comprenait des priorités comme un ordre régional fondé sur des règles, l’État de droit et les droits humains, la non-prolifération et la lutte contre le terrorisme, la coopération sur la sécurité, la sécurité économique, la coopération dans la science et la technologie, les enjeux climatiques, la diplomatie et commerciaux.
4Le concept Indo-Pacifique occupe une place croissante dans les stratégies des États qui ont des intérêts dans les océans Indien et Pacifique. Son utilisation dans les relations internationales n’est pas neutre : il sous-tend une vision idéologique. Deux principales visions se font face : une première vision fondée sur une compétitivité avec la Chine et une seconde qui défend un espace libre et ouvert incluant la Chine. Pour les États-Unis, l’intérêt de l’approche Indo-Pacifique est de fédérer autour d’eux une alliance pour s’opposer économiquement, politiquement et militairement à la puissance chinoise (Goin, 2021). L’administration Trump posa les principes d’une stratégie étatsunienne lors du Sommet de la Coopération économique pour l’Asie-Pacifique (APEC) au Vietnam en novembre 2017. L’accord trilatéral des États-Unis et du Royaume-Uni sur la livraison de sous-marins nucléaires d’attaque à l’Australie de septembre 2021 releva également de cette stratégie laquelle consacrait tout un chapitre à la Chine désignée comme « puissance révisionniste », et aux risques que cette dernière ferait peser sur la stabilité géopolitique dans l’Indo-Pacifique par son agressivité en mer de Chine méridionale (ibid.). À cette première approche excluante s’oppose une seconde approche inclusive.
5La France défend une vision de l’espace Indo-Pacifique « libre et ouvert » intégrant la Chine. L’une des priorités est d’assurer la sécurité maritime, de garantir la liberté de navigation et de survol en haute-mer, tout en conservant un dialogue pragmatique avec la Chine. Dans son « discours à la conférence des ambassadeurs et ambassadrices » d’août 2018, Emmanuel Macron affirma qu’il s’agit de « travailler à un nouvel axe Indo-Pacifique stratégique, qui ne doit pas être dirigé contre quiconque et peut être une contribution essentielle à la stabilité internationale. (…) Nous devons construire une nouvelle relation à l’Asie. Elle se bâtira notamment autour de notre dialogue essentiel et fructueux avec la Chine » (Lechervy, 2019). Cette vision multilatérale est partagée par les stratégies néozélandaise et allemande. Pour illustration, le Ministry of Foreign Affairs and Trade (MFAT) néo-zélandais, dans ses documents stratégiques, se garde de présenter la Chine comme un concurrent direct. Par ailleurs, la rivalité avec la Chine n’est pas explicite dans le document émanant de la Commission européenne, mais plusieurs points de sa stratégie font une allusion plus ou moins ouverte à la question chinoise, notamment sur l’importance d’un ordre international fondé sur la règle ou sur la défense des droits de l’Homme et de la démocratie (Goin, op. cit.). En cela, elle se démarque de la stratégie américaine axée sur la lutte contre l’hégémonie chinoise.
6Entre ces deux positions, l’Inde présente une stratégie non hostile à la Chine, suivant sa position traditionnelle de non-alignement et sa volonté de ne pas dégrader davantage ses relations avec cette dernière. Cette approche évolue cependant vers un positionnement plus hostile à l’État chinois dans un contexte de différends frontaliers et de reprise des affrontements frontaliers au Ladakh dans l’Himalaya lors de l’année 2020 (Péron-Doise, 2019). Face à ses rivaux, la Chine quant à elle refuse de reconnaître l’existence même d’un espace géographique Indo-Pacifique. Elle perçoit cette politique comme une stratégie de « Containment », d’encerclement, voire de pression militaire occidentale. Elle juge l’utilisation du terme « Indo-Pacifique » comme un instrument de l’impérialisme américain, qui souhaite imposer sa vision géopolitique dans un espace où la Chine serait un adversaire. Toutefois, bien que la Chine réfute l’existence d’un tel espace géographique, son action économique et politique peut s’appréhender à l’échelle de l’Indo-Pacifique. Elle y déploie en effet une politique d’influence à deux échelles : à l’échelle régionale de son voisinage avec une politique de domination de l’Asie du Sud-Est et des mers adjacentes ; et à l’échelle mondiale avec les projets des Nouvelles routes de la soie ou Belt and Road Initiative (BRI) et du développement d’une sa Marine de haute-mer pour améliorer sa capacité de projection globale (Saint-Mézard, 2019).
7Tenant compte de ces représentations hétérogènes, il est possible de s’interroger sur les raisons sous-jacentes de l’intérêt grandissant des deux puissances principales, les États-Unis et la Chine, pour l’espace Indo-Pacifique ? Après avoir progressé de 3,9 % en 2022, le produit intérieur brut (PIB) de l’Indo-Pacifique s’est accru de 4,6 % en 2023 (Banque asiatique de développement, 2023). Cet espace est un moteur essentiel de l’économie mondiale par son rôle fondamental dans les chaînes internationales d’approvisionnement. Les pôles mondiaux de développement technologique s’y étant multipliés au cours des deux dernières décennies, une course s’est engagée entre la Chine et les États-Unis pour y établir des positions de marché dominantes, contrôler ou au moins conserver l’accès aux matériaux critiques nécessaires à la fabrication de ces technologies, élaborer des cadres réglementaires et des normes industrielles qui définiront la production et la structure des échanges à l’avenir. L’intérêt qui découle de cette hypothèse est géopolitique, dans la mesure où les bouleversements politiques observés en cette troisième décennie du XXIe siècle occasionnent un questionnement sur la façon dont le monde fonctionne. Les visions géopolitiques de Francis Fukuyama, de Samuel Huntington et de John Mearsheimer suscitent jusqu’ici de vifs débats entre experts. Chacune rencontre un écho dans l’opinion publique, en partie accréditée par l’effondrement de l’Union soviétique pour celle de Fukuyama, le 11 septembre 2001 pour Huntington et, peut-être, l’avènement de la Chine comme superpuissance pour Mearsheimer (Douzet et Kaplan, 2012). Toutefois, aucune n’a pour autant résisté à l’épreuve des faits, ni clarifié efficacement certaines initiatives entreprises par des acteurs de l’espace international. C’est précisément dans le but de cerner la compétition technologique qui existe entre Américains et Chinois dans l’Indo-Pacifique que la « géopolitique critique », par opposition à la « géopolitique classique » a été mobilisée dans cet exercice. Avant de s’appesantir sur la compétition technologique entre les États-Unis et la Chine (2), il est judicieux de présenter la méthode géopolitique qui permet d’apprécier les enjeux en cours dans l’Indo-Pacifique, tout en livrant les clés d’analyse et de compréhension d’agissements adoptés par les gouvernements américain et chinois (1).
8La géopolitique a suscité une multitude de définitions. Il est difficile de trouver une définition claire et consensuelle de ce qu’elle est, celle-ci plus souvent définie par des thèmes variés que par l’évocation d’une démarche dotée d’outils conceptuels spécifiques. La plupart des clarifications contemporaines sur la géopolitique classique articulent la relation entre pouvoir (militaire, politique ou capacité d’influence) et l’espace (territoires, nations, groupes de nations) dans le contexte des conflits entre États.
9En 1904, John Mackinder proposa la théorie du Heartland, grille de lecture qui catégorise le globe en différentes sphères géostratégiques : l’« île-monde », entité composée du continent eurasiatique ; les « îles offshores », entité composées du Japon et de l’Angleterre et les « îles périphériques », entité composées des Amériques et de l’Océanie. Mackinder identifia au centre de l’« île-monde » une zone pivot, le Heartland, dont le contrôle permet une domination de la majorité des terres émergées mondiales (Mackinder, 1904). Par cette domination des terres vient la domination immédiate du littoral, qui favorise l’assise d’une suprématie sur des zones maritimes proches, et la maîtrise de ces zones permet d’installer un contrôle géostratégique durable sur l’ensemble du globe. Le mot Heartland a, toutefois, une connotation sentimentale : il considère que la construction d’une puissance résulte uniquement de l’existence d’espaces et territoires importants. Pour Mackinder, une région est le cœur du territoire d’une nation. Sa thèse présente des faiblesses par son déterminisme, puisqu’il fait d’une donnée géologique, en l’occurrence de vastes étendues de plaines, la cause fondamentale de l’existence de l’Empire russe. Cette thèse paraît s’appliquer à ce qu’est l’ensemble États-Unis-Canada qui s’étendent sur la plaque nord-américaine où les données biogéographiques et la faiblesse initiale du peuplement correspondent aux caractéristiques de la plaque Eurasie. En revanche, elle ne peut expliquer le morcellement politique du Sahara et de la plaque africaine qui le prolonge (Lacoste, 2012).
10Quant à Nicholas Spykman, il proposa en 1942 une reprise de la théorie du Heartland nommée la théorie du Rimland, qui identifiait deux zones de pouvoir majeures : le Heartland ou l’« île-monde » telle que postulée par Mackinder, et le Rimland, zones côtières qui sont périphériques à l’étendue terrestre du Heartland et permettent l’encerclement de celle-ci (Spykman, 1944). Spykman postulait que ce sont les espaces périphériques composant le Rimland qui sont les véritables territoires stratégiques. Par leur position « hybrides » mêlant des critères terrestres et maritimes, ils permettent de contenir la puissance terrestre du Heartland. Ainsi, quiconque contrôle le Rimland peut encercler et contenir le Heartland, pour au final disposer d’une suprématie globale. Bien que complétant la thèse du Heartland de Mackinder, la théorie du Rimland est, elle aussi, imprégnée d’un déterminisme géographique, basé sur l’idée que l’environnement façonne les cultures et que, de fait, certaines cultures sont « naturellement » supérieures à d’autres (Lacoste, op. cit.).
11Le concept de « géopolitique critique » émergea dans les années 1980, en réponse à la « géopolitique classique » qui, inspirée des écrits de Friedrich Ratzel et Rudolf Kjellen, mettait en avant le déterminisme géographique pour justifier l’exercice du pouvoir politique sur un territoire et le recours à l’action militaire (Agnew, 2003). La géopolitique critique, pour sa part, ne propose pas de théorie mais plutôt une analyse des représentations, souvent contradictoires, à propos des frontières des États, des relations entre eux, voire des représentations du monde. Toute vision politique du monde, comme la théorie des dominos, s’appuie sur un ensemble de convictions (Ó Tuathail, Simon et Routledge, 1998). Ces convictions peuvent être élaborées par des acteurs individuels, qui tentent de mobiliser les populations à travers un ensemble de critères géographiques (Douzet et Kaplan, op. cit.). La formation de ces représentations géopolitiques peut être intentionnelle, notamment lorsqu’un acteur cherche à justifier son entrée en guerre. Elles peuvent aussi se développer sur une période de temps plus long, sous l’influence de leaders politiques mais aussi de mouvements associatifs ou d’écrits journalistiques, littéraires ou universitaires. La géopolitique critique mobilise comme concepts l’échelle, les acteurs et l’objectivité. Le concept d’échelle rappelle que les enjeux et rivalités de pouvoir s’exercent aussi à de plus grandes et plus petites échelles que l’État ; pour ce qui est des acteurs, il s’agit de tout individu qui, à part l’État, prend part à l’élaboration et à la diffusion de représentations géopolitiques qui peuvent, ou non, conforter la position « officielle » du gouvernement. Quant à l’objectivité, la géopolitique critique a montré l’importance de connaître les représentations des auteurs eux-mêmes (ibid.). En d’autres termes, l’analyse géopolitique ne serait pas neutre mais prisonnière d’une certaine conception du monde. Elle invite les chercheurs à adopter un recul critique sur leurs propres représentations, à préciser « d’où ils parlent », et à confronter les représentations contradictoires des différents acteurs pour échapper au risque de s’enfermer dans une représentation, un point de vue.
12L’analyse géoéconomique permet d’appréhender le contexte de guerre économique en cours entre la Chine et les États-Unis. Il s’observe en effet différentes représentations qu’ont les Américains et les Chinois de l’ordre mondial, spécifiquement des innovations technologique et économique, comme l’illustre la stratégie chinoise de la BRI (Lasserre, 2020) qui, dans sa mise en œuvre, voit l’émergence de projets alternatifs lancés par d’autres pays (États-Unis, Japon, UE), visant à la concurrencer, à l’exemple de l’initiative Build back better World (B3W ou Reconstruire le monde en mieux). La BRI articule le développement de grands corridors de développement, reposant notamment sur l’exploitation de grandes liaisons ferroviaires trans-asiatiques. Sous l’impulsion de Xi Jinping, la Chine assume ouvertement sa posture de conquête de puissance et ambitionne être la première puissance mondiale en 2049. Avec aujourd’hui plus de 100 pays partenaires, le gouvernement ambitionne d’« harmoniser et accélérer les échanges entre la République Populaire de Chine et le reste du monde » (The Economist, 2023). La BRI s’inscrit dans deux volets terrestres et maritimes, où la construction de nombreuses infrastructures routières, ferroviaires et portuaires sur l’ensemble de l’Eurasie ouvre des perspectives et la prise en compte d’une représentation contradictoire qu’ont les États-Unis de cette région. Aussi les gouvernements américains successifs Trump et Biden ont suggéré la création de projets rivaux à l’initiative BRI tels la Blue dot network (BDN) en 2019 et la Small and Less Populous Island Economies (SALPIE) en 2021. Cette compétitivité technologique les conduit à innover leurs pratiques géopolitiques à savoir : la géopolitique formelle pratiquée par leurs universités et think-tanks (elle regroupe les théories géopolitiques développées par chaque acteur pour expliquer les relations géopolitiques et la nécessité de contrôler l’Indo-Pacifique) ; la géopolitique pratique qui est la mise en pratique de ces idées par les gouvernements mais aussi par d’autres acteurs pour disposer d’une avance technologique sur l’adversaire ; et la géopolitique populaire qui désigne la façon dont leurs « imaginations géopolitiques », leurs représentations et perspectives technologiques se diffusent dans la conscience populaire par le biais des différents médias : romans, films, programmes télévisés, chansons, dessins animés, jeux vidéo, etc. Les populations de leurs différentes sociétés, exposées à divers types de médias, développent des représentations qui s’avèrent importante pour la détention de la puissance technologique ultime (Smith, 2009).
13La référence à la démarche géopolitique suscite des interrogations, des réticences, voire des suspicions liées à son histoire, et une certaine confusion quant à la multiplicité croissante des approches et des problématiques qu’elle recouvre.
- 1 Il s’agit d’identifier et délimiter : le ou les enjeux ; l’espace ou le territoire ; les acteurs in (...)
Bien que rattachée aux sciences humaines, sociales ou politiques, la théorie géopolitique ne dispose pas d’une méthode strictement définie. Si elle n’a pas de méthode générale, c’est que la méthode géopolitique dépend de la combinaison d’une multitude de facteurs (politiques, économiques, géographiques, démographiques, ethnologiques, sociologiques, etc.), différents d’un enjeu à l’autre, d’une étude de cas à l’autre (Mottet et Lasserre, 2015). Selon Éric Mottet et Frédéric Lasserre, la méthode géopolitique prend en compte 05 étapes1 nécessaires à la compréhension d’un enjeu donné. Les étapes peuvent être menées successivement ou simultanément (ibid.). Pour appréhender la compétition technologique entre les États-Unis et la Chine dans l’Indo-Pacifique, l’intelligibilité de ce travail conduit à choisir trois étapes : identifier les enjeux ; délimiter l’espace et déterminer les représentations d’acteurs en présence. Selon ces auteurs, en géopolitique, l’enjeu est source de tension, de crise, de conflit, voire de guerre, dont la cause peut être diverse et multiple : la lutte pour le contrôle de régions et de territoires (mers, îlots maritimes, route d’accès, routes de transit, etc.) ; la lutte pour la détention des ressources naturelles et énergétiques (pétrole, gaz, eau, minerais, bois, etc.) ; l’affrontement autour de stratégies économiques incarnées dans un territoire (mondialisation, effacement de l’État, flux financiers, flux de marchandises, nouveaux lieux de production, etc.) ; contrôle des discours, des représentations associées à des territoires, afin de mobiliser des populations dans le cadre du jeu politique.
14Dans cet exercice scientifique, les enjeux dans l’Indo-Pacifique se résument à la lutte pour le contrôle d’espaces et de territoires (mers, îlots maritimes, route d’accès, routes de transit) et l’affrontement autour de stratégies économiques incarnées dans un territoire (mondialisation, flux financiers, flux de marchandises, nouveaux lieux de production). Les différentes représentations qu’ont Américains et Chinois de l’Indo-Pacifique définissent leur « ordre géopolitique » respectif et l’influence qu’ils doivent y exercer. Leurs représentations géopolitiques du monde sont ancrées tant dans les cultures nord-américaine pour les uns et confucéenne pour les autres. L’Indo-Pacifique y joue un rôle primordial dans l’économie numérique mondiale, à la fois en tant que plateforme de fabrication et comme centre majeur d’innovation, d’où son intérêt pour les puissances chinoise et américaine. Les progrès et développement de technologies essentielles, notamment les semi-conducteurs, les biotechnologies, l’intelligence artificielle (IA), l’informatique de pointe et la 5G y sont fulgurants. De même que le développement des plateformes de commerce en ligne et des applications pour téléphones mobiles (Economist Impact, 2021). Les prouesses technologiques croissantes de la Chine témoignent de cette vive progression technologique. Selon le Critical Technology Tracker de l’Australian Strategic Policy Institute (ASPI), la Chine, qui affecte des montants élevés de capitaux à la recherche-développement, domine actuellement 37 des 44 technologies émergentes (ibid.). Ces technologies englobent un éventail de secteurs, dont la défense, la recherche spatiale, la robotique, l’énergie, l’environnement, la biotechnologie, l’IA, les matériaux de pointe et les principaux domaines de la technologie quantique (ASPI Critical Technology Tracker). Les États-Unis s’efforcent de ralentir la percée technologique chinoise pour conserver le leadership dans ce domaine.
15Bien que la géopolitique ne soit pas déterministe, le territoire et l’espace dans lequel il s’inscrit restent au cœur de l’approche et le point de départ de l’analyse. La connaissance du territoire traité constitue une étape essentielle et nécessaire (situation géographique favorable ou pas) ; caractéristiques physiques (avantages/inconvénients) (Mottet et Lasserre, op. cit.). L’Indo-Pacifique est ici l’espace comprenant deux océans, l’océan Indien et l’océan Pacifique, et les espaces terrestres formant leur arrière-pays, de l’Asie-Pacifique jusqu’au Moyen-Orient et aux côtes africaines et américaines. Cette définition large comprend tous les États ayant une façade maritime sur l’un ou l’autre des deux océans, concentrant les trois quarts de la population mondiale (Goin, op. cit.). Entre autres, prendre en compte les représentations des acteurs en géopolitique permet de saisir les enjeux que constituent le territoire et ses ressources pour les différents acteurs en cause, de rendre compte des argumentations, officielles et inexprimées, et de souligner les mécanismes cognitifs qui ont conduit à l’élaboration de prises de position et/ou d’actions pouvant déboucher sur des tensions, et dans certains cas donné lieu à des conflits (Mottet et Lasserre, op. cit.). La méthode géopolitique permet de clarifier les relations entretenues entre acteurs, que sont les États-Unis et la Chine, par la formulation de leurs politiques respectives. Ils agissent en toute conscience par des manœuvres initiées pour une entreprise donnée.
16Pour François Thual, la méthode de géopolitique répond aux besoins contemporains de comprendre l’information que les médias nous livrent chaque jour, afin de ne plus la subir. Elle permet d’« identifier les acteurs, analyser leurs motivations, décrire leurs intentions, repérer les alliances en gestation ou, au contraire, les alliances en voie de déconstruction, que ce soit au niveau local, régional, continental ou international » (Thual, 1996). Schématiquement pour ce travail, toute posture géopolitique tant américaine que chinoise est d’atteindre leurs objectifs ou de contrer une menace. L’on classe ainsi les actions diplomatiques, militaires ou autres, en les répartissant dans cette alternative d’ambitions et de menaces. Le but de la méthode géopolitique dans cette étude est d’échapper à l’événementiel fourni en continu et en surabondance par les médias dans la rivalité sino-américaine pour accéder à l’explicatif de la compétition technologique.
17Pour Gaston Bouthoul, la guerre est un acte juridique, « une lutte armée et sanglante entre groupements organisés […], méthodique, […] limitée dans le temps et l’espace et soumise à des règles juridiques particulières extrêmement variables » (Smouts, 2003). La définition de la guerre serait ici usurpée, lorsqu’on l’applique aux affrontements économiques, faute de violence armée, spécificité de la guerre. Pourtant, une partie de cette définition s’applique à la problématique du travail. Si dominer consiste à soumettre l’autre à sa volonté, la guerre économique vise le même objectif. Il s’agit de soumettre la concurrence, voire de l’anéantir. Dans un monde compétitif, les principaux acteurs de la guerre économique sont les entreprises et plus particulièrement les multinationales, même si les États restent un acteur décisif de cette guerre. La guerre économique est l’utilisation, par des acteurs étatiques ou privés, de pratiques déloyales ou illégales dans leurs relations économiques. Elle suppose l’affranchissement par au moins un des acteurs des règles régissant l’échange (par appropriation violente ou par manipulation, mensonge ou espionnage, etc.). Elle est portée à sa plus haute expression lorsqu’un État choisit avec l’aide de son administration et de ses propres multinationales de mener une stratégie concertée. Les grandes firmes apparaissent comme le bras armé des États (Gilpin, 1975). La guerre économique s’applique en temps de paix, sans conflit diplomatique préalable, et concerne les relations entre pays amis ou ennemis. La guerre économique est un instrument au service de la puissance des États (Laïdi, op. cit.). La compétition technologique entre la Chine et les États-Unis trouve tout d’abord son ancrage par leurs initiatives institutionnelles respectives dans l’Indo-Pacifique (a) pour, ensuite, avoir un point d’orgue dans le cadre opérationnel (b).
18Les relations économiques et commerciales sino-américaines sont marquées, depuis l’administration Obama, par une impression réciproque de tromperies, de trahisons. L’on évoque, parmi d’autres points de tension, le non-respect par la Chine de ses engagements dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) : maintien de barrières tarifaires et non tarifaires, subventions aux exportations, piratage de technologies américaines, discrimination des investisseurs étrangers ou l’opacité du régime durant la pandémie à Coronavirus en 2019. Il en résulte un « choc des perceptions stratégiques » dans la mise en œuvre d’institutions régionales.
- 2 Le mot « friendshoring » est utilisé pour la première fois par la secrétaire au Trésor américaine d (...)
19Les positions américaines concernant l’Asie-Pacifique et l’Indo-Pacifique sont difficiles à cerner, car les enjeux économiques et commerciaux s’entremêlent avec les enjeux de sécurité et de défense. Alors que sa politique commerciale s’inscrivait dans l’ALENA en 1992, soit la diversification géographique des échanges par le truchement d’accords de libre-échange (ALE), les États-Unis ont rompu avec cette approche. La priorité est donnée à l’économie résiliente, durable et sécuritaire et à la sûreté des chaînes de valeur en apportant des garanties économiques aux partenaires avec l’Indo-Pacific Economic Framework (IPEF). L’IPEF, lancé le 23 mai 2022, a pour objectif d’une part de faire oublier le retrait de l’administration Trump du Partenariat transpacifique (TPP) en 2017, et d’autre part de concurrencer le Regional Comprehensive Economic Partnership (RCEP) entré en vigueur en janvier 2022. Divisé en quatre piliers à savoir l’économie connectée (questions liées au numérique, à l’environnement et au travail) ; l’économie résiliente (coopération et coordination de la chaîne d’approvisionnement) ; l’économie propre (décarbonisation et développement des infrastructures) et l’économie équitable (fiscalité et lutte contre la corruption), l’IPEF innove avec un nouveau concept, celui d’amilocalisation (friendshoring)2. L’amilocalisation est à la fois associée à la loyauté des partenaires commerciaux, au respect des valeurs partagées et à la résilience des chaînes de valeur. Les initiatives américaines ayant toujours dans le passé combiné les valeurs communes, le respect de la règle de droit, la défense des intérêts stratégiques et la prospérité par le commerce, le constat a été dressé par les autorités républicaines que l’ajout de ces questions aux accords commerciaux ne suffisait plus (Deblock, 2023). Il est question aujourd’hui de choisir ses amis. L’amilocalisation conduirait les pays de l’ASEAN, qui ont toujours préféré multiplier les accords de coopération ou de commerce et s’appuyer dessus pour ainsi mieux affirmer leur neutralité, à faire des choix d’alliances. Le resserrement des liens économiques et commerciaux avec la Chine, voire l’engagement de certains d’entre eux dans la BRI rend la situation de plus en plus difficile à gérer. La friendshoring réduirait la vulnérabilité économique américaine face à la Chine, notamment sa dépendance à l’égard des exportations chinoises de produits de base, d’intrants et de produits finis stratégiques. Les risques liés à une dépendance excessive chinoise pour un éventail de biens stratégiques expliquent, entre autres, la tendance à une délocalisation à proximité, chez des pays amis, et à la réduction du risque pratiquée par les entreprises occidentales. Il est à ce titre révélateur que déjà en 2021 le Canada et le Mexique étaient devenus les principaux partenaires commerciaux des États-Unis devant la Chine (White, 2022).
20L’Indo-Pacifique marque un glissement sémantique qui voit le passage d’une perception politico-économique de l’Asie à une construction stratégique plus vaste, qui englobe un ensemble composé de l’Asie et du Pacifique. Si le concept n’est pas présenté comme tel, l’Indo-Pacifique est perçu comme dirigé contre l’expansionnisme chinois dans ses dimensions politique, stratégique, économique et culturelle. Pékin y a conçu la Belt and Road Initiative (BRI) en 2013, dont les principaux développements se situent de facto dans l’Indo-Pacifique. Une rivalité entre BRI et Indo-Pacifique se dessine, partant du rapprochement entre les membres du QUAD (Japon, Australie et Inde) et de l’AUKUS (Australie, Royaume-Uni). Le risque d’une compétition entre la BRI et l’Indo-Pacifique à l’américaine rebat les équilibres politiques et stratégiques à grande échelle, et fait peser la menace d’une lutte bipolarité dans cet espace. Bien que la Chine réfute la notion d’Indo-Pacifique, son action de contestation de l’ordre international. D’une part, elle y déploie une active diplomatie d’influence dans son voisinage, avec la mise en place d’outils de domination territoriaux, économiques et politiques de l’Asie du Sud et du Sud-Est jusqu’à l’Océanie. À ceci s’ajoute le développement accéléré de sa marine de haute-mer, dont les capacités de projection et de nouveaux points d’appui permettent de se déployer au-delà de l’océan Indien vers la Méditerranée et l’Atlantique. Faisant l’objet de critiques en interne, de la part de ceux qui se plaignent d’un faible retour sur investissement, des ajustements ont été apportés à la BRI. Ils témoignent du souci pour la Chine de s’adapter aux contraintes économiques, sociales et politiques et éviter les échecs et les critiques, tant en interne que dans les pays récipiendaires. La BRI 2.0, plus sélective et plus contrôlée, a pour objectif de faire face à une concurrence plus rude et éviter de renvoyer une image hégémonique auprès de ses partenaires.
21L’innovation technologique progresse rapidement et est aujourd’hui un outil de puissance, autant en termes de hard power (applications militaires, impact économique) que de soft power (influence politique et culturelle, etc.). Les États-Unis et la Chine dominent ce marché et y imposent leur pouvoir, l’Europe étant à la traîne et cherchant à réagir par émission de règlementations nouvelles. La montée en puissance de la Chine dans ce domaine au cours de la dernière décennie a été spectaculaire, aussi vise-t-elle disposer de la suprématie mondiale. Cette ambition amène certains acteurs, particulièrement les États-Unis, à renforcer leurs politiques d’industrialisation, afin de disposer d’une puissance décisive dans les guerres économiques du XXIe siècle.
- 3 La recherche-développement (R&D) est un ensemble de programmes de recherches scientifiques, civils (...)
22Depuis le lancement par Deng Xiaoping des « Quatre modernisations » en 1978, la science et la technologie bénéficient en Chine d’un soutien financier du gouvernement. Pour sa part, Xi Jinping souligne que la Chine doit « considérer la science et la technologie comme [sa] première force productive, le talent comme [sa] première ressource et l’innovation comme [son] premier vecteur de la croissance » (Zhang et Ned Lebow, 2020). Les indicateurs sur la science et la technologie publiés, notamment par l’Observatoire des sciences et des techniques (OST) et la National Science Foundation (NSF), montrent que la science et la technologie sont priorisées dans les budgets de la R&D3 en Chine. 378 milliards de dollars américains leur étaient consacrés en 2020 (organismes d’État et entreprises), soit 2,4 % de son PIB. Le 14e Plan quinquennal (2021-2025) prévoit une croissance annuelle de 7 % des dépenses de R&D avec des priorités à l’espace, à la défense, au climat, à l’énergie et à l’agriculture. La NSF constate qu’avec une croissance en moyenne annuelle de 10,6 % de ses dépenses de R&D sur la période 2010-2019, la Chine est devenue le deuxième investisseur mondial dans la recherche (22 % du total des dépenses de R&D, en parité de pouvoir d’achat, derrière les États-Unis, la France se contentant de 2,2 %) ; une croissance annuelle supérieure à celle de l’UE et des États-Unis (5,6 % chacun) (Fernandez, 2023). Cet effort se traduit par une progression des effectifs de recherche et de publications scientifiques chinoises dans les revues internationales, en coopération avec des chercheurs étrangers. Par ailleurs, selon l’OST, la Chine est devenue en 2018 le premier producteur mondial de publications (20 %) devant les États-Unis (19 %) (Koty, 2020). Dans le Top 50 du classement des organismes de recherche et des universités mondiales de l’indice de Nature établi à l’aide de l’indicateur des publications, on trouve outre l’Académie des sciences de Chine, 13 universités chinoises et 18 universités américaines (Doshi, 2021). Entre autres, Pékin se donne des moyens à la mesure de ses ambitions, en misant sur ses industriels les plus performants, Huawei et Tencent, tout en cherchant le monopole des métaux rares indispensables aux composants informatiques.
23La Chine est ainsi passée, en quelques années, d’une usine mondiale à un statut de centre de développement des nouvelles technologies capable de rivaliser avec la Silicon Valley. Pékin comprend les avantages à tirer de l’intelligence artificielle (IA) dans différents domaines, lui permettant d’être plus performante, mieux intégrée et encadrée dans la guerre économique. Il s’observe un « sursaut technologique » tant en interne qu’à l’international, là où les puissances rivales en sont encore au stade de l’innovation, certes avancée, mais moins automatiquement convertie en profits. Dans la guerre technologique du XXIe siècle, ce sursaut technologique permettrait une captation des savoirs et des technologies scientifiques étrangers pour renforcer le patrimoine industriel de l’État pour plus de compétitivité. Pékin disposerait subtilement des renseignements stratégiques des pays de l’Indo-Pacifique (secrets industriels, militaires, espionnage, logistiques, sanitaires et numériques, études de brevets, etc.) et les utiliserait lorsqu’une nécessité stratégique se présente, tout en réduisant les capacités/expertises intellectuelles, cognitives, réflexives, stratégiques et opérationnelles de cette région et même des États-Unis.
- 4 Le terme de sphère d’influence apparaît concrètement dans des accords établis entre puissances colo (...)
- 5 Chips signifie puce en anglais, mais est ici l’acronyme de Creating Helpful Incentives To Produce S (...)
24Bien que la Chine ait fortement accru sa puissance technologique, notamment dans le secteur des IA génératives, les sanctions adoptées par les États-Unis créent d’importants obstacles à ce développement. En effet, la Chine ne détient pas tous les atouts nécessaires pour avancer dans l’innovation liée à l’IA (White, op. cit.). Elle ne dispose pas de la haute technologie en matière des semi-conducteurs les plus performants. Et les États-Unis, ainsi que leurs alliés mis sous pression par Washington la lui refusent, ce qui freine ses avancées technologiques sans compter que l’accès aux mégadonnées du monde hors Chine sont limitées (ibid.). Les technologies de pointe constituent l’un des domaines de prédilection de la rivalité sino-américaine, et les évolutions y sont si rapides que les rapports de forces ne sont jamais figés. Aussi l’un comme l’autre cherchent à anticiper et à prendre un avantage conséquent, particulièrement le domaine de l’IA. Dès lors, malgré les déclarations officielles des chancelleries occidentales sur l’existence d’un monde dans lequel « les grandes puissances ne se définiraient pas par leur sphère d’influence4 », il est vital pour Joe Biden de « gagner la compétition pour le futur contre la Chine » (Biden, 2020) dans l’Indo-Pacifique pour les États-Unis, d’où le réinvestissement des sphères d’influence dans les relations internationales. La croissance de la R&D chinoise est importante dans des secteurs stratégiques comme l’IA, les semi-conducteurs et le nucléaire. La rivalité avec la Chine a conduit le président américain à prendre des mesures pour renforcer la compétitivité technologique des États-Unis. Il a signé, en août 2022, une loi votée par le Congrès, le CHIPS5 and Science Act. Celle-ci prévoit un financement fédéral de 280 milliards de dollars américains sur cinq ans pour la recherche et l’industrie des semi-conducteurs ; 13 milliards de dollars sont directement affectés à la R&D et à la formation dans le domaine de la microélectronique (Shrivastava, 2023). Cette loi spécifie que les entreprises bénéficiant de fonds fédéraux ne seront pas autorisées pendant 10 ans à développer leurs activités dans les secteurs des semi-conducteurs avancés, dans des pays qui sont une menace pour la sécurité nationale des États-Unis à l’exemple de la Chine. Des agences comme la National Science Foundation (NSF) sont incitées à mettre fin au financement de projets en coopération avec la Russie et la Chine.
25La quête et la collecte d’informations sont le nerf de la compétition technologique, volet géostratégique de sécurité défensive, pour les Américains. Washington a créé un système d’espionnage électronique durant sa confrontation avec l’ex-URSS, Echelon, qui jusqu’ici surveille et espionne ses alliés géopolitiques, mais concurrents économiques. En 2013 déjà, 40 % de l’arsenal de renseignement était mobilisé dans l’intelligence économique (IE). Les révélations d’Edward Snowden, ancien agent de la National Security Agency (NSA), ont dévoilé que les géants du Web, Amazon, Microsoft, Google, Facebook, Twitter, Whatsapp ou encore Instagram, font de l’espionnage et du renseignement économiques au profit d’intérêts américains et de leurs alliés (Reed, 2013). Or, face à cette montée en puissance technologique chinoise, les alliés occidentaux avancent en ordre dispersé. Plus qu’un enjeu technologique, la 5G, par exemple, est devenue une affaire géopolitique, les États-Unis accusant ouvertement le gouvernement chinois d’orchestrer une collecte massive de données par le biais de cette innovation. En témoignent les mesures adoptées en réaction à la cinquième génération de téléphonie mobile (5G) et au développement de Huawei, tout comme les pressions exercées sur TikTok par la Maison-Blanche. Ces dernières ont conduit à l’audition du CEO de TikTok par le Congrès américain le 22 mars 2023, Shou Zi Chew, et sa potentielle interdiction d’usage sur le sol américain. Car, ladite application est présentée comme une menace pour la sécurité nationale étatsunienne. Les pressions exercées par Washington sur ses partenaires pour exiger qu’ils interdisent la 5G portent ainsi cette question à un niveau que les innovations technologiques n’avaient plus atteint depuis la Guerre froide, particulièrement sur les technologies nucléaires ou dans le domaine spatial. Avec le plan « Made in China 2025 », Pékin recherche en effet une indépendance technologique dans un premier temps et la domination à terme (Courmont, 2020).
26Dans ce contexte, l’administration Biden radicalise ses positions. Elle mène une campagne offensive contre la société Huawei pour les 5 G et toutes autres sociétés chinoises dans l’Indo-Pacifique (ZTE, Shanghai SVA, China TCL Group, etc.), accusées de constituer le bras armé technologique du PCC. Le marché des électrodes cathodiques, éléments essentiels dans la fabrication de batteries de véhicules électriques, est aujourd’hui dominé par la Ronbay Technology, une entreprise chinoise. Ces électrodes réduisent les coûts des matériaux et augmentent la densité énergétique. L’Inflation Reduction Act (IRA), d’une part, a été votée en en 2022 par les États-Unis (Edward White, 2023) pour réduire leur dépendance économique à l’égard de la Chine. D’autre part, elle participe à la distribution 370 milliards de dollars de subventions pour stimuler la production nationale de technologies propres. Pour les Américains, le Métavers participe à cette guerre géoéconomique. Ceci par le biais d’une loi extraterritoriale, le Cloud Act, que Washington a adopté en 2018. Ce dispositif législatif oblige toutes les entreprises américaines du cloud à transmettre à leurs autorités l’intégralité de leurs données (Swaminathan, Loeb and Tabatabai, 2018). Ainsi, les données stratégiques d’alliés asiatiques pourraient être stockées et « protégées » aux États-Unis, même si elles sont conservées sur des serveurs basés en Indo-Pacifique. La puissance technologique constitue un important atout américain dans une quête de puissance décisive. Elle leur permet premièrement d’anticiper les intentions d’adversaires potentiels et de mettre en évidence des indices d’alerte dans la guerre économique. Secondement, elle dégage des modes d’action les plus probables, contribue à la veille stratégique et permet de conserver un avantage dans les processus de négociations avec des partenaires de ladite région.
27Enfin, les États-Unis préservent leur place d’hégémon dans la conception et la mise en œuvre des normes juridiques internationales. Washington s’engage également sur le terrain financier pour contrer Pékin, par la mise en place de dispositifs de coopération, y compris multilatérale. L’objectif est de proposer à l’ensemble des acteurs de l’Indo-Pacifique un modèle alternatif à l’approche chinoise. Le défi est d’autant plus grand que Pékin finance un vaste réseau d’infrastructures en vue de bâtir un système commercial qui corresponde à ses ambitions stratégiques plus globales. Dans le cadre de la BRI, de nombreux projets d’infrastructures ont été mis en chantier de l’Asie à l’Europe, notamment des voies ferrées, des gazoducs et des oléoducs, des installations portuaires et des réseaux électriques. Ces réseaux transnationaux d’infrastructures, de moyens de transport, de commerce et de production contrôlés par la Chine englobent désormais plus de 100 pays et comptent une « Ceinture économique de la route de la soie » terrestre, une « Route de la soie maritime du XXIe siècle » et une « Route de la soie numérique » qui ont vocation à établir une position hégémonique sur les chaînes d’approvisionnement des technologies de l’information et des communications (TIC), en particulier les logiciels, les équipements informatiques, les réseaux de fibre optique et les constellations de satellites. La BRI promeut également « la coordination des politiques économiques, la facilitation du commerce et des investissements, le règlement des litiges, le tourisme, les échanges d’étudiants et de personnel ainsi que la coopération en matière de recherche et de développement, de normes et dans le domaine médiatique » (Sutter, 2023). Alors qu’il ne prévoyait à l’origine que de relier l’Asie à l’Europe, le projet a gagné en ampleur au cours de la dernière décennie pour désormais incorporer l’Afrique, l’Océanie et l’Amérique latine, plus de 150 pays ayant convenu de participer à cette initiative. À travers la BRI, la Chine propose un autre modèle de pôles d’échanges, Pékin se présentant ainsi comme le nouveau « pôle » asiatique (Pal and Singh, 2020). La Chine utilise également les marchés de l’énergie à des fins stratégiques dans l’ASEAN, bloc économique d’environ 700 millions d’habitants, troisième entité économique mondiale en termes de PIB dans l’Indo-Pacifique derrière la Chine et le Japon, et la cinquième dans le monde, les États-Unis et l’UE s’ajoutant aux deux premières. La Chine est actuellement le plus gros producteur et consommateur de charbon au monde ainsi qu’un consommateur important de pétrole et de gaz, ce qui en fait le plus gros émetteur de dioxyde de carbone à l’échelle mondiale. Elle domine actuellement les chaînes d’approvisionnement des intrants et des technologies nécessaires à la production d’énergie propre et fait la course en tête dans la production mondiale de panneaux solaires, d’éoliennes, de batteries, de pompes à chaleur et d’électrolyseurs de production d’hydrogène. Par ailleurs, elle joue un rôle majeur dans le traitement de matériaux essentiels, tels que l’aluminium, l’acier, le cobalt, le lithium, le cuivre, le graphite et les terres rares (AIE, 2023).
28Elle est également numéro un dans les domaines de l’extraction et du traitement des terres rares qui, conjuguées à un éventail d’autres matières premières, conditionnent la fabrication des technologies nécessaires à la production des énergies renouvelables. Elle fournit actuellement la quasi-totalité des terres rares que l’UE et les États-Unis importent. Les Alliés occidentaux ont compris qu’il s’agissait d’une vulnérabilité majeure, d’où la priorité donnée à la coopération avec les autres pays asiatiques en vue de bâtir de nouvelles chaînes d’approvisionnement robustes appuyant le secteur des énergies renouvelables (Wischer, 2024). Cette situation a également mis en lumière l’importante contribution que l’énergie nucléaire pouvait apporter au renforcement de la sécurité énergétique des Alliés et de leurs partenaires.
29Avec une forte croissance des classes moyennes et une population jeune, éduquée et connectée (Verma, 2020), l’ASEAN représente pour les Américains des économies ouvertes avec 8 % du commerce mondial et 15 milliards d’euros d’investissements directs étrangers (IDE). Ce qui est comparable aux IDE en Chine avec une reconfiguration des chaînes de valeur mondiales au profit de certains pays de l’ASEAN, notamment dans une perspective de diversification, dans l’électronique, le textile, l’automobile, etc. Les Alliés ont ainsi engagé des mécanismes d’intégration économique avec des pays de l’ASEAN. L’UE a conclu des accords de libre-échange avec Singapour, le Viêtnam, et d’autres sont en cours de négociation avec l’Indonésie et la Thaïlande. Ces relations multilatérales répondent aux besoins de financement des infrastructures asiatiques en mobilisant l’expertise de l’ensemble des agences étatsuniennes compétentes, départements d’État, du Commerce, du Trésor, de l’Énergie, USAID, etc., et du secteur privé. Elle encourage les entreprises et les investisseurs de l’Indo-Pacifique à s’orienter vers les États-Unis, tout en délocalisant leurs activités de la Chine. L’approche géopolitique américaine de l’Indo-Pacifique a supplanté celle d’Asie-Pacifique qui s’était imposée à la fin des années 1980. La Coopération économique pour l’Asie-Pacifique (APEC) créée en 1989 avait vocation à contrer des projets, venus de Malaisie, visant à créer un groupe exclusivement asiatique. L’administration Trump popularisa « l’Indo-Pacifique libre et ouvert », le Free and Open Indo-Pacific (FOIP) japonais (Przystup, 2022) en 2017. Si la seconde stratégie de 2022 concrétisa le « pivot » asiatique de l’ère Barack Obama et son rapprochement avec l’Inde, l’Australie ou le Vietnam, la centralité de la question chinoise donne une tonalité compétitive qu’amplifie l’administration Biden. Celle-ci fait de l’Indo-Pacifique un pilier de sa politique étrangère, s’efforçant de sauvegarder la primauté américaine dans cette région où l’expansion de la puissance et de l’influence chinoise s’avère difficile à contrebalancer.
30Ce recentrage sur l’Indo-Pacifique détermine les priorités de l’administration Biden à l’international et son rapport à l’Alliance atlantique. Washington cherche des résultats rapides et concrets, au risque de limiter les consultations et les discussions avec les alliés transatlantiques (De Hoop Scheffer et Quencez, 2021). L’AUKUS, outre la construction de sous-marins à propulsion nucléaire destinés à maintenir l’équilibre des forces dans le Pacifique, vise à développer des coopérations technologiques à haute valeur ajoutée (IA, semi-conducteurs) pour conserver l’avantage sur la Chine (Kahn, 2023). Le vaste secteur de fabrication de semi-conducteurs de l’île de Taïwan, dont les relations avec Pékin sont tendues, constitue un enjeu économique majeur. Les micropuces entrent directement dans la production de biens représentant 6 000 milliards de dollars du PIB mondial. Taïwan domine ce secteur industriel hautement stratégique. La capitalisation totale de marché des 20 plus gros clients de l’entreprise de fabrication de puces électroniques Taiwan Semiconductor Manufacturing Co (TSMC) représente à elle seule 7 400 milliards de dollars (Kuper, 2024). La mise à l’arrêt des sites de fabrication de TMSC provoquerait le gel immédiat de la production dans plusieurs secteurs de l’industrie mondiale, notamment l’automobile, l’informatique et les télécommunications. En outre, Taïwan se situe le long de l’une des routes maritimes de transport de marchandises et d’énergie les plus empruntées au monde, celle-ci traversant à la fois la mer de Chine méridionale et l’océan Pacifique ouest. Les répercussions d’une perturbation majeure de ces voies navigables en raison des tensions qui existent entre la Chine et Taiwan, limiteraient les opportunités tant économiques que militaires des Américains. D’où le soutien apporté aux autorités de l’île par les États-Unis, bien qu’ils n’aient pas reconnu la souveraineté de Taïwan depuis 1979. Washington a ainsi vendu à Taipei un volume important de matériel militaire afin de lui conférer la capacité de défendre ses droits. Le Congrès des États-Unis affiche un ferme soutien bipartisan en faveur de Taïwan. C’est ainsi que Nancy Pelosi, ancienne présidente démocrate de la Chambre des représentants, s’est rendue à Taipei et Kevin McCarthy, l’un de ses successeurs républicains à ce poste, a accueilli ultérieurement la présidente taïwanaise en Californie. Ces deux visites ont donné lieu à une condamnation vigoureuse de la part des autorités chinoises.
31Entre autres, bien que Pékin innove dans le lancement de ses infrastructures Internet sous-marines, la contre-offensive de Washington bloque le déploiement de ses câbles. La rivalité est tant stratégique, économique qu’industrielle (les micropuces) et s’étend dans le cyberespace que sous les mers. Taïwan constitue un enjeu majeur pour les deux puissances. Avec 14 câbles, 04 stations d’atterrage et 02 importants Data centers, l’île est l’un des hubs majeurs de la région. La rivalité sino-américaine va au-delà de l’île, puisque la Chine a intégré le déploiement de câbles à la BRI dès 2015. Doubler les itinéraires commerciaux physiques d’autoroutes numériques, pour créer des synergies et mieux ancrer d’autres pays dans l’orbite économique et politique est l’objectif de Pékin. L’idée est de ne pas dépendre des infrastructures occidentales en cas de tensions, voire de conflit, avec Washington et ses alliés. L’entreprise Huawei Marine Networks, initialement émanation de Huawei, s’est s’emparée de 15 % du marché des câbles sous-marins entre 2018 et 2019, bien qu’elle subît les sanctions de Washington, tant pour ses infrastructures 5G que ses produits grand public (Tarnowski, 2023). Par la suite, elle a cédé sa division câbles à Hengtong Optic-Electric Co Ltd, une entreprise subventionnée par le gouvernement chinois pour le déploiement de câbles, qui l’a rebaptisée HMN.
32Washington craint que Pékin ne profite du déploiement de ces infrastructures pour espionner ses communications. Il s’agit pour les États-Unis de défendre et étendre leur zone d’influence dans la région face aux ambitions par un « Containment » (endiguement), mieux de « Roll back » (éloignement). C’est dans cette optique qu’a été lancée en 2020 l’initiative « Clean Network », qui vise à interdire toute liaison transpacifique directe entre les deux rivaux. Washington s’est opposé à l’installation d’un câble par Meta et Google entre les États-Unis et Hong Kong, le « Pacific Light » qui, mis en service en 2022, devait atteindre les Philippines et Taïwan (ibid.). De même, les Américains bloquèrent en 2018 le projet entre Meta, Amazon et China Mobile, du fait de la présence de ce dernier. Il devait relier la côte ouest des États-Unis à Singapour, à la Malaisie et à Hong Kong. En 2021, Meta et Amazon relançaient le câble sans le partenaire chinois et en éliminant des points d’atterrage. Toutefois, malgré les 12 000 km de câble de la liaison « Cap-1 » déjà posés, la présence de Pékin dans la mouture initiale du projet suffi à surseoir à sa réalisation. Tels étaient entre autres les cas pour les initiatives des îles de Kiribati, Nauru et les États fédérés de Micronésie, situées au nord de la Polynésie française. La présence de HMN faisait hésiter des investisseurs et poussait Washington, Canberra et Tokyo à proposer une offre concurrente, qui avait finalement été retenue au détriment des Chinois. La politique de Washington exclut donc les opérateurs chinois des consortia internationaux comportant des participations américaines, mais freine parallèlement leur participation à tout projet dans la région. Toutefois, Pékin déploie des efforts considérables pour faire face à la pression de Washington. Ainsi, les projets de liaison Internet sous-marine qui passent par les eaux territoriales chinoises sont-ils de plus en plus soumis à son expertise. Cette politique s’applique non seulement dans les eaux internationalement reconnues, mais aussi dans celles que revendique la Chine et qui sont disputées. La totalité de la mer de Chine méridionale devient une zone à risques pour les câbles sous-marins occidentaux (ibid.). Un allongement des câbles qui n’est pas sans conséquences pécuniaires pour les opérateurs, mais aussi en termes de débit, ce que redoutent les utilisateurs finaux, notamment les acteurs financiers ou les géants du divertissement (YouTube, Netflix, Amazon). Pour illustration, le Southeast Asia-Japan 2 (SJC2), une fibre optique sous-marine longue de 10 500 kilomètres connectant le Japon à Singapour, devait passer par la mer de Chine méridionale. Les réticences de Pékin, sur fond d’impératifs de « sécurité nationale », ont retardé le projet qui devait être livré en 2020.
33Présenter la compétition technologique entre la Chine et les États-Unis dans l’Indo-Pacifique, pour une détention du leadership mondial dans les domaines économique et commercial, était l’objectif de ce travail. Son intérêt géopolitique remettait en exergue la géopolitique critique, pour cerner les ambitions géostratégiques desdits acteurs : disposer d’une avance sur le concurrent par son encerclement. Partant de la problématique qui consistait à savoir qu’elle est la raison larvée d’un intérêt sans cesse grandissant des États-Unis et de la Chine dans l’Indo-Pacifique, le travail a mobilisé la méthode géopolitique. Aussi était-il subdivisé en deux parties, la première présentant l’utilité de la méthode géopolitique pour cerner les rapports de force sino-américains dans l’Indo-Pacifique, et la seconde s’appesantissant sur la compétition technologique.
34L’Indo-Pacifique occupe une place de choix dans les relations internationales et force est de constater une convergence stratégies gouvernementales sino-américaines sur cette région, ce depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping. En 2011, les États-Unis quittent progressivement le Moyen-Orient sous l’impulsion de l’ancien chef d’État Barack Obama pour s’établir en Indo-Pacifique (Stratégie du pivot vers l’Asie). La stratégie américaine et globalement occidentale, dite de « Containment », vise à contenir l’influence chinoise. L’Indo-Pacifique est essentiel pour l’économie des deux Etats. En effet, l’espace est composé de nombreuses routes commerciales par lesquelles transites des hydrocarbures (pétrole, gaz, métaux rares, etc.) et des biens manufacturés (micro-processeurs, semi-conducteurs, textiles, médicaments). Parmi celles-ci sont mis en avant le canal de Suez, de Bab-el-mandeb, d’Ormuz, du Panama et surtout le détroit de Malacca par lequel passe entre 40 et 50 % du commerce mondial. Pour les États-Unis, l’un des principaux enjeux est celui de garder ces voies « libres et ouvertes » (Département d’État) afin d’y maintenir une libre circulation face à l’influence chinoise. De l’autre, la Chine revendique de nombreuses îles en mer de Chine (Îles Matsu, Quemoy, Paracels, Senkaku, Diaoyu, Spratleys, Taiwan), l’objectif étant d’étendre sa zone d’influence et donc d’assurer par elle-même ses approvisionnements. Ces tensions s’illustrent à travers le « dilemme de Malacca ». Le détroit de Malacca, centrale pour les approvisionnements chinois, est contrôlé en majorité par des puissances étrangères (Singapour, Malaisie, États-Unis). La Chine utilise la stratégie du « Collier de perles » (concept étatsunien d’utilisation de la BRI) afin de contourner la route commerciale par l’Indo-Pacifique. Dans le domaine technologique, et plus particulièrement de l’intelligence artificielle (IA), la Chine semble en bonne voie de remporter prochainement la bataille pour la suprématie. Toutefois, bien que Pékin gagne quantitativement des points, l’impact du régime politique, et notamment l’application de la censure, pourrait freiner ses avancées majeures en IA (Xiang, 2023).
35Pour la majorité des citoyens américains, il n’est pas acceptable de voir leur pays être dépassé économiquement et stratégiquement par la Chine, d’où la nécessite d’avoir une mainmise dans l’Indo-Pacifique. Dans un contexte de « désoccidentalisation », Xi Jinping, pour sa part, s’engage à faire de la Chine, d’ici 2049, la première puissance mondiale. La « potentielle victoire » de Pékin ou de Washington dépendra ainsi de leur arrimage aux représentations et désirs divers des populations. En effet, la compétition se déroule entre des pays et des acteurs qui n’ont pas les mêmes conceptions philosophiques du monde ni les mêmes rapports au temps. Ils n’ont pas les mêmes conceptions de la place de l’individu dans la société ni les mêmes logiques de pensée. Bien que l’influence chinoise ne cesse de croître, au détriment d’un modèle américain qui peine désormais à séduire les États de la région, Américains et Chinois doivent faire preuve d’ingénierie cognitive pour s’adapter à la « guerre des intelligences » en cours dans l’Indo-Pacifique, afin de n’être point une victime de la « stratégie d’encerclement cognitif » mise en œuvre par l’un ou par l’autre.