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Géopolitique locale de la ruralité : engagements citoyens et dynamiques alternatives

Géopolitique locale de la ruralité : engagements citoyens et dynamiques alternatives

Local geopolitics of rurality: citizen commitments and alternative dynamics
Franck Chignier-Riboulon

Texte intégral

1La vie citoyenne est un des éléments de la qualité de vie locale, mais également du développement et de l’attractivité des lieux. Les habitants, directement ou par l’intermédiaire d’associations, sont des acteurs centraux de cette vie locale. Cette dynamique est souvent soulignée, mobilisée ou soutenue dans les plus grandes agglomérations, en particulier pour les quartiers en difficultés sociales (Chignier-Riboulon, 2009 ; Avenel, 2010). En revanche, elle est moins connue, et moins étudiée, pour les espaces ruraux, et les petites villes qui les animent. Par-delà les catégorisations quelque peu génériques des espaces ruraux, les profils sont variés, et depuis longtemps (Mathieu, 1996 ; Blanc, 1997). Les évolutions démographiques, les situations socio-professionnelles des habitants, les secteurs d’activité présents donnent ainsi des visages différents aux lieux, permettant de dresser des typologies, régulièrement débattues (Hillal et al., 2012 ; Rieutort, 2021 ; Acadie et Talandier, 2023). Les dernières définitions de l’INSEE, basées sur les densités, s’ajoutent à ce cadre du flou rural. Pourtant, celles de cette institution ont tendance à s’imposer car elles sont reprises par tous, des universitaires aux techniciens des services publics, en passant par les élus et les rédacteurs de rapports publics. De fait, ces définitions deviennent des vérités, reprises à l’envi, mais ces vérités sont bien relatives (Chignier-Riboulon, 2016). Les divers articles retenus dans ce numéro ne tranchent pas sur la question démographique de « l’espace rural », chacun des auteurs en donnant une définition propre. De la même manière, ils ne proposent pas une définition unique de la « ruralité », une notion mainte fois évoquée pourtant. Cette situation a au moins l’avantage de ne pas fermer la discussion sur un concept évolutif et difficile à cerner.

2La réalité rurale est loin de se résumer à la statistique ; les évolutions sont variées, entre « hyper-ruralité » et nouvelles ruralités l’éventail est large (Rieutort, 2012 ; Chignier-Riboulon, 2016, Depraz, 2017). Elles dépendant pour partie d’une localisation à un moment donné : une situation géographique sur un axe de développement, une aire d’influence d’une ville, une proximité d’une zone touristique favorisent une tendance à la croissance économique et démographique. Dans ces conditions, pour certains auteurs, ces espaces dynamiques sont plus ou moins considérés comme périurbanisés, offrant néanmoins des logiques et des perceptions particulières (Bacqué et al., 2016 ; Damon et al., 2016).

3À l’opposé de ces évolutions, des espaces ruraux sont plus fragiles, fréquemment en déclin démographique, depuis longtemps (Estienne, 1956), ou plus récemment ; ou bien ces espaces ont connu un déclin graduel de population, avant de connaitre un renouveau. Si le prisme démographique est un des facteurs d’analyse du renouveau, la diversité est encore la norme, et les typologies rendent humble. Face à ces situations plusieurs phénomènes existent : il peut s’agir d’endiguer une situation déséquilibrée (vieillissement de la population), voire de l’inverser par la valorisation de nouvelles dynamiques ; il peut s’agir également de stratégies renouvelées d’adaptation au déclin ; ou bien encore de stratégies facilitant l’arrivée de nouvelles populations. La croissance retrouvée de la population, même modeste, est une résilience spatiale (Aschan-Leygonie, 2000 ; Anaut, 2005), voire une inclusion plus globale à une dynamique. Ce sont alors souvent plusieurs changements qui sont à l’œuvre.

Des adaptations au déclin démographique

  • 1 Journées d’étude internationales Dynamiques locales et engagements citoyens dans les espaces ruraux (...)

4Le déclin démographique oblige à des formes d’adaptation organisationnelles pour faire face à la baisse de la population1. Par-delà le fatalisme fréquent, des recompositions locales permettent de maintenir une cohésion sociale. Habituellement, ce sont les clubs sportifs (le club de football bien souvent) qui jouent un rôle fort dans l’animation de la vie locale. Ils sont accompagnés par d’autres associations fréquentes (comité des fêtes, club des aînés), et encore bien souvent par celles des chasseurs et des pêcheurs. Dans ces conditions, les équipements restants, publics ou privés, sont des lieux essentiels pour la sociabilité locale, tels les cafés. Pour maintenir cette vie locale des habitants développent également des stratégies et des projets pour pérenniser la qualité du vivre ensemble, malgré la diminution de la population. Ces stratégies sont souvent originales, faisant appel à des jeux d’acteurs divers tout en impliquant des conséquences spatiales (pour la commune, pour les communes voisines…), car agir sur ou pour un espace n’est pas neutre, pour le périmètre qui en bénéficie comme pour ceux situés aux alentours. L’article de Meddy Escuriet sur un club de football en milieu rural montre les difficultés et les enjeux de la problématique. Si le club subsiste malgré son mauvais classement dans le championnat, c’est par la volonté de quelques-uns qui le portent. Ce portage est multiple. Il fait appel à l’identité locale (des joueurs, des élus, des parrains financiers) et au souci de faire perdurer le lieu.

  • 2 Journées d’étude internationales, 4 et 5 décembre 2023, Du Hameau perdu au succès villageois (Masgo (...)

5Le déclin (Béteille, 1981) et le fatalisme ne sont donc pas toujours de mise, des initiatives locales ont émergé depuis longtemps (Kayser, 1990). Ces initiatives peuvent être liées au tourisme et à toutes activités récréatives, prises dans une définition étendue, c’est-à-dire tout projet amenant des visiteurs2 (festivals, fêtes). Elles peuvent être également issues d’autres domaines misant sur un potentiel local, une « tradition » ou bien une innovation inconnue jusqu’alors. L’intérêt de la réponse réside dans la capacité à générer une reprise, démographique notamment, avec un moment d’inflexion, porteur d’espoir. Cela n’est pas simple, car les apports sont plus ou moins durables (quelques jours pour un festival, une saison touristique…), et leur valeur ajoutée en termes de dynamiques et de démographie est à interroger. De même, cette dynamique interne n’est pas forcément celle d’habitants de toujours, elle peut tout aussi bien provenir de personnes revenues sur place, à la retraite ou après des études (ou des expériences professionnelles), par attachement au lieu.

Renouveau et nouveaux habitants

  • 3 Journées d’étude internationales des 4 et 5 décembre 2023, Questions de gentrification rurale : act (...)

6Régulièrement, le renouveau provient de personnes véritablement étrangères au lieu3. Ces personnes s’investissent localement car elles ont choisi de vivre dans ces espaces peu peuplés (Berthommière, 2019 ; Leblay, 2021), pour des raisons idéologiques (travailler à une autre forme de développement par exemple) ou par choix de la tranquillité, de l’isolement ou d’un environnement écologique préservé, ou redevenu (ou perçu) tel quel. Les situations sont donc à nouveau très variées, tout comme les formes que peuvent prendre ces renouveaux, parfois modestes, parfois pas forcément souhaités initialement. L’idée de reprise est elle-même vaste. Elle peut provenir de militants alter, d’étrangers venus s’installer, de personnes attachées aux lieux qui y consacrent leur vie, voire la même personne cumulant ces critères. Deux articles retenus s’inscrivent dans cette démarche, ceux de Florent Amat et Ewa Chuecos. L’une interroge les « écolieux », l’autre les lieux de vie collectifs et écologiques. Derrière des appellations différentes (et des conceptions) se retrouvent des motivations communes, telles que le désir de vivre autrement, de respecter davantage l’environnement, mais aussi de s’opposer à des modes de production « capitalistes », « libéraux » ou « macro ». Se dessinent alors d’autres manières de faire société, de s’épanouir et de se retrouver, formellement (monnaie locale, tiers-lieu) ou informellement (entraide, par exemple).

7Dans tous les cas, la prise en compte du local est affaire d’habitants (y compris élus), déjà présents ou récemment arrivés. Le désir de faire, d’agir pour un lieu territorialisé, le bénévolat au service des hommes sont des moteurs de l’action. Ce sont des implications individuelles ou collectives (associations par exemple) marquées notamment par des territorialités, entre attachements aux lieux et identités. L’affectivité, le goût de l’autre et de l’espace vécu, les sociabilités locales, organisées ou non, conditionnent fortement ces phénomènes d’investissement individuels et collectifs. Ces personnes peuvent ainsi devenir des personnages-clés au fil du temps, des acteurs qui ouvrent, qui portent, qui impulsent. Elles peuvent aussi à terme devenir des verrous, par ambition, par ego, figeant des mondes plutôt que les adaptant. Elles peuvent enfin finir par fragiliser l’édifice qu’elles ont construit, car elles vieillissent, car il n’y a pas de nouveau leader qui émerge.

Des jeux d’acteurs locaux

8Dans ces conditions, les réalités produites sont plus ou moins complexes, et durables. Cette complexité est par ailleurs l’expression de jeux d’acteurs qui ne se résument pas aux porteurs d’initiatives mais s’inscrivent dans une géopolitique locale (Subra, 2016, entre autres). De fait, les rapports aux élus, aux politiques publiques, aux différentes catégories d’habitants, aux espaces voisins, etc. conditionnent bien souvent la réussite et la durabilité de projets ; le soutien et une implication large étant nécessaires (pour les financements par exemple). Et les différents textes acceptés font ressortir ces jeux d’acteurs.

9Cependant, Joachim Dendievel et Hugo Sanchez (et al.) mettent davantage en valeur l’action des élus locaux, le premier par une approche par le ZAN (Zéro Artificialisation Nette), le second par les PPRI (Plans de Prévention des Risques d’Inondation). Dans les deux cas, leurs textes résument une représentation forte : la lutte de ces communes rurales contre l’action de l’Etat, au nom du développement local, voire d’un « droit » à un développement local. Quelques mots font ressortir leurs sentiments et prises de position : « sanctuarisation », « injuste », « menaces pour le développement ». Dans les deux situations décrites ils veulent conserver la maîtrise de ce développement et l’idée de ruralité devient un argument, en sous-tendant qu’elle subirait une domination non seulement centralisatrice mais urbaine, ou un aménagement au service de la ville proche. Cette défense d’une ruralité à soutenir, car elle serait en danger, dominée, est même un argument se suffisant à lui-même. Pourtant les contradictions se font jour, entre peur d’un trop grand nombre de lotissements et perte de contrôle du territoire.

L’optimisme comme ligne de mire

10Les articles s’inscrivent dans une démarche positive, de contrebalancement d’une situation de dépeuplement ou d’anomie. L’objectif du numéro était de mettre en avant des processus, des dynamiques et des réalisations ayant infléchi des situations antérieures. Tendre vers de l’optimisme, même mesuré, s’applique aussi lorsque les densités sont devenues très basses, car le renouveau peut aussi correspondre à une population peu nombreuse, tout en étant impliquée dans un développement alternatif ou des stratégies de coopération. Le temps est donc à prendre en compte, car l’adaptation, la construction ou le changement se font dans un temps géographique assez long. Dans cette perspective, les cas développés ne sont pas uniquement des descriptions singulières, ils proposent un regard optimiste tout en offrant une possible ambition de transfert d’idées ou d’expériences, avec toutes les limites et la modestie que ces cas étudiés comportent.

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Bibliographie

Acadie (coopérative) et Talandier M., 2023, Etude sur la diversité des ruralités, « Typologies et trajectoires des territoires ». Rapport pour l’Agence nationale pour la cohésion des territoires.

Anaut M., 2005, La résilience : surmonter les traumatismes, Paris, Nathan.

Aschan-Leygonie C., 2000, Vers une analyse de la résilience des systèmes spatiaux, L’Espace géographique, 1, p. 64-77.

Avenel C., 2010, Sociologie des quartiers sensibles, Paris, Armand Colin.

Bacqué M.-H., Charmes É., Launay L., et Vermeersch S., 2016, Des territoires entre ascension et déclin : Trajectoires sociales dans la mosaïque périurbaine. Revue Française de Sociologie, 57, p. 681-710. https://doi.org/10.3917/rfs.574.0681.

Berthommière W., Imbert C., 2019, Quand s’engager ancre et s’ancrer « engage » : les voies plurielles de l’autochtonie au sein des réseaux d’aide aux exilés en Ariège, L’Espace Politique, En ligne : http://journals.openedition.org/espacepolitique/6832.

Béteille R., 1981, La France du vide, Paris, Éditions Litec, coll. « Géographie économique et sociale ».

Blanc M., 1997, La ruralité : diversité des approches, Economie Rurale, 242, p. 5-12.

Bossuet L., 2013, Les ruralités du quotidien ou de nouvelles alliances, Géographie, économie, société, vol. 15, n° 1, p. 47‑65. https://doi.org/10.3406/ecoru.1997.4892.

Chignier-Riboulon F., 2017, Les espaces fragiles, entre modestie, variabilité et perspectives de renouveau, Espaces fragiles, construction scientifique, dynamiques territoriales et action publique, sous la direction de H. Roth, Clermont, PUBP, p. 247-256.

Chignier-Riboulon F., 2016, La France des marges, un objet géographique protéiforme, La France des marges, sous la direction de G. Wackermann, Paris, Ellipses, p. 123-138.

Chignier-Riboulon F., 2009, Les quartiers entre espoir et enfermement, Paris, Ellipses.

Damon J., Marchal H., et Stébé J.M. Les sociologues et le périurbain : découverte tardive, caractérisations mouvantes, controverses nourries, Revue française de sociologie, 57, p. 619-639. https://www.cairn.info/revue-francaise-de-sociologie-2016-4-page-619.htm

Depraz S., 2017, Penser les marges en France : l’exemple des territoires de « l’hyper-ruralité », Bulletin de l’association de géographes français, 3, p. 385‑399. https://doi.org/10.4000/bagf.2086.

Estienne P., 1956, Un demi-siècle de dépeuplement dans le Massif Central, Revue de géographie alpine, 44, 3, p. 463-472. DOI : 10.3406/rga.1956.1778

Hillal M., Barczak A., Tourneux F.-P., Schaeffer Y., Houdart M., Cremer-Schulte D., 2012, Typologie des campagnes françaises et des espaces à enjeux spécifiques, DATAR, Travaux en ligne n°12.

Kayser B., 1990, La renaissance rurale. Sociologie des campagnes du monde occidental, Paris, Armand Colin., Collection U.

Leblay, M., 2021, Fuir les métropoles : les habitats alternatifs en milieu rural comme espaces de refuge et de contestation, Métropoles, En ligne : https://journals.openedition.org/metropoles/7864.

Mathieu N., 2007, Trente ans de réflexion et de travaux sur les campagnes de faible densité, Habiter et vivre dans les campagnes de faible densité, Actes du 2e colloque franco-espagnol de géographie rurale, PUBP, collection CERAMAC, p. 39-62.

Mathieu N., 1996, Rural et urbain. Unité et diversité dans les évolutions des modes d’habiter, L’Europe et ses campagnes, sous la direction de Jollivet M. et Eizner N., Paris, Presses de la FNSP, p. 187‑216.

Rieutort L., 2021, Les territoires gagnants du développement local, Population et avenir, 21/4, 751, p. 4-7.

Rieutort L., 2012, Du rural aux nouvelles ruralités, Revue internationale d’éducation de Sèvres, no 59, p. 43‑52. https://doi.org/10.4000/ries.2267.

Subra P., 2016, Géopolitique locale. Territoires, acteurs, conflits, Paris, Armand Colin.

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Notes

1 Journées d’étude internationales Dynamiques locales et engagements citoyens dans les espaces ruraux et les petites villes, Clermont-Ferrand, 4 et 5 décembre 2023, Introduction, Franck Chignier-Riboulon.

2 Journées d’étude internationales, 4 et 5 décembre 2023, Du Hameau perdu au succès villageois (Masgot, Creuse), Jade Constant, Tamara Conti et Célia Cunin.

3 Journées d’étude internationales des 4 et 5 décembre 2023, Questions de gentrification rurale : acteurs publics et privés entre innovation technologique et valorisation locale durable dans la province d’Arezzo (Italie), Marina Marengo ; L’écologie territoriale en action dans la vallée du Quint (Drôme) : le rôle central de figures phares, Aubeline Bellom.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Franck Chignier-Riboulon, « Géopolitique locale de la ruralité : engagements citoyens et dynamiques alternatives  »L’Espace Politique [En ligne], 53-54 | 2024-2/3, mis en ligne le 01 mars 2025, consulté le 20 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/espacepolitique/13485 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13gh8

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Auteur

Franck Chignier-Riboulon

Professeur des universités en géographie
UMR Territoires, Université de Clermont-Auvergne
franck.chignier-riboulon@uca.fr

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