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Géopolitique locale de la ruralité : engagements citoyens et dynamiques alternatives

Les lieux de vie collectifs et écologiques, acteurs du renouveau endogène des territoires ruraux de basse densité en France et au Québec : un enjeu de gouvernance territoriale

Ecological community living and local governance in the countryside of France and Quebec: towards a revival from within of low-density rural spaces
Florent Amat

Résumés

Depuis la fin des années 1990, nombre d’espaces ruraux occidentaux connaissent une recrudescence de migrations néo-rurales motivées par des protestations sociales ou des considérations écologiques qui alimentent des modes de vie alternatifs aux modes de vie urbains modernes. Portées par de nouveaux résidents mais aussi par des ruraux de longue date, ces alternatives sont notamment fondées sur l’expérimentation et l’exemplarité, et leurs porteurs s’attachent à la mise en actes quotidienne de leurs convictions idéologiques, à rebours de projets militants ou de conquête politique des institutions. En se tournant vers des territoires ruraux de basse densité perçus comme propices à expérimenter et à diffuser ces modes de vie, certains projets peuvent participer à leur renouveau endogène tout en suscitant des jeux d’influence entre des représentations conventionnelles, traditionnelles et alternatives des espaces ruraux, portées par différents acteurs. Ils s’impliquent du même coup dans la gouvernance de ces territoires. En nous intéressant à une forme particulière d’alternatives rurales, les lieux de vie collectifs et écologiques, nous montrons que certains d’entre eux peuvent avoir un réel impact sur les dynamiques locales, à condition de faire de l’ancrage territorial un objectif principal. Pour ce faire, nous utilisons des données qualitatives récoltées lors d’une étude de cas multiples en Ariège, dans l’Orne et dans la région de la Gaspésie au Québec. Après avoir évoqué les divers degrés d’ancrage territorial des collectifs, et l’obstacle récurrent de représentations clivantes, nous nous attardons sur trois cas afin d’illustrer combien le rapport au territoire des collectifs est déterminé par la combinaison de facteurs endogènes, exogènes et contextuels. Enfin, nous présentons les points de vue des élus et techniciens des territoires administratifs visités, qui peuvent voir dans ces projets tant des opportunités que des menaces pour le territoire et pour eux-mêmes.

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Texte intégral

1En Europe occidentale, au Canada et aux États-Unis, on constate depuis la fin des années 1990 une recrudescence de migrations de l’urbain vers le rural motivées par des protestations sociales ou des considérations écologiques (Eimermann, Hedberg, Nuga, 2020 ; Halfacree, 2007a ; Meijering, Huigen, Van Hoven, 2007 ; Rouvière, 2016 ; Wilbur, 2013). Dans un contexte de « nivellement des modes de vie » urbain et rural (Carpentier, 2010), cette néo-ruralité spécifique vient alimenter dans les espaces ruraux des modes de vie particuliers pensés à contre-courant d’idées et pratiques jugées conventionnelles, capitalistes, urbaines et/ou néfastes pour l’environnement, manifestations qualifiées diversement d’« alternatives rurales » (Mésini, 2004), « alternatives écologiques au quotidien » (Pruvost, 2013), ou « radical rural » (Halfacree, 2006, 2007b). Malgré des formes très diverses, la particularité de ces alternatives, outre leur démarcation affichée vis-à-vis de normes et pratiques majoritaires, réside dans la volonté de se déployer dans un espace affranchi de ces normes et pratiques, plutôt que de les affronter (Leblay, 2021). Portées majoritairement par des individus engagés pour une transformation sociale et écologique, elles sont avant tout fondées sur la pratique quotidienne et la politisation du moindre geste (Pruvost, 2015 ; Woods, 2008). Ainsi de nombreux travaux insistent pour ne pas réduire ces projets à des migrations d’agrément, ce qui éluderait la recherche d’autonomie et la volonté d’expérimentation (Andreas, Wagner, 2012 ; Koop, 2021 ; Leblay, 2021 ; Sallustio, 2018), motivées par une quête de sens de ces populations (Dolci, Cortes, Perrin, 2019 ; Morel, 2019). L’entremêlement de ces considérations à d’autres, plus pragmatiques (économiques et professionnelles), amène les chercheurs à s’intéresser aux trajectoires individuelles et aux mobilités spatiales, sociales et professionnelles diverses, qui mobilisent des représentations et des rapports à la terre multiples (Dolci, Perrin, 2017 ; Pruvost, 2013 ; Trauger, 2006).

  • 1 Ce qui ne les empêche pas de s’inscrire dans des réseaux nationaux et internationaux et de conserve (...)

2Particulièrement tournés vers des territoires ruraux de basse densité (Depraz, 2020), éloignés des grands centres urbains, ces projets alternatifs permettent (certes non exclusivement) de penser un possible « renouveau endogène de [ces] territoires ruraux éloignés » (Mialocq, 2020, p. 13). À rebours des projets communautaires des années 1970 (Léger, Hervieu, 1979), la volonté de s’ancrer localement et de participer à la vie rurale est bien souvent affichée par les porteurs de projets, en particulier s’agissant des lieux de vie collectifs1 (Flipo, 2020 ; Lemarier-Saulnier, 2015), bien que ce ne soit pas systématique (Halfacree, 2007a). Cela peut encourager un dynamisme local par la contribution à l’économie présentielle, l’implication sociale voire politique, et l’attrait de nouvelles populations. Cette dynamique, bien que contingente, est soulignée dans les travaux sur la néo-ruralité mais peut s’accompagner de contrecoups tels que la gentrification rurale (Cognard, 2011 ; Doyon, Klein, Veillette, Bryant, Yorn, 2013 ; Gosnell, Abrams, 2011 ; Phillips, 2010). Au sein des alternatives rurales, cette intention va généralement de pair avec un objectif d’exemplarité et d’essaimage : à partir de leur lieu de vie, les habitants ont pour intention de transmettre leurs engagements au voisinage par capillarité ou bien d’inspirer la création de nouveaux projets sur d’autres territoires suivant une logique d’archipel ; dès lors habiter acquiert pleinement une finalité politique (Halfacree, 2007b ; Leblay, 2020 ; Lemarier-Saulnier, 2015 ; Sallustio, 2018). Si elle est souvent compliquée, la coopération entre pouvoirs publics et initiatives alternatives peut s’avérer fructueuse pour les deux parties et participer à la transmission des valeurs alternatives et à la réflexion collective pour un développement local durable (Boyer, 2015 ; Halfacree, 2006 ; Koop, 2021).

  • 2 Élément moins documenté par la littérature et que nous souhaitons souligner ici.

3Face à ces alternatives, les autres habitants et les pouvoirs publics et parapublics gestionnaires de ces territoires peuvent afficher des positions ambivalentes, entre enthousiasme et méfiance, soutien et opposition. Souvent pensés en termes d’enjeux de rencontre et de cohabitation entre néo-ruraux et populations locales (Dolci, 2021 ; Lemarier-Saulnier, 2015 ; Stuppia, Harnedy, Hill, Mc Nutt, Rogers, 2023), ces questions ne sauraient s’y limiter, dans la mesure où la lecture trop simplificatrice « néo vs locaux » ne rend pas bien compte de la complexité des rapports sociaux à l’œuvre dans ces territoires ruraux, d’une part (Bossuet, 2011 ; Guimond, Gilbert, Simard, 2014), et où les alternatives rurales peuvent aussi inclure ou être portées par des populations locales, d’autre part2 (Hakimi-Pradels, 2021). En outre, le sujet particulier des relations avec les pouvoirs publics pose la question même des conditions d’existence de ces alternatives, pour ne rien dire de leur intégration locale (Koop, 2021).

4Dans la continuité de ces travaux, nous nous intéresserons aux lieux de vie collectifs et écologiques en milieu rural en France et au Québec, pour nous appliquer à identifier selon quelles conditions ils peuvent constituer de véritables atouts pour le dynamisme (principalement social mais aussi démographique et économique) de territoires de basse densité en déclin ou récente reprise démographique, malgré la tendance partagée par une partie des populations locales et des acteurs (para)publics à les considérer comme des initiatives marginales, voire problématiques. Nous faisons l’hypothèse que la contribution des collectifs à un renouveau endogène de ces territoires dépend à la fois de la nature de leur projet, de sa réception par les autres acteurs locaux, et d’éléments contextuels territoriaux et nationaux. Nous entendons nous inscrire dans les travaux qui considèrent les territoires de basse densité comme dignes d’intérêt, vivants et révélateurs des logiques à l’œuvre aux échelles nationale et internationale, au même titre que les autres espaces ruraux (Depraz, 2017 ; Gumuchian, 1991). Un autre apport de cet article sera d’enrichir la littérature sur les alternatives rurales en scrutant, plutôt que les alternatives elles-mêmes, l’interface entre ces dernières, leur territoire d’implantation et les acteurs qui le composent. C’est l’impact territorial des projets, objet tout juste émergent au sein de ces recherches, qui nous intéresse ici. Cela nous permettra notamment de mettre en évidence d’autres enjeux que celui, prédominant, de la politique du quotidien, auquel nous souscrivons sans pour autant le mettre au centre de notre analyse. Nous ferons ainsi converger la littérature sur les alternatives rurales et celle sur la recomposition socio-démographique des campagnes.

5En mobilisant la notion de représentation comme « forme de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social » (Jodelet, 2003, p. 53), nous mettrons en évidence les coopérations, tensions voire conflits qui peuvent naître (ou non) de l’interaction de tous ces acteurs, avec pour enjeu le partage du territoire, mais aussi sa possible transformation. En effet, les représentations peuvent servir à (dé)légitimer des modèles de développement territorial (Brennetot, Didelon-Loiseau, Molina, Mouralis, Vallée, 2024). Nous touchons là à des enjeux de gouvernance territoriale, définie comme « processus dynamique de coordination entre des acteurs publics et privés aux identités multiples et aux ressources asymétriques autour d’enjeux territorialisés » passant par une diversité de dispositifs et d’échelles (Rey-Valette et al., 2011, p. 39). Cette gouvernance peut prendre des formes tant coopératives que conflictuelles, selon que les acteurs désirant s’impliquer obtiennent ou non d’être intégrés dans les processus de délibération (Chia, Torre, Rey-Valette, 2008 ; Torre, 2011).

6Nous brosserons d’abord le portrait des territoires d’enquête et des lieux de vie étudiés, afin de poser le contexte et les enjeux de l’étude. Puis nous nous attarderons sur trois cas afin d’identifier certains facteurs endogènes et exogènes aux collectifs ainsi que certains éléments contextuels dont la combinaison nous semble déterminer en grande partie leur rapport au territoire. Enfin, pour identifier plus précisément les facteurs exogènes et contextuels, nous verrons comment se positionnent les élus et employés d’institutions publiques et parapubliques, pris entre des considérations pratiques, politiques, réglementaires et idéologiques.

7Les données sont issues d’une étude de cas multiples, consistant à s’intéresser à chaque cas en profondeur, dans son contexte et avec une volonté de totalisation de l’observation, puis de les comparer afin d’en tirer des enseignements d’ordre plus général sur un fait social excédant le cas observé (Hamel, 1993 ; Yin, 2018). Nous nous sommes concentrés sur l’Ariège, l’Orne et la Gaspésie (Québec), trois territoires de basse densité aux caractéristiques démographiques et socio-économiques différentes affichant un rapport varié aux lieux de vie collectifs et écologiques (histoire, nombre, nature). L’intérêt était de pouvoir aborder notre objet dans des contextes divers afin de pouvoir identifier leurs effets, tout en touchant à la complexité des interactions entre le phénomène étudié et son contexte. Nous avons mené une enquête de terrain mêlant observation participante dans des collectifs, entretiens formels et informels auprès de membres ainsi que d’acteurs (para)publics, et analyse documentaire (cf. tableau 1). Les données ont été codées et classifiées par thèmes à l’aide du logiciel NVivo afin de mener une analyse de contenu (Bardin, 2013). Cela a notamment permis d’identifier les représentations présentes dans les discours des participants dans leur diversité et d’apprécier leurs divergences et convergences.

Tableau 1 : Données concernant l’enquête de terrain

Terrain

Nb de collectifs visités

Nb de jours cumulés d’observationa

Nb d’entretiens semi-directifsb

Membres de collectifs

Élusc

Techniciensd

Gaspésie

3

25

5

4

4

Ariège

5

16

3

1

5

Orne

6

24,5

7

2

2

TOTAL

14

65,5

15

7

11

a L’essentiel de l’observation a reposé sur trois séjours prolongés au sein des trois cas dont il est question dans la partie 2.
b Durée moyenne des entretiens avec des membres de collectifs : 1h15 (dont deux en visioconférence). Durée moyenne des autres entretiens : 1h (dont neuf en visioconférence et un par téléphone).
c Maire, préfet de municipalité régionale de comté (équivalent québécois de la communauté de commune), député
d Employé de collectivité locale, département, service déconcentré de l’État français ou québécois, parc naturel régional

Les lieux de vie collectifs et écologiques, une diversité de projets et de rapports au territoire

Les lieux de vie collectifs et écologiques dans l’Ariège, l’Orne et en Gaspésie

8À partir de définitions académiques et de la société civile, nous qualifions de collectifs et écologiques des lieux de vie répondant à trois critères principaux : 1) l’implication de trois personnes et plus au quotidien, dont les liens dépassent ceux de la famille nucléaire ; 2) une volonté affichée de vivre autrement, par une rupture plus ou moins forte avec les modes de vie majoritaires ; 3) un souci particulier de l’environnement naturel et un questionnement des rapports modernes entre humain et nature (Christian, 2003 ; Coopérative Oasis, 2022 ; Leblay, 2020 ; Lockyer, Veteto, 2013 ; Meijering, Huigen, Van Hoven, 2007). L’intérêt de cette définition est son élasticité, qui permet de recouvrir la diversité des formes et pratiques de ces initiatives. Rappelons que nous ne nous intéressons qu’à leur manifestation en milieu rural.

9En amont de notre enquête, un recensement des lieux de vie collectifs et écologiques français et québécois sur la Toile via un moissonnage de données manuel et automatisé a permis de compiler une base de données géographique de 801 entités françaises et 57 québécoises. Cela offre un aperçu de la répartition des projets et de l’ampleur du phénomène, bien que ne soient pas pris en compte ceux n’ayant pas de présence sur le net. L’écart d’effectif entre les deux pays est à relativiser au regard de leur nombre d’habitants respectif, puisque la France en compte huit fois plus. Il reste néanmoins significatif, et divers facteurs pourraient permettre de l’expliquer, à commencer par l’absence au Québec d’acteur fédérateur de référence pour jouer le rôle de soutien et de promotion de tels projets, comme la Coopérative Oasis ou le Mouvement Colibris en France.

10Nous avons pu recenser 7 projets dans l’Orne, 23 en Ariège et 6 en Gaspésie. Nos séjours sur place ont permis de constater par nous-même ou grâce à des témoignages l’existence de la plupart de ces collectifs, bien que d’autres ne se soient semble-t-il jamais concrétisés ou aient périclité. Deux projets non recensés ont été découverts dans l’Orne et un en Gaspésie. En Ariège, plusieurs collectifs n’ont pas été recensés du fait de leur discrétion et de leur caractère très informel, en ligne et sur le terrain. Ni les acteurs publics ni ceux du milieu alternatif ne sont capables d’estimer le nombre de tels lieux de vie dans le département. La carte 1 présente la répartition des collectifs connus et rencontrés ou non dans les territoires administratifs ciblés, par regroupement de communes (établissement public de coopération intercommunale (EPCI) en France, municipalité régionale de comté (MRC) au Québec). Si ces derniers ne correspondent pas nécessairement précisément à l’espace vécu des membres des collectifs, ils se déploient néanmoins à l’échelle la plus représentative de celui-ci. Cette échelle permet aussi de garantir une certaine confidentialité des collectifs.

Carte 1 : Répartition des lieux de vie collectifs et écologiques recensés et visités en Ariège, dans l’Orne et en Gaspésie, par regroupement de communes

Carte 1 : Répartition des lieux de vie collectifs et écologiques recensés et visités en Ariège, dans l’Orne et en Gaspésie, par regroupement de communes
  • 3 Les données du tableau 2 valent pour la région administrative Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine, mais n (...)

11Les territoires administratifs de l’enquête ont en commun d’être des territoires ruraux où l’emploi primaire (agriculture et pêche) occupe une place plus importante que la moyenne nationale, où l’on compte peu ou pas de ville moyenne, à faible densité de population, avec une part de seniors plus élevée que la moyenne nationale, et qui ont subi une décroissance démographique depuis plus d’un siècle et demi en France et plusieurs décennies au Québec (cf. tableau 2 et figure 1)3. L’Ariège connaît une reprise démographique depuis les années 1980, une trajectoire semblable mais encore incertaine se dessine depuis quelques années en Gaspésie, et l’Orne continue à perdre en population. La reprise démographique est toujours due aux nouvelles arrivées tandis que le solde naturel continue de diminuer et qu’une partie des jeunes migre vers d’autres territoires.

Tableau 2 : Données démographiques et économiques sur les territoires concernés

Emploi primaire (%)

Part des seniorsa (%)

Nombre de villes de plus de 10 000 habitants

Nombre de villes de 5 000 à 10 000 habitants

Densité de population (hab./km²)

Ariège

4,9

33,9

1

3

31,5

Orne

7,3

33,7

3

2

45,6

France métropolitaine

2,5

26,5

-

-

120,4

Gaspésie-îles-de-la-Madeleine

6,5

30,2

1

2

4,6

Québec

2,3

20,8

-

-

6,7b

a 60 ans et plus en France, 65 ans et plus au Québec
b Le rapport monte à 14,6 si l’on ne prend pas en compte le Nord-du-Québec, région la plus vaste (55 % de la superficie) et la moins peuplée du pays (moins de 0,1 hab./km²).
Sources : Insee, dossiers complets (Ariège, Orne, France métropolitaine), 2024 ; MEIE 2023

Figure 1 : Évolution démographique des territoires étudiés de 1881 à 2021

Figure 1 : Évolution démographique des territoires étudiés de 1881 à 2021

Sources : SPLAF (données départementales avant 1968), https://splaf.free.fr/​ ; Insee, dossiers complets (données départementales après 1968), https://insee.fr ; Statistique Canada (recensements de la population depuis 1976), https://statcan.gc.ca ; D’Amours, 2009 (données Gaspésie 1901-1946). Les données de recensement en Gaspésie pour les périodes 1881-1901 et 1946-1976 nécessiteraient un travail d’archive qu’il ne nous a pas été loisible de mener.

  • 4 Pour l’Ariège, nous nous contentons du PNR où tous nos cas sont localisés, à l’exception d’un seul (...)

Toutefois, ces tendances générales cachent de nombreuses spécificités propres à chacun de ces territoires, dont certaines nous intéressent pour éclairer notre analyse. Le tableau 3 en fait la synthèse pour les périmètres ciblés par l’enquête4.

Tableau 3 : Caractéristiques des territoires d’enquête

Gaspésie

Relief montagneux au centre de la péninsule
Population concentrée sur la côte, longée par l’axe principal de circulation (route 132)
Taux de chômage de 10,3 % en 2021 (4,3 % au Québec), première région québécoise en montant de transferts gouvernementaux liés à l’assurance-emploi et la pension de la Sécurité de la vieillesse (MEIE, 2023)
Économie centrée sur le tourisme, le pêche, la foresterie et les emplois publics, agriculture peu développée

PNR des Pyrénées Ariégeoises

Relief montagneux
Habitat dispersé, une seule ville de plus de 3 000 habitants
Agriculture de type extensif fortement présente, marque les représentations malgré un important déclin au profit des forêts
Attire historiquement des populations néo-rurales diversifiées, dont des profils contestataires (Berthomière, Gaille, Imbert, 2020; Léger, Hervieu, 1979; Rouvière, 2016)

Orne

Plaines et collines
Habitat dispersé, plusieurs petits pôles urbains
Agriculture plus importante que dans les autres territoires
Attire peu de néo-ruraux, les lieux de vie collectifs et écologiques sont plutôt portés par des personnes originaires de l’Orne ou des départements voisins et ont moins de dix ans d’existence

Fin ou moyen, l’ancrage territorial comme invariant des projets

12Notre enquête de terrain tend à confirmer deux éléments identifiés comme clefs dans la littérature sur les alternatives en milieu rural : une forte propension des collectifs à vouloir s’ancrer au territoire plutôt que de vivre hors-sol ou en autarcie, et une volonté de participer à transformer les modes de vie et les rapports humains.

L’ancrage territorial, à la fois « attachement au lieu » et « appropriation existentielle de l’espace » (Berthomière, Imbert, 2019), peut se traduire de plusieurs manières. Tout d’abord il s’agit, pour des individus bien souvent originaires d’autres régions, de s’intéresser au contexte général, naturel et culturel, paysager et patrimonial, dans lequel ils s’inscrivent, tant à l’échelle du terrain acquis qu’à l’échelle du territoire. L’un des points récurrents pourrait être formulé comme une recherche de cohérence entre un mode de vie et un milieu (Berque, 1987) :

Pour [lui], habiter [en Haute-Gaspésie] nécessite d’y être attaché, d’être attaché à ses paysages et sa « géographie », qu’il trouve assez unique. Tous les membres du collectif, me dit-il, ressentent une attraction particulière pour cette région (Carnet de bord, Gaspésie).

  • 5 La première lettre du code indique le statut de l’enquêté (M : membre d’un collectif, E : élu, T : (...)

[Tel membre] avait cette idée qu’il faut d’abord observer avant de tout chambouler. Donc on s’était dit : pendant un an on s’installe sur le lieu, on agit, mais sans prendre de décision hâtive, on observe le terrain, on observe comment se comporte la maison, au long des quatre saisons, pour ensuite pouvoir faire un design de ce qu’on peut imaginer du lieu dans un an, cinq ans, dix ans (MO5)5.

Déjà, on remet en état des lieux […] qui étaient à l’abandon, et qui autrefois étaient cultivés. Donc ça, ça entretient la mémoire. Les granges si on ne les retapait pas, les terrasses si on ne les entretenait pas, à un moment donné elles disparaitraient. [Ça] c’est la mémoire physique, mais aussi on essaye de maintenir des savoir-faire, genre on fauche à la faux. Qui fait ça encore aujourd’hui ? Quasiment personne. […] Ça entretien la mémoire, quoi… Mais ce n’est pas le but recherché, c’est juste que ce qu’ils faisaient avant c’était sensé, c’était logique, donc on reprend les choses parce qu’elles sont logiques (MA3).

13On remarque ainsi vis-à-vis du contexte naturel et culturel des positionnements plus ou moins désintéressés, qui consistent à s’y ajuster, et utilitaires, qui cherchent à en tirer parti. Soulignons que les porteurs de projets ont soit décidé de demeurer ou de retourner sur un territoire dont ils sont originaires, auquel ils sont attachés, soit ont fait le choix d’un territoire en fonction de considérations pratiques (e.g. coût du foncier et de l’immobilier, proximité d’un réseau familial ou amical ou accès à certaines ressources naturelles) et de préférences personnelles. Figure en bonne position parmi celles-ci l’intérêt pour une nature particulièrement esthétisée. C’est un élément peu mis en avant dans les entretiens et les présentations formelles des projets, et pourtant très présent dans les échanges informels et l’aménagement des lieux. Ainsi nous a-t-il été plusieurs fois demandé, face aux Pyrénées ariégeoises, au fleuve Saint-Laurent ou dans un jardin fleuri du bocage ornais : As-tu visité des lieux aussi beaux qu’ici ? La richesse faunique et floristique est souvent mise en valeur, par exemple à travers le fait d’avoir pu décompter tant d’espèces d’oiseaux ou de plantes sur le terrain, ou de pouvoir régulièrement observer de grands mammifères.

14Le souci de cohérence entre mode et milieu de vie s’articule bien souvent avec la critique d’une société ou de modèles politiques et économiques perçus comme déconnectés des systèmes naturels dans lesquels ils se déploient et pesant négativement sur les relations humaines :

En essayant de se mettre en commun […] on peut quand même sortir au moins en bonne partie d’un système. Un système qu’on croit toxique (MG3).

[O]n est quand même sur des valeurs… enfin sur un monde capitaliste qui nous incite à avoir des valeurs assez individualistes […] où qu’on aille, la réussite individuelle, le développement personnel, tu vois, tout est comme ça, et je pense que du coup pouvoir monter un projet qui soit à l’envers de ça c’est vraiment hyper riche (MO4).

Alors que certains voisins recherchent l’isolement dans la montagne et voudraient la laisser intouchée, il leur reproche de ne pas prendre leurs responsabilités : ils doivent bien se nourrir, et alors ils descendent dans la vallée et vont faire leurs courses au supermarché. Ce faisant, ils encouragent l’exploitation d’autres espaces, plus lointains, destinés à produire ce qu’ils consomment. Mieux vaut, me dit-il, exploiter et produire soi-même, autant que faire se peut, pour en avoir la maîtrise, la conscience et la responsabilité (Carnet de bord, Ariège).

15On trouve aussi là une dichotomie entre une critique d’entités relativement abstraites qui se déploieraient à une échelle nationale ou globale (le système, la société, l’économie…), et la valorisation de l’échelle locale à travers l’ancrage territorial, permettant une meilleure compréhension de nos actions et une meilleure attention aux entités humaines et non humaines et à leurs interactions. Cela nous conduit au second aspect de l’ancrage territorial, le plus mis en avant : l’insertion sociale. Pour certains, elle est une finalité :

[O]n ne veut pas être une sorte de commune de hippies […] qui s’autosuffit puis qui n’a besoin de rien ni personne. Pour nous c’est super pertinent de s’implanter en plein milieu du village puis de s’insérer dans un véritable écosystème local. […] Si on est venus s’installer ici et que ça a fitté [être compatible] c’est qu’il y avait de quoi nous nourrir. […] On veut prendre soin du lieu, prendre soin de la région, prendre soin du monde ici, puis… mettre nos forces ici. Personnellement, moi je trouve ça super stimulant d’être dans une place qui est prête à revivre (MG1).

16Pour d’autres, l’insertion dans la vie locale est secondaire, davantage perçue comme un moyen : elle sert à échanger ou partager des ressources et des conseils, à s’assurer une certaine sympathie ou une absence d’hostilité de la part des voisins ou des élus, à promouvoir certaines idées ou façons de faire. Quoi qu’il en soit, elle est toujours perçue comme nécessaire et importante, même quand elle est menée a minima.

Les clivages dans les représentations réciproques des membres de collectifs et des autres habitants

17Cette insertion locale se heurte systématiquement, à des degrés divers, à des clivages difficiles à surmonter entre les membres de collectifs et d’autres habitants. Bien souvent, la clef de lecture avancée par les premiers mais aussi par les élus et techniciens rejoue la représentation bien documentée dans la littérature de l’opposition entre des néo-ruraux aux modes de vie urbains qui seraient en décalage avec les réalités de la campagne, et des ruraux « autochtones » (dont des élus) qui se montreraient fermés d’esprit face à ces populations et à leurs manières de faire :

Je pense qu’on arrive avec un état d’esprit peut-être différent, d’autres façons de faire, qui ne sont soit pas comprises, soit qui génèrent de la peur, avec pas mal de stéréotypes du genre secte ou… ou « ils font de l’entre-soi » ou « ils ne veulent pas s’insérer » (MA1).

Il y a un jeune qui venait ici souvent […] il nous a fréquentés pendant un an, une bonne année. Puis à un moment donné ses parents lui ont interdit de venir nous voir. […] Donc on est tolérés, mais en même temps on sait qu’il y a une espèce de… de stigmatisation, de marginalisation dont on est… je ne sais pas, victimes, ou en tout cas on est étiquetés (MG3).

18Cette clef de lecture doit être relativisée. D’une part, ce ne sont pas nécessairement tous les néo-ruraux qui éprouvent ces difficultés d’insertion, mais davantage une catégorie particulière, qui cherche à déployer des modes de vie alternatifs qui ne sont pas toujours bien vus des autres habitants. C’est particulièrement le cas en Ariège, qui a une longue histoire d’accueil de nouvelles populations (cf. annexe 1).

19D’autre part, les clivages peuvent mobiliser d’autres représentations et diviser même les collectifs entre eux. Ainsi en France, et particulièrement en Ariège, les tensions peuvent-elles se jouer autour de l’opposition entre ceux qui porteraient une « valeur travail » et ceux en « inactivité ». Une activité professionnelle, générant une productivité sanctionnée par le modèle économique, serait alors mieux perçue que des activités productives peu ou pas insérées dans l’économie conventionnelle telles que l’autoproduction alimentaire ou le bénévolat, généralement assorties d’un soupçon de profiter abusivement de prestations sociales. Pourtant, seule une minorité de personnes non retraitées rencontrées lors de notre enquête bénéficient de telles prestations. Selon la même grille de lecture, l’autoconstruction et l’autoproduction alimentaire ne sont reconnues que lorsqu’il s’agit de bâtir une maison traditionnelle ou de s’occuper d’un potager selon des standards conventionnels. Monter une yourte ou cultiver selon les principes permaculturels sont alors vus comme la voie de la facilité. Nous n’avons pas relevé de tels discours en Gaspésie, ce qui ne signifie pas nécessairement qu’ils n’y aient pas leur équivalent.

20Un autre conflit de représentations observé sur les trois terrains mobilise des conceptions particulières de la ruralité et du rapport à l’environnement, mettant face à face des habitants attachés à l’agriculture conventionnelle, à la chasse, à un usage systématique de la voiture et à un certain confort moderne, et des membres de collectifs qualifiés d’« écologistes » et de « hippies » qui contestent le poids et le bien-fondé de ces pratiques et façons de vivre, le plus souvent sans les remettre complètement en cause.

Dans les premières années […] il y avait une certaine méfiance, […] un certain jugement aussi, surtout dans le milieu scolaire par exemple. Les enfants de parents qui vivaient [ici] se faisaient dire des choses : « Ah ! toi t’es un hippie, t’as pas d’eau courante, tu fais tes besoins dans une toilette qui flush pas [sans chasse d’eau]. » Des jugements par rapport à nos choix de vie. […] Les rencontre les plus mouvementées, je dirais, ça a été avec les chasseurs (MG5).

[L]es ragots de village, ça va très vite aussi. Moi, en accompagnant les services civiques sur la maison d’à côté, après le pont, on a à peine eu un bonjour, on s’est posés, et direct il nous a dit : « Ah non mais moi je ne suis pas vert, hein ? » Directement, il nous a spécifié qu’il n’était pas écolo et qu’il ne voulait rien avoir à faire avec [notre association] (MO1).

Il y a plusieurs points de vue. Ce serait faux de dire que, oui, tout le monde est le bienvenu. Il y a des gens qui disent qu’il vaudrait mieux que l’école soit fermée plutôt que d’avoir des enfants de hippies à l’école, et puis il y a ceux qui disent que ça fait du bien (EA1).

21Ces clivages sont toujours relatifs et contingents, et s’adossent à des catégories caricaturales qui ne rendent pas compte de la complexité des situations, comme cela a été documenté par la littérature déjà citée. Ces catégories mouvantes se combinent et s’entremêlent, pour le meilleur ou pour le pire. Ce témoignage dans la revue spécialisée Passerelle Eco l’illustre bien : « Après une petite enquête auprès de certaines personnes du village […], il semble que nous soyons étiquetés écolo bosseur, le côté bosseur excusant le côté écolo. » (Antonin, Marc, Sylvère, 2023, p. 37).

22Outre l’ancrage, les collectifs rencontrés portent tous une intention de transformation sociale, avec pour objectif de répondre à des enjeux sociaux et environnementaux identifiés comme des motivations sous-jacentes. Cela passe avant tout par l’expérimentation, avec pour objectif de démontrer que d’autres modes de vie et de production sont possibles. Par la suite, les stratégies mises en place et les publics visés varient selon un spectre assez large. D’un côté de ce spectre, on trouverait des collectifs qui misent avant tout sur l’exemplarité, en ouvrant leur lieu pour faire montre de leurs idées et pratiques, avec l’inconvénient de toucher essentiellement des convaincus dont une bonne partie de visiteurs extérieurs au territoire. À l’opposé, d’autres miseraient surtout sur l’organisation d’activités impliquant directement les habitants du territoire, notamment sous l’angle de l’éducation. Ces variations dans les intentions et les stratégies génèrent de multiples rapports au territoire. Cela est dû tant à la façon dont les membres de collectifs conçoivent leur place et leur rôle au sein de celui-ci qu’à la réaction des autres acteurs locaux à leur présence et à leurs actions. Cette dialectique est également tributaire du contexte socio-culturel et politique à différentes échelles. Dans la partie suivante, nous en ferons la démonstration en nous appuyant sur trois études de cas qui, si elles n’épuisent pas la diversité des collectifs rencontrés, donnent à voir ces éléments endogènes, exogènes et contextuels qui suscitent trois rapports au territoire différents.

Des rapports au territoire tributaires de divers facteurs : 3 études de cas

Élémentaire : un projet en progression pensé pour le territoire

  • 6 Les noms ont été modifiés.

23Élémentaire6 est une association qui se définit comme un « éco-lieu » montée en 2019 et située en plein cœur d’un village ornais de moins de 500 habitants. Les membres fondateurs sont originaires du village ou d’espaces ruraux situés dans un rayon de 50 km, tandis que les autres membres du bureau et les bénévoles les plus impliqués sont originaires des environs ou nouveaux venus issus d’espaces ruraux ou urbains (y compris Paris). La particularité d’Élémentaire par rapport aux autres lieux visités est que l’association ne comporte aucune dimension d’habitat collectif dans ses statuts. Pourtant, son siège et ses terrains sont situés sur la propriété de deux cofondateurs qui partageant leur maison avec un de leur parent et une autre personne. Une cinquième personne habite sur le terrain dans une caravane, et un autre co-fondateur a vécu deux ans dans une dépendance sur le même terrain, avant de déménager. Un dortoir a également été aménagé dans l’habitation principale pour accueillir presque tout au long de l’année bénévoles, stagiaires, services civiques ou artistes en résidence, au bénéfice de l’association. Il y a donc bien une dimension collective de l’habiter, qui se superpose aux activités d’Élémentaire bien qu’elle n’en soit que partiellement l’émanation. À cela s’ajoute une dimension de vie collective, car les espaces sont conçus comme un lieu de vie sociale pour les adhérents. Un café y ouvre régulièrement le dimanche à la belle saison et des concerts, spectacles et activités diverses y sont proposés plusieurs fois par an. Cela permet de répondre en partie à l’objectif affiché sur une des annonces de l’association : « créer un espace de vie sociale pour établir et renforcer du lien localement, promulguer des pratiques et du savoir-faire qui participent au développement durable ». Le deuxième but est de « créer et gérer une réserve de biodiversité qui facilite la sensibilisation et l’éducation à la nature ». C’est pourquoi l’association dispose d’un jardin pédagogique en permaculture, d’un verger et d’une prairie où paissent quatre chèvres et six ânes.

24Les objectifs sont clairs : il s’agit d’articuler l’idée de faire vivre le village et les communes voisines et l’éducation aux questions environnementales. Les stratégies mises en place visent à toucher un maximum de personnes de tous âges et toutes catégories sociales, dans un rayon de moins de 50 km. Pour ce faire, l’accueil sur place constitue un premier moyen (cf. annexe 2).

25Le côté éducatif est particulièrement apprécié des acteurs (para)publics. L’association a reçu de la part de la Direction des services départementaux de l’Éducation nationale de l’Orne, grâce à l’appui du PNR Normandie-Maine, un agrément « jeunesse et éducation populaire » qui lui a permis de financer un salarié à mi-temps. Un financement presque équivalent lui a été octroyé par la région Normandie dans le cadre du dispositif Initiative Développement durable Énergie Environnement. Cet axe éducatif est aussi mis en pratique à l’extérieur puisque l’un des membres donne des cours au nom d’Élémentaire dans des centres de formation professionnels et universitaires. Cela permet de toucher plus de monde que ses 300 adhérents (moyenne annuelle depuis 2020). Mais les actions portées par le collectif en-dehors de son terrain sont surtout tournées vers la vie sociale et quotidienne, toujours dans l’idée de promouvoir d’autres manières de vivre. Par exemple, Élémentaire propose des cours de théâtre pour enfants et adultes à prix bas, et essaie d’organiser des transports collectifs et des moments d’aide aux devoirs pour convaincre les parents d’y inscrire leurs enfants, s’adaptant ainsi aux contraintes spécifiques de ce territoire rural. Elle gère aussi un parc de location de vélos à la demande, pour le compte d’une commune voisine. L’essentiel de ces actions se déroule dans le cadre de la gestion d’un espace de vie sociale (EVS) que l’association se partage avec une homologue. Toutes deux ont été sélectionnées par la Caisse d’allocations familiales de l’Orne pour développer la vie collective et les liens sociaux au profit des habitants des 15 communes rurales de cet EVS, ce pour quoi chacune bénéficie d’un financement suffisant pour rémunérer un salarié à plein temps.

26Ce rapide tour d’horizon, qui n’épuise pas l’ensemble des actions d’Élémentaire, donne l’image d’une structure très active et bien implantée, participant pleinement à la vie locale. Ce constat prometteur reste mitigé cependant du fait de la jeunesse du projet comme le souligne un technicien au sujet de son impact, significatif ou non, sur le territoire :

Alors, significatif… Il y a toujours la question de l’évaluation. Oui, elle a un impact sur plusieurs plans importants, puisqu’elle arrive à fédérer autour de son projet, de certaines activités, une vraie vie associative […]. Donc pour moi elle a un impact [parce qu’elle] ne fonctionne pas en hors-sol, c’est vraiment sur son bassin de vie, sur le village dans lequel ils sont, parce qu’ils essaient au maximum d’impliquer les habitants et les citoyens, parce qu’ils vont travailler avec d’autres associations qui existent plus loin à 20, ou 30, ou 40 km, et que tout cela [leur permet] de continuer de grandir, ou de se stabiliser (TO1).

27Ce sont finalement les membres de l’association eux-mêmes qui tempèrent le plus, regrettant, non sans espoir, de ne toucher qu’une partie congrue de la population locale, et déplorant un manque de soutien de la part des élus malgré la présence de l’un d’eux dans le conseil municipal :

Alors est-ce qu’elle [a un potentiel transformateur] ? Disons que l’association, toute seule, non. Je pense que ce n’est pas possible. Je pense que c’est difficile de faire sans les élus, par exemple. [La] difficulté qu’on a [ici] c’est qu’on ne les a pas dans la poche, les élus. C’est difficile. Et tant qu’eux seront hostiles… Je trouve que c’est compliqué de transformer. On a besoin d’eux en fait (MO2).

[À] partir du moment où un projet naît dans un territoire donné, le territoire se transforme. [O]n touche des personnes, bien sûr, mais on sait aussi qu’on ne touchera pas tout le monde. Et je pense qu’en effet si on revient sur les mentalités, le fait d’être là et de faire ces choses-là, quelque part on participe à la banalisation de ce genre de projets. À habituer les personnes réticentes à intégrer petit à petit que c’est là, en fait (MO1).

28Dans ce territoire très agricole se jouerait, d’après eux, un clivage entre eux et des habitants hostiles, « conservateurs » et « pro-FNSEA », qui les qualifient d’« écolos ». Bien représentés au conseil municipal, ces habitants mettraient fréquemment des freins à leurs projets. Une anecdote souvent utilisée pour l’illustrer est l’omission par la maire de mentionner leurs actions lors des derniers vœux pour la nouvelle année, quand les autres associations y ont eu droit. Pourtant, la maire se défend de toute hostilité et dit apprécier leur action, participant même à certains événements. Son discours laisse entendre que c’est la pression d’autres membres du conseil, et plus généralement de gens du village, son électorat, qui conduit à cette situation :

Nous la mairie et Élémentaire ça se passe bien. Ça se passe même très bien. […] Mais il y a une chose qu’il faut savoir, c’est qu’Élémentaire […] ce n’est pas des marginaux, attention ! mais ce sont des gens qui ont une philosophie de vie. Et quand vous arrivez dans un bourg, enfin [eux ils sont d’ici] mais quand vous êtes dans un bourg ici, très… Comment expliquer ça ? Il y a des gens qui n’aiment pas le changement. [Je leur ai prêté la salle communale pour certaines activités.] Eh bien j’ai des conseillers [qui m’ont dit] : « Oui mais on ne va pas prêter la salle à tout le monde ! » […] Et c’est ça qui est difficile dans une commune, c’est quand on veut avancer et puis vous avez toujours ces gens qui sont à la traine parce qu’ils n’ont pas envie que ça bouge (EO1).

29En définitive, nous avons affaire ici à un projet pensé pour le territoire, avec une articulation étroite entre un objectif d’enrichir la vie collective locale, et un autre de transformer les mentalités et les pratiques des habitants. Cela correspond aux politiques menées par des acteurs publics et parapublics agissant à une échelle supérieure, tels le PNR ou la région, qui offrent leur appui. Si la filiation locale d’une partie des membres et les nombreuses activités, particulièrement à destination des enfants, permettent de toucher une diversité de catégories de population, l’association se heurte toujours à une absence de soutien et de considération voire à une certaine hostilité de la part de certains élus et habitants. Cela constitue un frein, mais l’association est encore jeune et ses membres ont bon espoir qu’avec le temps une partie de ces freins soient levés. Par son engagement Élémentaire participe pleinement, à son échelle, à dynamiser socialement un espace rural en déclin démographique. Elle participe aussi à l’attractivité locale, et au moins six bénévoles d’autres départements ont choisi de rester sur le territoire après leur implication, quand deux autres l’envisagent.

Le Levain : un projet pour ses membres qui génère des tensions

  • 7 La loi du 24 août 2021 dite « séparatisme » restreint sérieusement la pratique de l’IEF. Certains e (...)

30Monté en 2020 sous forme d’association, le Levain a pour objectif de revisiter les façons d’être entre humains et les rapports humains-nature en faisant appel aux principes de la permaculture. Le cœur du projet consiste à expérimenter pour changer la posture des adultes vis-à-vis des enfants. C’est pourquoi les enfants sont en instruction en famille (IEF) et ne vont pas à l’école7. Le projet intègre une dimension de transmission des savoirs et savoir-faire issus de ces expérimentations.

31Le collectif compte moins de 30 membres pour 12 foyers. Tous sont originaires d’autres départements, essentiellement de la moitié nord de la France, et la plupart de milieux urbains ou périurbains. Chaque foyer vit dans un habitat léger ou mobile sur le terrain de l’association, dans un rayon de 400 m autour d’un corps de ferme où se concentrent des espaces collectifs extérieurs et intérieurs. Autour, prairies et forêt couvrent plusieurs dizaines d’hectares, partiellement entretenus par deux ânes, deux brebis et cinq chevaux. Leur présence est avant tout perçue comme un moyen pour les membres de travailler leur rapport aux animaux. Le terrain est à plus de 30 minutes à pied du village, qui compte un bon millier d’habitants.

32Pour les membres du Levain, l’insertion dans la vie locale est secondaire. Le collectif, encore jeune, est davantage centré sur ses objectifs principaux et son inscription dans des réseaux alternatifs nationaux. C’est donc plutôt vers des populations exogènes, intéressées par le projet, qu’ils sont tournés. S’ils n’en considèrent pas moins l’importance de tisser des liens avec le village (cf. annexe 3), il n’y a pas de stratégie collective pour un ancrage territorial, qui se limite à une somme d’actions individuelles à la portée assez limitée comme se rendre au marché ou participer aux tournois de belote. Au contraire, le Levain tend à développer une certaine autonomie vis-à-vis du village. L’IEF figure ici en première ligne et suscite de fortes critiques de la part d’habitants et élus. L’association fait aussi partie d’un groupement d’achats lui permettant de constituer ses propres réserves de produits alimentaires secs, et a une modeste production de légumes qui complémente les achats du marché. Bien que l’intérêt principal soit de faire des économies et de contrôler la provenance des aliments consommés, cela implique qu’ils ne soient pas clients de l’épicerie locale. Cette autonomisation somme toute relative a de réels impacts en termes de représentations :

Politiquement ça ne passe pas ! Ça ne passe pas parce qu’ils veulent se faire là-haut leur propre école, leur propre petite supérette… En fait c’est un peu une autarcie, avec leur petite guinguette, etc., et les élus ils disent qu’ils ne les voient jamais, au village, les gens du Levain. Ils me disent : « Mince ! nous on n’a pas envie de se tenir un truc qui fonctionne tout seul ! » […]. C’est très mal accepté ici. Très mal accepté (TA1).

33Trop centré sur lui-même alors qu’il porte un projet très difficile à faire accepter localement avec l’IEF, le collectif ne parvient qu’à développer une relation fragile au territoire et à ses acteurs. Cela lui nuit d’autant plus que les habitats légers des membres sont installés sans autorisation en zone agricole, naturelle et forestière. Lors de notre séjour, deux membres étaient chargés de faire valoir leur projet et de défendre l’obtention auprès des acteurs concernés d’un zonage en faveur de leur régularisation, dans le cadre de la rédaction d’un nouveau plan local d’urbanisme intercommunal (PLUi). Ils ont dit s’être heurté à beaucoup de méfiance et à une tendance des différentes instances à se défausser en se renvoyant respectivement la responsabilité de trancher sur ces autorisations d’urbanisme. Cela a généré pour eux un certain sentiment d’impuissance et de frustration, bien qu’ils demeurassent lucides sur les motifs des acteurs publics et sur leurs propres faiblesses.

[La] mairie, en théorie, aurait quand même une certaine marge de pouvoir pour influencer de manière à ce qu’on ait des autorisations d’urbanisme. […] Au niveau des [employés] il y a plutôt un service, entre guillemets, qui est assez soutenant. […] Au niveau politique, le ton n’est pas tout à fait pareil. [I]ls sont contents de voir des jeunes qui ont l’air, ma foi, assez polis, sympathiques, et à la fois ce n’est pas évident de gérer la politique de la ville, [et] il y a quand même encore pas mal de craintes sur ces nouveaux projets. […] C’est assez précaire pour nous du coup (MA2, cf. annexe 4).

34En définitive, ces efforts n’ont pas payé et le nouveau PLUi acte l’irrégularité des habitats du Levain. Ces derniers ont donc l’intention de faire valoir leur dossier lors de l’enquête publique qui précèdera l’entrée en vigueur du PLUi, mais ont également décidé de s’approcher d’un groupe de pression citoyen en faveur des habitats légers en constitution. Les arguments avancés par l’intercommunalité, principalement réglementaires, semblaient dissimulaient des motivations politiques :

Il y a un truc politique, quand même. Donc en effet, l’objectif zéro artificialisation nette [(ZAN), de la loi du 22 août 2021] ça a été l’excuse, pour les élus, de dire : « Bon, on ne peut pas. » Et pour moi c’était cohérent [parce que sinon] on utilisait tous les hectares urbanisables [du village] pour le projet collectif du Levain. Mais je pense que ça les arrangeait bien, les élus. J’ai senti un truc comme ça quand même. Ça les arrangeait bien parce que derrière, les locaux, ce n’est pas qu’ils se plaignent un peu, mais… si. Si, si (TA1).

35Ces témoignages synthétisent bien les principales questions soulevées par l’installation dans un tel territoire d’un projet collectif pensé avant tout pour ses membres, porté par des personnes non originaires, et qui entend promouvoir un mode de vie relativement autonome et radicalement différent de celui déjà en place et majoritaire. L’inadéquation entre les intérêts et représentations des membres du collectif d’une part, et des élus locaux d’autre part, constitue un obstacle majeur pour le développement interne du projet tout comme pour son insertion locale. De surcroît, les contextes local (longue histoire d’une néo-ruralité alternative plus ou moins bien perçue d’un village à l’autre) et national (loi « séparatisme », objectif ZAN, etc.) sont autant de contraintes qui rendent le projet d’autant plus tributaire du soutien des pouvoirs publics locaux. Faire passer l’ancrage territorial au second plan et privilégier un rapport à l’espace réticulaire supra-local semble alors contribuer à la remise en cause du projet même ou à sa nécessaire mutation. Quant au dynamisme local, le Levain n’apporte visiblement pas de contribution plus importante que n’importe quel autre forme d’habitat conventionnel, mais soulève des questions spécifiques qui le défavorisent aux yeux des acteurs (para)publics.

L’Abri de l’Anse : un projet entre introversion et extraversion qui suscite un dynamisme en demi-teinte

36Fondé en 2007 à proximité d’un hameau gaspésien dans une commune de moins de 300 habitants, L’Abri de l’Anse est une coopérative d’habitation (CH) de moins de 20 personnes pour 10 foyers répartis dans des habitats écologiques, légers ou non, sur un peu plus de 10 ha. L’un des membres décrit le collectif comme « des gens qui sont réunis dans l’idée de vivre ensemble et de partager une vie dans un territoire, en lien avec le territoire », sans autre vision claire préétablie mais avec des aspirations à l’autonomie alimentaire, énergétique et économique et à un mode de vie qui ait plus de sens que le « métro, boulot, dodo » (MG5). Deux membres sont originaires de la Gaspésie, dont un de la commune concernée. Les autres viennent majoritairement de métropoles, villes ou banlieues québécoises. D’autres enfin sont issus de milieux urbains ou ruraux d’autres provinces canadiennes ou de pays d’Europe.

37La CH se double d’une coopérative de solidarité (CS), structure dont peuvent faire partie à la fois les consommateurs et les producteurs ainsi que des membres de soutien, qui peuvent s’impliquer dans sa gestion sans consommer ni produire. La CS de L’Abri est consacrée à la production agroalimentaire (produits vivriers et transformés) et à l’artisanat, et implique entre cinq et dix producteurs selon les années, dont un tiers ne fait pas partie de la CH. La CS est membre de la CH et possède un bâtiment sur le terrain, qui abrite son siège social et son laboratoire de transformation. La CH met aussi à disposition de la CS des terres maraîchères et lui achète des produits frais. Toutefois, l’objectif n’est pas de fonctionner en vase clos mais d’utiliser la vente comme fenêtre sur l’extérieur :

Notre [CS] vise tout d’abord à promouvoir une dynamique sociale qui participe à infléchir le développement régional vers une perspective d’économie écologique et autonomisante. La Coopérative est née d’un désir de participer à notre milieu, par une implication tant personnelle, politique, que culturelle, en proposant une structure dans laquelle chaque membre peut s’intégrer et y développer un champ d’activité et d’expertise, dans une perspective à long terme et solidaire de ses membres. La mission première […] : « Promouvoir une dynamique sociale qui, ancrée dans son territoire, développera une économie écologique et solidaire » (document descriptif de la structure).

38La CS et deux entreprises portées individuellement par des membres de L’Abri s’articulent pour promouvoir des produits conçus comme locaux, de qualité et/ou respectueux de l’environnement, mais aussi des espaces de rencontre et de discussion. Tout d’abord, entre 70 et 100 membres consommateurs réguliers de la CS, selon les années, reçoivent des paniers de légumes en saison. Habitant dans un rayon de 30 km, jeunes en majorité et pour un tiers environ composés de néo-ruraux, ils viennent récupérer leurs produits sur place. C’est l’occasion pour les membres du collectif d’échanger avec eux et de donner à voir le lieu et ses aménagements (non visibles depuis la route), jouant ainsi le jeu de l’exemplarité. Le point de distribution se situe à côté des espaces communs que sont la cuisine et le salon d’été, autoconstruits en matériaux locaux et avec toits végétalisés (cf. photo 1). Une des maisons en bois construites par le collectif est également visible. D’autres produits sont vendus au bord de la route 132, principal axe de mobilité de la région, dans un café appartenant à l’un des membres qui gère une entreprise locale de torréfaction artisanale. Le débit de boisson n’a aucun apport économique pour son entreprise et son chiffre d’affaires couvre tout juste ses dépenses, mais il ne l’a ouvert et ne le maintient que pour offrir un lieu de sociabilité, car le hameau et la commune ne comptent qu’une épicerie pour tout commerce. La CS partage aussi un local dans la ville la plus proche avec d’autres producteurs locaux. Ce dynamisme est encouragé à la fois par la MRC et par le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation, sous la forme de subventions sans lesquelles la CS ne connaîtrait pas ce succès économique. Celles-ci sont relativement faciles à obtenir, assurent les membres, dans la mesure où la MRC compte peu d’entrepreneurs, en particulier dans le secteur agricole, et où le fonctionnaire responsable leur est particulièrement favorable et les qualifie de « modèle d’innovation sociale » (TG1).

39Les membres de L’Abri déploient d’autres stratégies pour faire vivre le territoire tout en diffusant leurs idées. Ils organisent et encouragent par exemple la production d’artistes tant par la collaboration avec le centre culturel municipal qu’avec une compagnie privée. Dans un autre domaine, ils ont prêté main forte à une initiative citoyenne déployée dans toute la région pour porter localement des projets en faveur de l’autonomie alimentaire des populations (conservation des denrées, jardins communautaires, etc.). Ils soutiennent d’autres lieux de vie collectifs et participent, par l’accueil de bénévoles et par leur réputation dans le milieu alternatif (jusqu’à Montréal et Québec), à rendre le territoire attractif pour de nouvelles populations malgré la tendance soutenue d’émigration des locaux. Le contrecoup de cette attractivité de populations généralement plus aisées que les locaux est de participer à la gentrification rurale, ce dont les membres du collectif sont convaincus et qu’ils jugent malheureux.

Figure 2 : Cuisine et salon d’été de L’Abri de l’Anse

Figure 2 : Cuisine et salon d’été de L’Abri de l’Anse

40En dépit de ces succès, L’Abri de l’Anse peine à trouver du soutien auprès d’une partie de la population locale et des élus, et le tissu social relativement dense dans lequel elle s’insère semble principalement limité à des populations néo-rurales et alternatives. Selon les membres, dont l’un est au conseil municipal, les élus locaux ne se préoccupent que des taxes et de l’activité des entreprises, jamais des initiatives citoyennes. Ils déplorent également la mentalité fermée de bon nombre d’habitants et élus vis-à-vis de projets différents comme le leur. Parmi les principales sources de tension figurent, selon eux, le règne du pick up, de la propriété privée et de la chasse non raisonnée. Ils ne remettent pourtant pas fondamentalement en question ces pratiques : eux-mêmes se déplacent en voiture, certains sont propriétaires d’une entreprise ou d’un terrain ailleurs, quelques-uns chassent et pêchent. Pour certains, ce clivage entre une majeure partie des locaux et une population plus ou moins engagée pour faire évoluer les idées et pratiques conventionnelles, largement néo-rurale, est dû à une différence de culture et d’éducation qui constitue une barrière presque hermétique (cf. annexe 5).

41Cette situation, que regrettent les habitants de L’Abri, ne les met pas pour autant en difficulté, contrairement au cas du Levain. La longévité du collectif et son insertion sociale et économique lui offrent une grande stabilité, et son action si elle ne fait pas l’unanimité ne génère pas pour autant d’hostilité. Le projet est également favorisé par des contextes national et local qui lui permettent d’accéder à des financements, et par un contexte régional de relatif laisser-faire et ouverture d’esprit (malgré les dires des enquêtés), comme nous le verrons en dernière partie. En trouvant l’équilibre entre une introversion dans le but de vivre plus librement et une extraversion pour encourager le dynamisme local, L’Abri est parvenu à s’ancrer au territoire et fait désormais partie du paysage, malgré un bilan en demi-teinte lié à la faiblesse des échanges avec une partie de la population locale et un sentiment de participer à une gentrification rurale. Il est aussi devenu une référence dans le milieu de l’habitat collectif au-delà de la Gaspésie, attirant de nombreux curieux et inspirant de nouveaux projets.

42Ces trois études de cas nous ont permis de mettre en évidence l’existence de facteurs endogènes, exogènes et contextuels suscitant des rapports au territoire différents d’un projet à l’autre en nous focalisant sur ceux-ci. Dans la dernière partie, nous porterons davantage notre attention sur les deux derniers types de facteurs, en tâchant d’identifier la façon dont les pouvoirs publics locaux considèrent les projets alternatifs sur les territoires dont ils ont la charge.

Pour les pouvoirs (para)publics, les collectifs entre opportunités et menaces

Faire vivre le territoire : une préoccupation commune

43Tous les acteurs (para)publics rencontrés lors de notre enquête de terrain s’accordent sur l’importance de « faire vivre » les territoires ruraux. Élus et employés de collectivités locales y voient une priorité de leurs mandats ou missions, quand les techniciens d’autres services soulignent l’importance de ne pas desservir cet objectif via leurs missions, malgré les contraintes qu’elles peuvent imposer. Plusieurs préoccupations récurrentes ont émergé. Les premières ont trait à la rétention et l’attraction de populations, en particulier jeunes, pour favoriser la vie locale. Le logement et la mobilité, étroitement liés, sont alors les deux éléments les plus fréquemment cités : il faut pouvoir loger les populations à proximité de leurs lieux de travail ou d’études et de socialisation, à défaut de pouvoir assurer des services performants de transports en commun dans ces territoires peu denses. C’est la Gaspésie qui connaît la crise du logement la plus importante (SCHL, 2021, 2023), mais l’Orne et l’Ariège sont également concernées du fait d’une inadéquation entre offre et demande. Partout, la forte présence de résidences secondaires aggrave cette situation. L’attractivité est aussi un enjeu de dynamisme économique local pour des collectivités qui dépendent des impôts, et des économies tributaires de la consommation locale. Ce point rejoint celui des finances publiques, systématiquement jugées insuffisantes et identifiées comme « le nerf de la guerre ». Quant au sujet de l’environnement, il n’y a qu’en Gaspésie qu’il fait consensus entre élus et techniciens. Il survient d’abord comme un enjeu d’attractivité touristique et résidentielle : les paysages singuliers de mer et de montagne et la richesse de la faune sont perçus comme l’atout majeur de la région et comme participant à son identité. Il se manifeste ensuite à travers un début de prise en compte des risques naturels accentués par le changement climatique, qui mettent en péril bâtiments, voies de communication et secteur des pêches. Dans les deux territoires français, au contraire, le sujet environnemental ne semble pris en considération que par les techniciens et le député avec la protection des paysages, la conservation de la biodiversité et les risques naturels.

44Nous verrons que le positionnement des personnes interrogées quant aux lieux de vie collectifs et, plus largement, aux modes de vie alternatifs, tend à varier en fonction de leur statut. Les élus se montrent plutôt pragmatiques en cherchant à la fois à ménager leur population et à faire vivre leur collectivité. Les techniciens, s’ils peuvent se montrer méfiants, semblent plus ouverts tant que les réglementations sont respectées. Outre le statut cela peut aussi s’expliquer, en France, par le niveau de diplôme et la trajectoire personnelle : les élus rencontrés ont tout au plus un diplôme de niveau Bac+3 et sont originaires du territoire concerné, les techniciens sont tous des néo-ruraux avec Bac+5 ou Bac+8. Au Québec, les enquêtés sont tous gaspésiens d’origine et le niveau d’études est plus équilibré et variable entre les statuts. Force est de constater que les plus diplômés, qui ont dû quitter la région quelques années pour leurs études, s’y montrent plus enthousiastes quant à notre objet de recherche.

Des élus prudents sur leurs engagements

45Les élus sont tous à la recherche d’habitants, si possible avec enfants, pour dynamiser démographiquement, socialement et économiquement leur territoire. Cela constitue a priori un atout pour l’installation de collectifs, à condition que ceux-ci répondent à ces attentes. Néanmoins, nous avons aussi mentionné l’importance pour les élus de ne pas retourner contre eux leurs administrés, en particulier les ruraux de longue date. Aussi, plus les tensions sont grandes entre ces derniers et les membres de collectifs, moindre est leur soutien. En Gaspésie, cet écueil semble moins marqué et se limite dans l’esprit des élus à quelques querelles de voisinage, alors que la diversité est plutôt valorisée :

Ça permet aussi d’offrir un lieu de vie alternatif, différent. [Nous on] veut répondre aux besoins de tous […]. Je pense qu’à voir l’engouement puis à voir les gens s’établir puis passer par [cette structure] ou dans le secteur, je me dis : « Bon, […] il y a quelque chose d’intéressant qui répond à des préoccupations et des besoins [d’une partie de la population] ». […] Parfois il y a des conflits de voisinage, comme partout (EG2).

46Dans cette situation ambivalente, en particulier en France, la capacité d’un collectif à répondre ou non à des enjeux identifiés comme importants par les élus peut jouer en leur faveur ou défaveur :

Nous on a une attitude assez bienveillante par rapport à des gens qui viennent sur la commune, qui amènent je crois beaucoup de diversité, mais également une vie sociale qui était en train de s’étioler […]. C’est vrai qu’il y a des endroits où les municipalités leur font plutôt la chasse [mais] on n’est pas dans cette mouvance-là, on est très tolérants et on se dit que c’est bien qu’il y ait des gens qui viennent s’installer et qu’il y ait des renouvellements de population. Si on veut maintenir des écoles et des services, des commerces, une vie dans la vallée, il faut bien que des gens puissent venir et remplacer ceux qui sont en bout de course (EA1).

[La commune] vit par l’école. L’école c’est ce qui permet au maire de connaître les enfants, de faire du mélange entre néos et locaux […]. On a vu pas mal de communes perdre leur école, [et] souvent c’est un frein […] quand de nouvelles populations arrivent en disant : « Nous on veut monter notre école alternative. » Les élus ont des crampes, ont peur, en disant : « Mais s’il y a une école alternative on va perdre notre école » (TA1).

Enfin, l’intérêt personnel des élus se mêle à ces considérations, et peut constituer une opportunité :

Je suis le genre de personne qui aime assez les choses différentes […]. Je sais qu’ils sont un petit groupe, qu’ils réfléchissent différemment. Ils ont une petite gouvernance à l’interne, puis moi je vois ça d’un bon œil, je trouve que c’est des gens qui sont très, très impliqués dans leur communauté, qui veulent se développer à leur façon. Ils sont dans un territoire, aussi, qui est plus reculé, donc je trouve ça intéressant, je trouve ça franchement intéressant (EG2).

47D’autres arguments, à l’inverse, sont régulièrement opposés pour tempérer les reproches qui peuvent être fait aux élus de ne pas soutenir suffisamment les collectifs. Un premier consiste à souligner le manque de moyens (financiers, humains et en termes de prérogatives) dont ils disposent. Un second appuie sur le caractère minoritaire et potentiellement éphémère des lieux de vie collectifs pour justifier de ne pas y consacrer beaucoup d’attention.

[On a cette chance d’avoir des gens] qui ont envie de faire des choses, mais parfois ils me demandent des choses où je suis bloquée, je ne peux pas. Donc là on dit : « Le maire il n’est pas marrant, il ne veut pas ceci, il ne veut pas cela. » Mais nous on est tenus, on a des comptes à rendre, on est une maison de l’État (EO1).

Ces jeunes-là ont intégré différents villages le long de la Haute-Gaspésie et ont commencé à se regrouper, […] c’est une certaine forme de marginalisation, mais par contre ils sont intéressés à structurer le territoire. […] Ça marche ! Mais c’est marginal, c’est petit. Puis il y a des hauts et des bas, les gens vieillissent, les enfants changent les choses, la nécessité économique change les choses (EG3).

48Force est de constater que ce sont avant tout les élus les moins explicitement enthousiastes vis-à-vis des projets alternatifs qui mettent le plus en avant ces arguments. Pourtant, avant toute considération financière ou d’accompagnement, les premières attentes des collectifs vis-à-vis des élus sont bien souvent symboliques (e.g. soutien public ou auprès d’autres institutions). De plus, la marginalité des projets ne présage pas de la faiblesse de leur impact sur la vie locale, comme le démontrent Élémentaire et L’Abri. Un certain nombre d’élus demeurent ainsi relativement indifférents sinon hostiles aux collectifs, soit qu’ils ne partagent pas leur vision quant à l’avenir des territoires ruraux, soit qu’ils se sentent menacés politiquement, ne serait-ce que sous la pression d’un électorat défavorable (ou qu’ils imaginent comme tel).

Les employés, entre bienveillance et méfiance, attachés aux réglementations

49Le respect des réglementations est le principal obstacle identifié par les techniciens quant aux lieux de vie collectifs et écologiques. La première difficulté a trait au zonage, car bon nombre de collectifs cherchent à s’installer à l’écart des bourgs, où l’habitat est soumis à des critères stricts. Cela met en jeu la responsabilité des élus quant à la santé et la sécurité des administrés (accès pompiers, déneigement, etc.), et contrevient aux politiques nationales de densification des espaces habités, préservation des paysages et conservation de la biodiversité. La seconde difficulté concerne spécifiquement les habitats légers et mobiles et certains petits aménagement (toilettes sèches, bassins de phytoépuration) qui ne sont parfois prévus par les règlements ou permis que dans des configurations précises. Alors que les élus ont plutôt tendance à se plaindre des réglementations nationales jugées trop contraignantes, les techniciens, bien qu’ils soulignent parfois l’inadéquation entre décisions nationales et réalités locales, les voient plutôt d’un œil favorable et y sont attachés :

L’un des problèmes de ces projets d’installation, notamment les illégaux, en zone non constructible, c’est qu’il y a atteinte à la préservation des terres agricoles et naturelles, atteinte aux paysages. [Souvent les gens] pensent n’avoir aucun impact sur la biodiversité et le paysage en implantant [des habitats légers], et moi je ne trouve pas. Il y a vraiment un impact, sur le paysage et sur la faune, pas anodin. […] Il y a la loi ZAN qui est passée récemment justement pour stopper définitivement cet étalement urbain, et c’est important. C’est important qu’il n’y ait pas de l’habitat diffus partout, pour les paysages et pour la biodiversité. Et pour les ressources, agricoles, naturelles (TA3).

50Cette rigidité est moindre en Gaspésie, où les techniciens se montrent plus ouverts (Amat, 2023), bien que n’ayant pas nécessairement les moyens de faire évoluer les règlements et s’en remettant aux acteurs politiques (cf. annexe 6).

51Au-delà des éléments normatifs, les lieux de vie collectifs et écologiques suscitent souvent un intérêt du point de vue institutionnel mais aussi personnel, bien que demeure de la méfiance sur les intentions réelles de leurs membres et leur portée sociale, en particulier sur les terrains français où flotte toujours un soupçon d’entre-soi, sinon de séparatisme. Si certains enquêtés sont plus enthousiastes que d’autres, la majorité oscille entre ces deux pôles :

Ça reste quand même assez traditionnel et conservateur comme territoire [l’Orne]. Mais nous on espère que ça change, c’est pour ça qu’on discute avec [l’association de promotion des écohameaux] Hameaux Légers, qu’on parle de ces solutions-là aux élus. […] Mais je me questionne sur ces habitats collectifs ou ces Hameaux Légers, toute cette mouvance-là. Je trouve que c’est pour une partie de la population, où c’est souvent [des] néo-ruraux, des gens plutôt diplômés ou qui ont un pouvoir d’achat supérieur, et je me dis : Est-ce qu’il y a un peu de justice sociale là-dessus ? Est-ce que c’est vraiment accessible à tous types de personnes ? Je n’ai pas l’impression que ça le soit, parce qu’il y a des capitaux derrière, culturels, économiques, qui entrent en jeu, et je me dis : Est-ce que ça ne peut pas être perçu, par la population locale, qui est vraiment d’ici, comme des farfelus qui viennent habiter différemment le territoire, et qu’il y ait vraiment une opposition de modes de vie ? (TO2).

Ces projets collectifs peuvent donc attirer la sympathie des techniciens, en particulier des plus désireux d’une évolution des mentalités locales, à condition de ne pas faire fi de règlements jugés justes. Ils restent mitigés toutefois quant à leur impact sur la vie locale, y voyant à la fois un potentiel de dynamisation et de diversification, et un risque de générer inégalités et tensions entre différentes catégories de population.

Conclusion

52Les territoires ruraux de basse densité sont perçus par les porteurs de projets collectifs et écologiques comme des milieux propices à l’expérimentation de modes de vie alternatifs, en vue de leur diffusion, avec pour horizon un changement social et environnemental local et/ou national. Ils sont aussi perçus comme des territoires désirables où s’ancrer. À travers l’implication des membres dans la vie sociale locale, leur contribution à une économie présentielle et l’attractivité qu’ils suscitent, ces alternatives rurales présentent un réel potentiel pour un renouveau endogène de territoires ruraux à la démographie fragile. Leur installation alimente néanmoins des jeux d’influence entre leurs représentations et d’autres, plus conventionnelles et traditionnelles, (ré)activant des oppositions approximatives entre néo-ruraux et ruraux de longue date, ou entre « écolos » et « conservateurs », propres à la recomposition sociodémographique des territoires ruraux occidentaux depuis plusieurs décennies mais qui peuvent dissimuler d’autres facteurs de différenciation, tel le niveau de diplôme (Bossuet, 2013 ; Bryant, 2013 ; Guimond, Simard, 2011). Dès lors, le succès des projets collectifs et leur contribution au dynamisme local dépend de facteurs endogènes, exogènes et contextuels. D’abord, la raison d’être des projets et l’importance qu’ils accordent à leur insertion locale, sociale et économique, constituent des éléments déterminants, selon qu’ils font primer une logique réticulaire supra-locale ou une logique d’ancrage territorial. Cela nous mène à la question des facteurs exogènes.

53En effet, la présence de soutiens est déterminante pour les projets. Les plus évidents sont les autres réseaux et structures alternatifs locaux et supra-locaux, mais s’y limiter revient à risquer l’isolement et à susciter peu de dynamisme territorial pourtant recherché par les acteurs publics et parapublics locaux et régionaux. Si le soutien de ces derniers est difficile à obtenir, il peut jouer un rôle de légitimation et renforcer les projets ou contribuer à leur financement, voire conditionner leur succès ou leur maintien dans la légalité. Bien des acteurs rencontrés ne manquent pas de voir dans ces collectifs une opportunité pour le territoire, et s’y ajoute parfois, essentiellement chez les techniciens et chez certains élus de Gaspésie, un intérêt pour la promotion de modes de vie alternatifs et pour le changement progressif des mentalités locales. Mais l’enthousiasme demeure toujours limité face aux considérations électorales ou réglementaires et à une certaine méfiance qui pousse à la circonspection, et ce malgré le poids considérable que peut avoir l’action de certains projets au regard du nombre de personnes impliquées. L’enjeu ici est aussi celui de la rencontre de visions divergentes de la ruralité et de son avenir dans le contexte de la globalisation (Charlery de La Masselière, 2020).

54Enfin, à l’échelle territoriale, le contexte historique et culturel conditionne l’accueil réservé aux collectifs par les différents acteurs : plus ouvert en Gaspésie, variable en Ariège entre grande tolérance et hostilité, hésitant dans l’Orne du fait du caractère nouveau du phénomène. À l’échelle nationale, surtout en France, les politiques gouvernementales imposent un cadre normatif avec lequel doivent composer tous les acteurs des territoires ruraux, limitant leurs marges d’action. Ces mêmes politiques peuvent aussi jouer en la faveur des projets lorsqu’elles leur permettent d’accéder à des financements.

55Au-delà de la seule question du dynamisme local, nous pouvons donc penser à travers cette étude l’implication des collectifs dans la gouvernance territoriale des espaces de basse densité. En effet, en promouvant leur propre vision de la ruralité et des enjeux environnementaux à travers diverses méthodes plus ou moins consensuelles ou conflictuelles, ils s’efforcent d’orienter le développement territorial, suscitant l’adhésion ou la résistance des acteurs (para)publics tout en mettant à profit leur multiplicité. Ceux qui parviennent tant bien que mal à s’intégrer peuvent ainsi parvenir à trouver une place dans l’espace politique local afin d’y faire valoir leurs représentations, quand les autres sont poussés à envisager des stratégies plus conflictuelles afin de se faire la leur. Dans tous les cas, les alternatives rurales agissent à la fois en tant qu’acteurs territoriaux et représentants d’intérêts supra-locaux œuvrant en faveur d’un changement social plus large.

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Annexe

Annexe 1 : Extrait d’entretien avec TA1

Si vous connaissez l’Ariège vous connaissez un peu cette dichotomie qui est assez rapidement faite et qui des fois nuit [à] une harmonie territoriale, avec en effet les locaux, plus traditionnels, agricoles, etc., et puis des néos qui arrivent et qui sont assimilés de différentes manières par les populations locales. Je trouve qu’il y a soit une assimilation parfaite [soit des] situations où ça peut être… comment dire ? vraiment une barrière très importante. Et pour moi, cette barrière, elle se crée selon la manière de vivre.

Annexe 2 : Extrait d’entretien avec MO2

Toute l’année grâce à deux salariés [Élémentaire] accueille des groupes, adultes ou enfants [y compris handicapés] dans des activités autour du jardin, mais aussi autour de la connexion à la nature. Et, essentiellement à la belle saison, il y a de l’accueil tous publics lors d’événements plutôt festifs et culturels, dans lesquels on intègre des valeurs environnementales, mais aussi par un café associatif, dans lequel on met aussi en place des échanges de savoir-faire. […] Des ateliers autour de la nature aussi, qui sont faits pour que les adultes accompagnent leurs enfants et découvrent ensemble. Je trouve que ça c’est une idée qui est importante, que ça soit les parents ou les grands-parents qui viennent avec leurs enfants ou petits-enfants se connecter à la nature ensemble, et partager ce moment-là ensemble, et du coup avec d’autres aussi.

Annexe 3 : Extrait d’entretien avec MA1

[Parmi nos] valeurs, il y a la valeur de coopération […] d’être en lien les uns les autres, mais aussi avec la commune et le territoire […]. Je pense que ça va évoluer au niveau du temps, mais dans la phase où on en est on est très orientés entre nous, pour la construction du projet, avec [l’envie] de se faire connaître, mais plutôt au niveau national, où il y a des personnes qui viennent nous rencontrer, qui font des séjours quand on en propose, et… et après l’idée c’est de s’insérer au moins individuellement, enfin on est déjà insérés, on s’insère déjà individuellement dans la dynamique du village, dans des activités, voilà, individuelles. Après, tout ce qu’on va faire ici ça a vocation quand même à nourrir le territoire. […] Même le projet agricole, en soi, c’est être des agriculteurs parmi les autres. […] Ouais, le but c’est d’être en lien avec le territoire. On a de la difficulté à l’être mais c’est dans les intentions.

Annexe 4 : Extrait d’entretien avec MA2

Comment expliquer ce qu’on fait ? Comment faire en sorte que les personnes nous soutiennent ? Comment faire en sorte que les personnes qui sont élues ou au service du territoire soient soutenantes et ne s’arrêtent pas à un ancien modèle, enfin au modèle qu’elles connaissent, et s’ouvrent à de nouveaux modèles humains ? […] Au niveau de l’urbanisme [la] mairie, en théorie, aurait quand même une certaine marge de pouvoir pour influencer de manière à ce qu’on ait des autorisations d’urbanisme. Dans certaines communes le maire est soutenant, sur certains projets en France on le voit, et du coup les projets arrivent à être un peu plus tranquilles par rapport à cet aspect-là. Et là il n’est pas spécialement soutenant. La commune n’avait rien demandé en fait, les personnes qui étaient là au début [du projet du Levain] ont repéré ce terrain, ont eu un coup de cœur, ont décidé de l’acheter, mais ce n’est pas un projet de territoire, c’est un projet individuel, enfin d’un groupe, qui n’appartenait pas du tout au territoire, et qui du coup se pose là sans que les gens n’aient rien demandé, et même sans que les gens en aient besoin. […] Il y a eu plusieurs rencontres avec le maire, avec le conseil municipal, [avec] des représentants de la communauté de communes, et après des représentants de différents bureaux d’urbanisme comme le conseil d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement, la direction départementale des territoires, la chambre d’agriculture, tous ceux qui ont leur mot à dire dans ces commissions. […] Au niveau des [salariés] de ces structures-là, il y a plutôt un service, entre guillemets, qui est assez soutenant. […] Je n’ai pas senti d’a priori, en fait. Effectivement ils expriment le fait que « Ouh là là ! c’est très différent, ce n’est pas ce qui se fait. » Les politiques, c’est différent. Au niveau politique, le ton n’est pas tout à fait pareil. [I]ls sont contents de voir des jeunes qui ont l’air, ma foi, assez polis, sympathiques, et à la fois ce n’est pas évident de gérer la politique de la ville, et ils ne savent pas trop comment… non pas contenter tout le monde, mais faire avec toutes les façons de voir les choses. Et il y a quand même encore pas mal de craintes sur ces nouveaux projets. Il y a peut-être aussi, en Ariège en particulier, le contexte [entre les néo-ruraux et les gens originaires de la région] donc, bon, ils marchent un peu sur des œufs. Ils ont des consignes au niveau national, aussi, parce qu’en fait on conjugue pas mal de paramètres : il y a le côté habitat léger […] avec le sujet délicat des yourtes, des démontables, et tous les fantasmes de squat, d’insalubrité et autres choses qui collent à l’habitat léger. Donc ce n’est pas évident. On voit que c’est difficile pour eux, et du coup c’est timide, un pas en avant, trois en arrière. C’est assez précaire pour nous du coup.

Annexe 5 : Extrait d’entretien avec MG5

En vivant dans un milieu alternatif, il y a un genre de communauté autour de nous, [par exemple avec les habitants du lieu de vie collectif voisin] il y a des atomes crochus, dans le sens où c’est aussi un lieu de culture alternative. Donc il y a un même tissu social avec ces gens-là. Puis après en dehors de cette culture similaire et de ce tissu culturel similaire, il y a les gens de la communauté [élargie], je dirais, qui sont moins dans cette culture-là mais qui font partie du territoire aussi, avec qui on partage d’autres choses. [Par exemple] ceux qui viennent chercher les paniers à L’Abri, ceux qui sont les amis ou la famille des membres de L’Abri, qui viennent parfois nous voir. […] Puis après il y a tout un groupe de personnes auquel je n’ai pas vraiment accès, qui sont vraiment les locaux, là. J’y ai un peu accès à travers le travail, ça se passe très bien, mais je sens aussi qu’il y a une différence. On ne vient pas du même univers. De par la réalité du territoire […] mais aussi de par la réalité de classe un peu, due à l’éducation, on sent que… Moi, ce que je constate en tout cas, c’est que dans les néo-Gaspésiens qui viennent s’installer en campagne, cultiver, avoir un mode de vie un peu alternatif, il y a des gens là-dedans qui ont un certain niveau d’éducation. Par exemple, je pense que plus des trois quarts des membres de L’Abri sont des gens qui ont fait des études […]. Du coup il y a un certain clash au niveau culturel, quand ces deux mondes se rencontrent […] Donc mon lien avec les gens qui sont à l’extérieur […] globalement ça se passe bien, mais il y a des gens avec qui ça ne se passe pas du tout, en fait, parce que c’est absent.

Annexe 6 : Extrait d’entretien avec TG2

[Q]uand il arrive des cas où le règlement ne permet pas des projets, […] il ne faut pas lâcher, il y a toujours des moyens de modifier des règlements. Donc il y a un aspect aussi politique là-dedans. Quand il y a de bons projets comme ça la population devrait se présenter devant le conseil de la ville, faire valoir leur projet […]. Le but de la ville ce n’est pas d’empêcher et de suivre à la lettre le règlement, [mais] de permettre aux citoyens de faire leurs développements.

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Notes

1 Ce qui ne les empêche pas de s’inscrire dans des réseaux nationaux et internationaux et de conserver des ancrages dans d’autres espaces, notamment urbain (voir par exemple Dolci, Perrin, 2017; Koop, 2021; Mialocq, 2020).

2 Élément moins documenté par la littérature et que nous souhaitons souligner ici.

3 Les données du tableau 2 valent pour la région administrative Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine, mais notre enquête de terrain n’a pas inclus les Îles-de-la-Madeleine. La figure 1 ne concerne que la Gaspésie.

4 Pour l’Ariège, nous nous contentons du PNR où tous nos cas sont localisés, à l’exception d’un seul situé à 2 km de celui-ci.

5 La première lettre du code indique le statut de l’enquêté (M : membre d’un collectif, E : élu, T : technicien), la seconde le territoire administratif (A : Ariège, G : Gaspésie, O : Orne), et le chiffre distingue ceux ayant le même statut sur un même territoire.

6 Les noms ont été modifiés.

7 La loi du 24 août 2021 dite « séparatisme » restreint sérieusement la pratique de l’IEF. Certains enfants du Levain ont reçu des autorisations pour l’IEF, d’autres sont en procédure judiciaire suite à des refus, d’autres enfin bénéficient de flous juridiques et leurs parents se disent en « désobéissance civile ». Un seul enfant a souhaité s’inscrire à l’école et s’y rend.

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Table des illustrations

Titre Carte 1 : Répartition des lieux de vie collectifs et écologiques recensés et visités en Ariège, dans l’Orne et en Gaspésie, par regroupement de communes
URL http://journals.openedition.org/espacepolitique/docannexe/image/13525/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 269k
Titre Figure 1 : Évolution démographique des territoires étudiés de 1881 à 2021
Crédits Sources : SPLAF (données départementales avant 1968), https://splaf.free.fr/​ ; Insee, dossiers complets (données départementales après 1968), https://insee.fr ; Statistique Canada (recensements de la population depuis 1976), https://statcan.gc.ca ; D’Amours, 2009 (données Gaspésie 1901-1946). Les données de recensement en Gaspésie pour les périodes 1881-1901 et 1946-1976 nécessiteraient un travail d’archive qu’il ne nous a pas été loisible de mener.
URL http://journals.openedition.org/espacepolitique/docannexe/image/13525/img-2.png
Fichier image/png, 76k
Titre Figure 2 : Cuisine et salon d’été de L’Abri de l’Anse
URL http://journals.openedition.org/espacepolitique/docannexe/image/13525/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 543k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Florent Amat, « Les lieux de vie collectifs et écologiques, acteurs du renouveau endogène des territoires ruraux de basse densité en France et au Québec : un enjeu de gouvernance territoriale »L’Espace Politique [En ligne], 53-54 | 2024-2/3, mis en ligne le 01 mars 2025, consulté le 19 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/espacepolitique/13525 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13gha

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Auteur

Florent Amat

Doctorant en cotutelle en géographie à l’Université de Rouen et en sciences de l’environnement à l’Université du Québec à Montréal
amat_f@outlook.com

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

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