• 1 Définie par le Décret-loi 152/2006 et ses adaptations, la première, qui s’applique à l’aéroport, vi (...)

3L’exemple italien offre pour cela un riche champ d’observation. La question des conflits d’aménagement y a été ces dernières années sur la place publique avec plus de 300 projets contestés à la fin de la dernière décennie. Par ailleurs, l’Italie présente un modèle institutionnel intermédiaire entre le modèle fédéral à l’allemande et des modèles plus centralisés. L’image de l’action publique y est au mieux ambiguë et souvent mauvaise, même si la récente crise sanitaire l’a améliorée. On se demandera en quoi les rapports complexes entre échelles locale, régionale, nationale qui le caractérisent donneraient-ils à la question des conflits d’aménagement une coloration particulière. L’ambition de l’article n’est donc pas d’aborder dans le détail le cadre réglementaire auquel obéit la gestion des grands projets et notamment les procédures d’évaluation d’impact environnemental ou VIA (Valutazione Impatto Ambientale) et d’évaluation environnementale stratégique ou VAS (Valutazione Ambientale Strategica)1. Elle est à la fois plus modeste et plus générale : il s’agit de voir en quoi les relations entre niveaux institutionnels, combinées aux mobilisations habitantes joueraient un rôle sinon déclencheur tout au moins amplificateur dans un conflit d’aménagement.

• 2 Modulo Sperimentale Elettromeccanico.

Dans la péninsule comme en France (Cadène, 1982), l’insertion dans le territoire des grandes infrastructures attire précocement l’attention du fait de sa dimension pluriscalaire (Belli & al, 2008 ; Dematteis, Governa, 2001). Le cas le plus connu est le projet du tunnel du TGV Lyon-Turin (Della Porta, Piazza, 2008 ; Dansero, Scarpocchi, 2008 ; Sutton, 2016) qui fait à certains égards écho aux travaux français sur le TGV Sud-Est (Lolive, 1997). Défini à l’échelle européenne, ce projet né à la fin des années 80 génère de vives oppositions de la part des comités du Val de Suze. Le MOSE2 de Venise ou le projet de pont sur le détroit de Messine (Fontan, Sacco, 2011) ont suscité eux aussi des inquiétudes. Les aéroports, qui ont joué un rôle majeur pour la recherche de compromis territoriaux au Royaume-Uni dès la fin des années 60 (Bartolomeo, 2009 ; Hayden, 2014) et en France (Avry, id. ; Faburel, 2010 ; Subra, 2008), restent en comparaison moins documentés en Italie. Pourtant, outre Fiumicino, les projets de Bologne, Florence, Salerne sont répertoriés comme conflictuels et Milan Malpensa a connu des controverses. Ce relatif manque d’intérêt est peut-être le signe d’une difficulté des acteurs locaux à « réussir à porter le problème à l’attention nationale » comme le relève Laura Centemeri (2013) à propos de Malpensa.

• 3 Ce site recense depuis 2004 les conflits faisant l’objet d’une couverture médiatique. Il revendique (...)

9L’interprétation de la dimension territoriale des conflits reste difficile car l’on manque de données unifiées. À l’échelle nationale, les données du NIMBY Forum3 privilégient ainsi les projets énergétiques et portant sur les déchets. Selon elles, les contestations, après avoir connu une forte croissance (190 en 2004, 359 en 2016), marqueraient le pas (317 en 2017, dont 80 nouvelles), avec un primat au Nord et en particulier à la Lombardie (un dixième des contestations) mais le Latium n’est pas loin avec une trentaine de projets répertoriés soit 9 % du total. Sur une base différente, intégrant davantage les infrastructures, le nombre de controverses territoriales aurait doublé en Vénétie dans les années qui suivent la crise de 2008 (Fregolent, ibid.).

• 4 Elle est souvent corollaire de celle de degrado, qui y ajoute des questions d’insécurité réelle ou (...)
• 5 Alessandro Beulcke, dirigeant du NIMBY Forum, ANSA Roma, 4 /12/2018.

11La toile de fond des conflits d’aménagement participe aussi d’une inquiétude diffuse sur la perte de l’idée même de « chose publique » (Erbani, 2013), problématique très présente ces dernières années dans le contexte romain, plus large que la question des projets d’aménagement – elle englobe les insuffisances de services publics quotidiens (transports etc.)4. Dans ce contexte, la montée des mobilisations territoriales est parfois lue comme un corollaire de la défiance des populations envers la classe politique, alimentée par divers scandales (Bartolomeo, id.), notamment à Rome le scandale mafia capitale de 2014. D’autres voient dans l’essor des conflits plutôt la conséquence « d’une politique souvent irresponsable, qui préfère jouer avec le consensus plutôt que gouverner le territoire 5». Que les mobilisations locales soient causes ou conséquences, elles renvoient à l’idée d’une crise du pouvoir et de la représentation, qui s’est renforcée lors de l’arrivée du parti contestataire 5 stelle au pouvoir en 2017 à Rome puis au niveau national, qu’on ne va retrouver toutefois que jusqu’à un certain point dans l’exemple de Fiumicino. Par ailleurs, les mobilisations peuvent être, à l’inverse, envisagées comme une façon de recréer « une sociabilité dans un contexte où elle a été largement perdue » (Pellizoni, 2014), dans une société marquée par l’individualisme exacerbé de deux décennies de berlusconisme. Les mues socio-politiques rapides de l’Italie en feraient alors un observatoire d’une contradiction plus générale de nos sociétés, entre d’un côté l’affirmation de l’individualisme, inhérente à la crise des formes traditionnelles d’agrégation sociale (les partis politiques, syndicats etc. ont joué un rôle structurant jusqu’aux années 80), et de l’autre la nécessité, qui reste ressentie par beaucoup, de s’inscrire d’une façon ou d’une autre dans un collectif qui se reconstruirait entre autres par le local.

• 6 « Le comité se propose de créer un lien entre l’association et les tiers, qui veulent soutenir l’ob (...)
• 7 Si dans le cas de Milan, Laura Centemeri (id.) relève l’« initiative d’un groupe de trentenaires or (...)
• 8 La dimension participative est plus ou moins présente selon les Régions. Certaines se sont inspirée (...)

12Dans une autre acception, la dimension territoriale renvoie classiquement au système d’acteurs institutionnel, aux collectivités territoriales et à l’État. À cet égard, les travaux sur les conflits ont bien sûr pour effet d’élargir ce jeu, en donnant une place aux associations, comités d’habitants etc. qui se créent autour de tel ou tel projet contesté. L’intérêt pour les mobilisations n’exclut pas la prise en compte de l’action publique au sens conventionnel du terme, mais celle-ci joue désormais dans un ensemble où « les autorités se voient contester le monopole du bien commun et de la définition de l’intérêt général » (Dansero, Maccaglia, 2012). Les comités d’habitants relèvent de « réseaux d’interaction informels basés sur des croyances communes qui se mobilisent sur des thématiques conflictuelles » (Della Porta, 2004). Ils n’en ont pas moins souvent un pied dans l’action formelle, afin d’interagir avec les autres acteurs : ils sont dans le droit italien une forme d’association poursuivant un intérêt public limité contre ou en faveur d’un projet6. Nombre d’entre eux se déploient sur différents statuts : par exemple, dans notre cas d’étude, le comité SAIFO, impliqué dans la valorisation du riche patrimoine de Fiumicino et d’Ostie, est à la fois coopérative et comité. Fuori Pista est représenté dans la VIA (Tab 2) en tant qu’association, comité, et à travers certains de ses membres. Il mobilise de façon classique (Vitale, 2007) des citoyens ordinaires – le fait d’habiter le territoire est la base de la légitimité revendiquée – et des compétences techniques et militantes. Dans son noyau dur, qui compte une quinzaine de personnes, on relève un commandant de l’aéronautique, des professionnels de l’environnement, des employés, enseignants, etc. et de nombreux retraités, dont certains ont déjà eu une expérience militante7. Par ailleurs, ces comités locaux sont en réseau avec des organisations nationales et régionales. Ces mobilisations habitantes sont-elles d’abord un problème ou une solution pour l’action publique ? Sans analyser ici la participation institutionnelle, aspect notable mais controversé des conflits d’aménagement (Bartolomeo, id., Burini, 20138), on relèvera que si les références aux conflits restent limitées dans la littérature émanant des institutions, ils sont de plus en plus intégrés à une vision de l’innovation sociale au sens de processus try and error (Torre, id.), qu’on retrouve en Italie comme en France. Il s’agit alors de viser la « reconnaissance du conflit comme phénomène physiologique » (Bartolomeo, ibid.) voire de le transformer en moment-ressource pour l’action publique.

• 9 5 régions à statut spécial sont mises en place en 1948.
• 10 Les réformes des années 90 et 2000 se font sous l’aiguillon de la Ligue du Nord, alors séparatiste (...)

13Si l’on revient au système d’acteurs institutionnels, on peut aussi se demander dans quelle mesure celui-ci serait impliqué de façon indirecte dans la problématique des conflits. En effet, l’évolution du système institutionnel italien, si elle suit des tendances dominantes en Europe, ouvre quelques conditions favorables à ces derniers. L’Italie a connu comme bien d’autres le passage d’une logique d’action publique dominée par l’État, qui laissait déjà aux communes des pouvoirs importants en matière d’urbanisme, à une « gouvernance plurielle du territoire », mais avec, comme le relèvent Dino Gavinelli et Paolo Molinari (2009), une sorte d’alternance systématique entre « poussée régionaliste (…) aussitôt suivie d’une sorte de sursaut étatiste ». Les années 70 voient la création des Régions ordinaires9 à l’instar du Latium, dotées d’un pouvoir législatif. À partir des années 90-2000, la péninsule connaît une succession de réformes politiques (élection directe des maires en 1993, des présidents de Région en 1999), administratives (transferts de compétence) et constitutionnelles. Les Régions voient en revanche leur pouvoir redimensionné dans la dernière décennie avec la crise des subprimes et les politiques d’austérité afférentes : l’État reprend notamment le contrôle de leurs dépenses. Ces hésitations s’expliquent en partie par la nécessité de tenir l’unité du pays (Rivière, 200410) mais rendent le système difficile à maitriser par les acteurs eux-mêmes. À ce premier niveau d’analyse, ce cadre démultiplie les ressorts de la légitimité des projets, dans une logique où l’aménagement du territoire fonctionne, outre ses finalités, comme une scène de l’affirmation des acteurs institutionnels les uns par rapport aux autres. En soi, cela pourrait cependant tout autant favoriser les synergies que les conflits entre acteurs.

• 11 La Cour constitutionnelle a ainsi du réaffirmer que le Plan territorial régional (PTR) et le Plan p (...)

14Toutefois les concurrences entre niveaux institutionnels sont plus marquées dans la péninsule que dans d’autres contextes. Les contentieux État Régions se dessinent dès les années 70 et connaissent une inflation lors de la poussée « fédéraliste » des années 90-2000, conduisant à une judiciarisation de l’action publique11. La conflictualité entre niveaux est parfois revendiquée par les acteurs publics dans une démarche de mobilisation, comme lorsque la Commune de Naples s’est opposée aux normes favorables à la privatisation de l’eau que voulait imposer le gouvernement Berlusconi, la dispute institutionnelle et juridique venant ici nourrir une expérience de construction de biens communs (Lucarelli, 2016). Cet aspect procédurier de l’action publique est avéré aussi horizontalement : la commune de Fiumicino a ainsi un contentieux non seulement avec l’aéroport mais avec le Port de Rome – sur le dragage du Tibre, la ville de Rome – au sujet des décharges, etc. Tout ceci introduit une certaine porosité avec les mobilisations habitantes. En effet, celles-ci ont comme armes usuelles les recours en justice et auprès des autorités, notamment en multipliant les lettres d’information aux députés, ministres, etc., parmi d’autres outils allant de la manifestation (à laquelle les élus peuvent le cas échéant s’associer) à la production de contre-projet (Tab. 2 infra), etc.

• 12 Le quotidien économique Il sole 24 Ore commentant le rapport du NIMBY forum, 21/11/17.

15Ces articulations complexes, ce système décisionnel marqué à la fois par des logiques de verticalité et d’horizontalité, sont parfois pointés comme étant une des sources de dysfonctionnements de l’action publique qui serait à son tour une cause des mobilisations citoyennes. Dans un contexte international où la « bonne gouvernance », entendue comme une collaboration efficace entre niveaux de gouvernement, est devenue une sorte de vulgate, les conflits d’aménagement seraient-ils à la fois cause et conséquences d’un « pays bloqué12 » par ses lourdeurs administratives ? La rhétorique d’un « problème italien » masque toutefois ce qui relève peut-être davantage d’une question de cycle d’ensemble de la vie politique que d’un défaut structurel. Ainsi, la complexité de son système institutionnel n’a pas empêché l’Italie d’être un laboratoire de formes innovantes de gouvernance pluri-scalaire dans les années 90 avec en particulier la « renaissance urbanistique » que connurent aussi bien Turin, avec son projet stratégique métropolitain autour des Jeux Olympiques, que Naples ou encore Rome, avec son ambitieuse cura del ferro (Nessi, Delpirou, id.). Ce même élan municipaliste a d’ailleurs vu naître en tant que telle la commune de Fiumicino (Tab 1, Fig. 1), jusqu’alors 14^e circonscription de la capitale. Mais si la saison des conflits locaux s’est ouverte dans un contexte d’essor du pouvoir local et régional, elle se prolonge dans une phase de crise de légitimité de ce même pouvoir.

• 13 En l’occurrence AdR s’appuie sur un document de programmation de 2015 (DPR 201 du 17/92015) qui lui (...)

17Le cas de l’aéroport de Fiumicino est, en première analyse, exemplaire des contradictions d’échelles local/global souvent évoquées comme ressorts des conflits d’aménagement. Dans le contexte polycentrique du système urbain italien et de la concurrence entre les deux principales métropoles du pays, les aéroports de Rome et Milan et les collectivités afférentes, locales et régionales, sont en effet entrées en compétition à la fin des années 2000 pour l’obtention du premier rang, ce qui en l’occurrence tourna à l’avantage de Rome. L’argumentaire d’AdR souligne la dimension métropolitaine et l’enjeu national et international inhérents à l’équipement. L’avis du Ministère de l’Environnement en 2019 sur le projet reconnait d’ailleurs toujours l’importance de ce « gate intercontinental 13». Dans une logique d’affirmation du hub en Méditerranée, le projet vise à améliorer les infrastructures existantes, à créer une aérogare et de nouvelles pistes pour doubler le trafic d’ici 2030 (68 millions de passagers prévus) tout en réorganisant la desserte pour la mettre en prise sur le réseau LGV (Fig. 1 et 2).

• 14 Lors de l’évaluation sont pris en considération des plans généraux communaux (Fiumicino et Rome), m (...)

21La procédure d’évaluation d’impact environnemental ou VIA du Ministère d’octobre 2019 a ici un rôle clé. Elle permet, outre la vérification de compatibilité avec tous les documents nationaux régionaux et locaux ad-hoc14, de réceptionner les avis des parties concernées. En l’occurrence, 27 avis sont répertoriés, dont ceux des communes et des comités.

• 15 L’accès au pouvoir de 5 stelle à Rome et plus encore à Turin de 2016 à 2021 signe les limites du co (...)

22Il est probable que, outre les mobilisations locales, les difficultés puis la disparition d’Alitalia, l’abandon de la candidature romaine aux Jeux olympiques 2024 et des facteurs plus généraux comme la montée des préoccupations climatiques – sans parler de l’actuelle crise sanitaire – se sont combinées pour amoindrir la légitimité du projet au cours de ces dix ans. Le coup d’arrêt donné par l’État à l’agrandissement de l’aéroport fait écho à d’autres décisions, que ce soit en Italie (pont de Messine) ou en France (Notre-Dame des Landes, Europacity…). Les difficultés économiques que connait l’Italie depuis les crises des subprimes de 2008 – et auparavant – constituent aussi une toile de fond qui a pu modifier l’appréhension des ressources territoriales et notamment paysagères, que ce soit pour les populations à la recherche de sources alternatives de revenus, ou les collectivités comme Fiumicino. S’agit-il pour autant d’une crise du modèle métropolitain ? Il est sans doute tôt pour l’affirmer car celui-ci est bien ancré15.

• 16 Entretien avec un des collaborateurs du Commisariat au plan de gestion de la réserve, 15/7/2021.

23En ce qui concerne les ressorts du conflit, Luigi Bobbio (2011 cité par Fregolent, 2014) en différencie une demi-douzaine, allant du classique NIMBY (Not in my backyard) opposant l’intérêt local et général jusqu’à des formes « plus récentes (…) qui ont en commun une réaction explicite au modèle de développement dominant s’éloignant presque complètement de la logique NIMBY et qui retournent les raisons des mouvements dans une perspective beaucoup plus large », en passant par la dénonciation de l’iniquité créée par la répartition des bénéfices/coûts, la prise en compte des dommages écologiques et des nuisances… Ces motifs s’entremêlent souvent et c’est le cas à Fiumicino. Les résistances envers le projet ne portent pas sur le principe même de l’équipement, ni sur la nécessité de moderniser l’existant, rapidement mise en œuvre (Tab. 1), mais sur le caractère jugé démesuré de l’expansion (déséquilibre entre coût et bénéfices). Le projet initial doublait quasiment la superficie existante (1588 ha) de 1400 ha, il est ramené à 532 ha dans la version présentée au Ministère en 2017. La commune et les comités de riverains mettent aussi en avant l’augmentation des nuisances de bruit, pollution – sur ce point la commission technique ne leur donne pas raison. La hiérarchie des normes, soit l’idée que la protection de l’environnement l’emporte sur le développement économique, se retrouve à la fois dans le discours des comités et des représentants de la Réserve16. Enfin, le fait que Benetton, actionnaire majeur d’AdR, soit le propriétaire des terrains agricoles de Maccarese sur lesquels est prévu l’agrandissement rejoint un autre thème classique des controverses territoriales, celui du conflit d’intérêt.

• 17 Par exemple on peut lire sur le site du Teatro Valle occupé de Rome : « Ce n’est pas par le contrôl (...)
• 18 Le président de Fuori Pista a été élu local dans les années 90, celui du comité SAIFO a franchi plu (...)

24Si l’on explore la controverse à travers le jeu institutionnel, une première remarque est qu’à Fiumicino, contrairement à nombre de mobilisations affichant une défiance systématique vis-à-vis des institutions17, les représentants de comités d’habitants rencontrés expriment lors des entretiens plus souvent une inquiétude qu’une hostilité frontale vis-à-vis des pouvoirs publics locaux. Dans leur matrice, ces structures sont proches de la gauche, soit la majorité municipale, pour autant elles n’hésitent pas à faire « feu de tout bois »18. Mais dès le début de la mobilisation c’est bien le système institutionnel qui est visé :

• 19 Avec les soucis d’Atlantia, la holding qui contrôle AdR, suite à la rupture du pont autoroutier de (...)
• 20 Une procédure spécifique avec RFI concerne en 2014 la desserte ferroviaire du site. La procédure de (...)

25Dans le cas d’un hub comme Fiumicino, le niveau le plus difficile à atteindre pour les Comités et la Ville, mais qui reste le principal dans la chaîne de décision, est le niveau national. Certes l’État s’est délesté d’une part de sa puissance d’action : le site aéroportuaire, autrefois public (l’IRI), dépend aujourd’hui du groupe Benetton, actionnaire d’AdR et du groupe Atlantia, qui a donc ses propres forces, stratégies et fragilités19 que nous n’investiguerons pas ici. Mais il reste un acteur de poids à travers ses antennes techniques, et en particulier l’ENAC, agence dépendant du Ministère des Transports qui porte concrètement le projet d’AdR (Tab 1). Il s’impose aussi comme maître du jeu en fixant les règles : en l’occurrence, sur fond de l’hésitation centralisation/décentralisation évoquée plus haut, le cas étudié est emblématique de l’essor des procédures d’exception et d’urgence, devenues une composante ordinaire de l’action publique avec le recours récurrent aux lois spéciales et aux procédures dérogatoires – commissariats spéciaux, etc. que ce soit pour gérer des infrastructures lourdes ou des situations compliquées (crise des déchets, grands événements) (Maccaglia, 2009). En l’occurrence c’est à la veille de sa propre dissolution que le gouvernement Monti adoube, fin 2012, l’accord de programme20 entre ENAC et AdR (ENAC, 2012).

• 21 Exemple parmi d’autres de la conflictualité ordinaire évoquée plus haut, la Région qui demande alor (...)

27Sans être décisionnelle, la Région est une autre échelle de référence. Elle a la compétence d’aménagement du territoire et la réforme du titre V de 2001 lui attribue tout ce qui n’est pas explicitement du domaine de l’État. Toutefois, nombre de compétences restent partagées, dont les transports. En l’occurrence, s’agissant d’une infrastructure de niveau national, la Région n’a qu’un rôle secondaire dans la dynamique du projet. Si elle le soutient jusqu’en 201321, au fil de la préparation de son propre Plan des transports (PRMTL), son attitude se fait plus prudente. Le PRMTL de 2020, tout en réaffirmant « la primauté du hub national », botte en touche dans l’attente des résultats de l’évaluation du projet (celle à venir). Il propose d’améliorer son insertion, en particulier la connexion entre le centre-ville de Fiumicino, l’aéroport et la capitale (coût : 669 millions d’euros), ce qu’AdR reprend lors de la présentation de son nouveau projet (Regione, 2021). On relève d’ailleurs que c’est devant la commission Transport de la Région – qui a invité la commune – qu’AdR présente au printemps 2021 cette proposition. Pour le Comité FP, qui cherche aussi à s’y faire entendre, « ces commissions sont un lieu de débat » (entretien, 28 juin 2021). La Région a donc aussi un rôle de médiation et de territorialisation au sens institutionnel évoqué plus haut.

• 22 AdR évoque aussi l’induit, selon lui de 190 000 emplois avant la crise sanitaire. Regione, 2021.

28La commune ne s’oppose pas à tous les grands projets concernant son territoire, loin s’en faut : jusqu’en 2013, elle a soutenu celui d’AdR, et sur la période de l’enquête celui d’un port commercial prévu par le PRMTL. Un autre port, aux bouches du Tibre, fait polémique (Fig. 3). Par ailleurs, si elle se dit proche des habitants inquiets du cadre de vie, elle doit se préoccuper de ceux inquiets de l’emploi : depuis sa création en 1960, l’aéroport fait vivre la ville (entre 40 000 et 45 000 emplois directs22). Bien avant la disparition d’Alitalia, cet enjeu a généré des clivages au sein de la population, comme le rappelle la Présidente du conseil municipal lors de l’Assemblée générale du comité Fuori Pista :

• 24 Avis recus lors de la VIA, Ministero dell’Ambiente, 2019, DVA-2017-0012575.

29Pour autant, au printemps 2017, le conseil municipal vote contre le projet d’agrandissement aéroportuaire, estimant « qu’il porte gravement atteinte aux intérêts du territoire et des citoyens de cette commune » (…) et déclarant « se préoccuper de la santé des citoyens et de tous les impacts négatifs sur l’environnement et sur le tissu social du territoire communal »24.

• 25 Par ailleurs, selon les services de l’urbanisme, les grandes propriétés de la Région ou de la commu (...)

31Cette réserve est issue de l’histoire urbaine complexe de la capitale. Née dans les années 80, elle est un prolongement de la tentative menée dans les années 70 par les maires romains Argan et Petroselli de lancer des programmes de rénovation urbaine et de valorisation patrimoniale en périphérie de la capitale, en luttant contre l’urbanisation désordonnée du territoire. Elle pourrait sembler de prime abord un exemple typique de ces mesures sans réalité concrète dont le contexte romain abonde. Très vaste (15 900 ha répartis à part égale entre les deux communes), elle s’appuie à la fois sur des zones naturelles héritées du « désert romain » qui précédait l’Unité italienne – classées zones 1 de protection maximale – et sur des « zones anthropisées et agricoles », héritages de la bonification, bénéficiant d’une protection moindre (niveau 2). Discontinue et hachée de fait par les noyaux d’urbanisation et les grands équipements logistiques ou touristiques (Fig. 3), elle est affectée par l’urbanisation abusive, c’est-à-dire une forme de construction résidentielle réalisée hors des PRG et régularisée à posteriori, pratique fréquente dans tout le Centre-Sud et dominante à Fiumicino avec laquelle compose la Ville. Ceci participe d’ailleurs d’une culture de négociation/ajustement de l’action publique vis-à-vis des logiques privées, bien plus que de conflictualité25. Si son bilan est limité, c’est en large part à cause des communes de Fiumicino et Rome elles-mêmes. En effet, en charge de sa gestion, elles élaborèrent deux plans distincts dans les années 2000 qui furent refusés, et la rédaction d’un nouveau plan de gestion, cette fois sous l’égide du niveau régional nommé Commissaire par le TAR, s’étire tout au long de la controverse aéroportuaire. Certaines zones naturelles sont gérées par des associations mais restent peu accessibles aux visiteurs.

• 26 Cité dans le compte-rendu de la réunion (Regione, 2021).

34Or, de son côté, le conseil municipal a affirmé en 2017 dans sa délibération « (…) n’avoir aucune intention de demander en qualité d’organisme gestionnaire de la Réserve (…) quelque révision que ce soit du périmètre de la Réserve » (Ministero, id.). Pourtant, lors de la réunion organisée par la Région en mars 2021, le maire se déclare sensible à l’évolution de l’attitude d’AdR, et notamment à sa proposition de réorienter le développement de l’aéroport sur la partie Est, tout en exigeant « l’abandon complet de la piste numéro un, la plus proche de la zone anthropisée26 ». Le comité insiste de son côté sur le fait que « la réserve est intouchable » – position exprimée par divers élus municipaux.

• 27 Projet DESCRI, Décider en situation de crise : gestion des déchets, conflits et concertations (Fran (...)

D’un côté, l’action publique se fait, on vient de le voir, sous le signe de l’urgence voire de décisions du dernier moment, d’un autre côté les procédures d’examen de projets peuvent s’allonger notablement, y compris du fait de la commune elle-même. On peut estimer que de ces temporalités contradictoires naissent ces « moments de débats (qui) sont rendus possibles par des stratégies d’indécision dans lesquelles les pouvoirs publics tentent de reconstruire les conditions d’un débat apaisé en reportant la question des décisions sur les infrastructures27 ». Les mobilisations militantes, dans leurs interactions avec le pouvoir municipal, participent en tout cas ici à un infléchissement de la dynamique du projet d’équipement.

• 28 La surintendance aux biens archéologiques et aujourd’hui le Parc d’Ostia Antica. Insérés dans la ré (...)

38Le cas échéant, ce sont aussi d’autres alliances qui s’esquissent et participent de l’évolution du cadre de la controverse. Ainsi, même au pic de celle-ci, des collaborations se sont nouées autour des parcs archéologiques proches de l’aéroport, ceux de Porto Traiano et Ostia antica, entre l’État28, la commune, des associations… et AdR, déjà soucieux d’améliorer son image (Rivière, 2019). Le Ministère relève d’ailleurs cela à son actif. Aujourd’hui il multiplie les démarches en ce sens, que ce soit lors de la gestion de la crise sanitaire ou encore à l’été 2021, avec une opération médiatisée de nettoyage des plages de Fiumicino par son personnel... Relevons aussi cette prise de parole d’un représentant d’AdR à un événement en faveur de la promotion patrimoniale du territoire portée par le comité SAIFO : « nous voulons être toujours plus impliqués dans le territoire (…) nous sommes à votre disposition » (27 juillet 2021).