1En France, la territorialisation du risque d’inondation est matérialisée par la carte du zonage réglementaire du plan de prévention du risque d’inondation (PPRI, Pigeon 2007), à laquelle se rajoutent des cartes plus informatives comme celles de l’Atlas des zones inondables (AZI) ou des TRI (Territoires à risques importants d’inondation) issus de la mise en œuvre de la directive européenne inondation1. Ayant pour objectif de contrôler l’urbanisation en zone inondable, le PPRI, annexé au PLU et opposable aux tiers, est à l’origine de rivalités de pouvoir sur les territoires concernés (Meschinet de Richemont, Reghezza, 2010). Lors de négociations, pour tenter de convaincre les services de l’État de réduire la pression exercée par le PPRI, les opposants déploient de multiples stratégies. Ils peuvent par exemple remettre en question l’expertise officielle et proposer une contre-expertise (Ghoul, 2023), constituer des associations de riverains (Beucher, 2007) ou tenter de faire évoluer un zonage règlementaire pesant sur des enjeux stratégiques afin de les intégrer à des régimes d’exception (Reghezza-Zitt, Sanseverino-Godfrin, 2012). Objet de conflit sur des territoires, la gestion du risque d’inondation étudiée à travers les PPRI ou de la mise en place de mesures structurelles telles que les digues ont déjà été analysées par le prisme de la géopolitique (Reghezza-Zitt, 2015), (Pigeon, 2015). Le terme « géopolitique locale » qui n’a pas été utilisé par ces auteurs pourrait pourtant convenir à leurs analyses. En effet, cette géopolitique est « locale » puisqu’elle étudie le déploiement d’une politique publique, qui vise à protéger un territoire (Subra 2016). Dès lors, concomitamment à la volonté d’établir un PPRI, se crée un système d’acteurs complexe composé d’alliés et d’opposants aux représentations divergentes (Subra, 2016) qui luttent pour leurs intérêts sur un même ensemble territorial (une vallée ou une partie de vallée), composé de sous-ensembles territoriaux (municipalités, communauté de communes, etc.).
2La méthode d’analyse géopolitique telle qu’elle a été définie par Yves Lacoste (1976), offre une place prépondérante à l’analyse des représentations. Celles-ci peuvent être définies comme des perspectives de pensée qui, même lorsqu’elles sont fallacieuses ou erronées, justifient l’émission de discours ou la réalisation d’actes géopolitiques. Ces représentations sont généralement intégrées à la mise en récit d’une identité. L’un des constituants principaux de la construction identitaire est la notion de territoire (Cataruzza, Limonier, 2023) (Loyer, 2019). Les espaces ruraux, en tant que construction sociale constitutive d’un type d’identité, charrient leur lot de représentations. Celles-ci ont été étudiées par plusieurs géographes. Par exemple, Michel Blanc (1997) explique que la ruralité est rattachée à un ensemble de valeurs différentes qui ont, néanmoins, pour point commun d’ancrer cet espace dans une temporalité passée : « Tantôt, on soulignera le retard de développement et l’archaïsme du rural, tantôt on y verra le terreau propice à l’épanouissement de formes de développement alternatives ». Laurent Rieutort (2012) et Nicole Mathieu (1998) se concentrent sur la ruralité dans le cadre de sa relation avec l’espace urbain en étudiant les évolutions conjointes des représentations au cours du temps. Entre autres, il est démontré que l’intérêt pour les espaces ruraux évolue constamment au fil des décennies. Par exemple, dans les années 1980, apparaît un phénomène inédit de migration des villes vers les campagnes, provoqué par la naissance d’un regain d’intérêt pour ces espaces. Il se confirme dès 1990. L’environnement rural est alors valorisé et les espaces naturels qui lui sont associés commencent à être protégés. Enfin, certains géographes et certaines institutions créent et véhiculent aussi des représentations. Plus récemment, le terme d’hyper-ruralité a intégré le débat géographique par l’intermédiaire du rapport Bertrand (2014). Pour certains, il a été récusé pour sa « vision moderniste » (Tesson, 2016), pour d’autres il a été jugé pertinent pour la lumière faite sur la question des fractures socio-spatiales entre territoires urbains et ruraux (Depraz, 2017). Dans cet article, l’intérêt sera porté aux représentations de la ruralité, exprimées par les habitants des espaces ruraux.
3Qu’ils soient ruraux, périurbains ou urbains, toutes les formes de territoire sont différemment affectées par l’élaboration du PPRI. L’analyse de cet article porte sur l’élaboration du PPRI de la COMCOM de la vallée de la Bruche, située dans le Bas-Rhin, en Alsace. Elle a pour objectif de présenter la mobilisation des élus contre le PPRI, dans le cadre des avis rendus par les personnes publiques et organismes associés (PPOA). Pour défendre leurs intérêts, ces avis sont une tribune que les élus saisissent stratégiquement. En effet, ceux-ci s’organisent en un réseau d’acteurs solidaires marqué par la duplication dans chaque avis du même énoncé. Ces acteurs forment alors ce que nous nommons un « front discursif ». À l’intérieur de ces discours, l’identité rurale des territoires est stratégiquement mise en scène. L’espace de la COMCOM de la vallée de la Bruche y est présenté comme un territoire de la ruralité, qui tente de surmonter des difficultés conjoncturelles auxquelles l’État adjoint de nouvelles contraintes de développement. Dès lors, nous pouvons nous demander dans quelle mesure l’identité rurale de la vallée apparaît comme le socle constitutif d’un réseau d’acteurs solidaires capables de mettre en place une stratégie discursive commune contre un PPRI. Deux hypothèses peuvent être envisagées. Tout d’abord, les représentations de la ruralité telles qu’elles sont énoncées dans le discours des élus font l’objet d’une stratégie visant à présenter la COMCOM de la vallée de la Bruche comme un continuum rural uniforme. Ensuite, la présence de bastions électoraux au sein de la vallée de la Bruche facilite la création d’un réseau d’acteurs solidaires capables de s’entendre dans la mise en place d’une stratégie d’opposition commune.
Après avoir présenté le cadre géographique de la vallée de la Bruche au prisme du risque inondation, nous nous concentrerons sur la stratégie discursive bâtie par les élus de la vallée pour s’opposer au PPRI. Enfin, en se focalisant sur la personne des édiles, l’étude tentera de comprendre la formation de ce réseau d’opposants.
4L’Alsace correspond à la partie française du Fossé Rhénan, graben drainé par le Rhin (Weissrock, 1993) qui marque la frontière entre la France et l’Allemagne. C’est un territoire contrasté géographiquement : montagneux, découpé et boisé au sud (Jura) et surtout à l’ouest avec le massif des Vosges, plat, monotone et agricole dans la plaine. Entre les deux, un petit espace de transition constitué des collines est majoritairement occupé par la vigne. Les contrastes sont également marqués sur le plan climatique entre la crête vosgienne très arrosée et la plaine, vingt kilomètres plus à l’est, qui, par effet d’abri, est un des secteurs les plus secs de France, autour de Colmar (Amat, 2016). La vallée de l’Ill et ses affluent traversent la plaine d’Alsace et alimentent la plus vaste nappe phréatique d’Europe. (Vancon, 1987). Les phénomènes d’inondation sont donc très variés en Alsace : crues torrentielles parfois aggravées par la fonte brutale du manteau neigeux dans les vallées vosgiennes, crues lentes en plaine, coulées d’eaux boueuses dans les collines agricoles (vignes et grandes cultures, Van Dijk et al. 2016), ruissellement urbain et remontées de nappe phréatique, sub-affleurante dans de vastes secteurs de la plaine. Le Rhin, canalisé depuis la fin du XIXème siècle et associé à de nombreux polders, est théoriquement capable d’évacuer une crue milléniale sans débordement.
5L’Alsace est également une région très urbanisée et densément peuplée, agricole, industrielle, touristique, et située sur un axe de passage très important à l’échelle européenne. Les risques d’inondation sont donc particulièrement importants et concernent plus de 80 % des communes alsaciennes, dont les grandes agglomérations de Strasbourg et Mulhouse où plus de 150 000 personnes seraient exposées en cas de crue extrême. Néanmoins, l’examen des arrêtés de catastrophe naturelle et les enquêtes historiques montrent que les inondations y restent relativement rares, se limitant essentiellement à des phénomènes localisés quoique parfois destructeurs (coulées d’eau bouseuse). La dernière inondation d’ampleur régionale par débordement de cours d’eau date de février 1990, alors qu’au cours des deux derniers siècles, l’Alsace a connu au moins un évènement majeur par décennie (Martin et al. 2019a). Les centres-villes des grandes métropoles comme Strasbourg, Mulhouse ou Freiburg côté allemand n’ont plus été inondés depuis la fin du XIXème siècle (Himmelsbach et al. 2015). Cette situation est liée à « l’efficacité » des travaux de correction et de protection qui ont fait disparaitre les inondations lors de crues les plus fréquentes, d’intensité faible à moyenne, mais relève sans doute aussi d’un hasard météorologique. En effet, lors des inondations catastrophiques qui ont touché les régions voisines de l’Eifel (Allemagne et Belgique, Kahle et al. 2022, Mohr et al. 2022) en juillet 2021, le nord de la région alsacienne, a été épargné malgré des prévisions météorologiques susceptibles d’y générer une crue majeure. De même, les crues de novembre 2023 dans la haute vallée de la Thur (Vosges du sud), supérieures à celles de 1990, ou celles de mai 2024 dans la vallée de l’Eichel (Vosges du nord), plus graves qu’en 1982, ont rappelé que l’Alsace restait une région à risque, et cela d’autant plus que la mémoire des inondations, la culture du risque y est particulièrement déficiente, générant une vulnérabilité additionnelle, tant au niveau du public que des élus, voire des gestionnaires du risque.
6Ce manque de culture du risque s’est illustré dans la prévention des risques d’inondation et notamment dans la mise en place des procédures réglementaires tels que les Plans de Prévention des Risques d’Inondation (PPRI). Alors que le Haut-Rhin et le Bas-Rhin se situent parmi les 20 départements les plus à risque en France, la mise en place des PPRI suite à la loi Barnier de 1995 y a été plutôt chaotique : zonage incomplet, périmètre mal choisi, cartographie peu lisible, bassin-versants oubliés, retards et contentieux juridiques pour annuler les dispositifs, opposition des élus, des agriculteurs, du public, etc. Il a même fallu attendre 20 ans pour que le Bas-Rhin décide enfin de rattraper son retard en termes de PPRI, avec un programme mené tambour-battant (5 PPPRI approuvés entre 2018 et 2021, Fig.1), associé à une démarche novatrice d’information du public et des élus (Martin et al., 2019b).
Figure 1 : Années de promulgation des arrêtés d’approbation des Plan de Prévention des Risques d’Inondation (PPRI) en Alsace
L’arrêté d’approbation du PPRI de la Doller a été annulé par le tribunal administratif de Nancy en 2018, annulation confirmée par le Conseil d’Etat et 2020
7En parallèle du déploiement des PPRI, les compétences de la GEMAPI (Gestion des Milieux Aquatiques et Prévention des Inondations) sont transmises aux communes ou aux EPCI FP (établissements publics de coopération intercommunale à fiscalité propre) suite aux lois MAPTAM (2014) et NOTRe (2015). Les compétences peuvent être confiées à un syndicat mixte de rivière, plus adapté à l’échelle du bassin – versant en termes de politique de l’eau, voire à un EPTB (établissements publics territoriaux de bassin), notamment en cas de bassin-versant inter-départemental. Dans le cas du Bas-Rhin, le SDEA (Syndicat des eaux et de l’assainissement Alsace – Moselle), acteur majeur à l’échelle départementale sur le petit Cycle de l’Eau (eau potable / eau usées), a profité de la GEMAPI pour étendre ses compétences au grand Cycle de l’Eau. En tant que syndicat mixte, il pilote les actions de prévention et de protection contre les inondations sur une importante partie du département du Bas-Rhin, hormis l’Eurométropole de Strasbourg (EMS) qui exerce la compétence GEMAPI, et une partie du département de la Moselle. Dans la vallée de la Bruche, les compétences sont partagées avec le SMO Bassin Bruche-Mossig. Le SDEA est devenu en l’espace de quelques années, un acteur puissant sur la question de la gestion des inondations mais son périmètre d’intervention s’arrête à la frontière entre le Bas-Rhin et le Haut-Rhin. Dans le Haut-Rhin une multitude de syndicats de rivière exercent les compétences au travers d’une délégation à un syndicat mixte qui œuvre à l’échelle du département : Rivières de Haute-Alsace. Bien qu’ils aient en commun des bassins – versants communs et des synergies évidentes, la situation est trop conflictuelle pour que les deux syndicats travaillent ensemble, au point que les autorités de l’Etat ont fini par provisoirement renoncer à constituer un EPTB sur le bassin de l’Ill, comme le PGRI et le SDAGE l’imposent. En termes de gouvernance pour la gestion des inondations, le bassin – versant de l’Ill est coupé en deux entre le haut – bassin et la partie aval, voire en trois si l’on tient compte du territoire de l’Eurométropole de Strasbourg, traversé par l’Ill et un de ses principaux affluents vosgiens, la Bruche.
8La vallée de la Bruche, est un exemple représentatif des dynamiques rurales de la région. Par le passé, la vallée fut prospère grâce à une industrie textile florissante dans des petites villes comme Rothau et Schirmeck. Elle a brutalement subi une période de désindustrialisation dans les années 1960-1970, forçant le tissu économique à s’adapter. Ce déclin industriel impacte directement la démographie locale, entrainant une baisse significative de la population. Les statistiques de l’INSEE illustrent cette tendance pour toutes les municipalités. Rothau a vu sa population passer de 1 556 habitants en 1968 à 1 169 en 2021, soit une diminution de près de 25 %. Schirmeck, autrefois un centre industriel majeur, a également enregistré une baisse de population, passant de 2 224 habitants en 1968 à 1 865 en 2021, soit une réduction d’environ 16 %. De même, d’autres villages de la communauté de communes de la vallée de la Bruche, ont été touchés, notamment dans le haut bassin montagnard : la population de Fouday est passée de 351 à 285 habitants, et celle de Waldersbach de 244 à 197 habitants, soit une perte pour chaque municipalité d’environ 19 % de leurs habitants. La politique de revitalisation de la vallée est structurée dès les années 1980 par deux principes : le maintien de l’activité agricole et l’entretien du paysage et notamment des forêts et pâturages de montagne dans le haut-bassin (Fig.2). Une politique paysagère sylvopastorale intercommunale est alors déployée. Elle vise à entretenir les espaces forestiers en portant une attention particulière aux parcelles à l’état de friche et aux boisements dispersés. Réalisée par des associations foncières pastorales (AFP), cet entretien a permis « d’ouvrir le paysage » et de dynamiser le tourisme dans la vallée.
Figure 2 : Occupation des sols dans les communes de la vallée de la Bruche dotées d’un PPRI
9Plus complexe que l’Ill et ses trois PPRI sur deux départements différents (Fig.1), la Bruche constitue un cas d’étude particulièrement intéressant pour expérimenter un cadre de pensée propre à une géopolitique locale du risque inondation. En termes de gouvernance tout d’abord : La CC Vallée de la Bruche a transféré les compétences GEMAPI au SDEA qui en a transféré à son tour une partie au Syndicat mixte du Bassin Bruche Mossig. Cette structure a été créée en 2019 afin d’établir pour la première fois une solidarité à l’échelle du bassin versant de de la Bruche. Les membres sont l’Eurométropole de Strasbourg, la CC de la Région de Molsheim Mutzig et le SDEA qui représente la CC de la Vallée de la Bruche, la CC Mossig Vignoble, la CC Portes de Rosheim et la CC portes de Saverne. Le Syndicat exerce les compétences de préservation et de restauration des milieux aquatiques mais aussi d’aménagement de bassin versant, dont le pilotage d’un programme d’actions de prévention des inondations. À noter que la CC de la Vallée de la Bruche est le fief de Frédéric Bierry, Président actuel de la Collectivité Européenne d’Alsace (CEA) qui regroupe depuis 2021 les deux départements du Haut-Rhin et du Bas – Rhin. Ce découpage de la gouvernance pose évidemment la question des solidarités amont – aval dans un contexte où les acteurs locaux de Strasbourg reprochent aux communes du haut – bassin d’effectuer des travaux qui aggravent le risque dans la capitale alsacienne (notamment le développement de zones d’activités et de lotissements au détriment des zones d’expansion des crues), alors que les communes en amont considèrent que leur développement est sacrifié au profit de la protection de Strasbourg. Cette opposition est entretenue par la vulnérabilité du bassin de la Bruche aux inondations, c’est le second intérêt de ce cas d’étude. La Bruche est une rivière de montagne (Fig.1) et son bassin – versant d’environ 750 km² comprend des sommets à plus de 1 000 m d’altitude. Du fait de précipitations intenses parfois aggravées par la fonte des neiges, cette rivière de 80 km a connu, en amont, des crues torrentielles destructrices, responsables de dégâts importants dans les communes de cette vallée très urbanisée (à Schirmeck ou Mutzig par exemple) mais également en aval dans celles de l’Eurométropôle de Strasbourg (notamment à Holtzheim). Les quartiers ouest de Strasbourg sont particulièrement exposés comme l’atteste les dommages lors de la crue de 1990, et les repères de crue qui conservent la mémoire d’événements historiques majeurs (1882, 1910, 1919, 1947, 1983, Fig.3).
Figure 3 : Repère de crue du 24 décembre 1919 à Schirmeck – La Broque
Photo B. Martin
10La crue du 24 – 25 décembre 1919 (Fig.4), bien documentée (Giacona et al 2018), reste la plus grave des deux derniers siècles et ceci explique que le bassin de la Bruche ait fait l’objet de PPRI, sachant qu’il y a un spécifique à l’EMS (approuvé en 2018) et un autre pour le reste de communes de la Bruche (approuvé en 2019), sur le modèle de la gouvernance actuelle des risques d’inondations.
Figure 4 : Carte postale ancienne présentant l’inondation du 24 décembre 1919 dans la rue principale de Schirmeck dans le haut-bassin de la Bruche
- 2 Ces deux PPRI ont été instruits en même temps, puis scindés en fonction des comcom.
- 3 Le PPRI de l’EMS est un PPRI de territoire administratif, sans lien avec le bassin versant puisqu’i (...)
11À noter que les réunions publiques relatives au PPRI ont été très suivies dans les communes rurales du bassin – versant de la Bruche, mais pas du tout à Strasbourg où le déficit de culture du risque est particulièrement significatif. Enfin, la particularité de la vallée de la Bruche est de disposer au final de plusieurs PPRI. Ceux-ci contreviennent à la logique habituelle qui incite les services de l’Etat à développer un PPRI par vallée. De l’amont à l’aval, les différents PPRI sont : le PPRI de la COMCOM de la vallée de la Bruche, PPRI de la COMCOM de la région Molsheim-Mutzig2, PPRI de la commune de Molkirch et le PPRI de l’Eurométropole de Strasbourg3. Dans cette étude nous nous concentrerons sur le seul PPRI marqué par une opposition collective des élus : celui de COMCOM de la vallée de la Bruche.
12L’une des méthodes privilégiées d’accès aux représentations est l’analyse de discours. Cette discipline, telle que théorisée par D. Maingueneau et P. Charaudeau, a pour visée d’étudier des textes à travers leurs dispositifs d’énonciation tout en les rapportant à leurs lieux sociaux. Si elle est intuitivement au centre de la méthode d’analyse déployée par les membres de l’école française de géopolitique fondée par Yves Lacoste et Béatrice Giblin, elle a été théorisée plus précisément par les membres de la « critical geopolitics » (O’Tuathail, 2010) (Muller, 2011) (Agnew, 2002). Dans cet article, les concepts de l’école française de géopolitique (Lacoste, 1976) et les théories d’analyse de discours (Maingueneau, 2021) sont couplés pour comprendre comment la nature géopolitique de la notion de ruralité peut devenir un argument de lutte. Un discours peut être considéré comme un ensemble de phrases régi par des normes ayant pour visée d’agir sur des individus. Il est toujours pris dans un inter-discours et situé dans un contexte. L’analyse de discours n’est alors pas la discipline qui étudie un énoncé pour sa valeur linguistique. Elle s’intéresse aux énoncés dans l’objectif de les rapporter à des contextes sociaux. Les « lieux sociaux » en sont l’un des constituants. Ils sont définis par Maingueneau comme des positionnements dans un champ discursif. Le « champ discursif » est à comprendre comme cet espace où les discours entrent en concurrence les uns avec les autres. L’objectif d’une analyse de discours géopolitique est alors d’appréhender la façon dont la nature géopolitique des énoncés est influencée par le contexte qui génère le champ discursif tout en prenant en considération l’impact des émissions et des réceptions des discours sur l’évolution d’une part de ce champ puis de son contexte.
13Ce que nous nommons « énoncé géopolitique » se caractérise par la présence, dans la partie textuelle principale, de toutes les mentions explicites ou implicites au territoire ainsi qu’aux enjeux de pouvoir auxquels il est associé. La première partie de l’analyse doit permettre d’identifier ces mentions géopolitiques. Dans un second temps, l’analyse de contexte repose sur l’acte de délimitation de la conjoncture sociale et spatio-temporelle du discours. Il est alors nécessaire de se concentrer sur l’ensemble des constituants du texte et du paratexte. Ils sont considérés comme des « indices de contextualisation ». Inspiré de la définition de G. Genette (1987, p. 7), le paratexte peut être défini comme l’ensemble des énoncés, symboles, pictogrammes, images… entourant le texte principal. Le paratexte introduit aussi le dispositif d’énonciation, c’est-à-dire le mode d’expression de l’acteur. Celui-ci est bien souvent déterminé par le positionnement du discours au sein du champ discursif.
14Dans le cadre de cet article, il correspond aux avis consultatifs rendus dans le cadre de la consultation des PPOA. Enfin, une analyse de discours géopolitique doit s’intéresser particulièrement à toutes les mentions spatiales explicites ou implicites qui permettent au chercheur de replacer le discours de l’acteur dans un référentiel multi scalaire et diachronique, rendant possible l’étude du contexte et du champ discursif. Pour l’élaboration de cet article, un corpus de discours composé des avis des PPOA pour le PPRI de la COMCOM de la Bruche a été constitué. Ils sont consultés pour certains au titre de l’article R 562-7 du code de l’environnement ou par sollicitation du préfet qui leur a transmis sa demande le 20 mars 2019. Les avis rendus concernant le PPRI de la COMCOM de la Bruche sont au nombre de 24 (Tableau 1).
Tableau 1 : Liste des avis émis par les communes
PPQA
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Date
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Avis
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Commune de Fouday
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/
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Avis favorable (tacite)
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Commune de la Broque
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17/05/2019
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Avis défavorable
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Commune de Lutzelhouse
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21/05/2019
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Avis favorable
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Commune de Muhlbach-sur-Bruche
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/
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Avis favorable (tacite)
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Commune de Plaine
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07/05/2019
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Avis favorable
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Commune de Rothau
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16/05/2019
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Avis défavorable
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Commune de Russ
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/
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Avis favorable (tacite)
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Commune de Saint-Blaise-la-Roche
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/
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Avis favorable (tacite)
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Commune de Saulxures
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/
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Avis favorable (tacite)
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Commune de Schirmeck
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23/05/2019
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Avis défavorable
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Commune de Solbach
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/
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Avis favorable (tacite)
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Commune de Urmatt
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14/05/2019
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Avis défavorable
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Commune de Wisches
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13/05/2019
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Avis défavorable
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Communauté de Commune de la Vallée de la Bruche
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20/05/2019
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Avis défavorable
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Conseil Régional Grand Est
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17/05/2019
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Avis favorable
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Conseil Départemental du Bas-Rhin
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06/05/2019
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Avis défavorable
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Chambre d’agriculture
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22/05/2019
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Avis favorable avec réserves
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Office National des Forêts
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06/05/2019
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Avis favorable
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Centre Régional de la Propriété Forestière
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/
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Avis favorable (tacite)
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Syndicat mixte du SCOT Bruche-Mossig
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/
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Avis favorable (tacite)
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Syndicat mixte du SCOT du Piémont des Vosges
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/
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Avis favorable (tacite)
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Syndicat mixte du SCOT de la Région de Strasbourg
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/
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Avis favorable (tacite)
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Syndicat Mixte Bruche Hasel
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/
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Avis favorable (tacite)
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Source DDT
- 4 DDT, Plan de prévention du risque d’inondation de la Bruche – Communauté de commune de la Bruche, A (...)
15Douze sont des avis favorables tacites, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas fait l’objet de réponse, l’absence de réponse étant considérée comme favorable. Quatre sont des avis rendus favorables. Un avis a été rendu favorable avec réserve. Six avis ont été rendus défavorables. L’identité rurale étant particulièrement mise en scène dans les avis défavorables et favorables avec réserve, l’analyse se concentre sur les avis des communes de La Broque, Rothau, Schirmeck, Urmatt, Wisches, sur ceux de la Communauté de Communes de la vallée de la Bruche et du Département du Bas-Rhin, qui ont tous été rendus défavorables. Enfin, l’intérêt est aussi porté sur celui de la Chambre d’Agriculture rendu favorable avec réserves. L’ensemble a été regroupé par la Direction départementale des territoires (DDT) dans le document Annexe au registre d’observation4. Enfin, l’analyse de discours ne suffit pas. Elle est le pilier qui soutient l’édifice de cette réflexion mais les hypothèses qu’elle génère doivent être confirmées par la pratique du terrain. Cette pratique est l’instant de vérité (Claval, 2013) qui, dans le cadre d’une étude de contexte, permet de s’en imprégner et de l’assimiler avec plus de justesse. La visite de la COMCOM de la vallée de la Bruche, les nombreux entretiens informels que j’ai pu mener avec différents administrés de différentes communes et 4 entretiens obtenus avec 3 élus et un technicien de la Chambre d’Agriculture d’Alsace m’ont permis d’accéder à de nouveaux éléments de réflexion.
- 5 DDT, Plan de prévention du risque d’inondation de la Bruche – Communauté de commune de la Bruche, A (...)
16Plusieurs stratégies rhétoriques sont déployées grâce à la mobilisation de cette représentation. La première consiste en l’inscription des espaces ruraux dans une relation asymétrique avec les espaces urbains : « le projet de PPRI n’intègre aucune logique de solidarité, ni de réciprocité entre les territoires urbains et les territoires ruraux de la vallée »5. Dans cette citation, est exprimée l’idée que les espaces ruraux subissent une politique de prévention contraignante qui n’a pas son pareil dans les territoires urbains. Implicitement, elle pourrait même insinuer que les espaces ruraux pâtissent plus durement de cette politique afin d’amoindrir les désagréments de la réglementation des PPRI dans les espaces urbains. Dans le cadre de la vallée de la Bruche les espaces urbains ciblés sont ceux situés en dehors de la COMCOM de la vallée de la Bruche. Il pourrait entre autres s’agir de la petite ville de Molsheim (9351 habitants en 2021), de celle de Mutzig (6094 habitants en 2021) ou de la métropole de Strasbourg (514 651 habitants en 2021). Cette interprétation est d’abord fondée par les représentations courantes sur la ruralité. Les espaces ruraux sont fréquemment considérés par le prisme de leur relation avec les espaces urbains. Ils en seraient dépendants et serviraient même les intérêts des villes au détriment des leurs. Les géographes ont d’ailleurs une responsabilité dans la construction de cette représentation puisqu’ils ont longtemps théorisé, à tort ou à raison, la relation espace urbain – espace rural dans le cadre de la relation centre-périphérie (Dumont, 2017 ; Paul Arnould et Yves-François Le Lay, 2014). De plus, les demandes de réciprocité et de solidarité sont courantes lors des oppositions à l’instauration d’un PPRI. Il est alors classique de constater que l’opposition amont/aval se couple d’une opposition espace urbain/espace rural (Rode, 2001 ; Pancher et al., 2017). Bien que la COMCOM soit en fond de vallée, la relation amont/aval n’est absolument pas abordée par les différents acteurs. Elle est cependant un implicite nécessaire qui fonde l’argumentation géopolitique des acteurs. En effet, concernant le risque d’inondation, l’opposition entre les espaces urbains et ruraux n’est pertinente que dans le cas où elle intègrerait le cadre plus large d’une relation amont-aval. C’est uniquement dans ce cadre élargi que des espaces ruraux amont ou aval peuvent affirmer pâtir de décisions qui bénéficient aux espaces urbains.
- 6 La préservation des champs d’expansion des crues est un objectif essentiel des PPRI, au même titre (...)
17Les plans de prévention du risque d’inondation de la vallée de la Bruche ont-ils été conçus dans l’idée de favoriser les espaces urbains aux dépens des espaces ruraux ? Aucun discours ne l’atteste réellement. L’une des conséquences de la philosophie du PPRI est-elle de nature à pénaliser plus durement les espaces ruraux que les espaces urbains ? Cela est plus probable. En effet, les négociations sont déterminées par les contraintes propres à chacune des réglementations. Celles portant sur les espaces non bâtis sont les plus coercitives. En ces espaces, qu’importe la nature de l’aléa, il est formellement interdit d’y implanter de « nouveaux enjeux ». De plus, ces espaces maintiennent les capacités d’écoulement ou de stockage des crues6 et atténuent les risques à l’aval et à l’amont. Cela peut sembler invraisemblable, pourtant l’objectif des municipalités est de faire évoluer le zonage en démontrant qu’une zone non bâtie peut être considérée comme une zone urbaine. En effet, les zones urbaines sont soumises à des restrictions moins contraignantes. Par exemple, en zone urbaine, il n’y a que les espaces soumis à un risque d’aléa fort qui subissent une interdiction formelle de reconstruction en cas de sinistre. Un levier existe cependant qui permet de conserver des possibilités de développement des milieux urbains en évitant une paralysie complète de l’urbanisation : la détermination de l’espace urbain en « centre urbain ». Cette évolution repose sur des critères plus simples à présenter que le passage d’espaces non bâtis à espace urbain. Favorisé par le cadre des négociations et par le fait que les espaces urbains disposent d’une réglementation plus favorable, nous pouvons en conclure que les communes les plus sévèrement impactées ne sont pas nécessairement les communes rurales, mais les communes avec un fort potentiel d’urbanisation. Autrement dit, une commune urbaine disposant d’une importante ressource foncière non bâtie pourrait être autant impactée qu’une commune rurale. Au contraire des communes urbanisées, il est admis que les communes rurales disposent bien souvent d’une réserve foncière qui dépasse largement celle de l’espace bâti du bourg ou du village. Elles peuvent en ce sens être considérées comme les communes les plus impactées car amputées de leur potentiel d’urbanisation et par extension de leur potentiel de développement, dès lors que le PPRI classerait ces espaces comme inondables.
- 7 DDT, Plan de prévention du risque d’inondation de la Bruche – Communauté de commune de la Bruche, N (...)
- 8 Ibid.
- 9 Ibid.
- 10 DDT, Plan de prévention du risque d’inondation de la Bruche – Communauté de commune de la Bruche, A (...)
18En France, il est communément admis qu’une ville est un ensemble urbain atteignant le seuil statistique minimum de 2000 habitants. Affirmer la nature urbaine de ces entités revient à contester la représentation d’un continuum rural au sein de la COMCOM. L’existence de ce continuum rural est donc essentiellement discursive puisque pour le faire exister, les différents acteurs qui défendent les intérêts de la conurbation ont pris soin de ne pas user du terme de petite ville, mais de le remplacer par le terme « bourg ». Le bourg peut être défini comme un ensemble bâti plus petit qu’une ville, il fonctionne comme un petit centre rural grâce à la présence de commerces élémentaires et de services (Paumelle, 2022). Le flou sémantique usuel autour de la notion de bourg, particulièrement lorsque celle-ci est cantonnée au critère fixé arbitrairement d’un seuil de 2000 habitants, est ici stratégiquement entretenu. L’ensemble bâti, s’il n’est pas considéré comme une petite ville, est dès lors parfaitement intégré à l’espace de la ruralité qui émerge au sein du discours des opposants. Considérés comme des bourgs, les ensembles bâtis défendus sont envisagés comme un espace de la ruralité, qui pâtit aussi du manque de solidarité et de réciprocité des « territoires urbains ». Alors que l’utilisation du terme « centre urbain » pour qualifier le centre des bourgs pourrait marquer une incohérence au sein du discours des opposants, il n’en est rien. En effet, le terme « centre urbain » a ici une signification donnée par les acteurs opérationnels de la DDT. Elle est spécifique à la terminologie des PPRI. Cette définition rappelle que les significations sont contingentes, propres à des situations et contextes particuliers (Shapiro, 1992). « Centre urbain »7 désigne dans cette situation : « une entité particulière, qui peut donner lieu à un zonage et une réglementation spécifiques. »8 Un centre urbain correspond alors à un espace qui remplit des critères d’historicité (bien qu’ils soient relatifs), de densité d’occupation du sol, de proximité du bâti et de mixité des usages. Cette définition induit que même les ensembles bâtis au sein d’un bourg ou d’un village peuvent être considérés comme des « centres urbains ». Cette définition, permet alors de distinguer le « centre urbain » d’autres notions telles que les « bourgs centres » et les « centres-bourgs ».9 : « Un assouplissement du règlement dans les centres urbains à risque modéré paraît indispensable pour y préserver les possibilités d’un développement minimal et garantir une continuité de vie dans les territoires ruraux et les bourgs centres ».10 Comme explicité précédemment, il n’est pas contradictoire, en se référant à la définition donnée par la DDT des centres urbains, d’affirmer que les espaces ruraux disposent des leurs. Dès lors, il faut ici distinguer les bourgs, d’entités bâties plus modestes et moins denses induites par le terme de « territoires ruraux ». La ruralité est alors l’association des bourgs et des territoires ruraux. De plus, l’adjectif centre placé derrière le nom bourg fait de cet espace un lieu central de la COMCOM. Il sous-entend aussi que d’autres bourgs coexistent dans ce système territorial sans nécessairement y avoir une position centrale. Le discours des opposants reprend, ainsi, à l’échelle de la COMCOM, le schéma centre-périphérie pour cette fois expliquer qu’au sein de la ruralité, les espaces dans leur diversité sont impactés similairement par le PPRI. Enfin, le terme centre-bourg est une marque créée dans le cadre d’une campagne nationale de l’État en 2014, visant la revitalisation des territoires ruraux. Les centres-bourgs désignent alors les bourgs des communes signataires de l’opération OPAH. Elles sont au nombre de trois affectées par la mise en place du PPRI : Schirmeck, La Broque, Rothau.
Figure 5 : Les représentations des espaces bâtis de la COMCOM de la Vallée de la Bruche : un facteur déterminant de la construction de l’identité rurale
19Conformément aux définitions présentées, et tel que cela est visible sur la figure 5, les ensembles urbains de communes telles que Schirmeck et La Broque peuvent à la fois être nommés bourg centre et centre-bourg. Elles font aussi partie d’un ensemble bâti plus large : la conurbation. Rothau, pour sa part, est membre de la conurbation, mais le seuil d’habitants de la commune, qui n’avoisine pas les 2000 habitants (1491 habitants en 2021), ne lui permet pas d’être considérée comme un bourg. A fortiori, elle est tout de même engagée dans le programme centre-bourg mené par l’État. La commune de Wisches, qui dépasse le seuil des 2000 habitants (2073 au dernier recensement), connaît un rare accroissement démographique entre 2015 et 2021. On y trouve quelques commerces et activités de services en son centre, Wisches semble aussi pouvoir porter le titre de bourg mais pourrait tout comme Schirmeck et La Broque porter le terme de petite ville. Si elle rentre ici dans la catégorie bourg centre, c’est que la municipalité utilise ce terme pour se qualifier. Les autres ensembles bâtis, situés dans des communes largement en deçà du seuil démographique de 2000 habitants, ne sont que des villages et sont dès lors pleinement intégrés à ce continuum rural. Pour résumer, le contexte du champ discursif permet aux acteurs politiques d’utiliser stratégiquement des termes géographiques aux provenances diverses afin de constituer un discours géopolitique cohérent qui permet l’affirmation de l’identité rurale de la vallée de la Bruche.
20Précédemment, l’étude a démontré que les différents acteurs politiques réprouvent le PPRI. Ils allèguent que le plan est un danger pour le développement de la ruralité. Cependant, telle qu’elle est défendue par les acteurs politiques, la ruralité n’est pas considérée dans sa diversité. La cohérence du discours géographique déployé autour des termes structurants : « bourg centre », « centre bourg », « centre urbain », « territoires ruraux » ; réduit la ruralité aux différents ensembles bâtis et à leurs enjeux de développement démographique et économique. De façon analogue, l’énoncé de la municipalité de Wisches et de la COMCOM de la vallée de la Bruche intègre aux enjeux de la ruralité celui de sa zone d’activité. Cet espace et sa capacité de développement représentent une source financière conséquente pour la commune. Contrairement aux communes de la conurbation qui dénoncent l’impossibilité de réhabiliter le bâti existant, à Wisches, c’est le foncier inoccupé qui apparaît comme un enjeu de revendication. En effet, déclaré en zone d’aléa fort à très fort par le PPRI, l’espace foncier inoccupé par du bâti est rendu indisponible. Aucune entreprise ne peut alors s’y installer et celles présentes sur le site ne peuvent plus s’étendre.
- 11 DDT, Plan de prévention du risque d’inondation de la Bruche – Communauté de commune de la Bruche, A (...)
- 12 DDT, Plan de prévention du risque d’inondation de la Bruche – Communauté de commune de la Bruche, A (...)
21Pourtant, le terme « ruralité », dans toute sa complexité, rend compte d’une réalité plurielle. Les politiques focalisées sur les intérêts fonciers et le potentiel bâti n’en défendent que l’un des pans. Dans ces discours, les enjeux du monde agricole ne sont par exemple pas évoqués. La Chambre d’agriculture, par son avis favorable avec réserve11, défend les intérêts des agriculteurs. Lors de l’entretien, le chargé de suivi du PPRI, réitérait son regret qu’au vu des surfaces agricoles impactées, le plan focalisé sur les enjeux bâtis, n’intègre pas mieux les intérêts de la profession agricole. Ce regret était déjà formulé de la sorte dans l’avis rendu par le PPRI : « Nous relevons toutefois que les enjeux agricoles, bien que largement concernés au vu des surfaces agricoles impactées, ne sont pas mentionnés en tant que tels dans le projet, notamment dans la partie 2.3.2 de la note de présentation. ». La posture discursive adoptée est une nouvelle mise en scène de l’identité rurale. Elle avantage la formulation de revendications. Cette posture est affirmée par l’offensive sémantique menée par la Chambre. Considérée incohérente et incompatible avec les activités agricoles, l’une des mesures de la DDT fait l’objet d’une contre-proposition. Ainsi, pour la Chambre, il est contradictoire d’astreindre les espaces de « plein air » qui servent de lieux de stockage à des mesures d’adaptation lorsque les « constructions autres que des bâtiments » ne se voient contraintes par aucune nouvelle réglementation. De plus, si le stockage est interdit en zone rouge du PPRI, dans d’autres zones, les espaces de stockage en plein air sont conditionnés à une hauteur supérieure à la CPHE augmentée de 30 cm. Cela contreviendrait alors à la nature des activités agricoles, les espaces de plein air servant régulièrement de lieu de stockage permanent ou temporaire. Selon la Chambre, cette incohérence reposerait sur la méconnaissance du « plein air » par la DDT. Pour clarifier la réglementation, celle-ci propose alors pour définition du plein air « qui n’est pas abrité par un bâtiment ou une construction autre »12. Cette clarification est la marque de la posture de la Chambre d’agriculture. Elle se présente comme un acteur spécialiste des enjeux agricoles qui en connaît le vocabulaire et les pratiques. Elle relaie de cette façon la DDT à la position caricaturale de décideurs incompétents des villes, qui prescrivent des normes sans connaître les usages et fonctions socio-spatiales des espaces ruraux. De la sorte, elle assoit sa légitimité pour ensuite énoncer ses revendications : « Nous demandons que la définition du plein air soit précisée : “qui n’est pas abrité dans un bâtiment ou une construction autre”. En outre, les activités agricoles nécessitent parfois un stockage temporaire ou permanent de matériel ou produits agricoles (fourrage par exemple) directement au champ donc en plein air […] Nous suggérons que soit introduite une précision sur les éléments visés par cette disposition et/ou exception à cette règle en ce qui concerne les matériels et produits agricoles stockés au champ (sauf substance et produit dangereux). » Assortie de négociations, cette revendication sera prise en compte par la DDT qui accepte finalement que le stockage en plein air soit autorisé lorsqu’il est temporaire. Enfin, selon le chargé de suivi du PPRI, c’est le bon déroulé des négociations avec la DDT du Bas-Rhin, ainsi que les bonnes relations entre les deux institutions, qui ont favorisé l’émission d’un avis favorable avec réserve. À titre de comparaison, dans le cadre du PPRI de la vallée de la Doller, située dans le Haut-Rhin et approuvé en 2014, la Chambre d’Agriculture avait rendu un avis défavorable. Elle l’avait justifié en expliquant que les propositions des agriculteurs ainsi que celles de la Chambre d’Agriculture n’avaient pas été prises en considération par les services de la DDT du Haut-Rhin. Dans cette partie, l’analyse s’est focalisée sur les rivalités qui traversent le champ sémantique propre à l’élaboration du PPRI de la Bruche. Elles sont de plusieurs ordres. Il y a d’abord la volonté de convaincre en élaborant une argumentation géopolitique bâti autour de l’opposition entre les espaces urbains et ruraux, puis d’employer des termes en adaptant leur définition à un contexte particulier. Enfin, la tentative d’imposer le sens de certains signifiants pour légitimer son discours est aussi réalisée par la Chambre d’Agriculture. Dans la prochaine partie, l’analyse se concentre sur l’émission partagée des différents acteurs de ce discours. Comment ces acteurs se sont-ils structurés en un réseau d’opposants ? Appliqué à chaque entité administrative, ce discours est-il alors toujours cohérent ?
- 13 DDT, Plan de prévention du risque d’inondation de la Bruche – Communauté de commune de la Bruche, A (...)
- 14 Ibid.
- 15 DDT, Plan de prévention du risque d’inondation de la Bruche – Communauté de commune de la Bruche, A (...)
22Alors que l’avis des PPOA n’a pas vocation à être rendu public et à être consulté par les autres acteurs avant publication officielle, ceux-ci sont caractérisés par la répétition ou la reformulation d’un même énoncé. La similarité de ces discours est la marque d’une opposition organisée en réseau. Elle nécessite, préalablement à l’émission des différents discours, une concertation et une coordination de la part des acteurs en désaccord avec les modalités du PPRI présenté. Les dissemblances entre les discours du Département du Bas-Rhin, de la COMCOM de la vallée de la Bruche et des communes de La Broque, Schirmeck, Rothau, Wisches et Urmatt sont résiduelles, presque inexistantes. Ces différences sont de l’ordre de quelques ajouts ou de la simple reformulation. À l’exception du Département, tous les acteurs rappellent dans un premier temps le cadre légal dans lequel s’inscrit l’avis rendu. Une phrase de ce type amorce donc l’ensemble des énoncés : « La commune de Rothau a été saisie par la préfecture du Bas-Rhin pour donner son avis sur le plan de prévention du risque d’inondation (PPRI) de la Bruche pour la partie de territoire la concernant. »13 Ensuite, tous les acteurs précisent dans leur discours la particularité de l’élaboration de PPRI à l’échelle de la vallée de la Bruche : « La consultation s’organise de manière individualisée sur chacun des territoires de la Communauté de communes de la vallée de la Bruche, la Communauté de communes de la région de Molsheim-Mutzig, la commune de Mollkirch, l’Eurométropole strasbourgeoise pour les communes d’Achenheim, Hangenbieten et de Kolbsheim. »14. Puis, l’objet du PPRI est rappelé, peu ou prou, similaire à celui que l’on peut lire dans le texte de la commune de Schirmeck : « Le PPRI a pour objet de prévenir le risque d’inondation et les conséquences dommageables des crues pour les populations et les biens impactés, notamment par la maîtrise dans les zones à enjeux. ».15 Enfin, l’argumentation géopolitique, tel qu’il a été étudié ci-dessus, se déploie dans une dernière partie pour justifier l’émission de l’avis défavorable.
- 16 Entretien avec Pierre Grandadam, réalisé le 21 juin 2024 à Schirmeck.
- 17 Ibid.
23Pour retracer la genèse du réseau, il pourrait paraître opportun de s’appuyer sur les indices de contextualisation que sont les dates. Plusieurs de ces éléments, présents dans le texte et le paratexte, laissent à penser que le Département du Bas-Rhin a joué un rôle majeur dans la constitution de ce réseau. En effet, ses différentes commissions ont rédigé un premier discours pour la Commission permanente afin de lui exposer les enjeux du PPRI. La première partie expose le contexte global, rappelle l’objet des PPRI, présente leurs portées, les impacts et les enjeux pour la collectivité du Bas-Rhin ainsi que pour les communes. Une seconde partie est la proposition de délibération adressée à la Commission permanente. Ce discours, rédigé en date du 26/04/2019, est le plus ancien du réseau. Il fait suite aux différents débats ayant eu lieu entre les différentes commissions les 11 et 15 avril 2019. Après examen des dates d’émissions, tout porterait à croire qu’un discours originel formulé par le Département a ensuite été repris par les communes et les COMCOM. En effet, les communes ont émis leurs avis bien après celui du Département. Wisches a émis son avis le 13 mai 2019, Urmatt le 14 mai 2019, Rothau le 16 mai 2019, La Broque le 17 mai 2019 et Schirmeck le 24 mai 2019. Cependant, les entretiens avec les élus, ont permis de comprendre que la stratégie du front discursif était une initiative des élus de la vallée à laquelle s’était associé le Département. Les différents élus ont d’ailleurs mis un point d’honneur à souligner que l’origine de l’opposition provenait des élus de la vallée. « On est allé voir le département en lui disant : c’est un enjeu majeur pour nous au niveau de Schirmeck et vous ne pouvez pas nous laisser tomber comme ça. (…) Et donc le Département naturellement a accepté de tenir compte de nos arguments. »16 Il ajoute plus tard lors de l’échange : « Non, non, on ne peut pas dire que ce soit le Département qui ait allumé la mèche. »17
24Les dates d’émission des discours sont alors tributaires des dates de réunion des conseils municipaux. En effet, tant que le PPRI n’a pas été discuté au sein de cette instance, le discours des municipalités, bien qu’il ait déjà été pensé par les édiles, n’est alors pas officiellement émis. Le discours avait donc été préparé par les différents élus avant l’émission du Département, c’est-à-dire avant le 26/04/2019. Il forme la colonne vertébrale des avis rendus par les municipalités et la Communauté de communes de la vallée de la Bruche. Néanmoins, il est intéressant de noter que tous les discours ne sont pas identiques. Le Département, par exemple, ne prend position explicitement que pour les communes de Rothau, Schirmeck et La Broque. La COMCOM, elle, soutient les intérêts des communes de Wisches, Rothau, Schirmeck et La Broque, mais n’évoque pas ceux de la commune d’Urmatt. Enfin, même si les communes s’affichent comme un front d’opposition solidaire en dupliquant la même structure discursive et les mêmes arguments, celles-ci ne prennent position que pour défendre leurs propres intérêts. Les communes de Schirmeck, Rothau et La Broque ont un énoncé analogue et se mentionnent mutuellement. Ces dernières se perçoivent comme un même « ensemble territorial » en se présentant comme « une conurbation ». Défendre les intérêts de la commune voisine revient alors à défendre son propre développement économique, démographique et urbain. Pour la défense des communes plus éloignées d’Urmatt et Wisches, elles n’ont pas la moindre formule de soutien. De façon similaire, dans l’avis qu’elles ont rendu, Wisches et Urmatt n’évoquent aucune autre municipalité. L’absence d’évocation de leurs homologues est déterminée par la nature de l’avis que doivent rendre les communes. La lettre adressée par le préfet invite les communes à émettre un avis sur le PPRI de la COMCOM de la vallée de la Bruche en application de l’article R. 562-7 du code de l’environnement. Selon cet article, les communes sont tenues de donner un avis « pour l’élaboration des documents d’urbanisme dont le territoire est couvert, en tout ou partie, par le plan ». Alors que le PPRI est un discours s’appliquant à une échelle supra communale, l’avis des municipalités de la vallée de la Bruche ne concerne lui qu’une partie de ce discours, celui propre à chacune des communes. Ce fonctionnement questionne. En effet, alors que le PPRI s’étend à l’échelle d’une vallée ou d’un bassin versant et qu’il est élaboré en prenant en considération la relation amont-aval entre les différents enjeux, les communes n’émettent un avis qui ne porte qu’à l’échelle de leurs compétences. Dès lors, elles ne prennent pas en considération les décisions du plan prises en amont ou en aval qui pourraient les impacter.
- 18 DDT, Plan de prévention du risque d’inondation de la Bruche – Communauté de commune de la Bruche, A (...)
25Il est alors pertinent de s’apercevoir que chaque entité administrative calque à son échelle l’énoncé du discours. Appliqué à chacune d’elles, ce réemploi multi-scalaire perd cependant, en fonction de l’échelle territoriale, sa cohérence géopolitique et rhétorique. Alors que toutes les municipalités justifient leur avis en explicitant qu’elles se prononcent pour « la partie de territoire les concernant », il semblerait que ce cadre soit outrepassé. En effet, si les municipalités apparaissent toutes similairement comme des communes rurales qui pâtissent de « l’absence de solidarité et de réciprocité entre les territoires ruraux et urbains de la vallée », la prochaine citation illustre ces incohérences : « Sur ce territoire en particulier, un assouplissement du règlement dans les centres urbains à risque modéré paraît indispensable pour y préserver les possibilités d’un développement minimal et garantir une continuité de vie dans les territoires ruraux et les bourgs centres impactés, sans pour autant conduire à générer des risques supplémentaires localement ou plus en aval. »18. En effet, comme analysé ci-dessus, si la définition de termes inventés par les acteurs opérationnels tels que « centre urbain » permet aux communes de Rothau, Wisches, Schirmeck et La Broque d’en avoir plusieurs, la signification de la formule « bourgs centres » ne permet pas à ces termes appliqués à chaque commune de porter rigoureusement la marque du pluriel. En effet, seul les communes s’identifiant au territoire de la conurbation, la communauté de commune de la vallée de la Bruche, ou le Département sont des territoires avec plusieurs « bourgs centres ». Prises individuellement, les communes ne disposent que d’un bourg centre. Enfin, s’il semble que la commune de Wisches s’attribue le terme de bourg centre en le réemployant dans son avis, l’appellation ne fait pas l’unanimité. Ainsi, lors d’entretiens avec le président de la COMCOM et le maire de la commune de Schirmeck, ceux-ci avaient spécifiés que le signifiant bourg-centre ne pouvait être attribuer qu’aux communes de Schirmeck et La Broque, c’est-à-dire les communes historiquement dynamiques de la vallée.
26Ici, est donc illustrée la limite de la stratégie multi-scalaire d’un discours partagé. Appliqué à certaines communes, et parce qu’elles ont pris le parti d’émettre un avis portant à l’échelle de la localité, le calque du discours ne rend pas toujours rigoureusement compte des situations géographiques propres à chacune d’elles.
27Bien qu’il soit officiellement formulé par les municipalités, ce sont les édiles qui se mobilisent contre l’élaboration du plan de prévention. Composante du paratexte (Genette, 1987), les signatures des différents élus qui ponctuent l’ensemble des avis sont un nouvel indice de contextualisation. Elles permettent de questionner les relations politiques entre les différents édiles de la vallée. La vallée de la Bruche ne déroge pas à la constante politique alsacienne. Le corps électoral des espaces ruraux lors des élections municipales vote principalement à droite (Kleinschmager, 2020). Dans la vallée, les maires sont tous affiliés au parti Les Républicains ou se présentent sous l’étiquette Divers droite. L’homogénéité des visions politiques des différents élus à l’échelle de la vallée est un premier point de convergence qui facilite la coopération entre les collectivités. Certaines communes sont de véritables bastions électoraux (Subra, 2016). À Plaine, Pierre Grandadam fut maire de mars 2001 à mai 2020. À Rothau, Marc Scheer est maire depuis 2001. À La Broque, Jean-Bernard Pannekoecke est aussi maire depuis 2001. Les élus au sein de la vallée de la Bruche apparaissent alors comme des partenaires de longue date qui se connaissent et ont l’habitude de travailler ensemble. De plus, certains édiles comme Alain Ferry ou Frédéric Bierry ont une influence qui dépasse celle de la vallée. Le premier est maire de sa commune depuis 1989. Il a depuis cette date cumulé trois mandats. De 1992 à 2004, il est élu au Conseil général du Bas-Rhin et de 1993 à 2011, il est député de l’Assemblée nationale. Il est membre de l’UMP puis des Républicains. Le second est maire de Schirmeck de 2004 à 2015 avant de devenir Président du Département du Bas-Rhin en 2015. Il est lui aussi membre de l’UMP et des Républicains et a pu suivre, depuis 2011, date à laquelle le PPRI est prescrit, la procédure. La proximité politique, les influences régionales et nationales des élus et l’affection d’un président de département pour son ancienne commune semblent être des facteurs de la constitution de ce lien entre acteurs politiques.
Figure 6 : Schéma d’acteurs de la composition du front discursif
- 19 Entretien avec Pierre Grandadam,, ancien maire de plaine et ancien président de la COMCOM de la val (...)
- 20 Entretien téléphonique avec Alain Grisé, maire d’Urmatt, le 14 juin 2021.
28Les seules raisons individuelles, preuves manifestes au travers des indices de contextualisation, ne permettent cependant pas d’expliquer toute la nature de ce lien. En effet, Pierre Grandadam, maire de Plaine et président de la COMCOM de la vallée de la Bruche, expliquait lors de notre entretien que, plus que les bonnes relations entre édiles, c’est le sentiment d’appartenance à « la communauté des gens de la vallée » qui est le véritable moteur de la solidarité entre les municipalités. Cette capacité à « se serrer les coudes » relèverait même, pour le président, du « réflexe identitaire » face aux velléités de l’administration. Les bonnes relations entre édiles, pour beaucoup « enfants de la vallée »19, seraient conditionnées par cette forte identité. De plus, dans l’énoncé de son avis, le Département se contente de prendre position en faveur des communes de Schirmeck, La Broque et Rothau. Ces dernières partagent avec la collectivité territoriale un lien plus étroit, puisqu’elles sont toutes engagées dans le projet OPAH, qui a pour objectif de dynamiser les centres des petites villes ou des bourgs. Dans le cadre de cette convention signée en 2016, le Département s’est engagé à mettre à la disposition des communes et de la COMCOM son savoir-faire et ses équipes pour monter les projets puis les réaliser. De fait, le zonage soumis à l’avis des PPOA en 2019 entrave l’entreprise de développement envisagée, forçant sans doute les parties prenantes à reconsidérer le travail effectué jusqu’à cette date. L’opposition du Département à la proposition de zonage a pour but de conformer la réglementation du PPRI avec les perspectives de développement afin de réduire de probables délais et coûts supplémentaires. Enfin, les communes de Urmatt et Wisches, qui n’ont pas de liens particuliers avec le Département, ne sont pas nommées dans son plaidoyer. La commune d’Urmatt n’ajoute pas de revendications à la dialectique partagée par les opposants, elle la retranscrit en ne mentionnant simplement pas les communes de la conurbation. Dans un entretien réalisé avec le maire, celui-ci m’expliquait que l’avis défavorable était une « opposition de principe »20, traduisant une véritable inquiétude et un désaccord profond avec la nature de la procédure de mise en place du PPRI. La municipalité n’est, comme il le concède, pas tant impactée par le plan, et c’est sans doute pour cette raison qu’aucun enjeu n’est formellement identifié dans l’avis. À l’inverse, la contestation de Wisches n’est pas qu’une opposition de principe. La municipalité tente de préserver les intérêts fonciers de sa zone d’activité. Elle se trouve alors dans la nécessité d’ajouter à la dialectique partagée une démonstration géopolitique. Cette démonstration, sans doute élaborée en concertation avec la Communauté de Communes de la vallée de la Bruche, est du reste intégrée dans le discours de la COMCOM. Cette dernière est la seule entité à avoir un discours synoptique qui embrasse l’ensemble des intérêts ciblés des communes concernées par l’élaboration du PPRI.
29L’élaboration des PPRI de la vallée de la Bruche a été l’objet de tensions relatives. Celles-ci se sont manifestées à plusieurs reprises et sous des formes différentes, mais toujours conformément au cadre consultatif prévu par ce type de plan. Ce cadre impose le dispositif d’énonciation. Il règlemente et limite alors la protestation des acteurs qui y sont opposés. L’expression d’un avis par les municipalités correspond à l’une des phases consultatives obligatoires de l’élaboration du plan. Concernant les communes de la COMCOM de la vallée de la Bruche, ce sont surtout les maires qui se sont organisés en « front discursif » pour contester un zonage règlementaire qu’ils jugeaient funeste pour le développement de leur commune. La constitution de ce front est permise grâce à la solidité d’un lien identitaire puissant qui unit des élus de longue date. C’est par leur intermédiaire que les municipalités et le Département ont pu créer ce front. Lorsque l’on compare le déploiement du PPRI de la COMCOM de la vallée de la Bruche avec celui des autres PPRI du Bas-Rhin approuvés entre 2019 et 2021, il est intéressant de noter que la réalisation d’un tel front n’a pas d’équivalent. En effet, l’avis rendu par le Département pour la réalisation du PPRI de l’Ill est similaire à celui rendu pour les PPRI de la vallée de la Bruche. Cependant, il n’est repris par aucun autre opposant. Chacun y développe alors un argumentaire propre aux intérêts de sa municipalité. Pour d’autres PPRI, comme celui du Giessen, le Département n’a rendu qu’un avis favorable tacite. Autrement dit, il n’a pas pris la peine de répondre à la consultation. L’étude a démontré que les différents acteurs sont capables de construire un argumentaire géographique qui, par sa dimension stratégique, devient un plaidoyer géopolitique. Énoncé par certains acteurs, celui-ci est d’une grande justesse. Exprimé par d’autres, il perd de sa cohérence. C’est l’une des limites de cette stratégie de protestation. Si le discours porté par les élus fait apparaître la COMCOM de la vallée de la Bruche comme un continuum rural uniforme, il est important de noter que la ruralité évoquée est conditionnée à celle des enjeux fonciers et des espaces bâtis. Les enjeux de la contestation sont alors étendus grâce à la diversité des acteurs. La Chambre d’agriculture prend alors position en faveur des intérêts des agriculteurs. L’opposition est aussi discursive, mais l’objet de la lutte est alors d’ordre sémantique. L’objectif est alors d’imposer à l’adversaire l’emploi de ses propres termes. Il est important de rajouter qu’une étude des discours géopolitiques ne peut se cantonner qu’à l’étude de la matière discursive. La forme de celle-ci est déterminée par le contexte. C’est alors la pratique du terrain qui permet d’en avoir une connaissance claire et fructueuse.